Rédigé par Florence Trocmé le 04 avril 2012 à 10h10 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
[du 22 décembre 2020 au 11 janvier 2021]
On peut aussi lire cette parution du Flotoir au format PDF, plus facile à imprimer ou enregistrer, en cliquant sur ce lien.
Victor Hugo, dispositifs et rituels d’écriture
Bel article de la BNF sur les rituels d’écriture de Victor Hugo. « Loin du cliché de l’écrivain besogneux, cent fois sur le métier remettant son ouvrage, Hugo met en scène la création littéraire comme un engendrement spontané, après une longue maturation intérieure dont il ne laisse que peu ou pas de traces : ses manuscrits frappent par leur lisibilité et leur calme ordonnancement, comme si le texte s’était déposé d’une coulée régulière sur le papier. Les pages sont divisées verticalement en deux ; la rédaction première occupe la colonne de droite ; la partie gauche accueille les corrections, qui sont principalement des additions, des enrichissements de la matière poétique. Cette marche assurée vers l’accomplissement est scandée sur le manuscrit, où sont notés le lieu, la date et parfois l’heure d’écriture de la première et de la dernière pages, ainsi que d’autres dates intermédiaires ; des traits horizontaux dans la marge marquent l’avancée quotidienne de la rédaction. Le choix des matériaux et des instruments est le corollaire de cette esthétisation du manuscrit, qui n’est plus simple document de travail mais manifestation singulière et pérenne de l’acte créateur. Hugo apporte un grand soin au choix du papier sur lequel il écrit ses œuvres. Il a une prédilection pour la couleur bleutée, qui lui repose l’œil, même s’il a parfois recours à des papiers blancs ou crème. Résolument réfractaire à la plume métallique, il n’utilise que la plume d’oie, et une encre brune que l’on retrouve dans ses dessins. À partir des années 1860, à Guernesey, il adopte la posture debout. Ce choix a d’abord eu une motivation hygiénique (faciliter la circulation sanguine, éviter la courbure du dos) ; mais il venait aussi renforcer cette mise en scène de la création, surtout quand il trouva, dans le look-out de Hauteville House (pièce vitrée aménagée sur le toit de la maison) un décor à sa mesure : la figure de Hugo debout devant son lutrin, tenant la plume sur fond d’océan et de plein ciel, est entrée dans la mythologie. Mais à côté de ce rituel, réservé à la rédaction finale des œuvres, l’écriture hugolienne a aussi son versant sauvage. Hugo est un graphomane : l’écriture est pour lui un geste impérieux, qui n’a ni lieu ni heure. Des mots, des phrases, des pages lui viennent constamment à l’esprit, qu’il s’empresse de noter. Certains resteront isolés et seront rassemblés après sa mort dans les Tas de pierres ou Océans (recueils de fragments) ; d’autres ont vocation à alimenter les romans ou recueils poétiques : ce sont les copeaux, massivement détruits après leur recyclage, mais dont subsistent néanmoins d’importants gisements.
Pour cette écriture sauvage, Hugo fait feu de tout bois : il se déplace couramment avec un carnet (il en gardait même un sur sa table de chevet, pour noter aussitôt les phrases qui lui venaient dans son sommeil) ; et, à défaut, il saisit littéralement le premier bout de papier qui lui tombe sous la main : lettre reçue, verso d’un prospectus, page arrachée d’un livre… Le spectacle matériel de ces fragments d’écriture, aux formes, matières et couleurs variées tels des confettis épars au lendemain d’une fête, est en soi la meilleure métaphore du jaillissement littéraire hugolien, et de son extraordinaire liberté. (Thomas Cazentre)
Musique d’âme ou moulin à prière
Merveilleuse ouverture de Patrick Laupin à sa contribution au feuilleton Bernard Noël de Poezibao : « Il est difficile, tout de même, de dire plus d’un demi-siècle de lecture d’une œuvre. C’est une compagnie, l’ouverture des portes de la mémoire, un sacré élémentaire, naturel, sorte de musique d’âme ou moulin à prière, une perfection dont on rêve, un climat, une atmosphère, qui font ressentir qu’on est vivant, qui rétablissent le contact, l’unité, la présence. Pour moi c’est un merveilleux cadeau d’existence, un peu comme le sont les Élégies de Rilke, les Quatuors d’Eliot, La promenade au phare ou Absalon. Dans la moindre de ses pages Bernard Noël explore les ondes, les antennes, les chocs reçus en conscience. Il a le magnétisme puissant et indulgent de ces créatures dont on sent à quel point elles manquent quand elles ne sont pas là. Il fait partie de mon existence par ces sortes de prières qu’on fait, au vent, à la pluie, au sacré, à l’aube, à la distance, au mi-dire qui tient compagnie, à cette sorte de créature invisible qui tient lieu de communauté de la lecture. Quand je le lis je me sens enfin de retour, chez moi, chez nous, chez soi. Comme un oiseau de Braque ou un corps qui penche de Giacometti ses livres tendent le miroir le lieu de quelqu’un qui s’affronte au phrasé et au silence de la conscience. Avec le don sacré de ces signes
pauvres et élémentaires qui nous font entrevoir que nous sommes vivant et mortel. On ne peut pas paraphraser la poésie, c’est vrai de toute poésie, mais éminemment de la sienne. Au grand sens du terme c’est donné à lire. Dans ce grand miroir du monde un homme fait le cadeau immense, inestimable, des précipités internes de ses labyrinthes, de ses hiéroglyphes, de ses
dialogues, de ses fatigues, de ses fragiles et fortes mises en œuvre de l’alerte dans la langue. Odyssée moderne ou vaste rien natal qu’il faut partout raconter pour contrer l’empire médusant des tautologies humaines. Il inaugure une époque nouvelle de la conscience en acte dans la lecture et l’écriture. » (la contribution complète dans Poezibao)
Flacon de sels
voir une petite fille très aimée, peinée de quelques larmes dans les yeux de sa mère, comprenant qu’elle pense à sa grand-mère disparue il y a peu lui donner son petit chien en peluche adoré et lui dit c’est Gram, trouver cela fou de profondeur, de tendresse, de sensibilité – entendre une autre petite fille très aimée découvrant ses livres, cadeaux de noël et disant mais je rêve -
Sur l’écriture manuelle, ces mots de Siegfried Plümper-Hüttenbrink :
« À propos de l'incidence du mode d’écriture sur ce que l'on écrit .... J’ai dû me rendre compte qu'au fil des années l'écriture numérique qui s'effectue en instantané, sur un simple déclic, n'est pas sans me faire perdre la mémoire de ce j'ai dû écrire et archiver, alors que l'écriture manuscrite en garde le souvenir vivace sans avoir à passer par un disque dur. À vrai dire, j'ai souvent du mal à me faire au calibrage de l'écriture sur écran. C'est fixé, cadré et congelé, fin prêt à être imprimé de par l'alignement des lignes. On ne rature pas, mais efface par un simple déclic, comme si rien ne s'était passé. Alors que "noircir du papier" permet de griffonner, d'opérer des incises, d'écrire en diagonale, et en travers de la page. Ce qui fait que la pointe d'une plume ou d'une mine de crayon peuvent agir à l'instar d'un sismographe. Donnant lieu à des chemins de traverse, voire même à des labyrinthes graphiques. »
Flacon de sels
cette route matinale, champs vert pistache à peine saupoudrés de givre, grands miroirs d’eau où se reflètent la silhouette hivernale des arbres, si graphique, lambeaux de brume errant sur ce paysage, lumière d’or pâle tamisée – quelques noix de saint-jacques simplement poêlées dans un peu de beurre salé – une petite fille très aimée qui n’a pas encore deux chiffres d’âge et qui dit « lire c’est ma vie » - un petit garçon très aimé qui pleure à chaudes larmes lors du démontage du sapin de noël – écouter les suites anglaises de bach jouées par angela hewitt et dédier cette écoute à ceux qui restent nos amis anglais envers et contre tout – découvrir qu’on peut s’inscrire au séminaire d’hélène cixous en ligne – pensant à cela la retrouver dans ses lettres de fuite glosant à l’infini et virtuosement autour de proust et d’albertine disparue -
Claude Minière
Extraits d’un poème Errance offert à Poezibao (intégrale ici)
15. Semblablement pour le rythme de l’écrit : j’écoute ma ligne. Je cherche la frappe heureuse, j’entends les battements et roulements des syllabes, j’éprouve la puissance et l’exactitude.
J’accueille le franchissement des habitudes de pensée et d’expression, j’honore même les clichés quand ils traduisent une part de vérité commune. Je me rapproche de la sensation, parfois se présente une coïncidence.
17. L’errance, ce n’est point être perdu, c’est avancer avec le sentiment que l’on passe et ne tient pas définitivement la place.
31. Je chante l’élan, le soulèvement. Je ne me laisse pas encombrer de galets dans la bouche, ne me laisse pas glisser à l’ornière.
(poème inédit publié dans Poezibao hier).
→ accompagnement pour le voyage d’hiver, en pensant à Montaigne « je ne peints pas l’être, je peints le passage ».
Klee par Jérôme Peignot
Très belle page de Jérôme Peignot en son livre Ma part d’infini à propos de Paul Klee. « Je vais à Beaubourg, à l'exposition Klee. Il est plus libre que Picasso. En même temps sa liberté est plus contrôlée, convaincante que celle de Picasso. Il la travaille et avec elle nous dit des vérités qu'il est le seul à savoir formuler. Un monde semi-rêvé plus réel que le réel. ‘L'art ne rend
pas le visible, il rend visible’ dit-il. Il ajoute : ‘J'occupe un point reculé, originel de création à partir duquel j'émets des formules a priori sur l'homme, l'animal, le végétal, le minéral et la terre, le feu, l'eau et l'air.’ Il nous transporte en effet, quelque part entre l'au-delà et notre présence ici. Avec lui, nous disposons d'un sixième sens. L'ironie joue un rôle déterminant dans son langage. C'est par elle qu'il nous donne accès à une transcendance. Son recours inégalé à la transparence de la couleur est sa façon à lui de traverser les miroirs. Il jongle alors avec les perspectives réversibles, les couleurs complémentaires, les tensions contraires obligeant le regard à un mouvement incessant. ‘Ingres, écrit-il, organisait le repos. J'aimerais, au-delà du pathos organiser le mouvement.’ On le voit même peindre un tableau auquel, à juste titre, il donne le nom ‘d'équilibre chancelant’ (le Coureur). Il finira son parcours par une série sur le thème de la mort. Le voilà définitivement engagé dans un ‘entre monde’ dont il maîtrise à merveille les tenants et les aboutissants. Il est plus que jamais à son aise, lui qui se refusait à choisir entre l'abstraction et la figuration. ‘L'art, écrit-il, joue avec les réalités ultimes qu'il ignore et, malgré lui, les atteint.’ Aucun peintre n'est allé si loin dans la transcription de l’invisible. À nous faire croire que l’homme a la maîtrise du monde sans, pour autant, être davantage celui qu’il est. L’au-delà serait-il tant soit peu encore d’ici ? » (p. 153).
Sur Mahler aussi, une superbe page
« De la musique de Mahler et singulièrement de la Seconde symphonie en do mineur pour soprano, contralto, chœur et orchestre attrapée par hasard à la télévision, magistralement interprétée par l’orchestre philharmonique de Vienne je dirai qu'à la fois j'eus l'impression qu'elle existait et qu'elle n'existait pas. Par là j'entends que cette symphonie donnait le sentiment de n'avoir été qu'improvisée et que, pour une bonne part, en l'écoutant je l'avais conçue avec son compositeur. J'ai été conforté dans cette opinion en lisant ce que Mahler avait précisé à un chef d'orchestre au sujet du travail. Il affirmait qu'exécutée avec ‘le soin de la plus scrupuleuse clarté’, l'interprétation du chef d'orchestre était ‘une recréation’. Dans les dernières années de sa vie, après la Huitième Symphonie, l'Encyclopédie de la musique parle d'une ‘prose musicale désunie’. Ce n'est qu'en poussant aussi loin qu'il a pu en ce sens que le musicien a trouvé son style propre à faire prendre conscience que l'infini est plus accessible qu'on croit. Si je suis incapable de le décrire, je n'en suis pas moins assuré d'avoir ressenti sa présence. La profondeur de sa douceur est inqualifiable. » (p. 164)
→ cela que j’aime tant dans les carnets des grands écrivains, cette capacité à traduire leur émotion devant des œuvres d’art, ici la peinture et la musique, Klee et Mahler – et le fait que souvent on ne s’étonne pas des artistes élus par cet écrivain que l’on apprend à connaître en profondeur en lisant ses notes. Il y a si souvent évidence d’une profonde cohérence, en lien avec la recherche littéraire qui l’anime.
Découverte et contrôle
« ‘La découverte est un moment de bonheur indescriptible pour l'inventeur’ dit l'archéologue Schnapp. Un inventeur ? Mais, en l'occurrence il n'invente pas. Oui et non. C'est en soi qu'on trouve avant d'en administrer la preuve par une trouvaille. L'instant est à ce point intense qu'en même temps qu'on exhume l'élément en question on devient un souverain du temps. Il y avait d'abord eu une prémonition dont on n'avait pas tenu compte et puis, Dieu sait pourquoi, on avait décidé de s'y abandonner. Oui, c'est bien cela : que nous soyons un archéologue, un artiste ou un poète la réussite dépend de notre faculté à nous priver du contrôle par trop excessif que nous exerçons sur nous-même pour nous placer sous la dépendance de l’inspiration. Alors, tout à coup, la réussite qui s’en suit nous fait tourner avec la terre. L’épisode, c’est sûr, nous donne une idée de ce en quoi l’éternité consiste. » (p. 171).
→ Ce texte me fait penser à ces expériences découvertes récemment dans Sciences et Avenir, expériences sur le sommeil, le rêve et la créativité où l’on tente de saisir ce qui surgit dans l’esprit d’une personne livrée à un court sommeil dont elle est tirée par un petit objet qu’elle tient dans sa main et qui tombe (on a lu de telles choses à propos des siestes éclairs de Dali). Dans les expériences on appelle cela le moment eurêka car souvent il est celui d’une découverte, de la résolution comme spontanée d’un problème ou d’une question longuement travaillés.
Cet article est extrait du hors-série n°203 de Sciences et Avenir, daté octobre/décembre 2020 :
« Insight. Le terme vous est peut-être inconnu, mais vous avez sûrement expérimenté ce qu'il désigne : une soudaine illumination qui vous donne la solution d'un problème auquel vous avez réfléchi longtemps, et qui vous vient alors que vous étiez passé à autre chose. ‘Ce moment eurêka, ou Insight, apparaît quand l'esprit arrête de se focaliser sur le problème, par exemple lors du repos, même si les mécanismes exacts et les phases impliquées restent encore inconnus’, explique Célia Lacaux, doctorante à l'Institut du cerveau, centre de recherche implanté au sein de l'hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière. »
Sur Handke aussi
Sur Handke aussi, une belle analyse très subtile de Jérôme Peignot. Et Handke, encore un de la constellation, comme par hasard ! « L'essentiel du génie de Peter Handke s'évalue à l'aune de la description du vide. Comment s'y prend-il ? Son récit, en l’occurrence Le Malheur indifférent met bout à bout toutes les banalités de la vie : sa mère qui travaille, les messes à la mémoire des morts, les maladies infantiles, l'échange de lettres avec d'anciens amis, les jours légers, les travaux des champs qu'on abandonne sans arrêt pour placer le petit à l'ombre, les sirènes d'alerte même à la campagne, la course de la population vers les grottes prévues comme des abris pendant les bombardements... Pour Handke il s'agissait de ‘rien’ mais, tout de même, de l'énumération d'une liste qui finit par donner le vertige. Il parvient même si bien à en ajouter que le vide dont je viens de parler en est, comment dire ? toujours plus accusé. (...) Finalement je crois être parvenu à déceler le subterfuge. Au lieu d'aller aux faits pour user des formules du langage, Handke a inversé le procédé. Il est parti des formules rebattues pour aller aux faits. À poursuivre cette lecture, on finit par se persuader que dans cette description que l’écrivain fait de sa mère qui travaille à son futur suicide, si on peut dire, il est question du vide auquel tout un chacun est un jour confronté et, finalement que l’auteur décrit une évidence à savoir que la mort ne tue personne qui ne soit mort depuis longtemps. » (p. 173)
Proust et Cixous
Retrouvé donc avec bonheur la très belle transcription d’un des séminaires d’Hélène Cixous. Il tournait autour de Proust. Elle écrit : « Quand Proust joue la comédie de l’observation scientifique, ce n’est pas parce qu’il croit être un savant, c’est parce qu’il montre que lorsqu’on est en proie à des souffrances insupportables, on utilise tous les subterfuges et tous les stratagèmes, on emprunte toutes les identités latérales pour essayer de ne pas être le sujet dévoré par les flammes. (...) quand nous sommes en proie à une souffrance terrible : on cherche comme des fous à sortir de la cage de la souffrance, en inventant des milliers de trompe-souffrances. Dans Ovide, c’est très simple : tous les métamorphosés sont des métamorphosés de la souffrance ; on ne peut pas tenir dans un corps humain, c’est trop terrible, et Ovide invente cette chose magnifique qu’est la métamorphose.
→ ce qui est magnifique dans ce séminaire, c’est la propension d’Hélène Cixous à circuler dans un corpus follement riche et varié, passant de Montaigne à Ovide, de Rousseau à Proust ou Joyce. Avec un naturel confondant. Elle vit avec eux en permanence et elle les invite, là, à la table de conférence, pour nous, qui pouvons presque nous considérer comme des amis invités. Et sans cesse elle articule la littérature et l’expérience vitale. Dans tous ses aspects.
Avec deux mots comme embrayeurs
Elle sait dire l’éclatement du sens, les contradictions et les subsumer dans une vue pleine de sens. À propos de Proust encore, elle écrit : « il arrive avec deux mots comme embrayeurs à nous envoyer sur des pistes qui sont complètement opposées, comme dans cette phrase incroyable : ‘Et de redire ce nom qui ne nous donne rien de plus que ce qu’on sait déjà, on éprouve le besoin sans cesse renaissant, mais à la longue, une fatigue.’ Voilà une œuvre d’art absolue ; observez les virgules, le montage, la segmentation. Il nous montre des fonctionnements qu’aucun concept analytique, aucune théorie ne pourra jamais rassembler en un point ; lui, au contraire, il divise sans cesse, il multiplie, sans que cela s’oppose, puisque c’est simultané. Il ne peut faire ces divisions simultanées que parce que c’est un poète, et aucune théorie ne rendra compte de la puissance poétique. » et d’ajouter : « cette longueur interminable est faite d’éclairs ajoutés, d’éclairs noués les uns aux autres : dans cette interminabilité, cette espèce de continuité qui est sa marque inimitable – il n’y a que Bernhard qui se soit mis dans la trace de l’extension de Proust –, dans chaque segment, il y a un livre. » (p. 225).
Gil Jouanard
« Il nous appartient de tout faire pour voir, lorsque nous regardons, d’entendre, lorsque nous écoutons, de ressentir charnellement, lorsque nous touchons, de sentir, et, mieux encore humer, lorsque nous respirons, d’aimer lorsque nous désirons ou admirons, et enfin de ne considérer aucun moment comme donné ni même promis, mais à le peupler de gravité et de fantaisie, sans chercher à le monopoliser, mais plutôt à lui appartenir, à nous dissoudre dans sa fluidité, nous intégrer à sa plasticité, ainsi que fait, dans le corpus du granit, l’inclusion de quartz, de micas ou de grenat. » (Extrait d’un feuilleton en cours dans Poezibao, feuilleton dédié à des pages de carnet de Gil Jouanard).
Le feu qui crépite
Pourquoi ai-je eu cette intime conviction en écoutant le prélude de la Suite Anglaise n°5 en mi mineur de Bach que le musicien a dû souvent contempler un feu qui crépite dans une cheminée. Je suis confondue par la beauté des interprétations d’Angela Hewitt découverte un jour par hasard grâce à France Musique (le Bach du dimanche matin), bien trop peu connue en France et dont le très gros coffret de 15 CD de l’œuvre pour clavier de Bach n’est présent sur aucune plate-forme de streaming et notamment pas encore chez Qobuz malgré une demande en ce sens sur la page dédiée aux suggestions.
Il y a là une évidence, qui n’est bien sûr que le reflet de ce que l’on peut appeler l’évidence de la musique de Bach. Je sais pour avoir tant de mal à la jouer, comme chaque note compte dans cette musique, où l’attention est requise à chaque instant, comme tout fait sens. Mais en ces temps difficiles, où la question du sens des choses se pose parfois avec une sorte de violence, cette musique coule de source, apaise et donne de l’élan en même temps. C’est prodigieux et d’autant plus que ça concerne quasiment chaque page de Bach. Avec aussi cette impression si bienfaisante que si l’on décroche un moment, on peut revenir tout naturellement dans la musique, elle vous accueille et vous reprend par la main, pour continuer avec elle.
Violoncelle seul
J’ai été profondément émue ce matin, en composant une anthologie permanente de Poezibao en hommage au poète et critique suisse Pierre Chappuis tout récemment disparu, de trouver un très beau texte intitulé violoncelle seul qui est manifestement un écho à une écoute des Suites pour violoncelle seul de Bach. « La nuit, brusquement. /// Des bulles d’ombre éclatent, se rassemblent, s’égaillent, maintiennent notre écoute tendue vers ce qui, à mesure, à démesure, n’a chance de se dévoiler qu’à l’improviste. /// Nuit : stridences apaisées. /// Violoncelle seul » (l’ensemble du poème)
Or, du violoncelle – Le pansement Schubert
Or du violoncelle il a été question hier soir, fugitivement, au journal télévisé (une sorte d’hapax ?!). Plus précisément d’une femme violoncelliste, Claire Oppert, qui joue dans les chambres des malades. A la fin du reportage on apprenait qu’elle avait publié un livre qui porte ce beau titre de Pansement Schubert et sur lequel je me suis bien sûr précipitée (vive la liseuse !).
C’est un livre très émouvant : « Mon récit d’aujourd’hui veut rester au plus près des événements vécus pendant plus de vingt ans, et raconter les chemins mystérieux empruntés par la musique, quand elle atteint en plein cœur ceux que l’on nomme autistes profonds, résidents d’EHPAD, patients déments, malades douloureux et en fin de vie. Faisant fi de la logique, mon récit tente de témoigner de cette part souveraine et intacte, ‘noyau’ véritable en chacun de nous, que la musique rejoint et réanime parfois. C’est un récit heureux. Ce qui a poussé la musicienne que je suis vers le soin, le ‘prendre-soin’, n’est pas une démarche morale, mais quelque chose de naturel, d’instinctif, de sauvage même. » (p. 12).
A la télévision, on suivait Claire Oppert dans la chambre de deux malades en soins palliatifs. Dans son livre, elle relate bien d’autres expériences auprès d’êtres en souffrance. Cette dame qui hurle chaque fois qu’il faut lui faire un pansement terriblement douloureux et qu’elle calme, à l’improviste, en jouant le thème de l’Andante du merveilleux Trio op. 100 de Schubert (le pansement Schubert) – ces jeunes autistes sans mots, qui se roulent par terre, qu’on ne peut approcher et qui se détendent, s’ouvrent en l’écoutant (et même si l’un deux, sur une certaine suite de Bach, à deux reprises défonce la table de son violoncelle). Elle mêle de courts épisodes autobiographiques, sans aucun narcissisme et ces scènes auprès de ceux qu’elle aide avec la musique. Au point que dans certains hôpitaux elle est considérée comme une soignante, elle qui, fille de médecin, avait hésité entre la médecine et la musique ! « La musique, sous la forme arrondie d’un violoncelle, devenue ma vie, se tient tel un rempart devant l’absurde, la maladie et la mort, pour tenter de rejoindre ‘la chose en dessous’ qui résiste. ».
Howard
Au début du livre, elle est avec Paul un jeune autiste qui se roule par terre, rit, crache, pleure. Elle raconte : « Je commence à jouer le prélude de la 1ère Suite de Bach. Dès que le violoncelle résonne, Paul s’immobilise et s’arrête de pleurer. Le voilà qui se lève d’un bond, comme mû par un ressort. Il court chercher un long tube de plastique dans un coin de la pièce et le porte à ses yeux, le pointant dans ma direction. On dirait qu’il me regarde enfin. C’est ma première impression. Mais ne regarde-t-il pas plutôt la musique qui coule vers lui, qui coule en lui ? Je ne sais répondre. Je ne sais même pas qu’il existe de telles questions. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas peur et que je suis bien avec lui. Et lui avec moi. De l’autre côté du mur de verre, une buée s’est formée. Comme la buée des enfants qui jouent sur les vitres. Nez écrasé, nez tordu. Les yeux de Howard sont pleins de larmes. Qu’a-t-il vu que je n’aie vu ? Lui, Howard Buten, le psychologue clinicien des cas extrêmes, des cas les plus lourds refusés par toutes les institutions. » (Claire Oppert. Le pansement Schubert, Denoël, 2020, pp. 14-15).
Car ce livre réveille aussi bien des souvenirs de lecture, celle des livres d’Howard Buten, le clown médecin Buffo, l’auteur de quand j’avais 5 ans je m’ai tué.
→ Ce qui frappe c’est l’effet de la musique sur ces personnes hors d’elles-mêmes, autistes, malades d’Alzheimer, résidants d’EHPAD. Quel drôle de vocabulaire au demeurant, Alzheimer, EHPAD, devenus pour beaucoup signes d’effroi. Un nom propre et un acronyme. Deux accrocs dans un tissu où s’accrochent la divagation, la folie, le court-circuit. Si près de soi, au fond de soi en vérité je vous le dis, ces attitudes des jeunes autistes, ces vociférations, ces injures, ces replis en boule dans un coin, contre un mur.
De la musique
Ce que je sais, intuitivement, la puissance de la musique, j’en ai de très remuantes démonstrations dans ce livre. Alors même que je viens de renouveler le constat, ces jours, que parfois seule la musique...
Un parcours
« Longtemps, Claire Oppert a hésité donc entre musique et soin. Georges, son père, était un drôle de généraliste ‘à l’âme d’artiste’, qui jouait du piano chez ses patients, oubliant parfois de les ausculter. Hélène, sa mère, était une danseuse ‘à l’âme soignante’. Après une maîtrise de philosophie, la jeune fille ‘amoureuse depuis l’enfance du violoncelle qui chante d’une voix chaude, ronde, plaintive’ étudie durant quatre ans au conservatoire Tchaïkovski de Moscou. ‘J’y ai connu l’humiliation, la violence, la peur, dit-elle. Comme pédagogue, je me suis construite à rebours’. En 1996, lors d’un colloque, elle rencontre l’Américain Howard Buten, à la fois clown, écrivain et docteur en psychologie clinique, qui dirige un établissement pour jeunes autistes dans la Seine-Saint-Denis. ‘Je suis violoncelliste, j’aimerais travailler avec vous’, lui propose-t-elle. En tête, elle a les mots d’une femme venue la trouver après son premier concert, à 14 ans : ‘Si vous aviez été médecin, vous m’auriez guérie…’ Et cette intuition : la voix du violoncelle peut ‘participer à prendre soin’, loin de la ‘jungle’ de la musique classique, des concours et des mondanités. (Extrait d’un article du Monde).
Dans ce même article on peut lire qu’ « Une étude clinique est menée sur 112 ‘pansements Schubert’, des soins infirmiers douloureux réalisés avec et sans accompagnement au violoncelle. Malgré des difficultés méthodologiques, les résultats, publiés en 2016, démontrent qu’‘à antalgie égale douleur et anxiété sont améliorées de 10 % à 50 % lors d’un soin avec musique’. Et que le ’pansement Schubert’ a ‘un impact positif sur le ressenti psychologique des soignants pendant des soins complexes avec douleur induite’ ».
Maintenant je commence
Retour à Cixous et à son séminaire, d’autant que je me suis inscrite pour la prochaine séance qui sera accessible en ligne !
« En exergue, une phrase que tout le monde peut avoir prononcée, va prononcer et prononce mais que j’ai prélevée dans le texte que nous avions abordé naguère sur la substitution et qui commence par ‘Maintenant je commence’. Je commence en vous disant : ‘Maintenant je commence’, en citant, en déplaçant et en démultipliant la question du maintenant et du commencement. C’est au beau milieu du texte de Derrida qui travaille sur les substitutions que je prends la phrase ‘Maintenant je commence’ ; je vous la donne à reprendre chacun à son compte, comme indice, comme rappel de ce qui nous arrive, ce qui peut nous arriver, ce dont j’espère que cela nous arrivera et plus d’une fois, c’est-à-dire un commencement en plein milieu. Une naissance tardive longtemps après la naissance et qui est vécue comme telle. »
→ On pourrait varier : il est toujours temps même tard de commencer du nouveau, il n’est jamais trop tard pour (bien) faire, etc. Tant qu’on commence, on n’est pas encore à l’article de la mort.
Hier ce calcul, commencé de tête et continué bien sûr avec les « petites machines » et qui aboutit à environ 261 millions de respirations depuis la toute première et près de trois milliards de battements de cœur depuis le premier battement in utero. Quel sera le compte final ?
De la généalogie
Notre tendance contemporaine à oublier que nous ne sommes que maillons, nécessaires mais infimes, d’une chaîne de transmission : « la généalogie est très intéressante, parce qu’on a tendance à disséquer, à découper, mais la séquentialité fait énormément de sens supplémentaires – du descendant d’Abraham. C’est passionnant, chaque fois cela engendre une quantité de significations, de fléchages symboliques et philosophiques. » (p. 233-324)
Avec Ovide encore
Hélène Cixous se dit une lectrice de toujours des Métamorphoses : « Quelques mots sur Les Métamorphoses d’Ovide, qui est pour moi un livre de chevet. Je pense que c’est l’autre Bible, un livre d’une richesse infinie ».
« Notre corps peut abriter de nombreux corps. Je ne dis pas qu’il y en a cent cinquante parce que ce serait alors la possession, comme on le voit dans les histoires de possession ; ce n’est ni agréable ni désirable. Par contre, il peut me venir un corps à mon corps et il peut aussi partir un corps de mon corps. Je peux perdre un corps et mourir un corps et, au contraire, voir survenir, éclore un autre corps. Le relais de corps tel qu’il est illustré de manière somptueuse dans Ovide est causé presque toujours par une rencontre, un entrechoc compliqué avec une réalité, la plupart du temps, violente, que ce soit une violence d’hostilité, armée, brutale, dangereuse, une menace de mort, soit que ce soit l’autre violence, qui est, au contraire, la violence de la rencontre, de l’entrechoc avec l’autre dans l’amour »
Montaigne aussi, bien sûr
« Je vous rappelle qu’au commencement, je retrouve Montaigne qui est toujours en train d’être sur sa trace, qui dit : ’Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage’. Il faut être le passant qui peint le passage, il faut peindre son propre passage ou l’échange ou la suppléance et qui se peint comme un corps étranger peint un corps étranger. C’est notre sort, si nous ne faisons pas la sottise de ne pas supporter l’extrême complexité de notre sort, si nous sentons la chance extraordinaire qu’il y a à commencer alors qu’on a commencé depuis longtemps, non pas à recommencer mais vraiment à commencer, à se suivre et donc, pour se suivre, s’antécéder, se précéder et faisant cela se poursuivre. » (p. 242)
La forme
Dans une note de lecture de Michaël Bishop (à propos de La face nord de Juliau de Nicolas Pesquès : « Dans un brillant essai ‘cerisyen’ consacré à l’œuvre de Dominique Fourcade Henri Scepi écrit : ‘Prise dans l’immanence, lovée au cœur des choses et des êtres, la forme est ce qui est censé se dresser, se dégager des circonstances et des situations de l’existence. Elle est vouée à apparaître dans le poème [mais loin] des esthétiques de l’analogie et de la transposition’. »
Cela aussi : « Pesquès cite Novalis qui souligne à quel point ‘tout parle dans des langues infinies’ lorsqu’on a l’audace d’écouter le murmure, le cri, le tumulte et le silence de ce qui ne cesse de surgir, de s’originer. Mais écrire poétiquement oblige à relever le défi de cet ‘impossible’ qui, précisément, ‘doit être partagé’. »
Flacon de sels
se sentir soudain plus claire dans sa tête dès les premières notes d’une suite pour clavier de bach – dans la superbe lumière d’un après-midi d’hiver boire à grands traits du jus de pomme chaud parfumé à la cannelle – observer les jeux immémoriaux d’enfants se cachant et se poursuivant entre les caisses blanches des arbres – observer deux petits enfants tenter de récupérer un ballon tombé dans l’eau et y parvenir de manière très astucieuse – découvrir les beaux papiers découpés d’alfred thon dans la belle édition du lutin de stuttgart de Mörike à la coopérative de jean-yves masson – marcher, toujours marcher, en écoutant de la musique – jouer ses immenses playlists en ordre aléatoire pour se réserver à chaque fois le plaisir de la surprise – entendre une fois encore la sonate violon et piano de franck qui était si chère à P. -
Manque de liens ?
Beaucoup disent manquer de liens. Alors hier soir j’ai organisé une réunion clandestine chez moi. Sont venus Elie, Hélène, Eduard, un lutin, un petit cordonnier, une ondine, Jacob et Esaü, Marcel, Jean-Yves, les deux Franz et bien d’autres. [Oblomov, Cixous, Mörike, Proust, Masson, Schubert, Kafka]. Ils étaient tous là dans ma ruelle et très inspirés par H.C., ils sont entrés en dialogue, se sont renvoyés la balle. Ils se sont sans doute aussi retrouvés plus tard, à mon insu totale hélas, dans mes rêves.
Filtre oui toujours
Cet extrait de pages de carnets de Gil Jouanard publiées par Poezibao en feuilleton : « Moment privilégié de douceur et de tranquillité, dont le silence est tout juste instillé des voix somnolentes des tourterelles du clocher. Au loin, la Cévenne lozéro-gardoise tremble de chaleur matinale, jusqu’à produire ce faux air de brume qu’aurait fort goûté, et célébré, le peintre saxon Friedrich.
Mais, on le voit sans tarder, mes sens n’auront guère servi que d’intermédiaires entre ma vacuité et mon pesant bagage culturel, qu’un rien suffit à animer et à remettre en route. Ce que j’ai effectivement senti, éprouvé, vu, entendu par les cinq sens que la sainte biologie m’a octroyés dans sa généreuse magnificence s’est déjà, en un éclair, transformé en mots, qui n’ont pas tardé à tirer derrière eux ce train d’allusions savantes et sensibles à la fois, dont mes lectures ont fait la couche profonde de ma présence au monde et le détonateur préféré de ma conscience explosive. »
→ Il semble ici se plaindre de ce manque de naïveté devant ce qu’il perçoit. J’aurais plutôt tendance à penser que c’est une des richesses de la vie, ce feuilletage considérable d’impressions, de souvenirs propres et de lectures, d’écoute qui viennent enrichir la perception brute.
Un hiver avec Schubert
Je lis un Hiver avec Schubert dont le principe a été inspiré à l’auteur, Olivier Bellamy, par la série Un été avec (Montaigne, Homère, Proust, etc.)° Suite de chapitres brefs, tournant autour d’un thème mais construisant petit à petit un beau portrait, sensible et amical, de Schubert. « J’ai découvert Schubert en hiver. Mon père, qui m’avait initié à la musique par l’écoute de la Symphonie pastorale de Beethoven, est mort peu après le Noël de mes treize ans. La période difficile de l’adolescence s’annonçait avec son lot de crises, de questionnements solitaires et de chagrins. C’est alors que j’entendis pour la première fois la Symphonie inachevée de Schubert (...) Schubert m’a sauvé de l’Hiver. Quarante ans plus tard, j’ai voulu de nouveau passer un hiver avec Schubert. Le compositeur du Voyage d’hiver, venu au monde sous la neige et reparti par grand froid après une brève existence (1797-1828). » (Olivier Bellamy, Un hiver avec Schubert, Buchet Chastel).
Schubert et le temps
« Le Temps est au cœur de toute l’œuvre et de toute la pensée de Schubert, plus que chez n’importe lequel des compositeurs de son rang. Cette vision spirale de la musique, mesurée et totalement distendue, avec ces thèmes qui se répètent et qui ne sont jamais les mêmes. À la temporalité proche de la condition humaine que Vladimir Jankélévitch associe à la musique, Schubert ajoute un facteur intemporel, une métaphysique qui relie l’être et l’inconnu. »
Plusieurs annotations brèves de Bellamy, dont j’extraie celle-ci : « Par ses rythmes pointés, Schubert cherche à retenir le temps, à en modifier le cours inéluctable, même si en fin de compte il faudra toujours rendre en proportion ce qu’on a laissé s’étirer. Et ces reprises insensées que certains pianistes omettent d’observer de peur de lasser, ce qui rendait furieux Sviatoslav Richter : de quel droit écourter la succession des répons dans la liturgie ? (...) Le temps évanoui, Schubert l’expérimente tout naturellement dans ses quatuors à cordes composés dans la douceur du foyer maternel et qu’il joue (lui à l’alto) avec son père (au violoncelle) et ses frères Ferdinand et Ignaz (aux violons). Le bonheur de l’enfance retrouvée à satiété se mêle à la douleur de l’avoir à jamais perdue. »
La tonalité
Tant sur les questions de rythme, que de tonalité, Bellamy sait être précis tout en restant accessible, me semble-t-il. Il brode longuement sur cette question si controversée du majeur et du mineur. J’ai pour ma part souvent constaté comme les avis peuvent diverger à propos de tel ou tel passage de Schubert (disons par exemple dans le quintette La Truite ou dans l’octuor, que certains vont trouver joyeux alors que d’autres l’entendent infiniment mélancolique). Bellamy parle d’une double nature chez Schubert « entre le majeur et le mineur, le savant et le populaire, le robuste et le fragile, le terrien et le céleste. » Avec un « attrait troublant vers la ‘sous-dominante’ pour échapper à la stabilité du couple tonique-dominante. ». Un peu plus loin ; « Cette double nature de Schubert qui l’entraîne à confondre la joie et le chagrin se retrouve dans son ambiguïté tonale. Il rit en mineur et pleure en majeur. Puis il rit et pleure en même temps, que ce soit en majeur ou en mineur. Dans La Belle Meunière, ‘Die Liebe Farbe’ (la couleur chérie) est en si mineur, tandis que ‘la couleur mauvaise’ est en si majeur. » Ou encore « Mais une tonalité n’arrive jamais seule. Elle est porteuse d’un chemin harmonique, d’une série de modulations qui vont éclairer ou assombrir le discours. Schubert est le maître absolu de cette ambivalence fondatrice qui fait déjà entrevoir l’obscurité en pleine clarté. » Avec aussi ce constat terrible : « Dans ses dernières œuvres, le retour au majeur n’est en rien une victoire. Souvent il est un abandon, il immobilise, il glace, il fige. Le plus douloureux, ce n’est pas son mode mineur qui a encore la force de se battre, c’est son mode majeur : parce qu’il n’a plus d’espoir ici-bas, parce que tout se joue déjà ailleurs. »
→ Et dans le Voyage d’hiver elles abondent les scènes où tout se fige, se prend en glace.
Du lied
Un beau chapitre sur le lied dans le livre d’Olivier Bellamy, où il montre que Schubert est d’une grande fidélité au texte. « Dans ses choix rythmiques, tonals et mélodiques, il campe immédiatement un climat, un caractère, un style qui sont le reflet direct d’une vision d’artiste sur le sujet. Il ne se trompe jamais sur le sens du poème. Mieux : il en extrait le sens caché. Il suggère en musique ce que le texte sous-tend sans dire. Il ne se contente pas d’illustrer. Son parcours harmonique et rythmique épouse la dramaturgie de l’intérieur, explore l’âme de l’œuvre originelle dans ses moindres nuances. Répétons-le : c’est l’œuvre d’un musicien et d’un poète. Ou, pour reprendre le surnom que les amis de Schubert lui avaient donné, d’un ‘voyant’ ».
C'est que « Plus que Mozart et Beethoven, Schubert a créé le lied allemand de même que Haydn a créé le quatuor à cordes. Pas seulement parce qu’il en a écrit six cent cinquante mais parce que, dès Marguerite au rouet, à dix-sept ans, il invente une forme poétique forte qui va donner naissance à d’extraordinaires chefs-d’œuvre de la musique allemande et ouvre la voie à Schumann, Brahms, Wolf, Berg. (...) Le lied est la forme la plus naturelle de l’art de Schubert et les découvertes qu’il y fait vont se retrouver dans sa musique instrumentale. La liberté qu’il y acquiert nourrit toute son œuvre. Loin de se contenter de dilater une forme courte, il invente le chant infini dans la musique pure, repousse jusqu’à l’extrême les contours d’une forme et donne naissance à sa propre Recherche du temps perdu. Le Voyage d’hiver est son Temps retrouvé : il éclaire tout le reste, il clôture et il ouvre, donne le secret, résout l’énigme, boucle la boucle. »
L’oiseau grec
Un chapitre m’a beaucoup touchée qui m’a fait faire la connaissance d’un ami de Schubert, Vogl. Quelqu’un qui impressionnait le jeune musicien, qui l’a d’abord pris de haut et snobé, un chanteur très en vue qui semble l’éconduire mais soudain change du tout au tout en entendant quelques lieder du jeune homme. Et qui va devenir dès lors son défenseur attitré. Il va donner ainsi une interprétation magnifique du roi des Aulnes en 1821. Mais c’est lui surtout qui va interpréter les douze premiers lieder du Voyage d’hiver, en 1827. Extraordinaire scène où l’on voit Vogl et Schubert interpréter ces œuvres qui allaient devenir parmi les plus considérées de toute la musique classique : C’est un élève de Schubert qui raconte : « Vogl, déjà âgé, mais encore plein de feu et de vie, n’avait plus beaucoup de voix. Et le jeu au clavier de Schubert, en dépit de facilités non négligeables, était loin d’être magistral. Un morceau suivait l’autre, nous étions insatiables et les exécutants infatigables. J’ai encore devant les yeux le spectacle de mon maître Hummel, épais et ingénu, ne disant rien mais des larmes claires glissant sur ses joues. C’était une révélation. » À une autre occasion, Hiller revient sur ce concert qui les avait tant impressionnés, Hummel et lui : « Schubert avait peu de technique et Vogl quasi plus de voix, mais ils allaient si parfaitement de pair qu’on ne pensait plus ni au clavier ni au chant. C’était comme si la musique n’avait plus besoin de soutien matériel, comme si les mélodies naissaient, telles des visions spirituelles. »
Et en fait « Johann Michael Vogl, que Schubert appelle ‘l’oiseau grec’ dans sa correspondance, mourut le 19 novembre 1840 à Vienne, peu après avoir interprété, avec un filet de voix et une profondeur d’outre-tombe, l’intégrale du Voyage d’hiver de Schubert. »
Schubert, Bossuet, Valéry !!!!
Très amusant rapprochement opéré entre le musicien et les écrivains par Bellamy, en quête d’une définition de la manière de Schubert : « J’ai beaucoup cherché dans des livres et des journaux pour trouver la formule magique qui résumerait tout. En vain. Jusqu’au jour où, ne cherchant plus, je suis tombé sur ceci : ‘Il part puissamment du silence, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui parfois s’édifie en voûte, se soutient de propositions latérales distribuées à merveille autour de l’instant, se déclare et repousse ses incidentes qu’elle surmonte pour toucher enfin sa clé, et redescendre après des prodiges de subordination et d’équilibre jusqu’au terme certain et à la résolution complète de ses forces.’ Quel est le chorégraphe de génie qui est parvenu à faire danser les mots autour du mystère des sonates de Schubert ? (...) c’est Paul Valéry qui évoque le style des sermons de Bossuet (Variété : Études littéraires, Éditions Gallimard). Le même Valéry qui dit que « le musicien est l’homme complet »
De la marche
« Wanderer. Schubert marche beaucoup. Sa musique regorge de rythmes de marche. Il avance, toujours droit devant, andante, entre ombre et lumière, parfois en titubant, il ne cesse d’avancer, même s’il fait du surplace dans les rues de Vienne et que rien ne se passe, que rien ne change. Il est un éternel vagabond qui ne possède rien, qui n’a pas de maison à lui et qui dort chez l’un, chez l’autre, de pageot en pucier, et qui va mourir chez son frère. »
Et le Voyage d’hiver n’est qu’une longue, interminable nuit de marche entre ces deux pôles que sont la maison de la bien-aimée dont il est plus ou moins chassé et le joueur de vielle du dernier Lied. Entre les deux pas une âme, la neige, l’eau, les arbres (chez Schubert les arbres parlent et souvent de manière très sombre, comme dans le Roi des Aulnes ou le fameux Tilleul du Voyage d’hiver).
Les dix plaies d’Égypte
Réentendu cette histoire biblique des plaies que Moïse déclenche dans le royaume du pharaon qui ne veut pas laisser partir les Hébreux. On ne peut s’empêcher de les trouver terriblement d’actualité, pour la plupart. Qu’on en juge : 1 - Les eaux du fleuve changées en sang ; 2 - Les grenouilles ; 3 - Les moustiques (ou les poux) ; 4 - Les mouches (ou les taons ou les bêtes sauvages) ; 5 - La mort des troupeaux ; 6 - Les furoncles : 7 - La grêle ; 8 - Les sauterelles ; 9 - Les ténèbres ; 10 - La mort des nouveau -nés. ». D’autant que les historiens ont cherché des faits qui pourraient être rapprochés de certaines de ces catastrophes. C’est ainsi que l’on découvre, par exemple, que les eaux de sang pourraient avoir été provoquées par une efflorescence d'algues rouges (de type Oscillatoria rubescens à l'origine de marées rouges) due à une augmentation de température !
Hallucinant
La densité, la puissance, l’originalité de la pensée d’Hélène Cixous dont on commence enfin à publier les séminaires sont littéralement hallucinantes. Intelligence philosophique, pour ne pas dire métaphysique, sens artistique, psychologique, puissance sensible et liberté totale des associations. Qui jamais ne semblent arbitraires ou conceptuelles. On a l’impression que le champ de la littérature est un immense tissu à plier et replier pour mettre en contact, éloigner, rapprocher, voire faire déteindre les unes sur les autres les œuvres de tous les temps. Dans une convocation perpétuelle et toujours renouvelée des Grecs, de Montaigne, de Shakespeare, de Kafka, de Proust. Et elle ne craint pas de renverser les perspectives, lisant par exemple l’histoire de Jacob et d’Esaü en se mettant du côté d’Esaü.
Qui suis-je ?
Hélène Cixous retraverse avec Kafka et Derrida (et Poë) cette expérience que beaucoup font, jusqu’au vertige : se poser cette simple question qui suis-je ? et être pris dans un jeu vertigineux de poursuite, de fuite, de perte. « Ce qui fait que je peux m’autoriser à dire que nous sommes là devant une histoire de corps étranger que je suis, c’est la question d’ouverture : ‘Qui suis-je donc ?’ Ce n’est pas : Connais-toi, toi-même, c’est : Qui suis-je, qui je suis ? C’est l’attaque, l’attaquant que je suis, et je m’attaque à moi. Il n’y a pas de place pour deux ; alors, il y en a toujours un qui attaque l’autre, mais je ne peux pas dire qui est l’agresseur : est-ce je ou est-ce me ? Dès que je dis : Qui suis-je donc ?, Wer bin ich denn, fuhr ich mich an, la porte s’ouvre. C’est la question qui ouvre la porte » (p. 245 et svt). C’est que « dès que vous vous posez la question : Qui suis-je donc ?, dès qu’il y a une prise à partie, il y a les deux personnages, il y a moi et mon apparition, avec, dans le texte de Kafka, une quantité de moments spectaculaires, merveilleux, terribles. »
De la Bible
A propos de vêtements déchirés, dans l’histoire du Verdict de Kafka, Hélène Cixous en vient à l’histoire de Jacob et d’Ésaü : « J’en viens à Jacob et Ésaü. Je suis revenue sur cette légende que je trouve admirable et en même temps détestable, mais le détestable est en même temps savoureux. C’est une histoire effroyable qui est anoblie, transcendée, emportée, sublimée, tout simplement parce qu’elle prend place dans la Bible, la Bible étant cet étrange livre où le crime est tellement beau, il est si bien raconté que le récit produit un effet d’anesthésie sur le jugement du lecteur. Des crimes qui ont été commis il y a très longtemps sont érodés, ils laissent relativement indifférent et, ô horreur, la trace devient une trace esthétique. Il faut ranimer ces crimes parce qu’autrement ils sont simplement beaux, à cause du fait que, dans le grand, grand lointain où ils se sont passés, ils sont comme des reflets de ce qui très, très loin dans notre propre mémoire a également lieu. » (p. 247)
Suivre la pente
Ce qui est extraordinaire chez Cixous, en son séminaire, c’est comme elle se laisse porter par la pente, de manière très concertée, mais inattendue pour ses auditeurs. Elle raconte l’histoire bien connue de la lutte de Jacob avec l’ange : « Ce qui est important, c’est la solitude de Jacob, seul avec lui. C’est la scène de Kafka, l’homme, l’être humain de Jacob, Jacob en tant qu’être humain, la dispute avec lui-même, la révélation donc de son essence ; et son essence, c’est la lutte : c’est un lutteur, luttant, agresseur, agressé, divisé, à l’infini. J’ai envie de vous lire juste une petite séquence en anglais. En général, je lis la Bible en anglais, parce que la version de King James est absolument somptueuse : « And when he saw that he prevailed not against him, he touched the hollow of his thigh, and the hollow of Jacob’s thigh was out of joint as he wrestled with him […]. » La question de la disjonction scande l’ouverture de Hamlet, dont le premier acte évoque pour les spectateurs la disjonction, la dislocation de l’époque et du royaume de Danemark depuis la mort de Hamlet père : « The time is out of joint », le temps est disloqué, disjoint, et ce thème du disjoint a été relevé et longuement commenté par Derrida, à propos des disjonctions, en empruntant à Hamlet, et à propos des disjonctions de temps d’une manière qui est devenue maintenant un grand classique. Le out of joint vient de cette disjonction interne du corps de Jacob, qui inscrit dans ce corps double, depuis toujours, la disjonction du monde, la disjonction politique ; Jacob est un disjoint de naissance, déjà dans le sein de sa mère ; c’est un disjoint disjoncteur qui fait disjoncter les autres, il les rend fous. La fin de l’histoire, après la lutte avec l’ange et la transformation de Jacob en Israël, c’est la rencontre entre Jacob et Ésaü, trente ou quarante ans après. » (p. 244-255)
→ Deux pages et tout un parcours. On part de Kafka, on interroge Shakespeare et on revient à la Bible, avec une résolution quasi musicale du thème Jacob et Esaü.
Je m’attaque
« Comme dit Kafka, je m’attaque : Qui suis-je donc ? Je m’attaque, je me prends à partie : Mais qui je suis, moi ? Mais qui je suis ? Cela peut se décliner sur tous les tons. Et ce ‘Qui suis-je donc ?’, c’est toujours cette disjonction intérieure qui ne peut pas être vécue paisiblement, parce qu’il y a un désaccord ; il y a quelque chose qui se déchire, mais cette déchirure, telle qu’elle est illustrée dans la lutte avec l’ange, se situe à l’endroit le plus délicat, le plus vulnérable, le plus sacré de l’homme, au creux de la cuisse ; mais c’est la cuisse de l’âme ; c’est la cuisse de l’âme qui est disjointe dans cette étreinte avec celui dont je ne saurai jamais le nom puisque c’est moi. » (p. 256)
(En écoutant Nikolaï Lugansky jouer magnifiquement Prélude, Choral et Fugue FWV 21 de César Franck).
Un lutin
Il y en a beaucoup dans le Flotoir mais ils ne sont pas toujours très apparents. En voici un sous la plume d’Eduard Mörike, dans une très belle édition et une traduction de Jean-Yves Masson aux éditions de la Coopérative. Le lutin de Stuttgart est un conte. Un conte à tiroirs qui occupe 150 pages et permet de plonger dans le répertoire imaginaire allemand et aux sources du romantisme. Mörike (1804-1875), poète et romancier, n’est-il pas selon l’éditeur l’un des principaux romantiques allemands. Une source inépuisable d’inspiration pour les musiciens, Schumann, Brahms, Wolf. Écoutons encore Jean-Yves Masson quand il nous dit que ce conte est ancré dans les traditions populaires de la Souabe et que l’auteur y mène des récits enchâssés, déployant toute une galerie de personnages merveilleux, (ceux-là même que j’ai invité chez moi hier soir !), un lutin nain, une ondine, un petit cordonnier, etc.). Les paysages aussi sont merveilleux, supports de rêveries mais aussi de rêves, avec leurs labyrinthes souterrains. Je crois même y avoir trouvé un texte qui pourrait être une cheville pour amorcer la seconde partie d’un conte que j’ai moi-même écrit et dont le petit héros, Benjamin, ayant accompli une première partie de son destin se trouve bloqué dans un ravin merveilleux mais dont il lui faut sortir pour mener sa tâche à bien. Dans ce livre si bien édité, l’illustration est faite de « silhouettes », personnages, motifs, paysages repris d’une édition allemande du début du vingtième siècle, qui peut faire évoquer les livres de colportage... ces petites scènes en ombres chinoises, profils, bosquets, saynètes que l’on devine animées. Il y a un jeu merveilleux entre le texte et l’image.
Des toupies
Alors comme dans tous les contes, le personnage se voit doter par un lutin mystérieux de deux attributs magiques. Une double paire de chaussures et un petit pain délicieux qui a la caractéristique de toujours se reconstituer au fur et à mesure qu'il est mangé (ce serait une belle métaphore de la lecture, non ?). Mireille Gansel a écrit un bel article sur ce livre sur le site d’En attendant Nadeau : « Ce conte lui aussi construit de miroirs et fenêtres portes et eaux et reflets comme autant d’échappées, dans un monde clos et renfermé que rêves et audaces des rencontres n’en finissent pas d’ouvrir grand. Et cela, en partant de la simple et rustique magie de la marche. Dont l’auxiliaire indéfectible est le soulier : souliers porte-bonheur – souliers enchanteurs – toute une panoplie de bottes, chaussures, brodequins… Qui imaginerait que tout le fil d’une histoire, ce soit une paire de souliers qui en est détentrice. Ces souliers dont l’art du traducteur rendra toutes les nuances de la fabrication la plus raffinée, qualités et senteurs et couleurs des cuirs, et les formes du savetier dans toutes les sortes de bois – paires de chaussures… finement, magnifiquement cousues… joliment doublées d’un moelleux cuir rouge. Là aussi, bonheur des matières finement ouvragées, sans lesquelles comment mettre un pied devant l’autre ? ». Conte à la fois très concret, pieds sur la terre dit Mireille Gansel, mais aussi conte céleste, aérien qu’elle rapproche de la harpe éolienne, évoquant un passage merveilleux où il est question d’une toupie transparente dont le son, lorsqu’elle est lancée, a le don de faire cesser immédiatement toutes les bagarres d’ivrogne dans l’auberge. « quand elle commençait à tourner, le son naissait doucement, puis il devenait de plus en plus fort, à la fois plus aigu et plus profond, et toujours plus magnifique, on eût dit de nombreuses flûtes jouant ensemble dont le son enflait et montait à travers les étages jusqu’au grenier et descendait jusqu’à la cave, si bien que tous les murs, vestibules, colonnades et rampes semblaient en être emplis ou baignés, et en retentir. » (Eduard Mörike, Le lutin de Stuttgart, traduction de Jean-Yves Masson, La Coopérative, 2020, p. 26)
→ pour quelqu’un à qui les sons parlent tant, bien plus que les images en fait et qui collectionne les toupies, quelle trouvaille merveilleuse ! Et quel espoir de trouver peut-être un jour une toupie sinon transparente (il semblerait qu’elle soit en améthyste) du moins musicale ? Mais John Cage ne me dirait-il pas que le seul bruit d’une toupie qui tourne est déjà un univers musical fabuleux ?
Florence Trocmé – Flotoir, 2021.1
Rédigé par Florence Trocmé le 12 janvier 2021 à 15h25 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
©florence trocmé, en écho à Maylis de Kerangal
[retrouver cette parution au format PDF en cliquant sur ce lien.]
Flottons
Cette trouvaille à l’instant, guidée là par un mail d’un correspondant attentionné Cyril Anton. Je cite ici Patrick Corneau en son site Le Lorgnon mélancolique : « Parfois vous achetez un livre et par quelque miracle qui mérite éclaircissement, vous vous retrouvez avec dix, vingt livres en main. Ce miracle de la multiplication des pains-livres ne tombe pas du ciel, quoique le paraclet souffle où il veut, mais bien de la générosité de l’auteur qui veut donner plus que ce que le lecteur est en droit de recevoir. Ceci n’est pas courant, je veux dire la volonté de partage fraternel, sans conditions, sans obligations en ce monde replié sur son quant-à-soi, sa fameuse et dérisoire ‘zone de confort’ … C’est pourtant l’intention et même le projet de Michéa Jacobi à qui une seule vie ne suffit pas et a résolu dans Vies multiples de nous faire vivre par la grâce de son écriture savante et munificente de multiples vies où nous croisons Judas, Obama, Olympe de Gouges, Hokusai, etc. »
Projet grandiose et fou de celui que son éditeur, Jacques Damade (La Bibliothèque), présente ainsi : « Dans la vie d’un éditeur, quelque chose survient de la planète Mars : un écrivain, Michéa Jacobi, venu de Marseille, se présente avec la lettre W, pour Walking Class Heroes et apporte avec lui 26 livres correspondant à chaque lettre de l’alphabet et le mirobolant projet d’associer à chaque lettre un aspect de notre humanité. Et cette façon de nous peindre s’effectue avec 26 biographies de A à Z de personnages réels. Ni un essai, ni une fiction, mais une sorte de découverte d’un trait humain par la richesse, la fantaisie et la variété des vies et destins. Curieuse, singulière et alphabétique entreprise qui n’eut jamais d’exemple.
Ainsi avons-nous pu déjà nous transformer en marcheurs avec W, Walking, nous prolonger dans ceux qui aiment les étrangers avec X, Xénophiles, nous glisser dans ceux qui renoncent avec R, Renonçants, nous joindre à ceux qui songèrent avec S, Songes, redoubler nos jouissances avec J, Jouir, beau, fantasque et sidérant programme… Vies multiples est ainsi le sixième ouvrage publié, il en reste vingt… du grand dessein Humanitatis Elementi illustré par cet écrivain au dessein ubiquiste, encyclopédique, polyphonique presque à l’égal de… Dieu ! »
→ Sans rien savoir de l’auteur, sans rien savoir de ses livres, je trouve, ici rapportée par l’éditeur Jacques Damade, des éditions La Bibliothèque (quel nom magnifique pour une maison d’édition !) cette idée fascinante. J’ajoute cela : « Michéa Jacobi avoue ainsi avoir un faible, non pour les vies nobles et étendues des Césars ou des ‘passants considérables’, mais pour les vies perdues, lointaines et oubliées, obscures ou insolites de l’humanité telle qu’elle est. Il s’inscrit dans une tradition littéraire inaugurée avec les John’s Aubrey’s Brief Lives et autres vies plus ou moins brèves, plus ou moins réelles de Lytton Strachey, Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, Jacques Roubaud et bien d’autres plus proches de nous comme Javier Marías, Pierre Michon, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Patrick Mauriès… »
Jérôme
Autre piste ouverte par la même lettre, sur le site du même éditeur, le livre de Lucrèce Luciani sur Saint Jérôme dont François Huglo rendait compte en ces termes (extraits) : Jérôme est « bien le seul à incarner à ce point une ‘lutte des Lettres sans merci, entre le texte païen et le texte divin’, en cette période historique à cheval entre volumen et codex comme entre papyrus et parchemin, ‘celle d’une exclusive imposition des mains. On note, on écrit, on copie, on recopie, on lit et on relit pour vérifier chaque paragraphe, chaque feuille’, folia du liber, les livres libri étant disposés en dômes de bûchettes dans la bibliothèque astelier ou tas d’attelles de bois (psychanalyste, Lucrèce Luciani attire notre attention sur le bruissement forestier des mots et des métaphores qu’ils portent). Jérôme, homme-bibliothèque comme on dit homme-orchestre (il l’est aussi, à la fois épistolier, styliste, traducteur de la Bible en latin, romancier, guide spirituel, conférencier satiriste, polémiste, et se désigne : ‘philosophe, rhéteur, grammairien, dialecticien, hébreu, grec, latin, trilingue’), la transporte partout, dans ses armaria (niches creusées dans la paroi du mur), ses capsae (boîtes à livres ou à reliques), son studiolo, de Rome à Chalcis, enfin à Bethléem où, dans son atelier d’écriture, il fabrique toujours plus de livres (...) En approchant l’oreille des textes, on entend mieux la ‘fantastique rumeur’ des livres grouillant dans le cerveau, le corps, les membres. ‘Avec Jérôme, ça ronfle, ça mugit au moins autant que dans l’imprimerie infernale de William Blake. Les phrases sont lancées à la volée et retranscrites aussi vite sur la tablette’ par le notario, artisan tachygraphe, nous dirions sténographe. Auprès de lui trottine aussi un alumnus, instruit à l’art du copiste. La langue de Jérôme est ‘le calame du scribe qui écrit vite’, sa main ‘taille et coud sans discontinuer’ pour ‘les beaux yeux vairons de sa bibliothèque, l’un divin, l’autre mécréant’. Pour lui comme pour son correspondant, le pape Damase, ‘lire sans écrire, c’est dormir’, et dans la préparation des feuilles il ne faut ‘pas oublier les marges à inscrire les commentaires ou illustrations’ ». (source)
Fin de l’article d’Huglo : « Reste qu’avec Jérôme et quelques autres ‘la lecture occidentale reçoit son acte de naissance. La question n’est pas tant qu’elle est lectio divina (bien entendu) que cette sorte d’ombilic qui s’invagine alors dans le paysage lettré sur le modèle cicéronien. Il s’agit de faire de la place et de l’espace à la lecture’. Cicéron célébrait l’otium litteratum : ‘Quoi de plus délicieux que le loisir lettré, j’entends consacré aux lettres qui nous donnent de connaître l’infinité des choses et de la nature, et dans le monde même où nous sommes, le ciel, la terre et les mers ?’. Lucrèce Luciani ajoute : ‘l’otium n’a pas besoin de lyrisme, de transcendance. Il s’offre à vous comme un havre, comme une grotte où votre pensée vient s’écarquiller (…). Il vous faut soigner votre otium, l’embellir, le faire croître. Plus encore que d’être un espace, l’otium est le temps’. Ce temps libre (ou livre) nous mène de Jérôme à Cicéron (le juge du ‘cauchemar initiatique’ avait raison). Pourquoi pas de Cicéron à Paul Lafargue ? »
Otium ?
« L'otium est un terme latin qui recouvre une variété de formes et de significations dans le champ du temps libre. C'est le temps durant lequel une personne profite du repos pour s'adonner à la méditation, au loisir studieux. C'est aussi le temps de la retraite à l'issue d'une carrière publique ou privée, par opposition à la vie active, à la vie publique. C'est un temps, sporadique ou prolongé, de loisir personnel aux implications intellectuelles, vertueuses ou morales avec l'idée d'éloignement du quotidien, des affaires (negotium = neg-otium), et d'engagement dans des activités valorisant le développement artistique ou intellectuel (éloquence, écriture, philosophie). » (source)
Flacon de sels
découvrir au monoprix une belle boule à neige toute blanche avec une chouette – en acheter une pour une petite fille très aimée qui aime autant les chouettes que les boules à neige – penser à son arrière-grand-mère qui depuis quelques années collectionnaient celles avec des animaux – découvrir des œuvres musicales que je ne connais pas ou que je n’ai pas écoutées depuis longtemps grâce à une playlist consacrée aux enregistrements du label harmonia mundi qui porte bien son nom – retrouver enfin le négatif d’une photo très aimée, ancienne, à faire retirer et à multiplier comme les petits pains de l’évangile – retrouver les tulipes dans un vase et les courges dans un faitout – reprendre le partage des livres des parents avec frères, sœurs, enfants et neveux et découvrir les choix de chacun – écouter l’andante du trio de beethoven l’archiduc – les mots merveilleux d’une amie ce matin sur la régularité des mises en ligne de Poezibao : une fidélité, comme la présence d’un oiseau qui viendrait se poser sur le bord de la fenêtre – un petit rire bienveillant en s’entendant penser que le Flotoir fait tant de bien qu’il est idiot de ne pas y écrire chaque jour, fut-ce pour soi seule – glisser un marque-pages dans un livre ouvert pour trouver un extrait pour l’anthologie de Poezibao : et que ce marque-pages soit un de ceux fabriqués pour les livres partagés entre nous tous, enfants et petits-enfants, après la disparition de M, un marque-page ex-libris confectionné par une des petites-filles -
Claudine Galea, les livres
Extrait du feuilleton autour de Bernard Noël, la contribution publiée ce 10 décembre, celle de Claudine Galea : « les livres ne sont pas là pour consoler, et c’est en quoi ils nous sauvent. Les livres nous provoquent au sens où ils nous incitent à nous mesurer avec nous-mêmes, c’est à dire qu’ils nous stimulent, nous apprennent le risque, le doute, ils nous emmènent aux confins de la chute, convoquent la mort, récusent le renoncement, invitent à l’insoumission, mais d’abord parlent au corps en même temps qu’à l’intelligence, et c’est la combinaison des deux qui, pour moi, fait l’art. Et c’est encore ce qui sauve, tant la société s’emploie à nous dissocier, à nous disjoindre, à nous désagréger et à nous désolidariser. Cela commence entre soi et soi et se poursuit entre soi et les autres, entre soi et le monde, entre soi et ce qu’on vit (...) C’est tout le travail de Bernard Noël de se pencher sur l’œuvre des autres et d’y déchiffrer le sens et la fonction de l’art dans le monde. La peinture figure son grand champ de dialogue, mais un dialogue qu’il ne tient pas au profit seulement de son propre travail. Peu d’écrivains ont cette générosité-là qui, je pense, n’est pas de l’altruisme, mais une nécessité politique de l’artiste à explorer, échanger, mettre en écho et donner en partage, pour reconduire sans cesse son (et notre) propre questionnement artistique. Et cette disposition — qui est aussi une position —, je la partage profondément. C’est une forme d’attention inquiète à l’œuvre dans le travail de Bernard qui le met en vibration avec le monde. Cette aventure conjuguée, conjointe, du corps et de l’intelligence met en orbite une œuvre qui s’éprouve et s’interpelle de texte en texte, d’une simple préface à un livre entier. J’ai très vite compris que c’était ça écrire, faire courir une recherche à tous les endroits où on est capable de la mener, et bien que disséminée chez les éditeurs, dans des classifications pré-établies (genres littéraires), l’œuvre de Bernard offre un sillage continu, cherchant un accès à ce qui nous demeure interdit : le mystère de notre humanité qui, un jour, a peint sur les parois d’une grotte, a chanté, a écrit, dansé, sculpté, joué. Ce désir d’art qui est lié à notre amour de la vie. Ce désir aussi bien de faire histoire, de documenter. Ce désir qui va au-delà de son propre temps sur terre, de laisser une trace attendant sa poursuite par une trace nouvelle
Diapositives
Dans le début du petit opus publié par l’IMEC, Chromes, Maylis de Kerangal évoque une séance de projection de photos et fait revivre soudain tout un pan d’expériences et de sensations oubliées. Non pas que j’aie jamais oublié les « fondus-enchaînés » de mon père, cette expérience magique pour une toute petite fille de voir non seulement des images projetées sur un écran, dans le noir, souvent le soir, mais plus encore de voir ces images se succéder progressivement les unes aux autres comme si chacune, disparaissante, donnait la main, la vie, la place à la suivante. Il y avait tout ce temps intermédiaire entre les deux images, ce suspens de la réalité et du temps, cette indétermination du sens qui étaient fascinantes. Et puis il y avait la musique, en particulier Debussy et les ondes Martenot de la Fête des belles eaux de Messiaen, parmi d’autres. De quoi fonder bien des tropismes futurs, dans le domaine des images, des arts et de la musique. Non ce que j’avais oublié et qu’elle évoque c’est « le faisceau de lumière qui taille dans l’obscurité une surface blanche aux marges floues », le ronronnement du ventilateur de l’appareil. Elle parle des paniers, en carrousel pour elle. Pour moi de format long où l’on glissait les photos une à une. Il y avait le petit déclic de l’armement de chaque photo devant la lentille, il y avait l’odeur très particulière qui tenait sans doute à la fois de l’appareil et de l’échauffement de la surface de la diapositive. Tout cela présidant à l’apparition, ressentie chaque fois comme magique, de l’image sur l’écran, l’éblouissement concret et spirituel engendré par toutes ces menues actions conjuguées. Elle écrit : « Le mouvement de la rotation s’est enclenché, une première diapositive a dégringolé par la fente dans la chambre de projection, entre la lampe et les lentilles ». Chambre de projection, quel terme incroyable ! Elle écrit encore : « espace s’est soudain rétracté vers l’écran comme si tout ce qui le composait – fantômes, voix, auréoles, formes, lignes, corpuscules flottants – ralliaient un pôle magnétique ». (p. 7)
→ Et sur cette dernière phrase, encore une expérience. En fait je n’avais pas compris cette phrase et c’est en la tapant, comme si j’accomplissais la polarisation dont elle parle, que les termes se sont assemblés en faisceau et que j’ai vu ce qu’elle signifiait là.
Cartes et noms
Une des raisons qui me font aimer le GPS, les noms de lieux, de lieux-dits, ces endroits maintes et maintes fois traversés, sur l’autoroute, mais jamais nommés, que l’on découvre soudain tellement intéressants d’en connaître le nom. Et si l’on est un peu habitué à faire le lien entre les noms et les choses, c’est encore plus passionnant. La toponymie. « Les premières recherches en toponymie à l'époque moderne ont commencé presque simultanément en France et en Grande-Bretagne, durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le terme même de toponymie apparaît au milieu du XIXe siècle (toponymique est attesté en 1853 dans un ouvrage qu'Alexandre-Édouard Baudrimont consacre à l'histoire des Basques, toponymie en 1869 dans un écrit de Jean-François Bladé consacré au même sujet). À cette époque, on privilégie l'établissement de dictionnaires topographiques. Ces dictionnaires ont permis aux linguistes d'accéder plus facilement aux formes anciennes des noms de lieux, c'est-à-dire aux formes attestées au cours des siècles dans les chartes, cartulaires, pouillés. » Ces noms sont souvent un réservoir magnifique de mots désignant ici une mare, là une haie, ici un bois et là une frontière... Kerangal : « Les cartes déballent les noms. Elles font revenir des noms disparus, elles retrouvent les noms oubliés, effacés, cassés, brûlés. Une carte de Cassini livre environ 6000 toponymes, échelle de précision qui permet de pointer un ruisseau aussi fin qu’un cheveu, la cabane d’une folle, le terrier d’un loup. » [passe ici le fantôme d’Hélène Cixous errant dans Osnabrück, soulevant ses strates temporelles et quasi géologiques de faits, de drames, d’effacements.]. « Dispersées en surface, les noms sur la carte font résonner la masse de mémoire accumulée sous terre ». Voire dans la terre, tellement ces noms ont souvent des origines géomorphologiques.
Et en écho
Et en écho ce texte de Bernardin de Saint Pierre, trouvé en ouvrant au hasard un des livres anciens qui sont dans une petite bibliothèque à la maison : « A ces difficultés que nous oppose la nature, ajoutons celles que nous y apportons nous-mêmes. D'abord, des méthodes et des systèmes de toutes les sortes préparent dans chaque homme la manière de la voir. Je ne parle pas des métaphysiciens qui l'expliquent avec des idées abstraites, ni des algébristes avec des formules, ni des géomètres avec leurs compas, ni des chimistes avec des sels, ni des révolutions que leurs opinions, quoique très-intolérantes, éprouvent dans chaque siècle. Tenons-nous-en aux notions les plus constantes et les plus accréditées. Commençons par les géographes. Ils nous montrent la terre divisée en quatre parties principales, quoiqu'elle ne le soit réellement qu'en deux ; au lieu des fleuves qui l'arrosent, des rochers qui la fortifient, des chaînes de montagnes qui la partagent par climats, et des autres sous-divisions naturelles, ils nous la présentent bariolée de lignes de toutes couleurs, qui la divisent et subdivisent en empires, en diocèses, en sénéchaussées, en élections, en bailliages, en greniers à sel. Ils ont défiguré ou substitué des noms sans aucun sens, à ceux que les premiers habitants de chaque contrée leur avoient donnés, et qui en exprimoient si bien la nature. Ils appellent, par exemple, Ville-des-anges, une ville près de celle du Mexique, ou les Espagnols ont répandu souvent le sang des hommes, mais que les Mexicains nommaient Cuet-lax-coupan, c'est-à-dire couleuvre dans l'eau, parce que de deux fontaines qui s'y trouvent il y en a une qui est venimeuse ; Mississipi, ce grand fleuve de l'Amérique septentrionale que les Sauvages appellent Méchassipi, le père des eaux ; Cordilières, ces hautes montagnes, toujours couvertes de glace, qui bordent la mer du Sud et que les Péruviens appelloient, dans la langue royale des Incas Ritisuyu, écharpe de neige ; ainsi d'une infinité d'autres. Ils ont ôté aux ouvrages de la nature leurs caractères, et aux nations leurs monuments. (Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre, Études de la nature, quatrième édition, revue, corrigée et augmentée, Tome premier, à Bruxelles, chez B. LE Francq, imprimeur-libraire, rue de la Madeleine, M. DCC.XCII).
Expérience de lecture
Trois livres de suite. Les deux premiers m’intéressent, je leur reconnais certaines qualités, en présume d’autres. Mais rien ne bouge. Soudain un troisième livre et voici que tout se met à vibrer, à renvoyer des échos furtifs ou plus appuyés ? Certains textes sont de vraies caisses de résonance.
Pluie, flou, roman
Belle digression de Kerangal à partir de la pluie : « L’eau ruisselle au carreau, le dehors se déforme, et dans ce brouillage, une autre réalité se révèle. La photographie donne l’illusion d’une peinture, un médium glisse dans un autre. (...) cette transparence brouillée, ces couleurs qui dégoulinent, ce flou, tout cela raconte l’interprétation, la subjectivité, la multiplicité des lectures qui jouent dans la fiction, contre l’idée d’une vérité du roman livrée sur un mode définitif, celui de la prescription, celui de la sentence et de la clôture. De fait, la littérature n’a pas pour vocation de clarifier le monde mais de prendre acte de son opacité. De sa nature enchevêtrée, hallucinée, de sa beauté trouble. » (p. 17). Un peu comme le Flotoir !
Une écriture horizontale
Un peu plus loin, elle évoque encore l’idée d’écrire selon une horizontalité qui « revient à prendre son temps, à couler la réalité en un seul plan, à trouver l’immanence, la phrase qui s’allonge, s’allonge toujours davantage, cette phrase qui avance au ras du sol, et balaye, racle, caresse, ramasse ».
→ Un peu comme le regard en balade cherchant sans cesse à cadrer, sonder, trouver. Une forme, un caillou, une image, une photographie parfois. Cette idée d’une phrase qui racle le sol, qui le gratte, je l’éprouve parfois en écrivant, le stylo comme un tunnelier qui effrite la masse. Il perce une galerie parmi des dizaines d’autres. Il peut rater un point de ralliement, mais il gratte (ne dit-on pas gratter pour écrire). Penser au simple bruit, que ce soit celui de la plume qui en effet gratte bel et bien le papier (effet garanti dans maints feuilletons pseudo-historiques à la noix !) ou même le cliquetis du clavier qui atteste que quelque chose s’écrit, avec une distance à laquelle nous nous sommes habitués, à tort sans doute, entre le geste des doigts et ce qui advient sur ce drôle de truc, devant nous, qu’on appelle un écran. Plus rien à voir avec l’écran où l’on projette les diapositives puisque ce qui lui advient à cet écran, ne vient pas de l’extérieur mais de très complexes calculs et techniques en arrière de lui et non plus en avant. Ni chambre, ni surface de projection, mais quoi alors ?
Un répertoire des gestes
On rêve d’une liste de gestes, incluant tous les gestes perdus, oubliés, dont l’emblème pourrait être celui du semeur, repris non sans raison jadis par Larousse. Mais j’écoute Kerangal me parler du geste du lamaneur, celui qui dans tout port ou depuis tout bateau lance l’amarre pour arrimer le bâtiment à la terre ferme. « Un bateau entre dans le port d'une île grecque, une amarre est lancée, les bras se déploient dans le ciel, les muscles se tendent, les vêtements tirent, les corps se modèlent dans l'air comme des bas-reliefs dans la pierre. L'espace, structuré de vides et de pleins, prend une dimension chorégraphique, une matérialité lyrique — je pense aussi à une partition de musique. C'est le geste du lamaneur, un geste façonné durant des millénaires, un geste technique rarement regardé pour lui-même, envisagé comme un élément non littéraire, ingrat, indigne du roman. C'est un geste de tout temps, inactuel mais actualisant l'instant décisif. L'espace et le temps s'y coordonnent en une fraction de seconde, et tous les présents qui le composent, tous les présents contenus dans son épaisseur, se décomposent comme un flipbook feuilleté à la vitesse de la lumière. »
→ Belle idée de la décomposition du geste comme en un flipbook renvoyant aux photographies d’un Etienne-Jules Marey ou d’un Vladimir Veličković .
Piège dans l’obscurité
Encore une comparaison forte chez Kerangal entre des animaux photographiés de nuit via un petit piège inoffensif qui déclenche flash et photo quand ils apparaissent dans le champ d’une part et la phrase d’autre part : « Par son mouvement propre, par son dispositif narratif, la phrase, à l’instar d’un piège lumineux tendu dans l’obscurité, tente de fixer ce qui échappe au regard, d’éclater dans des directions différentes, de creuser un halo de clarté dans le noir. » (p. 25)
Triple écho
Le monde des pierres, soudain revenu au premier plan. Via une conversation avec Philippe Grand, puis un livre évoqué, acheté et reçu, Au cœur des pierres, dont il a déjà été question dans ce Flotoir récemment. Via aussi les ouvrages de Caillois retrouvés dans la bibliothèque paternelle, avec un article du Monde daté du 14 mai 1991 et tout simplement signé par Octavio Paz (je ne l’ai pas encore lu), double exemplaire de ce petit livre paru en poche, émanation des splendides « Sentiers de la création » de Skira (encore un nom à échos !) et troisième occurrence via un moment du livre de Maylis de Kerangal. En promenade aux Puces de Clignancourt, elle achète un stromatolite de Grande-Bretagne « où le temps s’est déposé durant des milliers d’années. (...) il est banal, mais une fois fendu, et passé au laminoir, sa coupe lisse fait revenir un paysage. Une campagne anglaise dans le crépuscule, des arbres tourmentés sous un ciel d’orage, des haies d’aubépine le long des chemins que l’on emprunte dans les romans des sœurs Brontë, dans les poèmes de John Keats ou de Dylan Thomas, dans les nouvelles de Barbey d’Aurevilly. Il y a cette beauté spontanée, cette beauté d’avant les hommes. » (p. 32). Cette pierre, elle va la garder près d’elle, comme je le fais pour ce petit galet ramassé dans la Baie de la Fresnaye, en Bretagne, étrange visage un peu énigmatique que j’appelle parfois mon prière d’écrire ! « La sonder me ramène au travail d'imagination, à ce réseau de correspondances que l'écriture met progressivement au jour entre les situations, les mots et les choses, elle m’entraîne inéluctablement vers l’enfance, la mienne, les cailloux ramassés. »(p. 32)
Certes et secret
Hélène Cixous lisant Proust et en particulier Albertine Disparue : « Il faut suivre ‘certes’ à la trace, il y en a partout. Certes a un secret. C’est qu’il est l’anagramme de secret. » (p. 213)
Imaginer ou ne pas imaginer.
Autre citation, frappante pour moi qui suis dans les rangements d’un appartement déserté par ses occupants de sept décennies : Hélène Cixous : « Imaginer ou ne pas imaginer ? – J’imagine que ma mère m’entend penser, sinon à qui poserais-je une telle question ? dis-je à ma fille. – Et elle te répond ? demande ma fille. Je pense que c’est elle qui me répond, à sa façon. À sa façon elle m’envoie ses autobiographies, par courrier télépathique : il s’agit d’un nombre non défini de documents qui surgissent lors de fouilles effectuées dans l’appartement de ma mère, et qu’elle m’a envoyés par un cheminement postal inhabituel : par tiroirs, cartons, valises, dossiers. Difficile à décrire. On peut comparer ces expéditions à un jeu de piste, tout son logis est une poste restante. Il n’y a aucune restriction ou indication de délai. Soudain, je trouve, ou je suis trouvée comme par un rêve. Mais ce qui m’arrive ce ne sont pas des rêves, ce sont des sortes d’autobiographies, car comment désigner ces sortes de récits dont les formes sont sans pareilles, sans modèle, que sont les œuvres ou chroniques brèves des longues vies et aventures de ma mère ? » (p. 112-113).
Drôle de kaléidoscope...
que ces notes égrenées dans le petit carnet foutoir du Flotoir et que je recense pour les inscrire dans le grand document tapuscrit. On y côtoie Hélène Cixous, le hassidisme, les arbres de Haskell, Maylis de Kerangal, sur quelques feuillets, à quelques dates de suite.
Fin d’une époque.
Elie Wiesel dans son beau livre sur le hassidisme, évoque le grand Rabbi Le Rhiziner. « Mon grand-père répéta ces mots plusieurs fois en souriant ; il souriait toujours en parlant du premier Rabbi de Rizhin communément appelé « le Rizhiner ». Et mon cœur d’enfant battait en l’écoutant. (...) Évoquer son image, c’est raconter son histoire. Histoire déroutante, poignante, belle et dense, quoique d’une simplicité trompeuse. Elle marque la fin d’une époque et le début d’une autre. Après, le mouvement hassidique ne sera plus le même ; après, c’est le processus inévitable du déclin qui s’annonce. On s’éloigne de la source et on n’a plus soif.
Le Destin de toute aventure
Car selon Wiesel, c’est le destin de toute aventure, de tout amour, de toute utopie, que ce déclin. Il a ces mots terribles : « Cela arrive partout et toujours où l’homme, dans un élan purificateur, tente de s’élever, de se libérer. On avance d’un pas, on chante l’amitié et on appelle l’amour, on s’arrache à ce qui est médiocre et bas, on refuse la bêtise, la méchanceté, la laideur, le mensonge et les solutions faciles ; on se veut révolutionnaire, on quitte les sentiers battus, on est prêt à se mesurer à l’univers et aux puissants qui le dominent. Si l’on échoue, c’est parfait. En perdant, on ne perd que l’enjeu ; on recommencera demain. Mais malheur au gagnant. Rien ne corrompt les mouvements révolutionnaires autant et si bien que le succès. Car après la première garde, celle des purs, celle des pionniers vient la seconde. La troisième combat par habitude, la quatrième par inertie. L’essentiel cède au superficiel, la fin aux moyens. On ne se bat plus dans les hauteurs, on n’est plus porteur d’élan. On se bat pour un titre, pour une position. On remplace les idées par des vedettes, les idéaux par des formules. C’est le destin de toute aventure, aucune surprise n’est éternelle, aucune passion ne dure. A l’aube, la nuit aura englouti ses prophètes. Aucune école n’a réussi à maintenir vivant le souffle et la vision première de ses précurseurs, l’exigence rigoureuse de ses fondateurs. Rien n’est aussi difficile que de sauvegarder le rêve une fois qu’il a façonné la matière. Rien n’est aussi dangereux pour la victoire, y compris celle de l’esprit, que la victoire elle-même. »
Lucioles
Les lucioles chères à tant d’écrivains et chercheurs (G. Didi-Huberman, Denis Roche, Pasolini, pour n’en citer que quelques-uns) sont présentes au cœur du beau livre de G. Haskell, Un an dans la vie d’une forêt : « Comme l’éclat et les couleurs des fleurs ou l’exubérance du chant des oiseaux, le clignotement des lucioles ouvre une percée dans la brume qui nous sépare d’une expérience plus authentique du monde. Lorsque les enfants les pourchassent en riant, ils ne courent pas après des coléoptères, mais après l’émerveillement. Quand l’émerveillement s’affine, il incite à décortiquer l’expérience vécue pour rechercher des causes d’étonnement plus profondes. C’est le but le plus élevé de la science. Et la luciole est riche en prodiges cachés. » Que dire de cela par exemple : « Les signaux lumineux de la luciole sont émis par une substance appelée luciférine. Comme beaucoup d’autres molécules, la luciférine se combine avec l’oxygène et se mue en une petite boule d’énergie. Celle-ci calme son excitation en libérant un paquet d’énergie en mouvement, un photon que nous percevons sous forme de lumière. » (p. 193)
Ma part d’infini
Comme cela arrive parfois, j’ai été happée en le recevant par la présence du livre de Jérôme Peignot, Ma part d’infini. Nom prestigieux, couverture rouge, feuilletage rapide, je ne sais ce qui a primé et mes deux premières soirées de lecture n’ont pas débouché sur une déception, comme cela arrive, bien au contraire. Livre impressionnant, avec des accents parfois d’un Montaigne ou d’un Pascal, d’un homme de quatre-vingt-treize ans qui ne fait que parler de la mort, mais pas sur un mode tragique. Plutôt comme le point de départ de sa réflexion et notamment de sa réflexion sur l’écriture. L’auteur se décrit lui-même comme « un grand vieillard lucide qui vit donc en communauté avec la mort ».
Et voici un fort écho à ma réflexion sur cette attirance soudaine pour ce livre ! : « Comme je me suis efforcé de le faire mon existence durant j'ai veillé à subir mes lectures. Tout à coup dans la rue je me suis dit : Pascal, Épictète, Mallarmé... il faut que je les lise et, toute affaire cessante, descendu de l'autobus, je cherche une librairie, trouve le livre sur lequel j'ai jeté mon dévolu et le lis. Alors le texte que je dévore m'apporte très exactement la pâture dont j'avais besoin. Par lui confirmé dans ce que je pense depuis toujours sans l'avoir assez pensé, je me sens moins isolé et plus encore : confirmé dans mon être. La liberté dont nous disposons de lire ce que d'avance nous entendions rend au monde ses véritables dimensions. Curieusement ou plutôt non, tout normalement, mon écriture procède de la même liberté. Autrement dit, comme je suis ce que je lis je subis ce que j'écris et qui, dès lors, tient naturellement la page et me grise. Enfin, assis dans mon fauteuil le temps d'un rayon de soleil d'automne dans les branchages du tilleul, de l'arbre d'or de la cour, je me convaincs que j'ai lu les livres que je devais lire et écrit les pages que je devais écrire, souvent les unes par les autres. Goûtant ainsi d'un incontestable sentiment d'infini, je dispose de la preuve que j'ai vécu la vie que je devais vivre. » (Jérôme Peignot, ma part d’infini, les Impressions nouvelles, 2020)
→ Magnifique incipit. Pour moi aussi il s’agit d’écouter le mouvement qui me porte vers tel livre, tel auteur, ce que je fais donc ici avec ce livre de Jérôme Peignot. Mais il me faut me livrer à une ascèse supplémentaire, à laquelle je suis encore peu apte : parvenir à discerner ce qui m’est vraiment pâture dont j’ai besoin ; et ce qui m’attire parce que cela titille mon insatiable curiosité, voire une forme de boulimie de connaissance. Mon besoin aussi de savoir et de faire savoir que je sais !
De la lecture
Jérôme Peignot : « La lecture m’est aussi indispensable que l’air que je respire. » (p. 12). S’ouvre alors une belle analyse -le livre en comporte plusieurs, libres, vivantes, inspirées-, sur un aspect du Coup de dés de Mallarmé : l’histoire du marin pris dans un ouragan et qui se prépare de son mieux à anticiper sa mort : « Ce n'est guère plus d'un an avant sa mort que Mallarmé a écrit son poème. À croire que cette mort, lui aussi la sentant venir, il entendait la décrire. Ce qui incite à le croire c'est le traitement typographique qu'il fait subir à ses alexandrins. Éclatés, pourvus de tout un appareillage de blancs dont les dimensions se référent toutes au douze typographique de Didot, ils évoquent les halètements d'une respiration qui se cherche. Dans le même temps, ils sont comme la préfiguration de l'éblouissement dont il est déjà le spectateur. Interrogé par Valéry au sujet de ce qu'il avait voulu faire avec le Coup de dés, Mallarmé a répondu : « le calligramme de l'Univers ». Ainsi, tout porte à croire que ce que le poète a voulu nous donner à voir ne serait rien d'autre que la mort. » (p. 13)
Le point Didot
Et puisqu’ici on parle d’une famille de grands typographes, les Peignot, on se renseigne sur ce « douze typographique de Didot » qui règle les blancs du Coup de dés. « Le Didot ou point Didot, créé par François-Ambroise Didot en 1785 est un point typographique qui vaut 1⁄864 pied du roi. Douze points Didot font une unité cicéro. Sa taille est théoriquement de 15625⁄41559 mm, soit environ 0,375 971 millimètres, bien qu’il en existe certaines variantes dont 0,376 065 mm : valeur traditionnellement utilisée en imprimerie européenne. Le point Didot est utilisé en typographie traditionnelle. La typographie informatique et la publication assistée par ordinateur (PAO) utilisent de nos jours le point pica (valant 0,94 point Didot).
Écriture manuelle
Mais la typo informatique et la PAO, il ne les aura guère employées, Jérôme Peignot, tenant de la seule écriture manuelle : « Grâce à l’écriture manuelle, la seule que je connaisse, j’ai la sensation de dessiner autant que d’écrire. Cela a beau opérer dans le même temps que je forge mes mots, je travaille mes courbes et contre-courbes qui tiennent leur élégance de la tenue de ma pensée. L’écriture est la flamme qui m'aide à partir en douceur. Est-ce à dire que d'avance l'écriture témoigne du bonheur de mourir ? » (p. 16) – et du coup, on rêve de la voir, cette écriture manuelle de Jérôme Peignot, voire de recevoir une missive de sa part, pour la découvrir !
Héritage et construction
Pour moi aussi en ces premiers mois d’état orphelin qui me font unir à nouveau dans ma pensée mes deux parents, cette analyse que fait Jérôme Peignot même si je ne souscris pas à tous ses aspects, notamment sur le contre-pied radical ! : « Qui étaient-ils ces gens (entendons mon père et ma mère) pour m'avoir fait ou plutôt défait ? Oui, défait parce que l'un comme l'autre m'ont été radicalement contraires et que je n'ai pu me bâtir qu'en prenant radicalement à contre-pied ce qu'ils furent l'un et l'autre. Pourtant, l'autodidacte que je suis s'est construit seul avec ce que j'ai hérité d'eux ; de l'un la typographie et par elle, l'écriture et finalement la typoésie et la littérature, de l'autre, la musique qui, sur le tard m'a introduit à la poésie grâce à laquelle je survis. Je suis assuré que ce qui m'a structuré, c’est mon travail et lui seul. Compte tenu de mon grand âge et de la fragilité qu'il engendre, je sens que déjà je ne suis plus que transparent ; que ce que j'ai écrit et qui m’a fait dans le même temps qu'il m'a fondu dans le monde comme il va, s'oublie et passe. Allons, cela fait du bien, vous grise même de pouvoir se dire qu'on a vécu ; vécu d'autant plus heureux de respirer que cela fut pour dire la part de beauté dont on a eu l'idée, et qu'on s'est montré capable de l'exprimer. » (p. 18)
→ Me suis-je donc construite seule à partir de mon héritage familial ? En partie oui, mais en partie seulement. Ou plus exactement, sans doute ai-je été très seule dans ma construction, mais en ayant la ressource de m’appuyer sur tout ce qui a été mis à ma disposition. Il a fallu que je veuille le prendre, cet héritage, je pense à la musique, je pense à la littérature. Pas beaucoup de guides tout au long de ma vie, pour m’orienter dans ces mondes foisonnants mais j’ai su très tôt que ça existait, j’ai compris très tôt que cela me portait. Ce contact précoce avec l’art est loin d’être le lot de tout le monde.
« Pour peu qu’on soit vrai, n’être que celui qu’on est grise et aide à percevoir la mesure du monde », dit aussi Jérôme Peignot (P. 16), citation que je monte ici en me demandant si c’est sa juste place, à la suite des considérations sur la manière dont on peut se construire ?
Flacon de sels
apprendre d’un tout jeune contributeur de Poezibao qu’il suivait le site « à quatorze ans, quand [il] ne pouvai[t] [s’]'entretenir de poésie avec personne » – recevoir d’un grand écrivain profondément admiré deux superbes dédicaces – apprendre que les enfants plébiscitent les petites mallettes et autres jeux autour de la médecine en ce noël 2020, se demander si c’est triste ou heureux et conclure les deux ma capitaine – regarder la petite boule à neige avec une chouette toute blanche qui attend sa future destinataire, une petite fille très aimée qui adore les chouettes – se souvenir de la joie de ces petits enfants très aimés lorsque j’active mon appli de chants d’oiseaux et que je leur fais entendre la chouette de Tengmalm, découvrir qu’en allemand on l’appelle raufußkauz et en italien civetta capogrosso et que son nom savant est Aegolius funereus – apprendre que la nyctale de Tengmalm ou chouette de Tengmalm (Aegolius funereus) ou, encore, chouette boréale est une espèce de petit rapace nocturne de la famille des Strigidae –
Dialogue avec l’enceinte connectée
dis siri joue moi de la musique classique – je n’ai pas trouvé de musique classique sur apple music – dis siri joue moi mozart – je n’ai pas trouvé mozart sur apple music – dis siri joue moi un concerto pour piano – je n’ai pas trouvé un concerto pour piano sur apple music – apple music est nul, tais-toi !
Votre ouvrage
Superbe citation de St Jérôme donnée par Jérôme Peignot : « Ne cherchez aucune satisfaction en dehors de votre ouvrage qui est seul digne de vos soins et seul doit compter pour vous, puisqu’il est vous-même. Pour lui, rendez vous libre de tout lieu. Alors, quelquefois, du milieu de votre obscurité et de votre solitude, il vous arrivera d’entendre l’applaudissement des anges.
→ citation qui vient en écho à une incitation d’un contributeur de Poezibao à tourner mon attention vers un livre des éditions de la Bibliothèque, dirigée par Jacques Damade, un livre de Lucrèce Luciani, Trois Biblio-choses, sous titre L’Ombre des bibliothèques.
De la lecture, encore et toujours
« Il n’était pas de lecture sérieuse qui ne contribue à renforcer le bleu du ciel dans ce qu’il a d’insaisissable. », Jérôme Peignot, encore (p. 24-25)
De la mort
Il est constamment question de la mort, presqu’à chaque page, à chaque paragraphe de ce livre, composé de courts fragments. Mais rien de morbide ici, plutôt une sorte de compagnonnage, qui n’est pas que d’idée mais aussi de cœur et d’âme devrait-on dire. Voici une preuve, parmi d’autres : « Je n’ai nullement envie de mourir. J’aime trop les dentelles de soleil entre les arbres et les cris des oiseaux mesurés et fous à la fois. Non. J’essaye seulement de me dire que la mort fait partie intégrante de cette merveille et que par voie de conséquence, elle mérite, elle aussi, d’être vécue le plus possible en conscience. »
→ Vivre la mort en conscience, sans doute n’est-ce pas possible, mais s’y préparer le plus en conscience possible, comme pour être présent jusqu’au dernier instant, oui sans doute est-ce la visée de Jérôme Peignot comme l’atteste tout ce livre. En des pages qui me font souvent penser à Jacques Robinet en sa Monnaie des jours.
De l’écriture et de la mort
« Le déchiffrement de l'écriture épigraphique de Cnossos a fait reculer de sept siècles les débuts de l'histoire Grecque. Elle confirme que les Grecs de l'âge de bronze ont bel et bien cherché querelle aux Troyens. De là à avancer qu'on est sur le point de retrouver le manuscrit de l'Illiade. Découvrir le texte d'Homère ce serait moins réveiller un mort que s'assurer que mort, en vérité, il ne l'a jamais été. Ce tournis-là on l'éprouve tandis qu'on écrit. Alors, de l'infini on connaît l'extrême douceur, voire le bercement. Et si c'était le rythme de cette imperceptible palpitation du monde que j'avais cherché à évoquer dans l'analyse de l'écriture à laquelle je me suis livré une bonne partie de ma vie ? » (p. 31)
Acousmatique
Dans la foulée de ma lecture de Ma part d’infini, je lis quelques articles sur Jérôme Peignot (lui aussi malgré un âge certain écrit ici ou là se précipiter sur Internet pour chercher des réponses à ses questions. A-t-on déjà oublié comme il était parfois difficile de répondre aux questions que l’on se posait ?. Qu’il fallait souvent aller en bibliothèque, fouiller (cela suppose savoir fouiller dans une bibliothèque ce qui ne va pas de soi), recopier, collecter, errer. Recourir parfois aux services de SVP ou au Quid ? Aujourd’hui, une question, un clic ou deux et voilà toute la biographie de Jérôme Peignot à ma portée, l’histoire de sa famille de typographes, sa mère cantatrice, etc. Et puis cette découverte inattendue : « Auteur d'une trentaine d'ouvrages, il s'est fait connaître en obtenant le Prix Sainte-Beuve, en participant à diverses actions politiques, en publiant Les Écrits de Laure [qui était sa tante] et en dirigeant un ouvrage important sur la ‘Typoésie’. Il est connu également pour avoir lancé la notion d'acousmatique dans les années 1960. Le voilà donc rapproché par moi de François Bayle que j’ai longuement écouté récemment sur France Musique parler de musique concrète & d’acousmatique !
Flacon de sels
emprunter la rue césar franck, y découvrir une grande boutique mes chaussettes rouges et imaginer les chevilles habillées de rouge vif de césar franck danser sur le pédalier de l’orgue de sainte-clotilde – découvrir que, arrivée d'italie, une tricoteuse dernière génération busi giovanni trône dans la boutique mes chaussettes rouges de la rue césar-franck et qu’il s’agit d’un vrai bijou de mécanique, « idéale pour les petites séries et commandes spéciales », selon jacques tiberghien, cofondateur de mes chaussettes rouges – se dire qu’en revenant du marché jeudi prochain, la charrette remplie de pommes de touraine, de harengs de la baltique et de tulipes de hollande, il faudra regarder à travers la vitrine de cette boutique pour voir la tricoteuse de la rue césar franck en pensant à nouveau aux claviers d’un grand orgue – découvrir en attrapant au hasard un livre dans la bibliothèque de volumes anciens hérités des deux familles un texte formidable de bernardin de saint-pierre, avoir l’idée d’une nouvelle rubrique pour poezibao, varia et archives et y publier illico presto le texte en question – y trouver un écho avec de récentes réflexions sur les cartes, les noms de lieux et des si bien dits lieux-dits, lieux ne sont plus dits, pensait déjà bernardin de saint pierre au 18ème siècle – tirer de la pile de livres le merveilleux petit opus édité par macula carnet 9, Allemagne & varia du grand géographe paul vidal de la blache – penser au fils d’une amie qui fait des études de géographie et à une petite fille très aimée bien jeune pour se confronter aux notions d’agglomération, de métropole, etc. et boucler ainsi la boucle vers bernardin de saint pierre.
Balbutier l’au-delà
Jérôme Peignot : « Quand je n’écris plus les malaises reprennent le dessus. En revanche, quand je m’y remets j’ai le sentiment de brûler le mal dans le feu de mon écriture. Pourtant, à la faveur de ce combat, il me semble que je donne le meilleur dont je suis capable. J’ajoute enfin que ces moments sont les plus heureux, non pas seulement de ma vie de vieillard, mais de ma vie tout court. Comment dire cela autrement : si décrire me maintient en vie cela, aussi, me préparer à la mort, à me trouver réduit déjà en cendres. A l’arrière-plan de ce que j’écris dans ces circonstances, j’ai la conviction de m’entretenir avec l’au-delà, de le balbutier. » (p. 41)
Et cela encore, un peu plus loin en s’appuyant sur cette magnifique citation de Desnos : « Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai le sens de l’infini. Nul n’a l’esprit plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse aux questions insolubles. Les questions que je veux bien admettre sont toutes insolubles. Les autres ne sauraient être posées que par des êtres sans imagination et ne peuvent m’intéresser. » Commentaire de Peignot : « lisant ces lignes de Desnos je saisis que c’est moins par obsession de la mort que j’écris ce livre que pour tenter de répondre à la question soi-disant ‘insoluble’ entre toutes. C’est l’approche de la mort qui m’a mis l’encre à la plume. Le meilleur de soi c’est souvent hors de soi qu’on le trouve. » (p. 42)
Rêver sur les pierres
alors que le livre de Roger Caillois est posé là à côté de moi et que derrière moi est ouvert Au cœur des pierres des éditions fage, je suis arrêtée par la mention, dans le livre de J. Peignot, d’une agate à eau. « Dans le livre d’Alain Joubert Une goutte d’éternité, je tombe sur ce passage où il raconte que sa femme et lui avaient acquis une agate à eau de petite taille. : ‘Qu’est-ce qu’une agate à eau ? Un pierre tranchée présentant une surface lisse et transparente, sous laquelle on voit bouger une goutte d’eau pour peu qu’on l’agite doucement. Une sorte d’eau qui a des millénaires, une goutte d’eau sans âge véritable, une goutte d’eau qui a traversé tous les temps pour venir se blottir maintenant au creux de ma main, une goutte qui sera toujours présente dans d’autres millénaires et dans d’autres mains, une goutte d’éternité.’ »
→ ce rêve que toute pierre, la plus banale, renferme un monde secret
→ cette goutte sauvée de l’évaporation, sauvée de l’embarquement à bord de quelque rivière, d’un fleuve, exemptée de mer, cette goutte fossile qui oscille doucement comme dans un niveau à bulle...
→ je me souviens des pierres dures de ce petit collier acheté en Allemagne et dont on me dit alors qu’il était en moosachat, der Achat, l’agate, l’agate des mousses. Les mousses, l’eau, l’agate, l’agate mousse. Le vert et l’eau !
Beaucoup de souvenirs de minéraux en Allemagne, le boutique de pierres dures d’Oberkirch désormais à Aachen et la grande boutique de Freudenstadt. Quelques achats pourvoyeurs de rêves sans fin. Le cœur des pierres.
Du commerce avec les morts
« Finalement, depuis que j'entretiens des liens toujours plus suivis et affectueux avec mon frère aîné Rémy, mort il y a déjà plus de trente ans, depuis qu'en dépit de son soi-disant ‘départ’, Lola et moi vivons notre amour comme nous ne l'avons jamais vécu du temps où nous étions encore en vie l'un et l'autre ; depuis, enfin, ce livre dont je sens qu'il me faudra soutenir l'audience quand bien même, à mon tour, je ne serai plus de ce monde, j'en suis arrivé à penser qu'à la condition de le reconnaître, nous vivons déjà aussi d'une vie de morts et cela sans qu'il soit possible d'en douter. Pour ce qui me concerne, cette vie j'en connais bien les colorations affectives. Si comme c'est probable, on ne me croit pas c'est seulement qu'on se laisse dicter sa réaction à mon dire par des convictions éculées qui régissent la sensibilité ordinaire. À ceux qui s'obstineront à ne pas vouloir m'entendre, j'assure qu'il est possible de ne pas tomber dans ces entraves a priori qui bornent nos sensations. De la vie à la mort il n'y a pas de solution de continuité, mais, même, épanouissement illimité par toute perception. ». Jérôme Peignot, encore (p. 48) ?
Un miroir qui nous rappelle à l’ordre de nous-mêmes
Et lisant les stoïciens, lisant Diogène, Cicéron, Épictète, il ajoute : « A lire ces textes, singulièrement Épictète, on a le sentiment de se trouver face à un miroir ; un miroir dans lequel à bien y réfléchir, on voit celui qu’on n’a pas le courage d’être vraiment ; un miroir qui nous rappelle à l’ordre de nous-mêmes. ».
→ n’est-ce pas alors cela lire, se tendre à soi-même un miroir pour nous rappeler à l’ordre de nous-mêmes. Serait-ce la source de cette impression si souvent éprouvée, entrant dans la lecture, d’un retour à soi, d’un retour chez soi.
Vivre en société est un art
J’aime beaucoup aussi ce qu’il dit de Cicéron et qui peut m’aider à lutter contre un sentiment quelque peu misanthrope qu’il m’arrive d’éprouver depuis le début de cette catastrophe sanitaire : « Cicéron nous dit que vivre en société est un art. Il insiste même sur le mot. Pour lui ‘on écrit ses rapports avec autrui tout comme on maîtrise l’écriture poétique. Chaque échange est une création à part entière qui fait du bien aux instigateurs de la rencontre, à celui qui en est l’initiateur comme à celui qui y répond et qui en devient un poète à son tour’ »
« Je crois mourir quand je n’écris plus »
« Si je continue de travailler si fort, si tard c'est parce qu'il fallait que, ma mort, je la mérite. Autrement dit je ne connaîtrai pas, comme l'a laissé entendre cette voyante, la gloire posthume.
Je crois mourir quand je n'écris plus. Quand cela dure c'est pire : je suis mort depuis longtemps. Je traîne et vis quoi ? Une sorte de vie mais pas elle. La vie à l'envers.
Écrire à mon âge, c'est prolonger la vie, la prolonger tant qu'on écrit. Finalement j'en suis venu à penser que l'écriture c'est la vie même, le sang respiration comprise. Je vis comme j'écris ou plutôt je vis encore comme j'écris encore jusqu'à faire pièce à la mort même, la remplacer par une vie d'œuvre, plus heureuse parce que plus consciente. Il est tout de même étrange de devoir constater comme le pouvoir de créer donne sa couleur à l'univers. » (p. 67)
Élucubration
Et si comme les Allemands se réservant le droit, jusqu’au dernier moment, de bifurquer, de mourir ou de vivre, d’allumer ou d’éteindre, par le verbe nous terminions, sans cesse devant nous le poussant et le rejetant. Et si la fin sans fin nous différions et si le point rond comme un petit ballon, passe sur passe, oublieux du but, encore et encore nous le repoussions. Autrement penserions-nous ?
Belle leçon d’écoute
Toujours à la recherche de manière d’écouter la musique, je retiens ces mots de Jérôme Peignot : « En écoutant à fond la partition Mort et transfiguration de Strauss, je m’avise que chaque fois que le compositeur trouve la mélodie qu’il cherchait, à peine l’a-t-il esquissée qu’il s’empresse de la dissoudre dans une autre. Ainsi, suit-on l’entreprise de construction et de déconstruction mêlées et l’on ne saurait perdre ne fût-ce qu’une note de cette Transfiguration, cette mort qui ne vit que de ne pas en être une. »
Cyprien Katsaris
Depuis hier soir j’écoute de très nombreux enregistrements de ce pianiste. Je suis frappée bien sûr par son époustouflante agilité digitale, notamment dans les grands traits de la musique, un perlé incroyable qui fait que l’on entend chaque note, même dans les mouvements les plus fous. Mais aussi l’élan qui porte la musique sans cesse vers l’avant. Je pense aux propos de Celibidache sur la nécessité pour le musicien, dès la première note de l’œuvre qu’il joue, de savoir exactement où il va et tout le déroulement, le développement contenu dans ces quelques notes du début. Avec Katsaris on a tout à fait ce sentiment d’être embarqué à bord d’un mouvement très construit, très sûr, qui ne vous lâche pas. J’ai éprouvé cela particulièrement en écoutant le premier des Klavierstücke D 946 de Schubert, mené à un rythme plus qu’allant, presqu’endiablé. Mais avec un art des transitions extraordinaires qui donne sa profonde unité à cette musique que tant ne savent pas faire vivre. Cette pièce a été écrite à la toute fin de la vie de Schubert en 1828 donc à la même époque que le Voyage d’hiver.
Méthode
« Je corrige plus que je n’écris. Par là j’entends que c’est aux moments où je reprends que je procède à l’essentiel. Paradoxalement je suis dans mes reprises bien plus que dans mes premiers jets » (Peignot, p. 88)
Et d’ailleurs un peu plus loin, citation de Caprograssi (le livre de Jérôme Peignot reflète aussi l’ampleur et la force de ses lectures et est un réservoir de citations magnifiques) : « Les affres (de ceux qui écrivent) ne sont que les intermittences de la vie de la pensée. Il y a un moment où le vent de l’inspiration nous porte et la barque avance : il y a des moments où le vent cesse. Il y a des moments et ce sont les plus tristes, les plus douloureux, où tout le travail qu’on a fait semble vide, insignifiant, banal, se fracasse, chute. Ce sont les plus pénibles. Quand on travaille avec sa tête, on est nécessairement sujet à des crises. Le travail de la pensée est ces crises. »
Et lui aussi, les cailloux
Je n’oserais pas dire que je ressens Peignot comme un frère en cailloux mais tout de même, je suis bien frappée par cette page : « J’ai trouvé mon caillou, un cœur noir, sur une plage reculée de l’île d’Yeu. Je m’étais laissé dire que l’endroit était le meilleur de l’île pour les cailloux mais on me l’avait dit que contre la promesse de ne pas le révéler à qui que ce fut. Ce matin-là, tôt, j’étais absolument seul sur cette place. C’est lui qui m’a trouvé. À marée descendante des sortes de tunnels se forment par où l’eau se retire. J’avais introduit le doigt dans l’un de ces canaux souterrains dont on eut dit l’intérieur d’un sexe féminin et frappé par la douceur de la pierre j’avais aussi ramené le caillou à moi. Je ne m’attendais pas à un pareil trésor (...) bien que noir ce cœur, quoi que j’en écrive, était d’une douceur infinie qui me grisait absolument. Je le caressais durant des heures et si je l’avais perdu j’en aurais été détruit. » (p. 97-98).
Moi aussi mon caillou qui n’est pas noir ni si doux m’a trouvée. Je marchais sur une plage de la baie de la Fresnaye quand soudain je l’ai vu, là, au milieu de tous les galets, les cailloux, ce visage, clair, presque lumineux, pas très grand. J’avais continué à avancer mais j’ai dû revenir sur mes pas, le retrouver, le photographie et puis tenter de l’extraire, ce qui fut facile. Il est désormais sur mon bureau et je l’appelle ma pierre d’écriture !
5 au 12 décembre 2020
Rédigé par Florence Trocmé le 21 décembre 2020 à 14h21 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
D’un petit air qui trotte dans la tête
Un matin, tôt, dans la zone intermédiaire entre sommeil et éveil, recherche du début d’une sonate de Haydn, peu connue, et que j’ai un peu travaillée récemment, la Hob. XVI:45. Elle inclut un motif typique de Haydn, croche pointée-double croche, ici en fait double croche pointée-triple croche, donc une sorte de petit pas, allant et vivant. Or ce n’est pas cette sonate qui m’envahit intérieurement mais la Hob. XVI:19. Je l’ai beaucoup travaillée et ce sont plusieurs mesures que je chantonne intérieurement. Me disant que je la retravaillerais volontiers. Mais qu’il faut au préalable que j’en cherche la partition (dans les trois gros volumes Henlé des sonates de Haydn que je ne cesse de parcourir). Puis j’oublie.
Deux jours plus tard, disposant d’une dizaine de minutes, un soir, au crépuscule, je m’assieds au piano. Stupéfaction : dans la pénombre,sur le pupitre, ouverte, la partition de cette seconde sonate. Comme si une instance invisible avait entendu mon souhait et avait préparé pour moi le texte à reprendre.
Pour et pas contre
Très belle réflexion dans le livre d’Elie Wiesel, Célébration hassidique, qui propose le portrait de quelques-unes des plus grandes figures de ce mouvement religieux juif né au XVIIIème siècle, le hassidisme ; témoignage de première main puisque c’est son grand-père qui les lui a fait connaître et Wiesel montre bien tout ce qu’il doit à cet enseignement-là : « La grandeur de Levi-Yitzhak de Berditchev ? disait mon grand-père. C’était un lutteur qui se battait pour et non pas contre. »
→ ce simple changement de préposition bouleverse la donne. Et dit aussi qu’il ne faut sans doute pas épuiser ses forces sur des adversaires secondaires. Je prends un exemple : se battre pour le livre et pas contre des mesures provisoires de fermeture des librairies. Alors que tout le monde s’accorde à dire que si peu de personnes lisent. Se battre pour c’est être dans un engagement constructif, profiter d’une situation pour faire mieux comprendre l’importance que peuvent avoir le livre, un livre, dans une vie.
→ Ces histoires, dit Elie Wiesel, il les relit souvent ; il leur doit beaucoup, et même parfois il « y trempe [sa] plume ».
Ah ce devoir de mémoire et ses avatars
Dans Ruines bien rangées, en voyage à Osnabrück, la ville dont sa lignée maternelle est originaire, Hélène Cixous visite avec son fils le bien vilain monument qui a été érigé à l’emplacement de la synagogue brûlée par les nazis. Deux notes : « Un espace rasé entre deux demeures. Derrière les grilles une haute collection de grosses pierres prisonnières. Ce sont les os de la Synagogue qui restent éparpillés sur le sol après l’incinération. Os bien rangés. Comme des poules les ruines bien rangées dans leur cage à moellons. » (p. 64)
« C’est ainsi que le discret et propret Mahnmal de la rue Roland, qui s’appelle tant bien que mal rue de la Vieille-Synagogue encore pour quelques décennies avant de s’appeler rue de l’Effacement, devient pour moi la seule vraie Synagogue. Ces restes soignés, étiquetés enfermés dans une cage c’est un portrait de mes ruines intérieures. »
Et une réflexion plus générale :
« C’est un des effets de ce singulier laboratoire du Temps que quand on y entre, des visions très réalistes, actualisées, vous assaillent, parfois simultanément venues des temps les plus reculés jusqu’au milieu du vingt et unième siècle, la ville entière est conçue comme une petite tour panoptique où l’on passe en trois pas et deux marches d’une mémoire à l’autre. » (p. 69)
→ en écoutant des sonates de Haydn et notamment la Hob. XVI :45 !
Michel Butor et Jules Verne
Je retrouve un bel article du Monde, daté de 2005 autour de la relation de Michel Butor à Jules Verne ! Chapeau de l’article : « Quand l'auteur du ‘Génie du lieu’ rencontre celui des ‘Voyages extraordinaires’. Les deux romanciers se retrouvent lorsqu'ils suspendent l'action et l'intrigue, dans des moments de contemplation et de révélation, afin de mieux déchiffrer les ‘mondes connus et inconnus’ »
Et voici l’incipit de l’article, important pour moi dans la mesure où il établit le lien entre deux auteurs qui me sont très importants tous les deux : « A 23 ans, à l'instigation de l'écrivain Michel Carrouges, qui lui avait présenté André Breton, Michel Butor signait une étude sur Jules Verne, Le Point suprême et l'âge d'or (1949). Cette revisitation devait jeter un jour nouveau sur ce qui, jusqu'alors, était considéré comme une lecture pour adolescents et jugé avec condescendance par les universitaires. Depuis lors, l'intérêt de l'écrivain ne s'est jamais démenti pour l'auteur du Tour du monde en quatre-vingts jours, auquel il a consacré un cours à l'université de Genève et qu'il a souvent cité : en particulier Les Enfants du capitaine Grant (dans Second sous-sol et dans Boomerang), Vingt mille lieues sous les mers (dans Ici et là et dans Icare à Paris), Autour de la Lune (dans Troisième dessous et dans Gyroscope). (Le Monde, 17 mars 2005). »
Butor pense que le public choisi par Hetzel, assigné en quelque sorte à Jules Verne, l’a desservi et que cela « a brouillé l'appréciation intellectuelle sur Jules Verne : il a été le premier à souffrir de ne pas être mis sur un pied d'égalité avec Balzac ou Zola ». Mais lui, Michel Butor, l’a « toujours lu comme un grand écrivain, à leur égal. Son entreprise romanesque est de la même envergure. »
L’île
Ici Michel Butor met en avant un thème essentiel chez Jules Verne et parle de son écriture : « La figure dominante de l'œuvre devient l'île, avec le personnage de Robinson, sur lequel Jules Verne propose d'innombrables variations. Mais, moi, ce qui m'a particulièrement frappé, ce sont les passages descriptifs, privilégiant des endroits ou des moments exceptionnels. Les lieux essentiels – les pôles, le centre de la Terre –, et d'autres encore qui peuvent avoir des propriétés comparables : des points de vue sur la totalité du réel. Des sites qui permettent la révélation du monde. Par exemple le Nautilus, à partir duquel l'univers marin se dévoile. En relisant Verne avec un œil d'adulte, j'ai été saisi par la qualité littéraire de sa langue, même si c'est un écrivain très inégal. ».
→ Je suis entièrement d’accord avec ce que dit Butor sur la qualité littéraire de la langue de Jules Verne, plus dubitative (mais c’est à moi que j’attribue les raisons de ce doute, à un manque de perspicacité dans l’analyse ou plus simplement le ressenti) sur le côté inégal de cette écriture. C’est en tous cas une écriture qui a une puissante fonction apaisante sur moi. Précieuse en ces temps difficiles et pas seulement pour l’évasion qu’elle permet, loin d’un quotidien borné et très gris.
Une piste de lecture
J’aime bien que l’on me donne des pistes de lecture dans Jules Verne et j’ai suivi avec beaucoup de bienfait celles que m’avait ouvertes Ivar Ch'Vavar. En voici une que me propose Michel Butor : « j'ai fait un cours sur le Testament d'un excentrique, roman assez peu connu et admirablement structuré. Un milliardaire, passionné du jeu de l'oie, rédige son testament en invitant des jeunes gens tirés au hasard à jouer à ce jeu, où les États américains représentent chacun une case. Les cases symboliques du jeu de l'oie traditionnel servent de grille pour lire l'histoire politique des Etats-Unis. À cela, s'ajoute le choix des personnages qui s'identifient par leurs défauts principaux aux sept péchés capitaux et sont associés aux sept couleurs de l'arc-en-ciel. Ce système permet à Jules Verne de nous promener à travers tous les Etats-Unis. Il utilise le hasard à l'intérieur de la construction romanesque elle-même. On rejoint-là plutôt Perec que Dumas ! »
→ mais il me faudrait d’abord terminer deux lectures suspendues et je me sens soudain comme en faute vis-à-vis de leurs héros, comme si je les avais abandonnés dans des situations inconfortables. Cela m'est un peu indifférent pour le Capitaine Hatteras qui ne m’est pas très sympathique, beaucoup moins pour les malheureux enfants du Capitaine Grant, coincés par moi en plein bush australien. Au secours me disent-ils. Allons-y me dis-je.
Question et réponse, importantes
La question de René de Ceccatty : « Votre propre entreprise littéraire n'est-elle pas à sa manière une description du monde ? »
La réponse de Michel Butor : « Oui, ce que j'ai écrit se rapproche de Jules Verne dans ce sens-là. Je m'en rends compte seulement maintenant. Mon dernier roman, Degrés, part de la description d'une heure de classe d'histoire et de géographie. Dans ce roman, tout le système de l'enseignement apparaît peu à peu. Tout le programme scolaire est convoqué. C'est le lieu même où Jules Verne voulait être lu. Mon propos de description de la réalité à partir de l'enseignement et de critique de l'enseignement par lui-même est finalement proche de l'entreprise des Voyages extraordinaires. Ensuite, dans mes livres de voyage, j'ai voulu tendre sur la réalité un filet, afin de mieux la comprendre, de la voir, alors que nous sommes perdus en elle. L'ensemble du Génie du lieu a quelque chose en commun avec les Voyages extraordinaires. »
→ Lire Butor et Verne, encore et encore.
Une œuvre est un site, comme un paysage
« Une œuvre littéraire ou picturale fait partie du monde. La réalité, ce n'est pas seulement la nature, ou ce qu'on appelle la société et l'économie. La réalité, c'est aussi la littérature, la peinture : cela fait partie du monde dans lequel nous apparaissons. Et donc une œuvre est un site, comme un paysage. (...) Pour moi, certaines œuvres sont des sites privilégiés, qui me permettent de mieux voir et comprendre où je suis dans cette espèce de dérive où nous sommes tous emportés. Tout comme Rimbaud, Balzac et Flaubert, Verne est un des sites qui nous permettent de comprendre où nous sommes. »
Cela se connait
Ça se connait ! : Une expression employée par une amie originaire de Savoie, une amie disparue depuis longtemps mais qui reste très présente.
Ce qui se connait ici, c’est une vraie grande interprétation. J’écoutais sans y prêter vraiment attention des sonates de Haydn, jouées par des pianistes respectables mais secondaires. Quand soudain tout change, mon oreille est fortement attirée et je constate que c’est désormais Sviatoslav Richter qui a pris la main !!! Tout s’explique.
C’est par son interprétation de sonates de Haydn que j’ai un jour compris l’importance d’un silence musical et à quel point il peut être dense.
Des pierres graphiques
Mes balades matinales, entamées sur fond de déréliction, puis petit à petit teintées d’enthousiasme pour tout ce qu’il y a à explorer, à découvrir, en lien profond avec ce que l’on sent, ce que l’on est, me conduisent vers le site des éditions Fage. Pourquoi ? Parce qu’y travaille un écrivain dont l’œuvre me parle profondément, Philippe Grand. Or ces éditions publient un livre autour des « pierres graphiques ». Je ne connaissais pas ce terme pour désigner ces pierres qui recèlent des mondes, mais en grande ramasseuse de cailloux, je comprends tout de suite de quoi il s’agit, même si mes cailloux sont bien moins spectaculaires que ces pierres collectionnées par Roger Caillois ou le minéralogiste Claude Boullé. Ce sont les pierres de ces deux collectionneurs qui sont ici traversées par la lumière du photographe Raphaël Salzedo. « Raphaël Salzedo a choisi très vite de s’égarer aux marges de ce que d’autres définissaient comme essentiel. De traquer, dans l’impermanence du monde, des signes, des mouvements. De peindre à sa manière, photographique, la complexité des choses, celle qui ne se satisfait pas du temps fléché ou de l’explication rationnelle. Un jour, il retrouva au cœur de Paris les paysages d’immensité dont il avait jusqu’alors figé des détails ou instants dans ses photographies et qui avaient – et ont toujours – sa prédilection. Son regard venait de traverser la vitrine de la galerie Claude Boullé, et de cette expérience paradoxale allait naître une longue fascination pour les pierres, pour les ‘tableaux’ inscrits en elles par les longs processus géologiques, pour cette ‘écriture des pierres’ si bien dite par Roger Caillois et dont les exemples collectionnés par le galeriste-minéralogiste Claude Boullé lui dévoilaient la magnificence. Calcaires de Toscane, agates, septarias, onyx, grès de l’Utah, jaspes de l’Aveyron... : désormais, avec le seul concours de la lumière, Raphaël Salzedo ferait parler les silencieux motifs colorés portés au jour par la scie du tailleur, il offrirait sans trucage d’aucune sorte au lecteur-spectateur d’exercer sur les failles, fissures, éclats, dendrites, cristaux enfouis au cœur des minéraux sa liberté d’imaginer, ou, plus largement et plus simplement, sa faculté ou puissance d’admirer. »
→ que de fois j’ai rêvé de ce travail de la scie qui vient ouvrir certains minéraux d’aspect banal ou ingrat et mettre au jour de ces paysages imaginaires.
Est-on si loin de Jules Verne, évoqué il y a un instant et qui était féru de minéralogie ?
Un minéralogiste
Envie de serrer ici ce beau portrait du minéralogiste Claude Boullé (mon adolescence fut bercée quant à elle du nom de Michel Cachoux, dont nous avons même retrouvé une carte dans l’appartement de nos parents récemment, mon père s’étant lui aussi intéressé à ces fameuses pierres). Je pense aussi à une très belle boutique à Freudenstadt en Allemagne qui regorge de merveilles minéralogiques, pierres graphiques et fossiles !
« Claude Boullé est un minéralogiste français né à Paris en 1934. Ses études de minéralogie et de pétrographie le conduisent à rechercher dès sa jeunesse des gisements en France comme à l’étranger. Toutefois, inspiré par son goût pour la poésie, il se désintéresse tôt de la minéralogie classique pour se tourner vers les pierres graphiques, dont il va devenir un des rares spécialistes. Les ‘pierres à masures’ décrites par Pline le Jeune (Ier siècle) et Ulisse Aldrovandi (XVIe siècle) puis incluses dans les cabinets italiens des Médicis le fascinent. Aussi part-il dans la région de Florence en quête de terrains retournés ou d’éboulis susceptibles de receler des blocs de ce calcaire marneux réputé : la pietra paesina ou ‘marbre de Toscane’. Le principal gisement étant fermé, il recherche et découvre d’autres sites, pour la plupart peu accessibles, où se fournir en pierres brutes. Car bien qu’essentiel, ce temps de collecte n’est que le premier du long processus artisanal de découpe, polissage et lustrage à l’issue duquel la singularité graphique de chaque pierre est révélée. Les paysages celés au cœur du minéral et libérés par le geste maîtrisé de l’artisan éveillent la passion comme de véritables objets d’art naturels. Pour ne citer qu’eux, les écrivains Roger Caillois et André Breton en font collection (quelques-unes de ces pierres-paysages seront présentées lors des ventes à l’Hôtel Drouot de leurs collections respectives en 1993 et en 2003). Bientôt, Claude Boullé ouvre sa propre galerie au 28 rue Jacob, à Paris. Il y reçoit un public éclectique et fasciné, des écrivains (Yves Bonnefoy, Jurgis Baltrušaitis, Kenneth White), des peintres (Raoul Ubac) mais aussi, bien sûr, beaucoup d’amateurs anonymes. » (Source de ces textes)
L’oreille lectrice
Extrait du livre de Philippe Beck, le traité des sirènes, cette citation, surtout pour la belle idée de l’oreille lectrice. Comment on lit avec ses oreilles, qu’entend-on en vérité quand on lit, à quoi est-on sensible ?
« Dans le mot Sirène, l'oreille lectrice cherche sourdement à comprendre qu'une chorale de femmes abstraites claironne subtilement la loi d'un murmure sans fond, l'énigme du chant qui hante le silence où la pensée affronte sa matière nue. »
Je relève aussi cette autre citation : « Le nom est la chance intense de voir apparaître. Faire voir ce qui est déjà là dans la grisaille de l'oubli, nettoyer les portes bigarrées de la perception, c'est une tâche de l'enfant vrai en chacun, l'occasion de se tendre exactement, qu'il est tenté de saisir, en respirant, au risque de mal dire le prix du manège des noms côte à côte, de la lumière et de l'apparaître, où rien ne commence, où tout est commencé et recommencé diversement »
Et enfin, la notion de citations-cigale dans le texte de présentation de l’éditeur : « magnifiques citations-cigales de Jean-Paul Richter, de Nietzsche, de John Donne... — un peu comme dans les symphonies de Mahler où surgissent des échos de Beethoven de Schubert ou de Chants populaires (...) »
→ oreille lectrice et citation-cigale, deux belles trouvailles. Comme deux cailloux ramassés.
La forme, le fatras
Cette citation dans le dernier épisode du formidable feuilleton critique de Pierre Vinclair autour du livre Autoportrait dans un miroir convexe de John Ashbery ; « C’est entre ces deux proclamations de l’importance de la forme que se déploie le livre tout entier. Mais il faut lever l’ambiguïté : la ‘forme’ ne doit pas ici être entendue au sens classique de la reproduction de caractéristiques identifiables (rondeau, sonnet, etc.) : le poème n’est toujours pas une œuvre au sens de Valéry. Comme l’écrit d’ailleurs Antoine Cazé, ‘l’accumulation baroque du fatras [chez Ashbery], pour garder toute sa portée critique, ne doit pas se retrouver maîtrisée, muselée, dans une forme qui serait expressément reconnaissable comme le lieu esthétique du poétique.’ La forme dont il est question ici est bien plutôt le fatras lui-même, l’espace génériquement inassignable de co-présence des éléments seulement tenus par la colle de l’association des idées. Mais le fatras comme ‘formal affair’, c’est-à-dire : une cérémonie. Ce que le poème offre à son lecteur, ce n’est pas une fête de l’esprit, telle qu’elle s’incarne dans une œuvre bien ficelée (quoiqu’on pourrait la peaufiner indéfiniment) : c’est un rite, d’une fragilité extrême, se présentant sous la forme d’un mille-feuilles de vers aux relations ambiguës, toujours en jeu. Lorsque la colle minimale de l’association des idées n’opère plus (c’est de là dont nous étions partis), ‘chaque partie du tout se détache’ (p. 104), le poème part en lambeau. Tant qu’elle tient, il peut espérer offrir à son lecteur son maigre effort, toujours recommencé, toujours à recommencer — celui de faire sens, faire enfin sens. Comme si nous n’étions qu’au tout début du monde et que rien n’avait été dit, et qu’allait s’essayer la première parole, celle qui ne peut compter sur rien qui la précédât : aucune rhétorique, aucune logique pré-établies. Le voilà : il s’avance. »
Flacons de sels
découvrir le bach d’angela hewitt – réussir à marcher une heure d’affilée sur la terrasse à raison de onze pas dans un sens et onze pas dans l’autre soit 7500 pas en tout – découvrir que la marche permet de secréter des ostéocytes importants dans le processus de renouvellement du tissu osseux – ces couchants d’automne explosion d’orange de rouge de mauve – voir une petite fille très aimée collecter et me présenter toute fière une superbe pile de livres de roald dahl – aimer sa passion de la lecture et se demander en riant sous cape d’où ça peut bien venir – revoir des photos de ceux avec qui on a travaillé pendant des années et même si ceux de la photo sont tous morts aujourd’hui – laisser le fragment rayonner sans recours – découvrir une courte séquence sur les aptonymes et contre-aptonymes dans le livre de jacques barbaut, c’est du propre, petit traité d’onomastique amusante – rêver de faire une collection d’aptonymes alors que souvent je m’amuse du rapprochement entre le nom de la personne et ce qu’elle fait dans la vie.
De la répétition
Et s’il fallait surtout éviter de réécouter, réentendre pour ne pas casser le bonheur de l’écoute surprise. Que je joies ces derniers temps à entendre soudain, à la radio, une musique connue ou inconnue mais que je n’ai pas programmée moi-même, qui me surprend, que je découvre à neuf même si je la connais par cœur. Accepter aussi que, comme pour la lecture, ma vraie capacité de réception intense est brève, quelques pages de musique, une dizaine de minutes maximum, puis l’intensité d’écoute, la plupart du temps baisse. J’ai pourtant en tête l’expérience d’un ou deux concerts, parmi des dizaines, où j’ai totalement perdu conscience de toute autre chose que la musique. Expérience rarissime mais inoubliable.
Et s’il fallait donc casser le réflexe d’engranger, de répéter. Que de choses, de textes, d’œuvres musicales, j’ai stockés dans ma vie ! Que de cassettes aujourd’hui bonnes pour la corbeille, de CD gravés à partir de ceux de la bibliothèque, ces milliers de podcasts qui traînent un peu partout. Il faut dire que j’ai commencé ma vie à une période où la reproductibilité technique était encore balbutiante. J’ai vu naître la K7 et le CD et ils sont déjà morts, vie bien plus courte que la mienne. Tous ces jeunes neveux à qui je propose de choisir parmi les très nombreux CD de musique classique de leur grand-père et qui me disent qu'ils n’ont plus aucun appareil pour les lire. Alors oui, aujourd’hui, le streaming (un mot français pour ça ? ‘Lors du dernier rassemblement de la commission générale de terminologie et de néologie, celle-ci a décidé de remplacer le mot streaming par le mot "flux" afin de diminuer le nombre de mots anglophones dans notre chère langue française.’) Mais si je dis le flux qui va comprendre que je parle des plateformes musicales ? Alors oui, fascination et vertige et jouissance devant cette discothèque presqu’infinie, où il y a même un peu (je dis bien un peu) de musique contemporaine. Alors pourquoi stocker, dans la peur toujours du manque ou la pulsion de répétition. Idem pour les émissions aimées, les voix que l’on voudrait garder. Tout est ou sera accessible « d’un simple clic » comme dit Poezibao. Et tout ça via un appareil minuscule alors que les lieux de vie sont envahis par les livres & les disques (plus de 1000 LP, sans doute 2500 CD et je ne parle pas des chers envahisseurs, alias les livres !).
La surprise on peut aussi se la ménager en partie comme je viens de le découvrir. Tout simplement en constituant des playlists. Et en en programmant l’écoute en mode aléatoire.
Expérience de lecture
Très étonnante expérience de lecture que celle du livre d’Eric Villeneuve, Aventures dans l’île de Juillet. Le livre a tout d’un labyrinthe et l’auteur s’ingénie à perdre le lecteur, à se perdre lui-même sans aucun doute, jouant de tous les registres, mais aussi de très nombreux codes de la littérature d’aventure (il aime Jules Verne !). On s’imagine avoir saisi un fil et patatras, à la tourne, tout est remis en question, on ne sait plus où on est et on finit même par ne plus savoir qui on est en tant que lecteur tentant de suivre les aventures d’un sujet-caméléon, qui ne cesse de changer d’identité, de lieu, de peau, d’histoire. Si on accepte d’entre dans ce jeu, c’est fascinant, déstabilisant à souhait (cette déstabilisation pourrait bien entrer dans les flacons de sels !). On entend quelques échos, mais à peine, vite laissés là comme cette belle page
(Jamais d’une seule traite)
Tôt ou tard la marche s’interrompait... ///
Beige décoloré du sable, sous l’eau.
Gris-brun de l’algue, au-delà.
Vert pâle des lézardes, dans le champ d’algues.
Bleu outremer des confins
qui pour moi a appelé irrésistiblement le souvenir de Le Clézio dont l’œuvre, je le sais, a beaucoup compté, compte sans doute encore beaucoup pour Eric Villeneuve. Son livre, Le Morticien, « est une thèse de doctorat écrite sous forme de roman et consacrée – si l’on veut bien admettre qu’il est possible, un temps, de substituer au discours critique un énoncé purement métaphorique – à Kafka, Guyotat et Le Clézio. » (source)
« Chaque fois on improvise, chaque fois la parole se libère, les cloisons disparaissent et tout recommence ». (Du jour au lendemain du 3 février 2012)
Dans la foulée de l’écriture de ces notes j’ai écouté cette émission de 2012, époque bénie où l’émission d’Alain Veinstein existait encore, seul lieu où l’on parlait des livres qui m’importent. Eric Villeneuve y développe une belle métaphore, celle d’une maison vide, dans laquelle on entre dans l’attente de quelqu’un. Ce serait un livre qui lentement se construit, pour lui très lentement, quatre livres en trente ans, des années depuis le début, en ce moment de 2012 où il est reçu par Veinstein. En fait Aventures dans l’île de Juillet est composé d’une multitude de séquences qui ont chacune attendu leur heure. Et Eric Villeneuve d’expliquer que très souvent il a dû attendre très longtemps que quelque chose se fasse pour ces séquences... mais que quand il n’écrit pas pour le livre en projet, il ne cesse pas pour autant d’écrire, et qu’il écrit des dizaines, voire des centaines de début de roman, parce que c’est ce qu’il préfère, où il se sent vraiment libre. Il a l’amour des commencements, ce moment de la plus grande joie, du jaillissement.
Le stylo
A un moment du livre, je l’avais noté, le narrateur parle de son stylo, lequel est aussi évoqué dans l’entretien. Un Pelikan Kuala Lumpur, édition limitée à l’occasion des Olympiades du Commonwealth et offert par son père.
Cette séquence sur l’écriture :
« Pour écrire, j'ai pris ce que j'ai trouvé (dans la cuisine).
Un stylo bille au corps transparent et un bloc de feuilles à carreaux, pour listes de commissions.
(dix-septième jour)
La bille roule tandis que la plume glisse : en principe, je préfère écrire à la plume (glisser), et que les mots restent humides un temps sur le papier...
(dix-huitième jour)
C'est comme le souvenir d'une autre vie...
Quand je choisissais mon instrument d'écriture et mon papier. Je possédais même des stylos plume perfectionnés affublés de noms propres. Maintenant, j'écrirais presque en oubliant avec quoi.
(dix-neuvième jour)
(...)
Quand je prends le stylo, avant d'aller dormir, je connais déjà le texte à écrire. Les phrases sont en place dans ma tête, exactement comme l'est, au fond de moi, le goutte-à-goutte régulateur. Il n'y aura pas de vaine agitation au fur et à mesure que les mots apparaîtront sur la page, pas d'élan pris, pas d'ajouts. »
Aventures dans l’île de juillet
Tout est rompu soudain de ce qui ressemblait à un récit de voyages, puis avait glissé sur un roman d’aventures, peut-être. Voici une longue séquence, qui ira jusqu’au terme du livre, qui se transforme en journal. Le narrateur semble avoir subi un traumatisme très grave, un accident. Il est privé de parole, se retrouve dans un appartement inconnu où il est secouru par un jeune homme nommé Golo. Il remonte petit à petit en s’accrochant au début à ce qu’il appelle le goutte à goutte : « il apparait ici comme façonné, tracé à la main : le goutte-à-goutte, le petit bruit de ma voix. » (p. 134)
Cette belle remarque, à méditer : « ici toutes les questions ne font pas de moi leur obligé. » (p. 140)
Le choix
Double occurrence de la question du choix, qu’on pourrait aussi appeler question de la destinée, dans le livre et dans l’entretien avec Veinstein. Cela d’abord dans le livre ! « Et là, maintenant, je vais consacrer toute la journée du 20 à parler de nos choix : comment ils s'opèrent malgré nous, parfois... Hypothèse selon laquelle, donc, un choix ne résulterait pas forcément d'une décision... Mais de quoi, alors ? Eh bien, je le crois, d'une situation particulière : une situation arrivée à son terme et qui a bénéficié d'un mûrissement favorable. Oui, un choix c'est cela : un ensemble de facteurs qui opèrent à votre insu une transformation nécessaire.
À quoi reconnaît-on un choix de cette nature, sinon au fait qu'on le subit ? Il suffit d'observer, en vérité. Dans la situation nouvellement créée, il y a beaucoup de points de convergence avec nos attentes de fond, nos besoins et nos désirs lancinants. En apparence, on est arrivé là par accident, mais, à y regarder de plus près, bien des choses ici nous correspondent... ».
Et dans l’entretien, Villeneuve explique que selon lui, on vit avec une vie déjà vécue et qui s’éclaire peu à peu, qui révèle peu à peu comment elle est configurée.
→ On pourrait dire au fond que nos choix nous accomplissent, accomplissent une part de nous que nous ne connaissons peut-être pas mais qui est fondamentalement nous.
De l’écriture
« J'ai confiance. C'est l'habitude de voir mon existence ramenée à rien ou presque, chaque soir, dans mon journal, et de trouver néanmoins, à cette occasion, une forme de contentement : l'écriture néglige tout ce que nous avons en tête, elle se soucie peu de nos projets, de nos ambitions — et pourtant, à sa manière, par sa dynamique propre, elle nous rapproche de notre meilleure part. (...) l'écriture semble capable de cheminer par elle-même... Je parle, bien entendu, du genre d'écriture que je connais, celle qui œuvre en nous par défaut : le goutte-à-goutte salvateur. Bien orientée, elle ne peut que trouver son destinataire, le moment venu. » (p. 175)
Proust et édition
Cela que je ne savais pas, les innombrables changements entre les différentes éditions de Proust, changements dont se plaint Hélène Cixous : « Ce qui est affreusement gênant avec Proust, c’est que d’une édition à l’autre, cela change tellement que chaque fois qu’on commente et qu’on se croit très fin, on est en danger parce que l’édition suivante peut tout à fait vous déstabiliser. » (p. 195)
Paul Celan, Hélène Cixous
Une nouvelle séance du séminaire d’Hélène Cixous s’ouvre le 26 janvier 2002. Sur une référence à Paul Celan (dont on a fêté ce 23 novembre 2020 le centième anniversaire de la naissance). « Quelques mots que j’ai prélevés comme indicatif dans la Lettre de Paul Celan à Hans Bender : « Nur wahre Hände schreiben wahre Gedichte » : « Seules des mains vraies [ou de vraies mains] écrivent de vrais poèmes. » Cela peut apparaître comme une affirmation idéaliste, mais c’est traité de manière extrêmement concrète. » Je cite tout le passage suivant avec les commentaires en aparté d’H.C. « Paul Celan à H. Bebder : ‘Mais – permettez-moi ce raccourci de choses pensées et apprises d’expérience – le métier est, comme la propreté [Sauberkeit] en général, une condition requise pour toute production d’écrivain. (...) Le métier [Handwerk], c’est l’affaire des mains [das ist Sache der Hände]. Et ces mains, à leur tour, n’appartiennent qu’à un homme [la traduction française dit ‘homme’, ce qui peut nous faire déraper vers la question de la différence sexuelle, mais en allemand, Mensch, c’est ‘être humain’, ce n’est pas sexué], c’est-à-dire une âme unique et mortelle, qui avec voix et sans voix cherche un chemin. [Je vous lis la phrase en allemand parce qu’elle joue phoniquement : ‘Und diese Hände wiederum gehören nur einem Menschen, d.h. einem einmaligen und sterblichen Seelenwesen [être d’âme, et non pas âme, comme l’a traduit Launay], das mit seiner Stimme und seiner Stummheit einen Weg sucht » – qui avec sa voix et son mutisme cherche un chemin.] Seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes. Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème. Et qu’on ne vienne pas nous parler de ‘poïeïn’ et de ce qui s’ensuit. Ce mot, avec tout ce qui s’y rattache de proche et de lointain, signifiait quand même autre chose que ce qu’on lui fait dire dans le contexte actuel’. » (p. 205-206).
Des lettres
tout ce séminaire d’H.C. (Lettres de fuite) tourne autour de la lettre, sous toutes ses formes, et dans ces mois de fin 2001 et début 2002, autour de toutes les lettres contenues dans Albertine Disparue. C’est aussi prétexte à des méditations sur ce qu’est une lettre, le timbre, la poste, etc. Avec citations de Derrida à l’appui : « Dans La Carte postale, vous verrez Derrida innombrablement mettre une lettre dans une boîte – il y a même des photos, en rapport avec des boîtes aux lettres qui n’existent pas chez nous et qui sont faites pour lui, des colonnes, des piliers, dans la bouche desquelles il va introduire, de sa ‘propre main’, le message. On pourrait faire un film sur les boîtes aux lettres – et même sur le thème de la boîte, ce que signifie de mettre en boîte. Toute l’immensité mythologique de la poste prend le relais – regardez La Carte postale et tous les textes de Derrida qui traitent de cela. » (p. 202)
Ce qui m’est resté
Autre citation poignante de Celan donnée par Cixous, avec commentaire, dans son séminaire, une citation dont le message est clair aussi pour aujourd’hui ; « Nous vivons sous de sombres cieux, et – il y a peu d’hommes [d’êtres humains]. C’est sans doute aussi pourquoi il y a si peu de poèmes. Les espérances que j’ai encore ne sont pas grandes ; j’essaie de garder ce qui m’est resté [Verbliebene, en allemand, c’est un seul mot : j’essaie de garder le resté, mon resté] ».
Philippe Grand
Philippe Grand m’écrit une belle lettre hier et cela a comme toujours le bon effet de me relancer vers ses textes ? Je reprends celui qu’il a publié sur son site et relève :
« Telle phrase sur laquelle je tombe par hasard me parle, au point que je la
recopie, mais je ressens qu’elle aurait pu plus me plaire encore.
Je cherche alors en quel endroit je pourrais la modifier à cette fin, quels
changements je pourrais lui apporter afin de la comprendre mieux encore.
Pourquoi réécrire la phrase d’un autre (et donner le background réflexif de
cette réécriture) plutôt qu’en écrire une sienne ?
Pour ne pas masquer l’origine de cette dernière si je l’avais écrite, mais
comme de fait elle l’est maintenant, pour marquer que sans l’occasion d’en
avoir lu une mouture à mes yeux perfectible elle n’aurait jamais été.
Combien de nos phrases sont des réécritures non signalées ?
Dans le disparate de ma <production>, la phrase « C’est en parlant avec les
autres que j’ai appris à penser » aurait pu passer sans qu’on soupçonne
l’existence de quelque phrase-source dont elle serait une sorte de traduction.
Mais cette phrase à laquelle j’adhère pleinement, je ne l’aurais certainement
pas écrite si je n’avais pas rencontré précisément telle phrase-source,
remarquable mais à la fois aussi insatisfaisante que si l’auteur ne s’était
lui-même pas compris en l’écrivant. Tout s’est passé comme si j’avais eu,
après l’avoir lue et comprise, à la corriger pour la comprendre mieux
– lui donner un auteur se comprenant en elle, qu’importe celui-là »
Jamais seul
Martin Rueff donne un très beau texte à la revue Catastrophes de Pierre Vinclair. Il y parle de la question du savoir et du poème, il y parle de l’amitié et quelle quantité de savoir le poème peut tolérer.
Sur le premier point, l’amitié, je relève : « Mascolo écrit à Deleuze [en citant] Hölderlin dans une lettre de septembre 1988 : ‘la vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole, par écrit ou de vive voix, sont nécessaires à ceux qui se cherchent. Hors cela, nous sommes par nous-mêmes hors pensée.’ (...) C’est la bonne vieille leçon de Socrate. Elle ne vaut pas seulement pour la pensée mais bien pour la poésie. Le lien amitié poésie. Cela n’a rien à voir avec la gentillesse (ah l’incroyable antienne : ‘u es trop gentil’) car l’amitié, c’est l’intransigeance dans le respect. Ce que j’ai appris à partager avec les poètes que j’aime trop pour les nommer ici c’est l’amour de la poésie qui se méfie d’elle-même. »
Et puis cela aussi sur l’érudition, le savoir, leur compatibilité ou non avec le poème : « ma passion des savoirs, ma hantise de l’ignorance qui est partout bien sûr et dominante quand elle s’ignore. Est-il un lieu pour un tel aveu : l’ignorance me bouleverse, l’ignorante consciente d’elle-même me transit quand elle rend muet (souvenirs d’enfance, de copains pétrifiés, d’enfants qui pleurent parce qu’ils n’y arriveront pas jamais jamais jamais), et me passionne et m’égaie quand elle est l’aliment d’une expression. Je ne sais pas si je suis un poète érudit (et à dire la vérité, je ne le crois pas du tout) ; je ne sais pas si je désire l’être ou si je redoute d’apparaître tel ; je sais pourtant une chose. L’étymologie d’érudit est magnifique – ‘eruditio’ vient de e-rudio : dégrossir, déblayer, lequel vient à son tour de rudus – gravois, plâtras, décombres, déblais. L’érudit c’est le déblayeur, celui qui dégrossit ce qui est toujours mal dégrossi. Je pense à Celan – ‘dégage-toi’. Allège-toi. Il faut se désencombrer. »
Faire chanter les archives
Bel article de Guillaume Condello dans la revue Catastrophes encore sur le thème de l’utilisation poétique des archives. Je ne suis pas complètement ou seulement dans l’utilisation des archives dans mes projets, notamment autour du Voyage d’hiver ou de Jules Verne, mais ces mots m’importent : « Comment faire chanter les archives ? Dans les traces infimes qui sont laissées par le passage de l’histoire, se joue la possibilité de recueillir ce qui n’a pas été, dans un premier temps, considéré digne de mémoire, ce que l’Histoire, écrite par la voix forte des vainqueurs, n’a pas retenu. L’archive, c’est ce qui est en attente de son chant, de la voix qui pourra lui rendre la sienne, les siennes. Car c’est un exercice de polyphonie que de faire chanter les archives. Rukeyser, Reznikoff, Sebald, Pic, etc. mettent en scène les grands comme les petits, les bourreaux aussi bien que les victimes, toutes les voix qui veulent s’élever, étouffées sous la couche de poussière du temps, pour retrouver leur voix. Le poème est là pour amplifier ces voix, celles des morts, les accueillir dans la sienne pour les faire enfin retentir : le chant des archives, c’est une polyphonie des morts, dans un mégaphone. »
Cela encore, qui me fait penser à mon P’tit Bonhomme vernien, à la famine en Irlande, etc. : « Le chant est celui des choses mêmes. La langue du poème doit pouvoir laisser entendre ce qui dans les archives était en recherche de sa propre expression. C’est à la fois un exercice de polyphonie et de possession : ce n’est plus le poète ou la poète qui parle, mais les voix disparues – ou qui n’ont jamais été entendues »
Du 17 au 29 novembre 2020
Rédigé par Florence Trocmé le 30 novembre 2020 à 13h57 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Cette parution du Flotoir est disponible au format PDF, en cliquant sur ce lien. (Le PDF est paginé et doté d'un index)
Écrit à la main
ai écrit à la main, sur la petite table, près de la fenêtre.
ai écouté « Le Bon plaisir de Peter Handke » (1989)
ai lu dans un vieil article du Monde : « Colette Fellous a voulu ce 'Bon Plaisir' comme un voyage avec l'écrivain, une suite de petits films, fondus enchainés par la guimbarde, le vent, les langues (on y évoque la richesse du vocabulaire slovène). Ulysse des cafés, navigant de juke-boxes en baby-foot, on suit Handke dans son monde intérieur. »
ai noté « tous les dix ans, il faut se débarrasser de ses opinions sur soi-même »
ai écrit à la main, sur la petite table, près de la fenêtre
ne sais pas si je recopierai ici, tout, partie ou rien
Als das Kind kind war
Als das Kind
La chanson de l’enfance dans les Ailes du désir de Handke/Wenders
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Als das Kind Kind war,
ging es mit hängenden Armen,
wollte der Bach sei ein Fluß,
der Fluß sei ein Strom,
und diese Pfütze das Meer.
Als das Kind Kind war,
wußte es nicht, daß es Kind war,
alles war ihm beseelt,
und alle Seelen waren eins.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il ne savait pas qu’il était enfant.
Tout pour lui avait une âme
et toutes les âmes n’en faisaient qu’ une.
Le texte entier du poème et sa traduction sont ici, les grandes sources pour Handke sont Le Saute-Rhin et bien sûr Œuvres ouvertes de Laurent Margantin
« Suivre Peter Handke, c'est partir et se dépouiller de toute certitude, mais aussi revenir à l'essentiel, à la conviction que l'écriture - récit, roman, essai, journal intime... - révèle à son auteur et à son lecteur un sens de l'existence et du monde. »
flacons de sel
le seul fait de chercher, trouver, vivre des sels de la vie en ce temps catastrophique – la lumière admirable de ce jour d’automne, veille de le fête dite de tous les saints et avant-veille de la fête dite des morts – écouter un court commentaire de l’histoire d’agar – passer plusieurs heures avec peter handke dans le karst et à trieste – penser à trieste – apprendre à ne pas insister, développer, argumenter, justifier –
Karst, Handke
Une bonne partie de l’émission « Le Bon plaisir de Peter Handke » (1989) se déroule dans le Karst. C’est une région qui se trouve à la frontière de l’Italie et de la Slovénie (merveilleux de voir comment en une seule émission, pas du tout faite pour cela, on peut prendre contact avec une région, simplement au travers des bruitages, de la langue entendue et des mots de ceux qui ici, parlent, se rencontrent, racontent. « Le karst est une structure géomorphologique résultant de l'érosion hydrochimique et hydraulique de toutes roches solubles, principalement de roches carbonatées dont essentiellement des calcaires. (...) Par ailleurs, des morphologies analogues à celles résultant des processus karstiques (...) se rencontrent dans certaines zones glaciaires : inlandsis, glaciers... Les karsts présentent pour la plupart un paysage tourmenté, un réseau hydrographique essentiellement souterrain (rivières souterraines) et un sous-sol creusé de nombreuses cavités : reliefs ruiniformes, pertes et résurgences de cours d'eau, grottes et gouffres. Selon les régions du monde, les structures karstiques portent des noms spécifiques ; ainsi, sur les marges sud et ouest du Massif central, les plateaux karstiques sont dénommés ‘causses’. » Handke emploie lui à deux ou trois reprises le terme de doline.
→ J’ai écrit il y a peu que le Flotoir était mon livre de lecture, c’est aussi ma petite encyclopédie personnelle. Peter Handke raconte qu’un jour il a compris qu’il lui fallait étudier assez sérieusement la géologie. Sans doute était-il marqué par ce paysage dont ses ancêtres sont originaires.
Le terme ‘karst’ est originaire de la région éponyme du Carso ou Kras, haut-plateau calcaire situé entre l'Italie, la Slovénie et la Croatie, dont la géomorphologie est très représentative de la ‘typologie karstique’. ‘Kras’ fut germanisé en ‘Karst’ à l'époque où le duché de Carniole, appartenant aujourd'hui à la Slovénie, faisait partie de l'Autriche-Hongrie.
J’ai appris aussi dans cette émission l’existence du poète slovène Srečko Kosovel
Et c’est dans cette région, à Duino, que séjourna Rilke et qu’il y écrivit entre 1912 et 1922, les célèbres Élégies de Duino. Il était l’invité de la princesse Marie de Thurn und Taxis à qui le château appartenait alors. Le château appartient toujours à sa famille, dont le nom a été italianisé en della Torre e Tasso et qui porte le titre de Duc de Castel-Duino. (Les différentes informations ici reprises viennent toutes de Wikipedia).
→ en ces temps de réclusion, il est bon d’improviser non pas un Voyage autour de sa chambre, mais un Voyage derrière son écran. N’étais-je pas hier et ce matin dans le Karst, avec Peter Handke.
Evgen Bavcar
Découvert dans l’émission de Colette Fellous, ce « Bon plaisir de Peter Handke », de 1989. Il est slovène, il a perdu la vue dans son enfance. Des amis lui enregistrent les livres, notamment ceux de Handke. En allemand. On l’entend manipuler son magnétophone à cassettes, on entend la belle voix de femme qui lit le texte de Peter Handke, je crois qu’il s’agit de Le recommencement. Even Bavcar bien qu’aveugle est photographe. Sa voix, si belle, avec son accent en français, comme la voix de Peter Handke, si belle, avec son accent en français.
Oui « la narration, le plus spacieux de tous les véhicules ».
Evgen Bavcar est né en 1946 en Slovénie. Il devient aveugle vers l’âge de douze ans, perdant son œil gauche, puis son œil droit dans deux accidents successifs. Il commencera à pratiquer la photographie d’art quatre ans plus tard. Diplômé en philosophie, il exerce aujourd’hui au sein de l’Institut d’esthétique des arts contemporains (IEAC) d’où il a souvent l’occasion de s’exprimer sur le statut de l’image. Il raconte que ces fameux paysage du Karst, que Handke décrit si bien, il les a vus enfant et qu’il les retrouve dans les livres de son ami.
Très beaux moments sur la langue slovène.
Tous les mystères de la lettre
Dans son séminaire, Hélène Cixous écrit : « Pour moi, Albertine disparue est un chef-d’œuvre absolu, car il n’est qu’une sorte d’immense invention de tous les mystères de la lettre. Juste une note à propos de lettres, pour qui est proustien : est-ce qu’il y a des dates dans Albertine disparue ? C’est le livre que je pourrais appeler « Le livre des lettres » ; c’est même une seule lettre, qui fait des petites lettres, c’est un énorme utérus qui lâche lettre après lettre, et il n’y a jamais de date. On ne sait même pas la durée d’Albertine disparue : c’est peut-être un seul jour, le jour de la tragédie, mais ce n’est pas vrai, c’est plus qu’une journée, parce qu’il y a des va-et-vient, il y a d’innombrables facteurs. Le temps extérieur a totalement disparu. » (Lettres de fuite, Gallimard, 2020, p. 34)
Car : « Les lettres sont donc des phénomènes admirables, comme les émanations shakespeariennes de nos passions. Nous croyons écrire une lettre, mais c’est la lettre qui nous écrit, et ceci à l’infini. » (p. 52)
Ouvrir le texte à parenté immense
J’aime cette idée d’une démarche -c’est tellement celle d’Hélène Cixous, j’espère que c’est parfois un peu celle du Flotoir- qui « ouvre le texte à parenté immense ». Fascinant de la voir mettre en regard Proust, Kafka, Montaigne, Choderlos de Laclos et bien d’autres encore. « Le texte de Proust est parsemé de citations, tout à fait adéquates, du grand répertoire littéraire français, qui sont comme des sortes de clignotements, ou de clins d’œil, qui nous disent : attention, ici, littérature. Ces citations s’échangent entre Albertine et le narrateur – parce que le narrateur, étant un futur écrivain, est à l’école de la littérature, il a lui-même mis Albertine à l’école, et la figure du Pygmalion passe dans le texte, et Albertine s’y prend, pour se faire valoir, car c’était une époque où on se faisait valoir à la littérature, ce qui n’est plus du tout le cas maintenant. Interviennent ainsi entre eux, de manière fétichisée, des petites marchandises littéraires, que nous reconnaissons, de Racine à Mallarmé, et aussi du contemporain ; cela met en abyme la littérature, et inversement, avec quelque chose d’authentique, qui ouvre tout le texte à parenté immense, où on se dit que cela se passe aussi en littérature. » (p. 52)
L’être de fuite, lettres de fuite
Nouvelle séance dans le séminaire d’Hélène Cixous, celle du 24 novembre 2001.
« Je donne à notre séance d’aujourd’hui un intitulé que je dérive d’Albertine disparue : ‘L’être de fuite’, ou ‘Lettres de fuite’. Je suis ici dans le travail de la différance ; vous écrivez ce titre comme vous voulez, à condition de l’écrire pluriellement ; mais vous soupçonnez que c’est bien sûr un métissage de l’être et de lettre. Je vais vous donner la citation exacte, même si l’exact, chez Proust, est assez compliqué, puisqu’il y a d’innombrables versions, reprises, repentirs éditoriaux de Proust. Les éditions de Proust sont largement posthumes, et il a laissé ses manuscrits retravaillés, dans des états très compliqués, avec des notes manuscrites, des dactylographies ; avec le temps on n’a pas cessé éditorialement de remanier, de refaire la mise à jour de cet immense système de fuite. » (p. 63)
La littérature-marché
À méditer en ces temps où le tabac et le vin rouge sont considérés comme des produits de première nécessité (ils le sont bien sûr pour beaucoup) mais pas le livre (qui l’est quoiqu’on en dise pour beaucoup) : « C’est incroyable à quel point la pulsion réaliste va avec la conception de la littérature-marché ; on ne conçoit pas que la littérature soit trans-figure, transposition, fuite artistique, esthétique, ruse, avec et devant le réalisme ; je dis réalisme, je pourrais dire réalité, mais non. Ce mouvement de fuite est peut-être le mouvement de la vie même, ou le mouvement de la mort ; il est aussi le mouvement de l’art, qui est un mouvement de résistance et d’échappement à ce qu’on finit par oublier. Quand on est dans le livre, on n’y pense pas, puisqu’on est à l’abri, dans l’œuvre, dans l’art, mais je crois que l’auteur ne cesse pas de se dire que derrière la porte, il y a les marchands. Et il faut absolument résister, justement, à la clôture, à l’enfermement, au cliché, au tout-fait. » (p. 64)
C'est que Proust « maintient le cap sur l’art dans son inventivité, qu’il doit rester fuyant à tout discours susceptible de l’intercepter pour la science. »
Der Verschollene
« Quand Kafka a avancé son texte jusque vers ce qui aurait dû être un achèvement – mais ce n’est pas fini, c’est un inachevé et un inachevable –, il l’appelait Der Verschollene, le disparu ; comme quand on dit : il y a trente-cinq morts et quarante disparus, c’est un état indécidable. Der Verschollene, c’est quelqu’un qui ne donne plus signe de vie, qui est introuvable, on ne sait pas s’il n’existe plus, s’il est mort, c’est comme un bruit, et verschollen vient de verschallen, de Schall, le bruit. C’est donc celui qui a cessé de faire du bruit, mais simplement le bruit de la présence. En principe, le silence est un attribut de la mort, mais on ne sait plus rien de lui, et c’est comme si on n’entendait plus rien de lui. La question du Schall, de l’éclat sonore, est mise en scène de manière tout à fait intéressante et en même temps discrète. C’est complètement perdu en français, une fois traduit. La traduction du texte de Kafka me désespère ; Kafka souffre de quelque chose d’invraisemblable en France, c’est d’avoir été trop aimé trop vite : il a été aimé dès qu’il a commencé à écrire, par un tout jeune homme qui s’appelait Vialatte, un génie en quelque sorte, puisqu’il a vraiment découvert Kafka en train d’écrire et il s’est précipité pour le traduire. Et on est asservi à ses traductions, et c’est nul*. Joyce aussi a subi cela, mais c’est énorme en ce qui concerne Kafka. Vialatte est un personnage tout à fait émouvant, il a dû être follement amoureux à la fois de Kafka et de tous ses personnages. » (p. 68-69)
→ *faire bien attention en lisant ces mots que nous sommes en 2001. Inutile de dire que depuis cette époque la traduction de Kafka a fait d’immenses progrès, que l’on songe aux travaux de Robert Kahn ou à ceux de Laurent Margantin.
Les deux obscurités
Le séminaire de Cixous c’est aussi bien sûr un extraordinaire réservoir de citations. Et comme le Flotoir est aussi un réservoir de citations, nous aurons, le lisant, un réservoir de réservoir. Celle-ci par exemple, de Thomas Bernhard : « Pour fuir ma famille et donc mes bourreaux, je me réfugiai [le texte français a du mal avec le fuir, parce que le passé simple n’en est pas évident, mais c’est flüchtete, prendre la fuite] dans un coin de la Tour, et j’avais, sans lumière et donc sans rendre fous contre moi les moustiques, pris dans la bibliothèque un livre qui au bout de quelques phrases que j’y avais lues, s’avéra être de Montaigne, avec lequel je suis, d’une manière si intime et effectivement éclairante, parent comme avec personne d’autre. » (cité p. 70).
Il y a là « toute la symbolique de la littérature [qui] est dans la question de l’obscurité, des deux obscurités : l’obscurité environnementale, en particulier jetée par la famille, donc les bourreaux, sur l’être de fuite, qui est aussi un être à littérature, l’être à lettres ; et la lumière intime, versée par l’intimité, en provenance du texte littéraire, qui est tellement puissante que même dans le noir vous pouvez lire. Voilà ce que nous dit Thomas Bernhard : vous prenez Montaigne, et il suffit que vous soyez dans l’état de l’être de fuite pour que dans l’obscurité, premièrement, vous trouviez le texte-lumière, et qu’en plus dans l’obscurité vous puissiez lire à la lumière du texte. Voilà la magie de la littérature. » (p. 70-71)
Le fantasme américain
Autre belle digression, datée donc de 2001 mais qui résonne étrangement à la veille de la très redoutée élection américaine de novembre 2020, ce que Cixous appelle le fantasme américain et qui n’a sans doute pas vraiment perdu de sa puissance depuis, même si l’image s’est continuellement dégradée : « ce qui se passe en ce moment, c’est que la scène shakespearienne de l’univers est toujours aimantée par cette chose absolument étrange qu’est le fantasme américain. Or, on pourrait imaginer que cette force d’attraction daterait de la fin du XIXe siècle, ou de Kafka, mais ceci appartient en fait au début du XVIIIe siècle ; ces forces d’attraction, de compulsion sont déjà là au début de la littérature romanesque moderne, aux premières années du XVIIIe siècle : on va déjà en Amérique, on ne peut déjà pas éviter l’Amérique. » (p. 72) « Il y a une aura qui concerne l’Amérique, liée à la question du capital, mais le capital ne fait pas fonctionner le fantasme tout seul. La question de l’argent, de l’or, de la puissance, s’accompagne de son autre inverse et indissociable, le fantasme de la liberté. C’est pourquoi Amerika commence avec une image tellement spectaculaire et, en plus, transposée, parce que Kafka fait de la littérature, il ne fait pas du réalisme, et donc il entame son œuvre sous le signe de l’épée brandie. Cela vaudrait pour Jean Genet : comme si tous les exclus, les bannis et donc les poètes, mais aussi les marginaux, enfin l’univers entier de l’angoisse, de l’anxiété, comme dirait le narrateur, est en même temps tourné vers l’Amérique, dans l’ambivalence, à la fois dans l’horreur, dans la terreur, en se disant que c’est le bagne, et en se disant que c’est aussi la chance de la liberté. Et, pour revenir aux événements du 11 septembre : avoir choisi cette cible est dicté aussi par ce fantasme, le plus ancien de notre époque moderne, et finalement le plus solide parce qu’il n’a jamais été détecté comme fantasme politique ; mais c’est un fantasme érotique, et il est tout le temps là. » (p. 74)
Le don impossible
(...) Derrida a fait l’analyse philosophique très systématique, en rappelant sans arrêt qu’il n’y a pas de don. Il n’y peut pas y avoir de don – sauf ; le sauf, c’est notre affaire. Je redis très rapidement le piège affreux : on ne peut pas donner sans ouvrir la scène de l’échange avec dette, sans créer de la dette. Et on pourrait ensuite s’en aller vers toutes les histoires de dettes mondiales, qui sont le mécanisme politique de l’asservissement de tous les pays ; aussi bien politiquement que dans la relation intime, on ne peut rien donner qui n’engendre la face poison du don. Tout ce que Derrida a analysé, c’est aussi tout ce qui passe par le gift, un mot qui existe en anglais et en allemand, et en allemand, c’est du poison et du don ; c’est la même racine : on ne peut pas geben sans que ce soit du gift, sans que cela devienne du poison. Toutes les relations de don apparent, à commencer par l’amour, sont des relations empoisonnantes et empoisonnées. » (p. 75)
L’homme aux trois lettres
« ‘L’homme aux trois lettres’, telle était la périphrase que les Romains utilisaient pour nommer le voleur. Le nom du voleur en latin était fur. » (Pascal Quignard, L'homme aux trois lettres : Dernier royaume, XI p. 25)
L’infinie solitude des lisants
« Ce qui caractérise la société secrète de ceux qui lisent, c’est la solitude de chacun. C’est leur extrême singularité qui ne cesse de se faire plus singulière. C’est l’ascèse, le sacrifice, la modestie, la concentration, l’étude. C’est le silence, la dissimulation, l’anomie, l’ombre, la passion, l’insomnie. » (p. 30-31)
Le petit paresseux
Tout à l’heure sur la couverture d’un livre, j’ai découvert un merveilleux petit personnage. Il s’agit du « Petit paresseux » de Greuze . Et voici que je lis ces mots chez Pascal Quignard : « ’Race de fainéants qui n’aime que le lit et l’ombre !’ Il s’agit des écrivains. Fainéant est un mot français magnifique. Faire néant, c’est l’être. Le mot latin qu’emploie Juvénal dans ce vers est ignavus, in-actif ou plutôt sans élan. In-natus, c’est sans nativité. Genus ignavum quod lecto gaudet et umbra ! Le romancier dans son lit, à la fin de la nuit, dans l’ombre d’avant l’aurore, est le non-né. Inapparu encore dans le jour. Rêvant, écrivant. C’est Froissart dans ce qu’il appelait sa ‘forge’. C’est Descartes dans ce qu’il appelait son ‘poêle’. C’est Brutus dans son lit au moment de mourir. C’est Proust dans son liège. » (p. 37-38)
Et tant d’autres dans leur requoy !
Des mots
« Chaque mot lui-même est un fantôme. Chaque lexique est une population d’ombres. La littérature tue le maître et disloque sa maîtrise partout où elle affleure en sorte de faire revenir les visages méconnaissables de ceux qu’elle a exterminés. » (p. 40)
Une voix
« La littérature aime une voix qui ne sonne plus dans l’espace mais qui s’entend au fond de l’âme. Une voix qui monte de l’invisible. Au-delà de toute musique, les lèvres devenues muettes aiment ce chant qui ne s’entend pas. C’est seulement aux yeux de l’illettré que l’écriture est morte. » (p. 41)
Le mot texte
« Le mot texte, le vieux mot textum, renvoie, en latin, à la toile que tisse, texere, l’araignée dans les branches. Le texte est ce dispositif de prédation qui flotte dans l’air. » (p. 43)
→ comment ne pas voir que tout ici est un dispositif géant de prédation ?
Langue parlée et écriture
« La langue parlée est définitoire de l’humanité. Pas l’écriture. Et pourtant l’écriture constitue le carrefour décisif du destin linguistique. Telle est l’aporie qu’Émile Benveniste a rencontrée à la fin de sa vie de penseur. D’un côté la langue invisible, vocale, qui ne dérive pas du cri spécifique mais qui est inconsciente, insaisissable, ondulation sonore adressée par le souffle dans la plainte respiratoire grâce à la médiation de l’air qui entoure la bouche de ceux qui prennent la parole et les oreilles de ceux qui les écoutent. De l’autre la langue objectivée, sémiotisée, s’émancipant et du souffle et du son et de l’air pour tomber sous les yeux de ceux qui se taisent et pour venir suivre comme une trace la main qui les inscrit dans la matière. Le signe linguistique invisible devient, par l’opération de l’écriture, un objet visible, taciturne, intelligible, moléculaire, décomposable. Un medium autonome silencieux se ‘jette devant’ un autre medium indépendant, bruyant, et s’en saisit avec violence. L’écriture à la fois projette le son sous les yeux mais en le précipitant en silence. Le sémiotique (le dit, le dictum, le dictionnaire, la grammaire) surgit devant le vouloir dire (la pensée, le sens linguistique qui pointe dans les âmes, l’œuvre qui s’opère, la sémantisation qui se cherche). » (p. 50-51)
C'est que « Voir s’écrire la voix le long de la ligne orthographique d’un livre constitue un extraordinaire mystère. » et que « Les livres sont alors comme des vagues qui montent de l’océan de la langue mise au silence. Ils s’élancent comme une écume. Ils recèlent la langue parlée vivante devenue morte, transformée en spectre, en l’enterrant dans le monde interne, intérieur, intime, intimissime, du corps qui lit en silence. » (p. 52)
Et que « le lecteur, en lisant, suit du regard cet embrasement – suit du regard la signifiance qui avance dans l’espace, qui transmute la matière et la rend visuelle, qui décompose la phrase dans les mots, qui décompose les mots dans les lettres, qui décompose les teneurs dans les étymologies et dans l’ensemble des jeux cryptographiques et magiques, qui disjoint les suffixes, qui détache les préfixes, qui transfère les images au sein des métaphores. » (p. 53)
Osnabrück encore
Je vais de Lettres de fuite à Ruines bien rangées, les deux dernières parutions d’Hélène Cixous, le séminaire et le récit. « Le charme singulier d’Osnabrück réside selon moi dans son nom si obstinément sonore. »
C’est que « ce lieu est unique au monde. Et je sens que je me passe, aujourd’hui, dans les années 30 de plusieurs siècles, depuis le premier jusqu’au vingtième en passant par le huitième, et dans plus d’un Récit historique depuis Tacite jusqu’à 2020 et ses nouvelles archives. Chaque fois que quelqu’un dit : « Ce lieu est unique au monde », c’est vrai et je suis émue. Chacun son temps propre et son lieu sacré. » (p. 24-25)
Superposition et écoute
« Écoute ! – J’écoute ! Je décroche et mes mémoires sont à l’appareil, elles se pressent nombreuses, peuplées outre celle qui maintient le fil, à grand-peine il faut bien, s’agitent des mémoires d’emprunt qui se greffent sur la mienne, s’ajoutent, m’enchevêtrent, j’héberge celles de ma mère son univers je l’entretiens, des inconscientes il y en a un stock elles en sortent des vertes et des pas mûres quand je dors, j’aime surtout les concentrations de temps en événements et coups de théâtre, des perles sur mon fil, il me plaît d’être en 1648 en octobre 2019, c’est joyeux même quand c’est effrayant, comme le présent est riche et animé et palpitant de surprises. » (p. 25)
La perte du petit carnet
Je pense que nombreux seront les noteurs à frémir en lisant ces mots et à s’identifier aux sentiments si bien explorés ici par Hélène Cixous : « Tranquillité qui m’a été reprise le 8 mai, jour de brutalité où mon petit carnet ne fut plus. Disparu. Nous l’avons tous cherché partout. Disparu. Disparu. C’est un mot cruel. Il y a du couteau, de la méchanceté, de l’effroi, un rictus du destin, ça attaque l’âme à la gorge, ça verse de la colère et de la culpabilité sur la plaie, longtemps, longtemps. Disparu. Disparu. Comme Albertine. (...) On ne s’y attend pas. D’autant moins d’autant plus. Apparition supprimée, on ne sait même pas quand. Verschollen, c’est le mot il n’y en a pas de plus justement étrange pour ce petit cœur de papier qui ne bat plus, ne donne plus signe de vie, sans adresse, comme un mort. Une inexistence dévastatrice. Sur mon bureau, sur mes étagères, dans mes tiroirs, dans la foule des cahiers, blocs, calepins, carnets, il n’est pas. Aucune explication. » (p. 31)
→ Si peu de choses objectivement ces mots que l’on aligne sur un cahier, un carnet et qui que l’on soit, ce sentiment de pertes devant des notes, un texte introuvables, enfouis dans la nuit de l’oubli et du temps et dont on sait très bien qu’on ne saura jamais les reconstituer tels qu’ils naquirent. Expérience personnelle, expérience partagée pour avoir plusieurs fois parlé avec des amis écrivains dont un texte s’était volatilisé de leur ordinateur. Et on retrouve ici le verschollen, le mot allemand pour dire disparu, déjà cité dans le séminaire en 2001.
Melting pot
Du cahier fenêtre ouest : drôle de melting pot que mon crâne ce soir : Wiesel et le Baal-Tov, Cixous et Albertine et en pré-endormissement un fragment de rêve bizarre et aussitôt perdu. Exemplaire de ce qui se passe dans la mémoire ?
Cahier et dossier
... ou plutôt classeur ? J’aime le cahier et son côté entier, non divisible. On le suit, on est tributaire de l’ordre des pages alors qu’avec le classeur, ces pages on les manipule, on peut en supprimer ni vu ni connu. Les classeurs sont gros, ventrus, peu ergonomiques. Valéry n’a pas tenu de classeur que je sache mais des Cahiers (même s’il y avait aussi il me semble des feuilles volantes).
Fin de journée, fenêtre ouest en attente du petit bureau, plus tard, le petit bureau de M. Le feu à éclat de l’héliport, nuage et couchant rose. Ai noté qu’il me fallait développer mon esprit critique, il serait temps. Je pense à mon projet de livre, il insiste, le Livre des livres, où évoquer le petit paresseux de Greuze. Se confronter concrètement à une page de texte, pour en scruter le mystère, pas celui du sens du texte, mais le mystère de cette assemblage de signes qui me disent quelque chose de précis. Constaté aussi que c’est terrible ce le feu clair et évident d’une idée s’éteint vite.
Flacons de sel
découvrir sur la couverture d’un livre un merveilleux portrait de petit garçon endormi près d’un livre ouvert, le petit paresseux de greuze – penser que le texte de ce livre je ne pourrai sans doute pas le déchiffrer comme je le fais sur mes prises de vue de lecteurs plongés dans leur livre – se demander si quelqu’un a déchiffré ce texte (tout est toujours déchiffré partout) – apprendre que les vitres s’amincissent à force d’usure -
Ungaretti
Un beau poème d’Ungaretti proposé par Claude Adelen :
Je n’ai pas désir
de plonger
dans une pelote
de routes
J’ai tant
de lassitude
sur les épaules
Laissez-moi donc
comme une
chose
posée
dans un
coin
Ici
on ne sent
rien d’autre
que la bonne chaleur
Je demeure
avec les quatre
cabrioles
de fumée
de l’âtre
Naples, 26décembre 1916
(trad. Jean Lescure)
→ Aimerais-je plonger dans une « pelote de routes », oui, mais seule ou presque. Envie parfois qu’on me laisse comme une chose posée dans un coin. C’est le sens de la vacance temporaire de Poezibao, même si je sens un léger frémissement qui me permettra sans doute de le reprendre la semaine prochaine sans trop de difficultés.
Célébration hassidique
En lien avec le livre d’Elie Wiesel, Célébration hassidique. « Le Hassidisme, ce mouvement qui est né au XVIIIe siècle dans le peuple juif dispersé aux confins de l'Europe centrale et orientale, n'a constitué ni une doctrine ni une idéologie. Il a été avant tout une façon d'être, de voir, et de vivre.
Au départ, un visionnaire solitaire : Israël Baal Shem-Tov, le Maître du bon nom. Aux Juifs opprimés par des siècles de persécution, il lance un étonnant appel à la joie. Et ses disciples, le grand Maguid, Levi-Yitzhak de Berditchev, Israël de Rizhin ou Rabbi Nahman de Bratzlav, à travers un étrange réseau de communications et de successions, vont surgir ici et là, susciter les enthousiasmes, animer des communautés. Leur histoire, leurs histoires, se sont inscrites dans les cœurs, et transmises de groupe en groupe et d'homme à homme. Et Élie Wiesel, enfant, à Szeged, dans les toutes dernières années précédant la guerre qui allait voir anéantir ces mêmes communautés écoutait, à la veillée du Shabbat, les vieillards parler de leurs Rabbis, et son grand-père évoquer la mémoire de ces hommes qui trouvaient Dieu non dans la pénitence mais dans une célébration. À son tour, Élie Wiesel transmet aujourd'hui ce qu'il a reçu, aussi fidèlement que possible, mais avec ferveur, et en y prêtant sa voix et son accent. Car le Hassidisme est une flamme qui brûle toujours, pour lui et pour beaucoup. »
Le livre ouvre par un conte et surtout un portrait d’Israël Baal Shem-Tov, stipulant « qu’il s’agit d’un homme qui, dans un passé relativement récent, a bouleversé le Judaïsme jusque dans ses fondements, en révolutionnant sa pensée, sa sensibilité et sa manière de vivre — d’un homme qui, presque à lui seul, a ouvert dans l’âme de son peuple des régions nouvelles et envoûtantes, une créativité jusque-là inexplorée de l’individu aux prises avec ce qui le dépasse, l’écrase ou l’entraîne vers l’infini. L’homme qui laissa son empreinte sur tant de rescapés de tant de massacres à travers l’Europe centrale et orientale, le guide qui fit de la survie un impératif et la rendit possible. »
Et un peu plus loin : « Qui ne se réclamait du Besht ne pouvait évoluer qu’en dehors de la communauté hassidique en marche ; les plus beaux contes ont le Baal-Shem pour héros ou, du moins, pour point de repère. Peut-être devrions-nous dire qu’il était la somme des histoires qu’on racontait et qu’on raconte toujours sur lui et sur son œuvre. Mieux : il est sa légende. ».
→ et c’est très émouvant de voir Elie Wiesel parler de son grand-père : « Lui présent, les habitués de la maison d’étude se taisaient. Conteur envoûtant, il fixait l’attention. Les premières histoires hassidiques, c’est de lui que je les tiens. C’est lui qui le premier m’avait fait entrer dans l’univers du Baal-Shem et de ses disciples. » - affaire de transmission, une fois de plus, après de beaux mots sur l’écoute : « Il disait : ‘Un hassid doit savoir écouter. Écouter, c’est être présent, c’est recevoir.’ »
Antisémitisme
Très forte phrase d’Elie Wiesel, très éclairante : « On peut parfaitement admirer un Juif et mépriser les Juifs. Attitude fort répandue en Europe en ce temps-là. La culture fleurit, mais le cœur a absorbé, sans le savoir, trop de poison, depuis trop de génération. »
→ très forte idée de ce poison dans le cœur qui se transmet de génération en génération, comme un gène presque !
J’aime bien cette histoire
« Imaginez un palais aux portes innombrables, dit le Baal-Shem à son entourage. Devant chaque porte, un trésor attend le visiteur qui, y puisant à sa guise, n’éprouve pas le besoin de continuer. Pourtant, tout au bout des couloirs, il y a le roi prêt à recevoir celui de ses sujets qui pense à lui, et non aux trésors. »
→ N’est-on pas souvent ainsi, vis-à-vis de la connaissance, surtout en son incroyable accessibilité contemporaine, à toujours puiser dans ces trésors en oubliant peut-être la visée, le but, la destination (et notre finitude dirait Yves Bonnefoy !)
Du carnet
Sensation provoquée par le texte : passer d’un texte en allemand dans lequel la progression est difficile, continuellement entravée, texte qui donne une impression de bois touffu à un texte français qui « coule de source ». Et s’il fallait réapprendre à oublier cette facilité dans le texte en langue maternelle, apprendre à l’envers en quelque sorte, remonter à rebours vers l’apprentissage et le considérer comme si c’était un texte en langue étrangère.
Cette vague immense
Un petit texte du 28 octobre : Et ce soir, presque tangible, ourlant le temps de la nuit, cette vague immense sur le pays. Pas tant celle de la crainte, la tristesse, la colère devant les restrictions à nouveau en vigueur, non celle de la prise de conscience brutale, matérialisée, du drame qui se joue à nouveau, le grand drame collectif et les centaines de milliers de ‘petits’ drames individuels, la danse macabre de la mort (avec toute l’ironie des danses macabres), de la misère, de la maladie. L’ouverture de la boîte d’où tous les maux s’échappent.
Sentinelle que dis-tu
Magnifique texte cité par Catherine Chalier dans son livre La sagesse des sens : Sentinelle / que dis-tu de la nuit ? C’est L’oracle de Douma dans Esaïe 21.11. La traduction de la bible protestante de Segond dit « Sentinelle que dis-tu de la nuit ? »
Un évènement bouleversant
Aimé ces propos d’une historienne, spécialiste du complotisme, Marie Peltier, dans Le Monde daté d’aujourd’hui, jeudi 5 novembre 2020 : « Cette pandémie constitue un évènement bouleversant, qui perturbe en profondeur notre rapport à autrui et au monde et notre confiance en l’avenir. »
→ simple, clair et juste !
Voir s’écrire la voix
Dans tout ce livre, L’homme aux trois lettres, Pascal Quignard poursuit sa méditation sur l’écriture et la lecture. « La page écrite ne transcrit pas l’onde phonique mais chacune des images qui sont alignées sur la peau animale raclée, sur la carapace, sur la surface vierge de l’écorce retournée, sur la brique crue, sur la feuille de lotus, sur le papier de riz, rend visible, à la suite d’une long apprentissage, l’invisible qu’elles amarrent. L’écriture trans-porte, trans-fère, méta-phorise, tire, attire, noue, attache, cloue. Elle ne concorde jamais avec le souffle, elle ne consonne jamais, elle ne vocalise jamais : elle hale l’âme dont elle a éconduit tout le souffle, elle la capte, elle en oriente le monde. »
→ Il faudrait idéalement redevenir naïf devant la page, ne rien savoir de ce qui se passe là, de ce que veulent dire des signes noirs sur le fond blanc, ces assemblées de mots. Ne rien comprendre. Oublier que l’on comprend ou plutôt que l’on croit comprendre. Il me semble que c’est ce que parfois cherchait un Michaux.
Prendre dans sa main le premier livre qu’on a écrit
Pour beaucoup ce sera un souvenir, parfois lointain, peut-être même plus accessible. Pour moi c’est, peut-être, un à-venir quoique bien incertain. Alors ? : « Le plaisir de prendre dans sa main le premier livre qu’on a écrit est intense. Madame de La Fayette exprime, dans une lettre qu’elle envoie à Ménage, la joie qu’elle éprouve à toucher le petit volume relié de peau de La Princesse de Montpensier, paru à la fin du mois d’août 1662. Elle réclame quatre, puis six, puis douze exemplaires, pour le bonheur de les caresser. Comme ils sont doux ! Elle ressent une grande satisfaction devant leur multiplication miraculeuse. Il ne s’agit en rien d’un plaisir narcissique puisque Madame de La Fayette n’a jamais signé ses livres et qu’elle n’a jamais revendiqué de les avoir écrits. Cette joie est beaucoup plus archaïque, enfantine, sexuelle, qu’elle n’est personnelle. En touchant son premier livre il s’agit d’un retour sur soi qui n’emprunte pas la forme d’un visage. Joie d’un contenant pur. Joie de toucher un contenant pur. C’est une joie utérine. » (p. 74)
Restons sinon dans l’utérus, du moins dans les premières années
« Songez à vous-même tout petit, minuscule, blésant, criant, balbutiant, aparlant, vous ouvrez vos yeux, vous levez votre visage, vous entendez, vous êtes nommé, vous vous engagez dans votre nom, vous vous entravez dans les sobriquets et les calembours qui s’entortillent et vrillent autour du nom que l’on vous a donné, vous êtes bâti par ce que la langue exprime, enjoint, désire, gronde, évoque sans qu’elle dise encore. Les jours passent, les mois passent, les années passent, insensiblement vous marmottez un mime de mots insensés qui se suivent. Parler une langue, même si chacun d’entre nous a à l’apprendre dans la petite enfance, est presque naturel, presque inconscient, en tout cas devient inconscient une fois que la langue est acquise, tandis qu’écrire une langue prend ses distances par rapport à l’obéissance sonore terrifiée que l’apprentissage entraîne, se cabre par rapport à l’intimation à laquelle l’âme jusque-là adhérait, se récuse et même recule face à la langue comme le peintre recule devant une peinture. » (p. 76-77)
Et la suite est encore plus importante : « Écrire fonde un nouveau royaume face à cette tyrannie, cette audience, cette obaudientia, cette obéissance involontaire cardiaque, fœtale, puis respiratoire, impulsive, infantile, puis enfantine, égosillante, puis linguistique, filiale, sociale, qui est celle de l’ouïe par rapport à la langue du groupe maternel. Dans l’écriture la langue s’autosémiotise. À la fois le contenu s’éloigne et le sujet se défait. Toute adresse s’y décompose. Celui qui se saisit du langage dans sa mise au silence et dans son objectivation lettrée cesse d’ouvrir l’action du dialogue où l’autre se fait soi et où soi se fait autre. » (p. 77)
Car : « Écrire, à la différence de parler, s’arrête en silence sur la langue que la psychè emploie par coutume. Alors l’âme cherche quelque chose d’autre qu’elle dans le monde invisible, interne, silencieux, fermentant, où elle se recèle, se cache, s’individualise, se thésaurise. »
Fragment et association libre.
Le chapitre suivant s’intéresse à la psychanalyse avec une mise en regard très intéressante de la libre association et du fragment : « : La fragmentation littérale et l’association libre sont liées. Il faut du fragmentaire épars hasardeux si on veut passer d’une idée à une autre dans le vide et risquer le sens toute honte bue. » (p. 79)
Passent ici les ombres de Freud et plus surprenant de Jean-Claude Ameisen, sans doute notamment au travers de son extraordinaire livre sur la mort des cellules, l’apoptose. « La mort cellulaire taille, dégrossit, cisèle les jambes, les bras, les épaules, les mains, les doigts. L’inscription littéraire cisaille le continu, interrompt la vague continue de l’oralité, sectionne le magma énigmatique du milieu humain sonore. L’invention de l’écriture fut une véritable apoptose de la langue parlée par les humains. » (p. 80-81). C’est qu’il s’agit « toujours de la mort créatrice, c’est-à-dire la vie par recomposition incessante, c’est-à-dire l’activité fiévreuse et effervescente et périlleuse par laquelle la vie recourt passionnément à la mort comme s’il s’agissait d’un instrument interne à elle-même. » (p. 81)
Le vert
Comment ne pas être profondément émue de l’hymne au vert que chante ici Pascal Quignard, tant ma thématique, mes grands tropismes recoupent les siens : la nuit, l’eau, la couleur verte, l’ombre, l’écho....
Et je relève ce passage superbe, véritable poème en prose qui réveille pour moi le souvenir de vitres de ce type, dans de vieilles maisons autrefois habitées ou fréquentées : « Les vitres des fenêtres de la maison où je vis sont aussi anciennes que la maison elle-même. Leur surface s’était mise à gondoler avec le temps. Elles se sont amincies à force d’usure. Quelque chose s’est terni en elles qui les rend mouvantes, incertaines, déformées, plus vivantes. On dit que la lune est la cause directe de ce mouvement de vague si lent qui affecte le verre exposé à ses rayons nocturnes. Cela fait plusieurs siècles que la clarté de la lune les a bosselées. Les reflets y sont devenus plus mystérieux. » (p. 84-85)
« Il me suffisait de tourner la tête vers les carreaux de la vieille fenêtre pour y apercevoir mon bonheur en acte. L’image s’y retournait comme l’âme tourne, comme la terre tourne, comme la lune tourne, et tragiquement se défait, et miraculeusement se refait, devient gibbeuse, s’emplit, devient incroyablement brillante et merveilleusement circulaire. Mes modes d’accès à ce monde montaient eux-mêmes comme une sorte de spirale à force de lire des livres, à force d’emplir des volumes à l’aide de ces lectures, à force de transiter par le langage et d’en revivre, en la recreusant indéfiniment, l’accession, d’examiner la formation successive des langues qui s’y superposaient, de m’émouvoir de la contingence si fortuite de chaque forme, que leur usage rendait de plus en plus instable et peut-être même ludique. » (p. 85-86)
Près de mon petit héros
Car oui j’ai un autre petit héros que P’tit Bonhomme, un autre petit garçon, Benjamin, le héros d’un grand conte interrompu depuis des années. Il est bloqué dans une vallée merveilleuse, dont il cherche l’issue qu’il suppose être passage par une sorte de rivière-gouffre souterrain. Forte émotion donc en lisant ce passage, admirable, de Pascal Quignard et qui me fait songer à ce récit :
« Il me semble qu’il y a dans ce que j’écris – dans ce piège abrupt et difficilement prévisible que je tends à je ne sais quoi qui passe – l’espoir de faire naître bien autre chose qu’un visage. Quelque chose de plus ancien qu’un visage. Un lieu. Un lieu avant qu’il se transforme en visage. Un lieu qui est un piège pour une force. Peut-être est-ce cela, un paysage. Un monde qui accueille et qui se referme sur ce qu’il accueille et le protège à l’intérieur de sa membrane invisible, le long de son pourtour merveilleux. Un site pour la splendeur. Une porte qui s’ouvre sur un jardin. L’intervalle est comme un ravin merveilleux. Ce ravin est un porche. » (p. 94)
→ comme un appel pour moi, à relancer mes projets, à réveiller le petit bonhomme endormi, abandonné quelque part depuis un an et demi, à pousser mon benjamin à franchir la paroi pour se porter au secours du monde ravagé par ses frères, à reprendre la main de mon voyageur d’hiver qui vient de dépasser le tilleul et la tentation du tilleul, s’endormir dans son ombre au risque de ne plus se réveiller.
Lettre, lettres
Hélène Cixous s’interroge sur la lettre, celle qu’on écrit : « à l’époque de l’e-mail, la navigation des lettres est autre, il y a tout le temps ces contretemps, ces lettres qui vont plus vite que d’autres. La problématique du temps, de l’expédition, de la signature, de la trace et du trait, tout cela serait totalement transformé. »
→ Dans le temps du deuil, on peut vivre cela très intensément, le télescopage entre les petits messages immédiats, qui font plaisir, ils attestent d’une présence, d’une pensée vers soi, mais sonnent étrangement, ces texto, ces SMS... même chose pour les mails qui sont parfois de vraies lettres. Et puis le courrier postal, si rare, mais que certains s’attachent à continuer. Certains même faisant de chaque envoi une vraie petite œuvre, par l’écriture, les timbres, les inscriptions.
Et pourtant, nous dit Cixous « nous sommes des écriveurs de lettres qui, sous le crâne, ne rendent aucun compte à la chronologie, à la logique, à la rationalité – des annulateurs de lettres, nous passons notre vie à écrire des lettres que nous n’écrivons pas ; moi, je le fais sans arrêt, je sais que toutes les nuits j’écris des centaines de lettres, qui s’annulent les unes les autres, qui se courent après, etc. Kafka sur un mode plus restreint et Proust d’une manière immense, traitent pour la première fois de l’échangeabilité, de la substitution entre l’être et lettre – parce qu’ils sont installés dans le territoire de l’inconscient. » (p. 102)
→ Lettres de fuite, tel est le titre générique donné à l’édition de ces quatre années de séminaire, 2001-2004. Il y est partout question de lettres, au travers notamment de l’incroyable jeu de lettres, réelles ou projetées, dans Albertine disparue de Proust. Lettres de fuite, comme on dit lignes de fuite, pour une perspective, ce qui entraîne le regard au loin, vers l’au-delà du tableau, vers l’au-delà du livre.
La lettre double
Tel est au demeurant le titre de la troisième séance du séminaire, le 8 décembre 2001 et je suis trop prise dans le Voyage d’hiver et les aventures du capitaine Hatteras au Pôle Nord pour ne pas relever ce démarrage en fanfare : « J’espère qu’on ne va pas geler comme dans le conte qui a bercé mon enfance, de Max et Moritz, où les deux petits garçons merveilleux et monstrueux, qui étaient les héros des bandes dessinées de l’Allemagne du XIXe siècle, après avoir commis tous les péchés du monde, les deux petits diables – ce qui nous dit qu’il faut être deux pour être diable – étaient partis, en contravention, en pleine campagne d’hiver allemand. Et ils avaient été pris dans la glace, et s’étaient transformés en blocs de glace. » (p. 108) Gefrorne Tränen, dit le troisième lied du Voyage d’hiver de Müller/Schubert, larmes gelées, prises en glace sur le visage.
François Bayle
Je tenais à garder trace dans ce Flotoir de mon écoute passionnée de cinq entretiens avec le compositeur acousmaticien François Bayle : « Mon objectif n’a toujours été que l’écoute, comment se passe l'écoute ? Qui suis-je et comment me nourrit et me construit, comment ma pensée, mes sentiments, mon être, mon aujourd'hui, mon moment, mon moment suivant se construisent à travers ce que je comprends et que je ressens de l'écoute. (...) Ce sont des catégories d'écoute bien tranchées que j’ai essayé de définir en quelques mots : l’écoute d'alerte d'abord parce que d'abord j'ai peur ; l'écoute de désir ensuite parce que quand je n'ai plus peur je veux des choses, que je les aime. Troisièmement l'écoute en compréhension parce que j'ai besoin de comprendre, donc c'est une écoute qui décortique, qui décompte, qui calcule, qui pige ce qui se passe et qui l’anticipe. Et puis après je peux construire un degré à l'extérieur de cette plateforme dominée par ce triangle ; trois points déterminent une surface et un quatrième point en dehors de cette de cette surface détermine un volume, le volume d'écoute que j'appelle la résonance et puis on pourrait passer à une 4ème dimension qui est l'hyper volume si on sort de ce volume par un point encore extérieur que j'appelle la signifiance, la signifiance générale qui totalise l'écoute de résonance, l'écoute de compréhension l'écoute de désir et l'écoute d’alerte. C’est un peu abstrait ce que je dis avec des mots mais alors, proposons des exemples et cela a été L’expérience acoustique et je n'ai pas cessé toute ma vie de faire sous des titres divers des morceaux d’expérience acoustique »
Petite balade internétique, bien sûr, et je tombe sur ces propos de François Bayle lui-même : « Ma formation, ma réflexion de compositeur me situent d’évidence à la croisée de deux courants. D’abord celui de l’école concrète, qui m’a entraîné à la discipline descriptive des caractères et des valeurs de l’événement audible considéré comme ‘objet’, sonore ou musical selon son contexte et/ou sa fonction. Pour avoir eu le privilège de collaborer à l’édification du très singulier Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer et d’en avoir suivi les étapes, (complétées, toujours sous sa direction, d’un Solfège de l’objet sonore, tandis que plus tard j’engageais Michel Chion dans l’entreprise d’un Guide...), mon oreille s’est construite selon cette discipline d’écoute, d’essence phénoménologique (en référence à Husserl et Merleau-Ponty).Ce faisant, et selon un mouvement moins contraire qu’antagoniste, se développait tout aussi bien en moi (sous l’influence de Karlheinz Stockhausen) la tendance organiciste de considérer l’objet, sonore ou musical, comme un nœud d’énergie, un mouvement dirigé vers un but, un projet, un ‘devenir’. (Whitehead, et plus près de nous, Thom, Deleuze). Voilà qui situe mon option musicale au croisement d’une phénoméno- et d’une téléologique, d’où j’ai pris appui pour former le concept central (à mon sens) d’image de son (Peirce) ».
Changement de paradigme
Je relève aussi cela : « ‘On dirait que ce n’est pas écrit’ note avec satisfaction Debussy lui-même à propos du début de son ‘Matin d’un jour de fête’ (Iberia). (Mais n’est-ce pas déjà le cas de toute sa musique ?) Cette recherche de la fluidité de l’instant et de la couleur a d’abord commencé chez les peintres (intéressés par l’impression, le travail du regard), pour rapidement se propager et affecter la sensibilité des musiciens (et de toute l’époque). L’apparition de la photo, la technique divisionniste en peinture, celle des douze sons en musique – visant à contrer l’hégémonie des hauteurs et des tonalités par la nuance psychologique ou colorée – mais aussi l’essor du cinéma, de la psychanalyse, de la phénoménologie ..., sont à considérer comme formant un ensemble, un moment de flottement de civilisation. ‘Toute civilisation musicale opère sur le bruit en en dégageant le son’. C’est ainsi que Schaeffer nous a montré dans son Traité, qu’il convient selon lui de réviser les catégories implicites qui gouvernent et relativisent la tradition occidentale. Cette prise de conscience est renforcée par l’apparition de l’électroacoustique qui impose une nouvelle façon d’aborder et de traiter le son : le changement d’échelle dans l’étude du phénomène acoustique entraînant un changement dans la nature du langage musical. » François Bayle qui cite de façon éclairante Hugues Dufourt : « le XXe siècle est marqué par la résurgence des formes dynamiques de la causalité instrumentale, qu’il s’agisse de la percussion ou de la technologie électronique [...] qui réhabilitent l’aspect énergétique du son. De là une nouvelle esthétique de la sonorité [...] En outre l’électroacoustique n’a pas seulement renforcé l’équipement sensoriel, elle l’a décentré, engageant l’écoute dans une dialectique fine d’états et de transitions. Cette « tension provoquée » de l’écoute constitue un nouvel impératif de la sensibilité, elle inaugure aussi un ordre différent de valeurs expressives, [...] elle permet de différencier le continu sans le fragmenter ».
→ J’ai également écouté Le Langage des fleurs, partie de l’Expérience acoustique et j’ai été comme envoûtée par cette musique écoutée en faisant des allers et retours sur ma terrasse.
Se nourrir de soi étrangers
En ce jour de réouverture de Poezibao, après une bonne quinzaine de jours de pause, je relève dans une note à venir sur le site cette belle remarque d’Auxeméry qui pourrait au fond figurer en tête de tout mon travail pour le site et aussi un peu pour ce Flotoir : « Il faut se nourrir de soi étrangers, d’esprits à l’œuvre en leur domaine. De s’enrichir, puis de tenter une incursion vers le soi intime, une exploration qui ne soit pas simple balade, le nez au vent. Et qu’importe la forme ! »
→ qu’importe la forme, qu’importe la source.
Pour que l’âme vibre
Une belle histoire de « conversion » dans Célébration hassidique d’Elie Wiesel. Il s’agit d’un rabbin, Yaakov-Yosseph de Polnoye qui va brutalement se tourner vers le hassidisme. Voici l’histoire : ce rabbi s’apprête à reprendre un homme [en fait le célèbre Baal-Shem) qui se permet de raconter des histoires et semble détourner les fidèles de la prière : « Il y avait quelque chose dans le ton de l’étranger qui bouleversa le rabbin au point de le rendre muet ; il ne pouvait pas ne pas écouter ; il n’avait jamais ressenti un tel besoin d’écouter. – C’est une histoire qui m’est arrivée, dit le Baal-Shem. Je voyageais dans un carrosse tiré par trois chevaux de couleurs différentes, et aucun ne hennissait. Et je ne comprenais pas pourquoi. Jusqu’au jour où je rencontrai un paysan qui me cria de desserrer les rênes. Du coup, les trois chevaux se mirent à hennir. Dans un éblouissement, le rabbin de Sharigrod comprit la signification de la parabole : pour que l’âme vibre, il faut la libérer ; trop de contraintes risquent de l’étouffer. Et, sans savoir pourquoi, il se mit à pleurer ; c’était la première fois de sa vie qu’il pleurait ainsi, librement, spontanément, sans raison apparente. La suite est connue : Rabbi Yaakov-Yosseph devint un des piliers du nouveau mouvement. »
Et je note aussi cette phrase d’un autre grand du hassidisme : « Le moi de l’homme est en perpétuel mouvement. Le mien suit les grands pour monter, et attire les petits pour les élever. »
Origine aqueuse
« Il est possible que tous les corps animaux, aviaires, sauvages, humains, aient la mémoire entêtée par le souvenir impossible de leur origine aqueuse, aquatique, océanique. L’origine est la pulsion même, elle-même étrange fruit des marées. » (p. 109)
→ oui ce thème de l’eau, si récurrent chez Pascal Quignard et que je partage avec lui.
Ah le Garamond
Joie bien sûr de voir Pascal Quignard consacrer un chapitre entier à mon cher Garamond, mon caractère typographique préféré, dont j’aime la clarté et l’élégance. « Claude Garamond possédait une très étroite maison sur la rive gauche de la Seine. L’entrée de la maison donnait rue des Grands-Augustins. Mais l’avancée en bois du balconnet finement sculpté et ouvragé de la maison surplombait l’eau. On a conservé une gravure. C’est plutôt un bois gravé. On y voit un saule, des aulnes, une barque noire, une berouette, des barriques. » [on se croirait chez Victor Hugo !) (p. 118)
Garamond et Hocquard
Très belle évocation d’Emmanuel Hocquard dans L’homme aux trois lettres. Une évocation qui part de Garamond : « C’est dans ce caractère romain de la Renaissance que je faisais composer mes livres pour peu qu’on me permît de choisir mon corps. Emmanuel Hocquard les assemblait patiemment à la main. Il glissait l’étrange tiroir au-dessus du feuillet blanc dans la machine d’imprimerie à bras. Durant tout le mois de novembre 1971 je pesai sur ce bras quand mon ami m’en donnait, de sa voix sourde et empâtée, que j’aimais plus que tout, dont j’aimais l’émotion plus que tout, le signal. La lettre, tel est le veilleur ultime sur la nature du langage. Elle en surveille avec méfiance, avec la plus grande méfiance possible, les pouvoirs qu’elle lui retire. Elle anéantit jusqu’au son qui le fit apparaître en sorte de seulement l’évoquer et le désadresser. On la lit sans bouger les lèvres. Le signe vide, une fois écrit, qui éteint tout dans l’absence, qui ajoute à la langue un silence qui n’appartient en rien à son essence, est le medium du soir. Le medium extrême, obscur, eschatologique, qui dit la fin de tout. Le medium vespertinal qui se fond peu à peu au silence de la nuit stellaire. Il est mort. Mon ami Emmanuel Hocquard est mort dans les congères au-dessus de Tarbes, le matin du dimanche 27 janvier 2019, dans la montagne entièrement prise de glace. » (p. 119)
Extraordinaire formulation que celle de « pouvoir choisir son corps » [et parfois sa police !]. En fait il me semble que ce que choisit Quignard, s’il choisit le Garamond, c’est une police et le corps, c’est la taille du caractère. J’ai un fort beau petit livre d’Eric Dussert et de Christian Laucou qui s’appelle Du corps à l’ouvrage, sous-titre Les mots du livre. Alors Garamond ? « Élève en gravure de Geoffroy Tory. Le caractère romain qu'il crée pour Robert Estienne et François Ier, qui porte désormais son nom, est l'un des classiques de la typographie élégante française. Pour le graver, il s'est probablement inspiré des romains de Griffo gravés pour Alde Manuce. On lui doit aussi un grec lié, le ‘Grec du roi’, gravé pour François Ier (et utilisé par Robert Estienne), inspiré des calligraphies d'Ange Vergèce, calligraphe attitré du roi. Les caractères de Garamond influencent encore de nos jours la création typographique. Ils font partie de la famille des Garaldes (contraction de Garamond et du ‘Alde’ de Alde Manuce). »
Papyrus, codex, livre, écran ?
« À chaque fois qu'on me pose la question du medium où l'écriture a pris autrefois, à la fin de l'Antiquité, son visage, je suis aussi insatisfait de cette face à deux pages symétriques, de cet étrange oiseau à deux ailes pâles, qu'incapable d'y renoncer. Je ne suis pas sûr qu'au-delà de telle ou telle forme que prend l'écrit, qu'il prit jadis, qu'il pourrait prendre, il n'y ait pas, il ne pourrait pas y avoir une autre forme possible, qui serait plus extraordinaire qu’elles. (...) Un autre silence, capable de faire taire davantage la langue parlée, sourdrait. »
→ Il me faut ici partager mon étrange expérience de la liseuse (électronique). J’ai pensé à cette autre forme possible du livre, en parcourant ces mots de Pascal Quignard. Et il y a peu, je me suis fait cette réflexion que ma liseuse, jusque dans son format et la manière dont je l’avais en main, était un peu comme le bréviaire pour le prêtre ! Un étrange rapport s’est instauré avec cette petite bestiole électronique bien dépourvue de charme, je le concède, sans épaisseur et sans odeur, ingrate parfois. Mais il y a cette disponibilité incroyable. Que celui qui n’a jamais dû faire des choix cruciaux de livres en faisant sa valise me jette la première pierre ! Et pour moi ce souvenir-là, presque cuisant, du choix, de la limitation, de la peur de manquer remonte à l’enfance. Quand on confectionnait les coffres des voitures familiales et qu’il fallait se restreindre pour que tout le bazar de cinq enfants et des parents, eux-mêmes lecteurs, entrent dans les deux voitures en partance pour ici ou là. Mais au-delà. Je sens comme une intimité très particulière avec ce drôle de livre, comme si le tête-à-tête, cœur à cœur, âme à âme déjà flagrants (voir ce qu’écrit Siegfried Plümper Hüttenbrink par exemple) était encore plus étroit, plus discret aussi, plus préservé. Il y a aussi cette merveilleuse manière de pouvoir s’approprier des pans de textes, de les transcrire ailleurs, pour soi, ici par exemple, dans ce livre de mes livres qu’est le Flotoir. Et même si pour la première fois d’une longue pratique, je viens de buter sur un avertissement, en opérant mes surlignements/coupes, à savoir que j’approchais de la limite autorisée par l’éditeur ! Je suppose que c’est un des aspects, un peu vains tant il existe d’autres manières de faire et tout simplement recopier, de ce qu’on appelle les DRM. Il est vrai que si je taxe parfois le Flotoir de prescripteur, je le soupçonne aussi d’être une manière de lire les livres sans les acheter... je précise aussi que tout ce que j’écris là s’applique exclusivement à la liseuse et pas du tout aux autres lectures via écran de téléphone, de tablette, d’ordinateur. Non je parle de la liseuse.
Lecture et temps
« Le lecteur est sans époque, sans âge, sans temps. Lire n’est pas rêver mais lire est comme rêver en ceci qu’il perd le temps. » (p. 124)
Double réflexion ici. Que le livre me fait voyager à toutes époques, me donne tous les âges, me transporte dans le temps, à rebours ou en projection vers l’avenir. Je l’éprouve fortement en lisant mon cher Jules Verne, campée que je suis depuis un certain temps (hibernation ?) avec l’équipe du Capitaine Hatteras, dans les glaces de la région antarctique. J’en ai froid parfois. Mais aussi que la seule chose qui me fasse vraiment parfois perdre la notion du temps, qui fasse un peu opposition à la redoutable précision de mon horloge intérieure, c'est la lecture. Moins aujourd’hui que jadis, mais encore, parfois. Le temps n’est plus à maints égards dans la lecture. « Tout amateur d’art authentique tombe dans la scène. Les ‘yeux’ du lecteur n’observent pas l’objet qu’il tient entre ses mains ; le livre est oublié ; ses yeux sont fascinés par autre chose ; ils sont déjà avalés par le corps autre qui les mobilise tout entiers. La lecture alors est un carmen, un charme, un chant de sirène, un odos chamanique, un tao nébuleux. Il ne faut sans doute pas dire du lecteur qu’il ne voit plus ‘passer le temps’ : il plonge dans le jadis où la diachronie se dissout. » (p. 127)
Nous ne sommes pas nous
Nous ne sommes que peu nous, nous sommes la somme d’eux, ceux qui nous ont précédés, notre grande lignée. 2, 4, 8, 16, 32, cela va très vite le compte des ascendants et chacun peut nous avoir transmis quelque chose ! Nous sommes le siège d’une immense diversité biologique et génétique. « Trace de jadis dans l’actuel. Nous ne sommes pas venus de nous en nous-mêmes. Seul le temps arrive continûment à partir de lui-même. Même les traits de notre visage, même le nom que nous portons ne peuvent être dits nôtres. Nous nous pressons seulement dans le ‘près’ des corps autres toujours plus anciens que les âmes qui s’y sont construites il y a quelques années à peine. » (p. 144)
Brouillard d’advection
Surprise par ce mot, entendu dans un bulletin météo, le brouillard d’advection : « Un brouillard d'advection se forme lorsqu'une masse d'air chaud et humide se déplace sur une surface relativement froide. La base de cette masse d'air se refroidit au contact de la surface froide et ce refroidissement se propage sur une certaine épaisseur. Le refroidissement entraîne la condensation de la vapeur d'eau en minuscules gouttelettes maintenues en suspension par la turbulence et le vent léger. Ce brouillard est rarement très dense (visibilité rarement inférieure à 100 m), mais son épaisseur verticale est importante et il peut se former à tout moment de la journée. »
→ aujourd’hui, sur la ville, brouillards persistants et très novembraux.
Langue, foyer de ce qui se souvient
Hélène Cixous ouvre une nouvelle séance de séminaire en janvier 2002 et j’aime son adresse à ses auditeurs : « Le 12 janvier 2002, ‘Tableau des révolutions d’un cœur’. Bonne année à tous. Et ce tous, je l’étends à tous ceux qui sont ici mais tous ceux aussi à qui nous pensons au passé, à l’avenir, et tous ceux aussi à qui nous ne pensons pas, parce qu’il y a une foule de gens qui à la fois font partie de nous et que nous oublions. Mais on aura l’occasion d’en parler puisque ceci est un lieu qui est dédié à un travail de mémoire, de rappel, d’invocation, de résurrection, à l’aide de cette magie d’une efficacité extraordinaire qu’est celle de la littérature comme état le plus développé possible de la langue, la langue étant elle-même le foyer de ce qui se souvient. Mais elle ne se souvient bien que si on la pousse ou qu’elle nous pousse, on se laisse pousser par elle, le plus loin possible dans toutes les directions de l’univers. » (p. 155)
Entrelacement des voix
Et un peu plus tard, elle parle de « l’entrecroisement sans fin et la relance incessante des voix qui est le propre de la littérature. »
→ en ces temps de disette d’échanges humains, comme elle est précieuse la littérature, comme elles sont précieuses toutes ces voix qui sont à notre portée, accessibles sans suspicion, partageables de même.
Toujours de nouvelles traces
Lire et relire (ce que je fais encore trop peu !)
« Dans les dernières promenades que je faisais moi-même en direction du séminaire et pour mon propre plaisir, j’étais accompagnée des textes sur lesquels nous travaillons cette année : de Proust, de Rousseau, de Stendhal et bien d’autres, et, malgré mon expérience de cinquante ans de lecture, malgré le fait que je vis de livres, je continue à retrouver des traces, comme un archéologue. »
Emprunt noble
Très belle notion d’emprunt noble développée par Hélène Cixous, et cela allège un peu mes scrupules quant à l’abondance des citations, ici, dans ce Flotoir ! « Relisant, lisant infiniment les textes dont je vais vous parler aujourd’hui – et c’est immense parce que justement chacun communique avec l’autre –, je me disais que je n’avais pas vu que ceci, dans Stendhal, c’était droit venant de Rousseau, qui lui, évidemment, a emprunté le cheval de Montaigne ; mais cela ne veut pas dire qu’il y a reproduction, pillage, vol. C’est ce qui fait la beauté de ces œuvres : seules celles qui sont nourries, héritières, celles qui empruntent noble, sont ce qu’on peut appeler des œuvres littéraires. » (p. 156)
Plus loin : « l’emprunt non calculé, la question de la transmission d’un texte à l’autre d’un ensemble de rêveries, d’expériences, de métaphores, de structures, car la littérature est en soi un univers. » (p. 158)
Et bien sûr, Montaigne
Oui sur le thème de l’emprunt ! Magnifiques pages d’H.C. sur son cher Montaigne et sa tour. « Cela se passe dans le chapitre 10 du Livre II des Essais de Montaigne. (...) Son thème général, c’est la question de l’emprunt en littérature, et Montaigne témoigne de son monde d’emprunteur, d’emprunteur de génie, mais cet emprunteur-là est le plus emprunté de tous les écrivains français, de manière qui reste souvent insue, imperçue. On ne peut pas faire de littérature française sans Montaigne ; il est posté à l’entrée de la littérature en tant qu’emprunteur, et il philosophe autour de cette scène de l’emprunt. (...) Montaigne vivait dans un livre : dans la tour de Montaigne, par un escalier en spirale on atteint l’étage où il écrivait et qui était un livre parce que sur les poutres de ce dernier étage qui touche le ciel, il a inscrit cinquante-six sentences – qu’il a aussi changées –, maximes, phrases venant de textes qu’il adorait. Il avait comme toit et comme ciel un livre, ce qui pour moi est l’idéal même de la littérature. (...) il s’explique surtout de son rapport à la lecture comme se mêlant complètement de l’écriture et se transformant en un troisième corps d’écriture. » (p. 158 et svt.)
De l’emprunt
L’emprunt noble. C’est aussi cela un héritage que l’on peut s’approprier brutalement et sans respect, au besoin en spoliant les autres ; ou bien avec ferveur pour faire au mieux en termes de réparation et de soin aux vivants et en matière de transmission. C’est vrai d’un meuble, d’un objet, d’une œuvre, de la terre, d’une maison, voire d’un don reçu en partage.
Sur l’association
Une salutaire mise en garde d’H.C. dans cette immense jeu d’associations qu’est son séminaire (et souvent son œuvre) : « Les associations sont toujours enrichissantes, même si parfois ce sont des impasses, des trompe-l’œil. »
→ cette sensation parfois de buter sur un mur en suivant le fil d’une association. Soit qu’elle ne soit pas féconde à ce moment-là, soit qu’on ne sache pas en emprunter le chemin, soit qu’il y ait un blocage quelconque.
Le partage des douleurs
« Nous partageons avec l’humanité, sous des espèces chaque fois singulières, des expériences, presque toujours difficiles, où nous avons besoin du secours des autres douleurs. Les autres douleurs viennent veiller à notre douleur et la nourrir d’expériences qui n’ont de valeur qu’à condition d’avoir été analysées et d’avoir trouvé leur forme incantatoire. Il y a un partage de la douleur, et c’est ainsi que nous communions les uns avec les autres et les peuples, parfois très éloignés, les uns avec les autres, et en même temps chaque douleur est signée, va trouver son visage, son pas, son pas dansé, sa singularité absolue inéchangeable. » (p. 156)
→ C’est bouleversant, mot dont je restreins pourtant de plus en plus l’usage. D’autant plus que le medium de ce partage est la littérature. Réservoir sans fond de l’expérience et de la douleur humaine, plus peut-être que n’importe quel autre forme. Quelques mots et tout change (mais ils sont rares ceux qui savent les trouver, les composer, ces quelques mots !).
Ecriture, obstacles massifs
En écho à ma contribution au feuilleton La Main courante de Siegfried, ces mots de Philippe Grand :
« celui dont l’écriture s’accompagne d’obstacles massifs et profonds
• hésitations – qu’il faut assumer plus que trancher (ou trancher
en les assumant)
• vif sentiment d’impuissance – qu’il ne faut pas empêcher de croître
avant de le geler et s’en faire oublier
• vif sentiment d’à quoi bon – qu’il faut contenir mais toujours maintenir
(et d’ajouter qu’affrontés, rarement surmontés sont)
celui dont l’ambivalence syntaxique n’est pas une qualité mais pas
non plus un simple défaut
celui dont l’assemblage instruit le sujet, mais ne l’instruit vraiment
qu’en tant qu’il est problématique »
→ cette impression, étrange elle aussi, d’être chez moi quand je suis dans sa prose, pourtant très particulière, comme s’il y avait une parenté de structure de pensée et sans doute au-delà des parentés de structure psychique. Certains le trouvent difficile, pour moi il est très limpide et je suis le ou les fils qu’il tisse un peu comme je suis les méandres de Proust depuis que j’ai 15 ans, sans difficulté. Une sorte de compétence innée.
Qui paraîtrait archaïque
« Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
qu’il paraîtrait archaïque de construction et présenterait de ces maladresses que
seules les machines à traduire produisent. »
Il s’agit ici d’extraits d’Appendice(s).
→ je suis troublée par cette idée d’apparenter sa prose à ce que les « machines à traduire produisent ».
Dire plusieurs choses
« Dire plusieurs choses en une, cela n’a en soi rien de très extraordinaire,
mais si la plurivocité est constante dans les phrases du quotidien, c’est
en règle générale à l’insu des locuteurs : involontaire, la surcharge est aussi
le plus souvent inaperçue.
J’ai quant à moi choisi de le faire, et avec régularité.
Moyen de densifier, mais en aucun cas une ‘méthode’ ; plus-d’un-sens
reste une aspiration (et je ne suis pas constamment, comme on le voit ici,
espace de prédilection pour multiplier, à la hauteur de cette dernière).
Osnabrück
Sacrée ville que la ville dont la mère d’Hélène Cixous est originaire, Osnabrück en Allemagne. Sa fille en explore tous les aspects, couche à couche, comme si elle défaisait les strates successives d’un palimpseste. Ainsi on découvre qu’Osnabrück est la ville de naissance d’Erich Maria Remarque qui eut une histoire plutôt compliquée avec elle. Lisant la biographie de ce dernier, je découvre qu’il avait acheté en 1926 le titre de baron de Buchenwald à un noble désargenté. Il sera banni de sa ville, passera de longues années en Suisse ou aux États-Unis, reviendra brièvement à Osnabrück, ayant enfin accepté de recevoir une décoration que H.C. va elle aussi accepter de recevoir, la médaille Justus-Möser (de) de la ville d'Osnabrück. Quant à sa sœur Elfriede Scholz dont une rue de la ville porte le nom elle sera arrêtée par les nazis et décapitée en 1943.
Bannissement
Il est beaucoup question de bannissement dans ces pages où H.C. glisse insensiblement d’E.M. Remarque à son propre père Georges Cixous et au choc terrible que fut la publication dans Le Journal d’Oran du statut des Juifs : « Promulgué, le mot s’enfonce dans le cerveau c’est un instrument qui presse le cerveau et en fait sortir les sensations de deuil, je remarque la présence de ce genre d’instruments verbaux qui endommagent le cerveau dans un grand nombre de tableaux de Nussbaum, dans les vingt années gammées les scènes typographiques font partie de l’arsenal comme les divers gaz létaux, ce sont exhalaisons d’une même nocivité. (...) « je vois, écrit Hélène Cixous, que l’image-lettres attaque mon père comme si elle avait des crocs, il y a une force terrible dans le papier, on ne sait pas lire, pas encore, on lit les mouvements de l’âme des parents, on déchiffre les émotions, les humeurs, on n’oubliera pas, on a tout vu au cinéma muet, ‘c’est fini’ et ‘ça recommence’ signe le visage d’Ève à ce moment-là, le moment Remarque, le même moment, mon père est frappé par la tuberculose, cela s’est passé en un éclair, d’un instant à l’autre comme le malheur dans la salle à manger, était-ce juste après avoir reçu le Journal d’Oran comme une pluie de coups dans le visage Le STATUT, des Juifs, Promulgué, d’une seconde à l’autre, même pas, comme l’absente seconde de la mort, un jaillissement de sang, sans un cri sans un mot il sort précipitamment de la salle à manger, d’un bond fiévreux, c’est comme ça que Theia ma chatte bien-aimée s’est ruée plus vite que la vitesse sous le divan pour y mourir cachée et y cacher sa mort et j’ai juste eu le temps de me jeter à plat ventre pour recevoir ses deux derniers souffles. Ça prend une seconde. Cette seconde est le portail de l’autre monde. Elle est la Terrible Seconde entre la seconde d’avant et la seconde d’après, on se retourne et il n’y a plus de passé. » (p. 55)
Felix Nussbaum
Et ce n’est pas tout, il y a un autre habitant remarquable d’Osnabrück, c’est le peintre Felix Nussbaum né dans cette ville en 1904 et qui mourra à Auschwitz en 44. « Comme aucun autre artiste de la première partie du XXe siècle, Felix Nussbaum a su représenter à travers ses peintures la situation dramatique dans laquelle il se trouvait en tant que Juif allemand durant la période nazie. La peinture représentait pour lui un moyen de lutter contre le régime nazi et lui permettait de conserver une dignité humaine tout en lui donnant la force de survivre. Felix Nussbaum n'est certainement pas avant-gardiste. Il appartient à la « génération disparue » victime de l'Holocauste. Il fut longtemps oublié et ce n´est que dans le courant des années soixante-dix que son art fut redécouvert. » (source)
→ Il a peint tout au long de sa vie des autoportraits, toujours de trois-quarts et l’un des plus connus est celui dit Autoportrait avec le passeport.
→ Je peux me tromper, l’ayant certes beaucoup lue mais pas de façon méthodique, mais j’ai l’impression d’avoir rarement entendu Hélène Cixous parler aussi fortement et clairement de ses racines juives et des drames traversés par ses familles paternelle et maternelle. A la fois juive ashkénaze par sa mère et juive séfarade par son père, elle a des ancêtres qui viennent des quatre coins du monde, Espagne, Maroc, Autriche, Hongrie, Allemagne, Tchécoslovaque : « d’un côté il y avait l’Afrique du Nord, corps puissamment sensuel, que je partageais, pain, fruits, odeurs, épices, avec mon frère. De l’autre existait un paysage avec la neige de ma mère » (source)
Voici au demeurant ce que Derrida disait d’elle : « Dans cette typo-topologie, mais aussi hors d'elle, en ce lieu de défi pour la distinction entre ashkénaze et sépharade, je me sens encore moins capable d'un discours à la mesure d'une autre poétique de la langue, d'un événement immense et exemplaire : dans l'œuvre d'Hélène Cixous, et de façon miraculeusement unique, un autre croisement tresse toutes ces filiations, les réengendrant vers un avenir encore sans nom. Cette grande-écrivain-française-juive-d'Algérie-sépharade qui réinvente, entre autres, la langue de son père, sa langue française, une langue française inouïe, il faut rappeler que c'est aussi une juive-ashkénaze-allemande par la "langue maternelle" » (source)
Sur le livre, sur son titre
Viennent ensuite des pages éclairantes sur le livre, son projet et aussi son titre, Ruines bien rangées. « Mon idée est d’écrire la chose qui empeste les cœurs, de regarder par les fentes de l’Histoire, dans laquelle ma petite enfance puise ses effrois et ses questionnements, à deux ans on voit tout nu avant les mots, les visages là-haut sont parcourus de tremblements. » (p. 59) Elle va plusieurs fois à Osnabrück, visite l’emplacement où se trouvait la Synagogue et où se trouve une sorte de mémorial, quelque chose dont son fils dit qu’on peut difficilement imaginer quelque chose aussi « non-monumental » : « Un espace rasé entre deux demeures. Derrière les grilles une haute collection de grosses pierres prisonnières. Ce sont les os de la Synagogue qui restent éparpillés sur le sol après l’incinération. Os bien rangés. Comme des poules les ruines bien rangées dans leur cage à moellons. » (p. 64)
Une vraie question sur le travail des historiens !
« comment les historiens feront-ils leurs constructions dans mille cinq cents ans, j’aimerais bien lire ça, la métamorphose des faits en fiction et la force de loi des fabrications font chanceler ma pensée » (p. 62)
Paris, du samedi 31 octobre au jeudi 12 novembre 2020.
Rédigé par Florence Trocmé le 13 novembre 2020 à 15h30 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
©florence trocmé - octobre 2020
Heureusement qu’il y a la littérature. Je la bénis. Je me dis qu’elle est quand même l’art de la langue, l’art de frotter des affects les uns contre les autres pour que surgissent des étincelles de mot ; elle est l’immense table de l’intelligence, qui saisit les vibrations les plus cachées. Je me disais aussi que dans sa fragilité, dans son côté désarmé, elle est absolument indispensable
Hélène Cixous
Novalis
D’une citation de Novalis, faite par JF Billeter, dans Un paradigme et dont Laurent Margantin me retrouve l’original en allemand. « Quand le corps bouge ou travaille, observer l’esprit ; quand il se passe quelque chose dans l’esprit, observer le corps. »
« Bey körperlichen Bewegungen und Arbeiten beobachte man die Seele, und bey innern Gemüthsbewegungen und Thätigkeiten den Körper. »
Laurent Margantin me fait remarquer que la traduction de Seele par esprit peut être contestée au profit d’âme.
Illich et la boite de Pandore
Patrick Beurard Valdoye parle beaucoup d’Ivan Illich en ce moment et me recommande le livre Le visible et le lisible, dans le tome 2 des œuvres. Je tombe en faisant quelques recherches sur une vidéo ancienne où Illich est interrogé par Jean Marie Domenach dans la série "Un certain regard" - 19/03/1972. Ils sont près d’une statue de Pandore et Illich en développe longuement l’histoire.
Dans la mythologie grecque, Prométhée vola le feu aux Dieux pour le donner aux hommes. Pour se venger, Zeus ordonna à Vulcain de créer une femme faite de terre et d’eau. Elle reçut des Dieux de nombreux dons : beauté, flatterie, amabilité, adresse, grâce, intelligence, mais aussi l’art de la tromperie et de la séduction. Ils lui donnèrent le nom de Pandore, qui en grec signifie "doté de tous les dons". Elle fut ensuite envoyée chez Prométhée. Epiméthée, le frère de celui-ci, se laissa séduire et finit par l’épouser. Le jour de leur mariage, on remit à Pandore une jarre dans laquelle se trouvaient tous les maux de l’humanité. On lui interdit de l’ouvrir. Par curiosité, elle ne respecta pas la condition et tous les maux s’évadèrent pour se répandre sur la Terre. Seule l’espérance resta au fond du récipient, ne permettant donc même pas aux hommes de supporter les malheurs qui s’abattaient sur eux. C’est à partir de ce mythe qu’est née l’expression "boîte de Pandore", qui symbolise la cause d’une catastrophe.
Catherine Chalier
Noté aussi le titre d’un livre de Catherine Chalier, Sagesse des sens, le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque dont parle Robert Bober dans son livre Par instants la vie n’est pas sûre. La question de sens, de la prééminence de la vue, au détriment peut-être de l’écoute, dans un éclairage biblique et talmudique.
Impossible hélas, par ailleurs, de se procurer les Récits hassidiques de Martin Buber, sauf à des prix exorbitants pour de vieux livres de poche. Pas d’édition Kindle et pas de disponibilité du texte en ligne. Eux aussi sont très présents dans le livre de Bober.
Contes hassidiques
Certains thèmes, sans que l’on sache pourquoi, en viennent à croiser au large de la conscience, régulièrement, ou même à s’approcher plus encore. Ainsi en est-il des contes hassidiques apparus sous forme d’allusions dans plusieurs de mes lectures récentes. Il y eut bien sûr Ernst Bloch. Cela via George Didi-Huberman. Et de manière encore plus précise dans le très beau livre de Robert Bober, paru récemment chez P.O.L., Par instants la vie n’est pas sûre. Martin Buber (1878-1965), philosophe autrichien et israélien, a fait un immense travail de collecte et de mise au point pour rendre accessibles ces récits échelonnés sur plusieurs siècles, compilés ou pas dans des sources très disparates, parfois peut-être encore transmis sous forme orale ! Mais les livres parus à la fin des années 90 en collection Points au Seuil sont épuisés et disponibles uniquement d’occasion à des prix astronomiques. Je n’ai pas trouvé non plus de version en ligne, ni en français, ni en allemand, mais peut-être n’ai-je pas assez cherché. Je me suis donc lancée à acheter sur liseuse la version allemande.
Je lis cela sous la plume de Martin Buber dans son introduction : « Qui, comme moi, s'est fixé pour objectif de dresser le portrait des tzadikim et de se faire une image de leur vie à partir des documents écrits trouvés (ainsi que de certains documents oraux) (...) doit voir sa tâche principale dans la création de la ligne narrative pure manquante. Au cours d'une longue période de travail, je n'ai pas trouvé de meilleure façon de le faire que d'abandonner pour l'instant la forme apparente avec ses lourdeurs ou ses maladresses, ses ténèbres et ses digressions et de reconstruire le processus prévu (si possible, en utilisant des variantes et d'autres matériaux connexes) aussi précisément que possible et de le raconter aussi clairement que possible sous la forme appropriée à sa nature, mais aussi de m'appuyer sur les documents qui subsistent et d'intégrer ce qu'ils contiennent dans la version finale. » (Il s’agit ici d’une traduction automatique, prouesse bien sûr, même si elle est peu agréable à lire. Mais il fallait ici s’attarder sur la méthode suivie par Martin Buber et je ne me sens pas légitime à tenter ma propre traduction !)
Je retrouve aussi cette citation de Martin Buber lui-même, sur le site de Payot, dans la présentation des livres parus en 1996 : « La légende des Hassidim [ ... ] a grandi dans d'étroites ruelles et de sombres réduits, passant de lèvres malhabiles dans des oreilles anxieusement attentives; c'est en bégayant qu'elle est née et s'est propagée de génération en génération.
Des livres populaires, des cahiers et des feuilles volantes me l'ont transmise, mais je l'ai entendue aussi de lèvres vivantes, de ces lèvres qui en avaient elles-mêmes reçu le bégayant message. [...] Je porte en moi le sang et l'esprit de ceux qui l'ont créée et c'est par l'esprit et le sang qu'elle est née à nouveau en moi. Je ne suis qu'un maillon dans la chaîne des narrateurs, un anneau entre les anneaux, je répète à mon tour la vieille histoire, et si elle sonne neuf, c'est que le neuf était en elle quand elle fut dite la première fois." source
Mouvement de renouveau religieux fondé au XVIIIe siècle en Europe de l'Est, le hassidisme conjugue deux objectifs majeurs : le refus du changement, de la modernité et la communion joyeuse avec Dieu, pratiquée sans réserve par le chant et la danse. Aujourd’hui, leur style vestimentaire hérité de leurs ancêtres, l'usage du yiddish et leur mode de vie centré sur l'étude et la famille font de leur communauté un monde à part. (d’après un article du Monde.) En 2012 une exposition consacrée aux hassidims s’est tenue en Israël : « L'exposition constitue un petit miracle en Israël. Des hassidim heureux de se dévoiler et d'être célébrés au musée. Des laïcs passionnés par ces étranges voisins. Mais hors du musée, la magie est vite rompue. La tension est forte depuis que l'État cherche le moyen de partager le fardeau du service militaire avec les orthodoxes, jusqu'à présent exemptés. » (même source)
Mais en fait, ce n’est pas tant l’histoire de ce mouvement qui m’intéresse que la question des récits hassidiques, que j’assimile, sûrement à tort, aux koans japonais : courte phrase ou brève anecdote absurde ou paradoxale utilisée dans certaines écoles du bouddhisme zen comme objet de méditation ou pour déclencher l’éveil. Il me semble toutefois que dans les deux cas les récits, les contes, sont là pour donner à réfléchir, sont un outil de réflexion, d’accès à une forme de sagesse.
Autre précision (ce Flotoir est aussi un instrument de travail : les tzadiks dont parle Buber au début de la citation sont des Justes. Là aussi retenir cela : « Selon une tradition issue du Talmud, il existerait par le monde, à chaque génération, 36 justes. S'ils venaient à disparaître, cela entraînerait la destruction du monde. Rien ne les distingue en apparence des autres hommes et eux-mêmes ignorent souvent qu'ils en font partie, d'où l'idée qu'ils sont ‘cachés’. En hébreu, ils se nomment les Tsadikim Nistarim c.-à-d. les ‘Justes cachés’, ou encore les Lamed Vav Tsadikim, c.-à-d. les ‘36 Justes’. Cette dernière dénomination s'abrège souvent en ‘Lamed Vav’. Le roman d'André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes, se réfère à cette tradition. » (source)
Généalogie d’une lecture
J’aime à tracer la généalogie d’une lecture. Pourquoi en suis-je venue à tel livre, qui m’en a parlé, où ai-je lu quelque chose à son propos ? Parfois reconstituer ainsi de véritables chaînes de transmission. Ainsi des contes hassidiques, Didi-Huberman, Bloch, Bober, Buber (je n’avais pas encore remarqué la proximité des noms, Bober et Buber.
Flacons de sels
ouvrir la petite bouteille pour ne pas oublier de la remplir de sels – tracer la généalogie d’une lecture – inventer un système de partage des livres de P. et M. et voir les livres partir chez tant de leurs petits-enfants – découvrir quelque chose de quelqu’un à travers ses choix de lecture – voir ressurgir dans sa mémoire une expression oubliée et avec elle un cortège de souvenirs, ainsi des couteaux d’argent, couteaux anciens dont la lame n’est pas en inox comme les autres mais en métal argenté : ils étaient destinés aux fruits – inventorier (ou fouiller ?) sans fin dans les coins et recoins de l’appartement des parents disparus et faire des découverte qui sont surtout des souvenirs – trouver ce petit coffret qui vient du Louvre avec une carte postale de l’enfant au toton de chardin et trois jolies toupies en bois, verte, rouge et jaune qui viennent s’ajouter à la collection de toupies déjà bien riche – trouver une photo inconnue de M. et penser que c’est une des plus belles, avec ses yeux vifs d’avant la malvoyance – découvrir que l’on peut marcher longuement chez soi en écoutant de la musique ou une émission en rediffusion au casque – que les pas marchent avec Mozart ou Hélène Cixous – reprendre le précieux petit carnet où noter, le plus souvent possible, quelques sels du jour –
La peau du texte
Comme nous manque le contact tactile avec autrui, le simple toucher, celui de la joue d’un enfant, de la main d’un ami. Je lis ces mots dans Par instants la vie n’est pas sûre (titre bien adapté à ces temps) de Robert Bober s’adressant à Pierre Dumayet : « ton Autobiographie d’un lecteur ouvert à la page où tu as écrit : ‘Ce que je voudrais décrire, c’est la peau du texte. Comment l’écriture m’a touché. Pas comme une bonne action touche, non. Comme une main touche une nuque ou une autre main.’ ». (p. 239)
La phrase
Encore une citation de Robert Bober s’adressant à Pierre Dumayet en cette longue lettre autour de la vie et des livre (dans livre, il y a vie, les trois lettres de vie) : « un livre appartient à celui qui lit. Dans mes notes, j’avais recopié une phrase d’Edmond Jabès trouvée dans Le Livre des Questions qui collait bien avec cette idée : ‘Si une phrase, un vers survivent à l’œuvre, ce n’est pas l’auteur qui leur a donné cette chance particulière aux dépens des autres, c’est le lecteur.’ » (p. 255).
Exercice de déchiffrage
J’aime ces mots aussi, cette allusion à la méthode Dumayet et Bober dans leurs émissions et j’avoue volontiers penser au Flotoir en les recopiant : « À la suite de ces émissions, même dès la première je crois, il y a eu dans Le Monde, sous la plume de Thomas Ferenczi, ces quelques lignes parlant de la méthode Dumayet appliquée à la littérature et à la peinture : ‘Scruter le texte (ou le tableau) avec une attention scrupuleuse, s’accrocher à quelques passages qui, pour une raison ou pour une autre, le surprennent, l’intriguent, s’attarder sur une phrase, un motif, un thème, s’interroger sur le choix d’un mot ou d’une couleur, repérer même d’éventuels lapsus, d’apparentes anomalies, procéder à des comparaisons, à des rapprochements ; bref, en présence d’une œuvre quelle qu’elle soit, se poser des questions multiples, quelquefois incongrues, l’intelligence en alerte, la curiosité en éveil. La lecture d’un livre, la contemplation d’une toile deviennent, sous sa conduite, un passionnant exercice de déchiffrage.’ » (p. 176)
→ Lire libre, c’est si important. Si c’est une recherche, et c’en est très évidemment une, c’est une recherche peu scientifique, pas universitaire, très aléatoire, qui suit des pistes inattendues, qui se laisse aiguiller par une forme de hasard et d’intuition. De proche en proche. Mais avec au fond une assez grande cohérence. Et il y a une grande part de déchiffrage, comme lorsqu’au piano on aborde, à vue, une partition encore inconnue.
Avec lui-même
Oui le lecteur doit être avec lui-même, comme Aharon Appelfeld le disait de l’écrivain et là encore bel écho à une lecture récente dont ce Flotoir a rendu compte : « Valérie Zenatti, amie, écrivaine et traductrice de la plupart des livres d’Aharon Appelfeld, vient d’écrire un très beau livre à sa mémoire. Elle cite ce texte tiré d’une émission télévisée où l’on voit Appelfeld répondre à une question d’un journaliste : ‘Un écrivain doit être avec lui-même avant tout, on ne peut rien y faire, il n’y a pas d’autres possibilités, il doit être fidèle à lui-même, à sa voix, à sa musique, à ses expériences, s’il commence à loucher, ce n’est pas bien, c’est même très grave. Il doit être comme le musicien relié à son instrument.’ »
La sagesse des sens
Autre lecture induite par Robert Bober, celle de Catherine Chalier, Sagesse des sens : le regard et l’écoute dans la tradition hébraïque. Il va s’agir d’étudier l’importance accordée au sens de la vue et à celui de l’ouïe dans différentes traditions, notamment grecque et hébraïque. Ce constat : « Bien des expressions empruntées au vocabulaire de la vision – réflexion, théorie, spéculation… – attestent d’ailleurs que la vue constitue le sens théorétique par excellence, le sens qui ouvre la perception aux premiers repères nécessaires à la quête de la connaissance. ». Un peu plus loin : « Et si quelques philosophes critiquent le privilège accordé à la vision, tel Bergson qui, dans son insistance sur l’expérience de la durée, le met en question, ou Merleau-Ponty qui souligne l’intrication des sens, la vue demeure pourtant, pour la plupart des penseurs, jusqu’aux interrogations de la modernité donc, le véritable sens théorétique. Les opérations de l’intelligence et la vie de l’esprit dans son ensemble s’expriment en effet presque toujours dans un langage métaphorique emprunté à ce sens. ». Que dit alors la tradition hébraïque : « Cependant, à cette idée grecque d’un privilège du sens de la vue, idée que la philosophie a transmise à la culture occidentale, les penseurs qui se veulent attentifs à la source biblique de cette même culture opposent l’idée hébraïque de la primauté du sens de l’ouïe. (...) Mais, en dépit des voies neuves qu’ils tracent, il n’est pas sûr que ce dénigrement du regard et ce désir de conférer une dignité philosophique aux possibilités de l’oreille donnent une idée pertinente de la complexité de la tradition hébraïque à ce sujet. » Et Catherine Chalier de se poser clairement la question : « Peut-on vraiment réfléchir aux possibilités du sens de la vue sans apprécier, en même temps, celles de l’ouïe et penser l’écoute en rejetant le regard ? L’un et l’autre sens ne se relient-ils pas à un unique secret qui est celui du corps de l’homme ? ». Et donc son livre « se propose de suivre ces questions et de montrer comment, contrairement à l’idée d’une opposition de l’esprit à la sensibilité et à la sensorialité, les sens – la vue et l’ouïe – sont appelés, selon la tradition hébraïque, à apporter une indispensable sagesse à la spiritualité. ».
→ C’est bien entendu la question cruciale pour moi de l’écoute qui m’a attirée dans ces parages. Écoute musicale, écoute intérieure, écoute du monde, de la musique, de la radio, de la voix des livres, de soi-même, de sa voix intérieure telle que cherche à la percevoir un Claude Ollier. Qui me semble avoir été aussi un très intense regardant si j’en juge par les descriptions très pointues de fleurs qu’il donne dans son livre Cahier des fleurs et des fracas !
Un incipit magique
J’ai toujours aimé entrer dans un livre par sa première page, depuis qu’il y a longtemps, je me suis couché de bonne heure. Et si j’en faisais une collection de ces incipit, nul doute que j’ajouterai celui de Ruines bien rangées d’Hélène Cixous. Je parlais de voix à l’instant : cette sensation immédiate de l’entendre, au travers de ces premiers mots, telle que je l’ai entendu tout récemment encore dans une émission de radio dont elle était l’invitée : « Où allons-nous ? Le livre avait déjà commencé, je courais, je me souvenais j’oubliais je cherchais : à peine je trouvais, je perdais, j’égarais, de plus en plus, je suivais les rues, je traversais les places sur mon bureau s’entassaient des dizaines de chemises, dossiers, carnets, cahiers, sans exagérer des centaines de pages, d’années d’une feuille à l’autre j’étais en 1648, en 9, en 1561, en 1942, en 2020, deux mille ans avant moi donc. »
Ces sauts et gambades de son si cher Montaigne, ces frottements temporels, ce coup de pied dans la fourmilière des petites dates bien rangées, cette conscience étonnamment libre de recevoir la monde non pas tel qu’il semble se montrer, cadré par nos habitudes et notre éducation, un tantinet rigides, mais tel qu’il est, foisonnant de coqs à l’âne, d’anachronismes, de divergences, de rapprochements saugrenus ou tout au contraire infiniment pertinents. « Deux mille ans après moi également, puis au beau milieu sur le rempart de Troie en train de noter la conversation de Priam le divin vieux qui ressemble à mon ami Marcel Dulas, ou bien c’est ce Basque aux cheveux bouclés qui ressemble à Priam, avec cette malheureuse dont je ne porte pas le nom, car Hélène c’est le nom de mon arrière-grand-mère d’Osnabrück, Helene Jonas née Meyer il y a près de deux cents ans, vu du livre le temps n’a pas d’heure pas de temps. » le livre n’a pas d’heure pas de temps chez Cixous, mais quelle notion en ont conscience et mémoire ? « En tant que mémoire je connais tout le monde et toutes les dates allumées comme des veilleuses dans le temple du temps. » (p.5)
→ Et cette horloge interne, inconsciente qui tictaque au fond de nous. Ces anniversaires, deuils ou joies, dont nous ne savons même pas que ce sont eux qui impriment leur couleur aux jours que nous vivons. Alors que ce sont des veilleuses dans le temple de [notre] temps, et au-delà du temps universel, même quand ce sont nos dates intimes. « On voit s’assembler et se résumer a été est et aura été également présents, également inaccessibles et cependant distinctement visibles. Ici, on tremble d’émotion. Et de regret. Ici on n’est plus. On naît plus. On est plus. On ne s’est plus. On sait, mais par sentir seulement, non par savoir. »
Si cela a jamais été
« (...)dans un autre rêve, ‘si cela a jamais été’, se dit Hélène, la tisseuse à Troie, et cette expression qui réfléchit si vigoureusement, qui ébranle la vie et la terre, elle me renverse comme une apocalypse, crie comme la scène 5 de l’Acte V dans la tragédie, ce rapport tremblant au passé au présent, ‘si ce passé a jamais été vrai’, c’est Cela, la douleur, à laquelle la littérature fait un lit et un refuge, si, un jour, ce jour était certes, voilà ce que j’étais, murmure l’ombre de la phrase, si – (ce) – jour – a été un jour » (p. 10)
Et Montaigne et tous les livres qui méditent sans bruit
« Mais le ciel est si beau, lui, bleu immortel, comme celui du 1er mars 1571, jour anniversaire de sa naissance, alors qu’il brûle encore d’écrire le livre tout nu du moi tout entier et tout nu, Montaigne entre – pour la petite portion du trajet qu’il lui reste à parcourir – dans le volume d’un meuble refuge consacré à la peinture, à la mémoire, et qui contient tous les livres qui méditent sans bruit, il a à l’intérieur de l’âme Rome et Paris et tous les temps, et du troisième étage de son meuble il a vue sur la terre forestière et sur le ciel extraordinairement pur et bleu, (...) (p. 11)
Osnabrück
Osnabrück, ville allemande, est le cœur du livre, le théâtre imaginaire d’étranges promenades rêvées avec la mère de l’auteur. Osnabrück, la ville de la généalogie maternelle, de cette famille juive allemande en partie décimée. « Qu’est-ce que je fais là ? me dis-je. Qu’est-ce que je viens faire à Osnabrück ? La Question ne se lasse pas de m’interroger, je suis étonnée, l’étonnement repousse, ne s’use jamais, je déploie sur mes genoux le plan de la ville, et je parcours ce paysage dessiné résumé d’un regard affamé, comme si j’allais trouver la réponse dans cette carte, ce qui arriverait dans un conte d’Edgar Poe. Ou pas. Il ne s’agit pas d’un ‘Retour’. Je n’ai jamais eu envie d’un Retour. Selon moi il n’y en a pas, nulle part et jamais. Personne ne reviendra jamais à Osnabrück. C’est de l’archéologie. Il s’agit de trouver le secret de la force de cette ville, qui m’attire et m’appelle irrésistiblement (...) (p. 16)
→ Osnabrück visitée lors d’un voyage en Allemagne, à cause d’Hélène Cixous mais Osnabrück qui est restée ce jour là pour moi ville morte, que je n’ai pas su déchiffrer, écouter, comprendre.
Un centre
« Le centre, voilà mon mot de passe, la pointe du compas Osnabrück c’est le centre secret d’une vaste foule de fantômes, à peine passes-tu devant la mairie, que des rois des reines des ambassadeurs, des peintres, prêtres, forçats, maraîchères, paysans, dictateurs, régiments, juristes, milliers bruissants, palpitent sur la place du Marché entre Marienkirche et la cathédrale Saint-Pierre, c’est mon bureau et mon observatoire, et c’est mon aiguillon c’est par là que je me poste, à la croisée de Krahnstraße, Große Straße, Marienstraße, Schwedenstraße – ni Paris ni Londres. On ne se place jamais au centre, mais pour croire comprendre le monde, pour le peindre pour construire un livre, c’est-à-dire l’histoire de la vie, il faut que je me mette un centre du monde. Sans centre, il est presque impossible de créer. » (p. 23)
Koan, récits, fioretti
Peut-être que mon rapprochement des récits ou contes hassidiques avec les koans ou certaines autres formes courtes comme en travaillent maintes sagesses n’était pas si inapproprié : Je lis en effet dans l’introduction de Martin Buber à sa collecte de contes hassidiques : « Man vergleiche etwa die Legenda aurea mit den Fioretti di San Francesco oder die klassische Buddhalegende mit den Mönchsgeschichten der ostasiatischen Zen-Sekte. Auch das formlose chassidische Material tendiert zu diesen Formen. ». On établit donc parfois une comparaison, dit Buber entre la Légende dorée et les Fioretti de Saint François ou bien encore entre les légendes classiques autour du Bouddha et les histoires des moines zen. Le matériel hassidique informel tend également vers ces formes. En fait les événements sont rapportés, voire déjà vécus, de telle sorte qu'ils "disent" quelque chose, mais pas seulement cela, le processus est décortiqué et organisé de telle sorte qu’il fasse sens. C’est que « Dans le cas du hassidisme, cependant, les faits eux-mêmes le favorisent : Le tsadik exprime la doctrine, inconsciemment ou consciemment, par des actions qui paraissent symboliques, et elles se transforment souvent en un discours qui les complète ou contribue à leur interprétation. »
La littérature est juste
En ce temps de restriction, où l’on voudrait dire à chacun qu’il existe un merveilleux recours à l’enfermement, à l’ennui, au manque de divertissement, la lecture ; qu’elle embrasse tous les champs, tous les mondes, toutes les époques, tous les domaines ; qu’elle est accessible de mille et une façons.... envie de partager ces mots d’Hélène Cixous, cité dans l’introduction de Lettres de fuite, l’édition de son séminaire, années 2001-2004 : « La littérature est juste parce qu’elle nous donne l’occasion d’apprendre […] à lire tout, à tout lire, aussi bien un texte littéraire qu’un visage, la configuration d’une table, un événement, une structure. » (Hélène Cixous, Lettres de fuite, Gallimard, 2020, p. 10)
Sur ce projet
Fabuleux projet que la publication de ce séminaire qui s’est tenu pendant près de cinquante ans, depuis 1974. Dont l’archive est plus ou moins importante et disponible, selon les époques. Impublié alors qu’il se situe au niveau de ceux de Foucault, de Barthes, de Derrida, de Lacan : « Ce projet vise à publier progressivement l’intégralité de ce séminaire, un travail presque herculéen. Nous disposons en effet de plus de mille deux cents heures d’enregistrements sonores et, pour une partie, visuels, de quelque douze mille pages de transcriptions et d’une large vingtaine de cartons contenant des photocopies et des notes elliptiques. » (p. 11-12).
Et cette précision importante que ce volume s’ouvre et se ferme sur deux évènements importants, les attentats du 11 septembre et la mort de Jacques Derrida, en octobre 2004.
Moi, je sais à quoi ça sert [lire]
Autre note importante de Marta Segarra qui est à l’origine de cette entreprise gigantesque de la publication du séminaire : « En revanche, l’Histoire traverse en permanence le Séminaire, comme le politique, mais il s’agit d’une histoire et d’une position politique qui, tel que Cixous l’exprime, passe par la lecture, dans le sens large auquel nous avons fait référence : ‘Si on me demandait de résumer ma position politique, elle passerait par la lecture. Lire est le premier geste qu’il faut faire. Et donc je me dis toujours qu’heureusement il y a un lieu où nous pouvons lire et où personne n’est là pour demander à quoi ça sert ; moi, je sais à quoi ça sert.’ La lecture, comme elle le spécifie dans cette même séance sert à préserver l’humanité des forces de la destruction, de la pulsion de mort, de la bêtise : ‘J’éprouve, et j’espère que vous l’éprouvez avec moi, qu’ici, ensemble, nous faisons quelque chose de l’ordre de la réponse la plus délicate à ce qui veut détruire l’humain, à ce qui veut rendre imbécile : nous lisons […] attentivement, longuement.’ » (p. 14)
Pour la littérature
Ce séminaire dit encore Marta Segarra dans sa belle présentation est un hommage à la littérature. Un hommage qui « résonne d’autant plus fortement dans les circonstances exceptionnelles qui ont entouré la finalisation de cette édition, au printemps 2020, quand le monde s’est vu frappé par cette pandémie qui nous a rappelés à notre infinie vulnérabilité. Plus de quinze ans avant, Hélène Cixous prononçait ces mots toujours et plus que jamais d’actualité : ‘Je me disais ce matin : heureusement qu’il y a la littérature. Je la bénis. Je me dis qu’elle est quand même l’art de la langue, l’art de frotter des affects les uns contre les autres pour que surgissent des étincelles de mot ; elle est l’immense table de l’intelligence, qui saisit les vibrations les plus cachées. Je me disais aussi que dans sa fragilité, dans son côté désarmé, elle est absolument indispensable.’ » p.15.
Une tombe honorable
On entre alors dans le vif du sujet, la séance de séminaire du 10 novembre 2001, « On écrit toujours avec une main coupée ». Il y est question de la première Guerre Mondiale, du grand-père tué lors de cette guerre. « Ma grand-mère avait reçu en 1916 une longue lettre du capitaine du régiment de mon grand-père, qui racontait les circonstances de la mort, de la blessure, de l’hémorragie, et aussi des photos de la tombe, en 1916. Une tombe honorable, visible, qui portait inscrite une étoile de David, entourée de tombes ornées de croix, comme si la signature de cette guerre était encore une signature humaniste, humanitaire, puisque s’y mélangeaient sans violence interne juifs et chrétiens – et peut-être aussi des musulmans, mais dans ce cimetière-là je n’en ai pas de traces – et que, d’autre part, on avait encore le temps du récit. On sentait que les pauvres malheureux, qui étaient absolument massacrés, avaient encore le temps du récit. Il y avait un récit. On pouvait encore raconter, juste avant de mourir, comme dans les grandes épopées qui nous viennent depuis le Moyen Âge ou depuis Homère, la fin de quelqu’un, qu’on voit ensuite tomber, non sans récit. Chaque fois la mort restait, comme dans l’Iliade, accordée, donnée individuellement, chacun avait droit à sa mort. » (p. 20)
→ De nouveau, comme un vrai fil qui court de plus en plus au travers de ce Flotoir la question du récit. L’existence du grand-père justifiée et sauvée par une vraie tombe, une tombe honorable et un récit concernant sa mort. Alors qu’on ne sait que trop qu’allaient venir des millions de morts sans récit et sans sépulture, ailleurs que dans les nuages. « Une tombe au creux des nuages » (Paul Celan). « « Nous creusons une tombe dans les airs/on n’y est pas couché à l’étroit. »
Un champ de dates
Dès l’incipit de Ruines bien rangées, cité hier, on se rend bien compte de l’importance capitale des dates pour Hélène Cixous. Dans ces premières pages du Séminaire, voici ce qu’elle écrit : « J’étais donc dans un champ de dates, et pour cause. On aura l’occasion de faire revenir cette date qui en ce moment est en train de faire son propre chemin de date ; depuis son premier jour, comme une chose animée, comme un être, elle ne cesse de s’augmenter. Je ne peux pas vous dire à qui elle ressemble, elle est peut-être très haute, elle peut être très large, très profonde, c’est peut-être une mine, peut-être une tour, je n’en sais rien, en tout cas elle n’arrête pas de muter et de s’accroître, négativement et positivement, de s’éloigner beaucoup, et en s’éloignant dans le temps, de ne pas s’éloigner. Car ‘date’ appartient à cet univers étrange, non résumable, extraordinairement fécond pour la pensée, qui est le temps – et qui par chance en français s’écrit avec un s, et dont on ne finira jamais de sonder, d’explorer, de penser les innombrables mystères, car nous avons des habitudes sociales ; c’est comme pour la carte d’identité : le temps, nous le coupons en petits morceaux, selon des codes sociaux, pour nous aider à vivre socialement, mais il a des milliers de figures, des milliers de concrétisations, de fantasmatisations, telles qu’il est impossible de dire que tel temps est passé et que tel temps est futur. Cette expérience-là, nous la faisons en permanence, mais nous faisons comme pour le 9 et le 11 novembre, nous l’écartons, parce que cela gêne. Mais pour peu que l’on soit cerné, environné, assiégé par la question du temps, et celle de sa fantasmagorie, on est déstabilisé par les poussées puissantes du temps autour de nous. » (p. 22-23)
La peau de chagrin
Et voici une première attestation de l’articulation de l’histoire, de l’actualité et de la littérature : rôde bien sûr en ce mois de novembre où a lieu cette séance du séminaire le drame du 11 septembre. Hélène Cixous écrit : « Vous parlant de cette destruction d’éternité, produite par la mise en dissection du temps pour des raisons socio-économiques, j’entends passer un texte absolument fabuleux, La Peau de chagrin de Balzac. C’est un texte inouï, que j’avais lu, relu, oublié et que j’ai relu de façon totalement différente après le 11 septembre 2001 » (p. 23).
Qualité présente du souvenir
« Tout ce dont je me souviens devient être, chose, habitant, élément d’un temps un peu fantomatique, celui de la réminiscence, de la mémoire, et ceci vécu comme bon, bien sûr teinté de nostalgie, mais en même temps comme reste non effacé. C’est quand même un triomphe, le triomphe du présent, pas du passé. Du présent, du fait que ce qui est passé n’est pas nécessairement passé. » (p. 24)
Mon livre de lecture
Ce Flotoir, bien plus qu’un écritoire, est tout simplement mon livre de lecture. Pas si loin de celui dans lequel j’ai appris à lire, il y a bien longtemps. De celui dans lequel une petite fille très aimée apprend, en ce moment même à lire.
Un autre incipit extraordinaire
Je parlais tout récemment de la force de certains incipit. Que dire des premières phrases du livre de Pascal Quignard, L’Homme aux trois lettres : « J’aime les livres. J’aime leur monde. J’aime être dans la nuée que chacun d’eux forme, qui s’élève, qui s’étire. J’aime à en poursuivre la lecture. J’éprouve de l’excitation à en retrouver le poids léger et le volume dans l’intérieur de la paume. J’aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. »
→ Parcourant toutes ces premières pages, dévolues à la lecture, je pense au livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Jeux de lecture, à nos échanges sur les lecteurs que nous surprenons dans l’espace public, que nous photographions parfois à leur insu. Ceux que Siegfried appelle les injoignables. « C’est une rive bouleversante, à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon. C’est un chant solitaire que seul celui qui lit entend. L’absence de son externe, l’absence totale de tapage, de gémissement, de huée, l’éloignement maximum de la vocalisation et de la foule des humains que les livres permettent, ramènent une très profonde musique qui a commencé avant que le monde apparaisse. La vraie musique peut-être la relaie elle aussi dès lors qu’elle est écrite. Amo litteras. J’aime les lettres. Musique silencieuse des styles des écrivains que l’on préfère : ils sont comme autant de nudités, bouleversantes, particulières, intimes, touchantes, incomparables. L’eau de Nerval dans les forêts pleines d’étangs et de sources qui entourent Chantilly et sa vaste lumière transparente. La baie de Chateaubriand et son bruit incessant, éclaboussant, violent, de ressac dans les roches de granit noir jusqu’à la presqu’île de Saint-Malo, jusqu’à l’embouchure de la Rance et ses algues infinies. Les voyages de Montaigne à cheval sur les chemins de Suisse et d’Italie, secs, sinueux, poussiéreux, urineux, soudain désarçonné près de sa tour, au plus fort des guerres perpétuelles, civiles, religieuses. » (Pascal Quignard, L'homme aux trois lettres : Dernier royaume, XI, Grasset 2020, p. 8).
Réécarquille
« Lire réécarquille le passage vers la vie, le passage par où la vie passe, la brusque lumière qui naît avec la naissance. (...) C’est une fissure où gagner silencieusement « l’autre monde » du monde où on vit. L’âme s’enfonce dans cette fissure. (p. 9-10)
→ Comme elle sonne juste cette image du passage, voire de la fissure. On se glisse à l’intérieur de la lecture, passage plus ou moins secret, où l’on n’est quasiment jamais suivi, sauf dans les rares cas de lecture partagée, comme fut celle que j’ai pratiquée pendant des années avec M. qui ne pouvait plus lire. Expérience très particulière, désormais interrompue. Il y avait cet étrange rapport entre l’élocution et la qualité de l’écriture. La fluidité de lecture à haute voix qui était engendrée par les grandes écritures, les à-coups suscités si souvent par l’écriture journalistique, surtout celle qui se voudrait un tant soit peu littéraire !
Un requoy
Citant un texte ancien, en lien avec la découverte par Augustin de l’évêque Ambroise lisant dans le silence total, Pascal Quignard brode à sa manière sur le mot de requoy : « J’aime ce mot de ‘requoy’ dont use l’évêque de Rennes. J’aime ce mot qui s’est perdu au fond de son livre, au fond de la Bretagne. Il est peut-être le mot clé du livre que j’écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy). » (p. 13)
Et de nouveau le requoy, un peu plus loin : « Monsieur de Pontchâteau avait toujours ce mot de L’Imitation de Jésus-Christ à la bouche : Quaesivi in omnibus requiem et nusquam inveni nisi in angulo cum libro. J’ai cherché partout dans ce monde le repos (le requiem, le requoy) et je ne l’ai nulle part trouvé que dans un coin avec un livre. » (p. 14) »
Lire déserte le monde
« Lire déserte immédiatement le monde dès l’instant où le volume est ouvert et que le sens qu’on y trouve ou qu’on espère y obtenir passionne cette perpétuelle recherche qu’est une âme. Le lecteur est un sorcier sur son petit tapis volant de deux pages qui passe les mers, franchit les plus grandes distances, saute les millénaires. » (p. 15)
Une lettre
Bouleversant chapitre II du livre de Pascal Quignard : « Lettre de Zeami à Kanze », lettre d’un père à son fils mort : « « Il faut que je t’avoue que lorsque je t’écris je ne m’adresse même plus à toi, mon petit, car j’ai perdu ton visage. Je m’adresse le plus souvent désormais à ceux qui ont lu autant que moi et je suis désespéré que tu ne sois pas de ce nombre, toi dont le souffle s’est défait sur tes lèvres. Il me faut reconnaître que je n’ai jamais rencontré dans le monde beaucoup d’hommes qui eussent lu autant que j’avais aimé lire. Mais peu importe, puisque j’ai toujours pensé qu’il existait un être, au fond du monde, qui avait plus lu que moi. Il était comme un singe bouleversant assis sur un morceau de pierre noire. Il existait un être, un ancien être, un mort, un fantôme, un dieu, une brise même qui, au fond de la lumière, avait tout lu. Cela, je l’ai toujours cru et je le crois toujours. (...) Depuis que j’ai tenu un pinceau au bout de mes doigts j’ai toujours pensé qu’il y avait en tous cas un “regard” qui saisirait tous les signes que je lançais dans les phrases que j’avais écrites. J’ai toujours été persuadé qu’une âme serait sensible à toutes les allusions que j’y avais insérées, qu’une mémoire s’émouvrait simultanément, à toute allure, des correspondances qui s’y faisaient et que, de relecture en relecture, j’y avais à la fois effacées et accumulées. Peu importe que cet être n’existât pas ! Je trouve qu’il est normal que ceux qui ont consacré leur vie à la lecture aient une sensibilité infiniment supérieure à celle des gens simplement cultivés qui se rendent au spectacle pour se distraire (...) » (p. 21)
Les caisses d’Hélène Cixous
Dans cette première séance de séminaire, novembre 2001, transcrite dans Lettres de fuite, Hélène Cixous évoque ses archives données à la BNF, ces « caisses mortes, ou plutôt dormantes et dormeuses, qui sont par exemple des caisses de vin ou des cartons quelconques, tout ce qu’il y a de plus banal ou quotidien, dans lesquelles j’ai pendant des années jeté des restes de tous ordres en provenance de la navette du vivant. Cela va du plus banal au plus intime : aussi bien des carnets de chèques que des traces de manuscrit, ou de la correspondance telle qu’elle traverse notre existence – mais déjà la thématique correspondance a changé, puisqu’on est dans une époque où le genre de la lettre est presque éteint. Comme je suis amenée à laisser partir ces choses-là du côté de cette grande maison qui s’appelle la Bibliothèque nationale, je ne peux pas le faire en prenant simplement mes cartons, qui sont, encore une fois, des cartons sales, et qui n’étaient pas destinés à cela ; il faut quand même considérer que ceci est un accident, quelque chose qui n’avait pas été calculé, ni pensé, jamais, et qui s’est produit. Du coup, ces cartons qui étaient inoffensifs et qui dormaient sont devenus très offensants et très offensifs, comme une maladie qui aurait été latente et qui se mettrait brusquement à s’animer, à se réactiver, à puruler. Ces choses avec lesquelles jamais je n’aurais dû être en contact de mon vivant sont revenues, ou plutôt viennent de force, car je ne peux pas les laisser partir sans y avoir jeté un coup d’œil, pour la bonne raison qu’il y a des choses là-dedans qui ne doivent pas, qui ne peuvent pas être livrées à une publication. Et donc, par un accident incroyable, je suis confrontée – et c’est une confrontation, extrêmement violente – avec ce que j’avais oublié. Ce sont des caisses pleines d’oubli ; et si je les avais oubliées, c’est que j’avais mes raisons. L’oubli a une fonction de survie : si on n’oubliait pas, on mourrait. Je ne dis pas qu’il faut tout oublier, mais l’oubliement est une fonction vitale, salutaire, nécessaire ; on enfouit par besoin de vivre. » (p. 24-25)
→ Expérience souvent faite de cette plongée dans de vieilles archives, écrits, lettres, photos. C’est parfois terrible et extrêmement angoissant. Hier encore, cherchant la trace d’une photo de M. dont j’ai trouvé un tirage, chez elle, ce balayage de toutes ces images, dans les albums de photo, les souvenirs heureux certes, dûment enregistrés, mais aussi tout le latent, tout ce dont on ne sait que trop bien que c’était aussi la réalité de ces temps-là. Tant de troubles qui viennent troubler l'eau du présent. « Tout ce que j’avais oublié, qui a le statut de l’oublié, sort de l’oubli, et c’est du cadavre qui se met à parler ; c’est une expérience tout à fait exceptionnelle, d’une grande violence intérieure, et qui m’oblige, alors même que je n’arrive pas à le faire, à entrevoir ces immenses travaux d’Hercule-le-Temps, cette espèce de travail incessant que nous faisons dans le temps, alors même que nous avons tout simplifié en parlant en termes de conjugaison, et ensuite en pensant qu’il y a le passé, le présent, le futur, qui ne sont que des conventions. » (p. 25)
Une prière de la sensibilité
Belle expression que je trouve dans le livre de Catherine Chalier sur la question du regard et de l’écoute dans la Bible : « Le partage des sens ne résiste pas à l’examen, le regard sait aussi écouter et le visible se fait entendre. Les Hébreux « voient des voix » (Ex. 20.15) au mont Sinaï, car seul l’appel lové au cœur même de ce que le regard découvre donne de le voir. (...) S’il est une prière de la sensibilité, seuls l’entendront ceux qui, un instant du moins, feront taire leur propre volubilité, fût-elle informée du meilleur de la science et de l’exactitude de son verbe, pour se tenir disponibles aux mots fragiles où les hommes essaient de dire ce qu’ils voient et entendent. Seuls la percevront ceux qui se rendent attentifs à la liturgie du corps humain, corps tendu, par tous ses sens, vers une réalité qui le dépasse, comme en témoignent, par exemple, les nombreux appels à voir et à entendre des personnages bibliques. »
Rédigé par Florence Trocmé le 30 octobre 2020 à 15h13 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Menschen
De nouveau un article fort et dense sur le site de Fabien Ribery. Autour de Menschen, le livre que Gérard Haller vient de publier chez Galilée :
« c’était là. Regarde tout est là »
Menschen (les gens, les hommes) est un très beau mot, devenu synonyme de douleur depuis que les Nazis ont décidé d’en priver une partie de l’humanité, leur préférant celui de Stücke (morceaux, pièces) pour désigner les Juifs qu’ils cherchèrent à exterminer.
Je lis ainsi Menschen, de Gérard Haller, livre hanté par le mal, la disparition, les camps de la mort, comme un thrène, un chant funèbre.
Qu’avez-vous fait de vos proches, de vos prochains, de vos frères ?
Qu’avez-vous fait de l’espèce humaine ?
En deux parties, Heim (la maison, le foyer) et Menschen, Gérard Haller parle aux fantômes de la Destruction, aux enclos vides, au retrait de Dieu quand le gaz entrait dans les poumons. »
Tsélan
D’un mail de Siegfried Plümper-Hüttenbrink à qui je demandais l’autorisation de publier un extrait d’une de ses lettres et qui reprend : « Je me demandais si la communication des esprits qu'opèrent les lecteurs entre les auteurs ne s'apparente pas à une ‘exégèse sans fin’, tel que la prescrit la lecture du Talmud. Je vous dis ça, étant immergé des journées entières en compagnie de Celan et de son destin de poète juif de langue allemande. En quête de toutes sortes d'indices, j'ai lu entre autres une chose troublante le concernant et qui m'a mis sur une piste. Celan tenait à ce qu'on prononce son nom ‘Tsélan’. Avec un Ts qui se retrouve du reste dans le nom de Tsvetaeva pour qui tous les poètes sont des juifs en exil. Un Ts qui ne survient pas pour rien dans le Nom juif de son père : - An(ts)chel, fervent sioniste, et dont Celan ne tenait pas à hériter en tant que poète juif de langue allemande. »
Photo, une question que parfois je me pose
Extrait d’une note de Stéphane Lambion sur un livre d’Eric Pessan :
« …au fil du temps
j’ai pris de moins en moins de photos
pour me libérer
pour faire confiance au peu que je garde
et si ma mémoire oublie
déforme
confond
tant pis
ce processus-là – au moins – m’appartient. »
→ et si la photo au lieu de « sauvegarder » un instant le tuait inexorablement, l’évidait de toute réalité et surtout de toute présence. Grand combat entre le désir de garder une trace matérielle et celui de laisser la mémoire et le travail intérieur, si mystérieux, faire leur boulot !
Ashbery
Dans son feuilleton consacré à Autoportrait dans un miroir convexe, Pierre Vinclair traduit et cite un entretien (Larissa MacFarquhar, 2005, Le New Yorker) avec John Ashbery.
Ashbery « […] essaie de cultiver un type particulier d’attention : pas une concentration ciblée et directe, mais quelque chose qui ressemble plus à un coup d’œil en coin, qui capte quelque chose de brillant et tressautant que vous ne pourrez plus identifier lorsque vous vous tournerez pour vraiment regarder. Ce type d’attention indirecte, à demi consciente, est en réalité plus difficile à mobiliser exprès, que le genre habituel — de la même manière que faire des associations d’esprit libres à voix haute est en fait plus difficile que de parler selon la logique ordinaire. Une personne qui lit ou entend sa langue essaie automatiquement de lui donner un sens : le sens, et non le son, est notre paramètre par défaut. Résister à l’impulsion de donner un sens, permettre aux phrases de s’accumuler dans un collage de sens abstrait plutôt qu’en une histoire ou un argument, demande des efforts. Mais ce collage — un poème qui ne peut être paraphrasé, expliqué ou décomposé en pièces détachées — est justement ce qu’Ashbery recherche. »
→ Deux modi operandi pour cette attention particulière : oui, regarder sans regarder, se servir de la périphérie de l’œil, comme doivent le faire certaines personnes atteintes de dégénérescence maculaire, pour tenter de voir quelque chose de presqu’indistinct, une étoile dans le ciel par exemple qu’on ne peut « distinguer » qu’en ne la fixant surtout pas. Et puis bien sûr la fameuse attention flottante, celle qui ne cerne et ne définit pas, celle qui laisse l’imprévu s’imposer.
Ex libris
Après le décès de M. Avec P., j’ai photographié une à une toutes les étagères de livres et de disques chez mes parents. P. a eu l’idée d’un groupe WhatsApp avec les enfants et petits-enfants. Je publie les photos trois par trois et chacun dit ce qui l’intéresse ! Sont inscrits au groupe pour l’instant seize descendants de mes parents. J’ai publié les trois premières étagères hier vers 17 heures (j’ai commencé par les livres d’art et de voyage) et il y a eu environ trente demandes de livres avant 20 h ! Tout le monde participe, remercie, est enchanté, c’est une vraie joie, en lien avec les parents qui auraient adoré ça, si férus de livres qu’ils étaient tous les deux, chacun à sa manière. Amusant aussi de voir qui demande quoi. Ce pourrait être à l’origine d’un petit topo dans ce Flotoir : quand le choix des titres en dit long sur la personnalité et la vie des gens. En toute discrétion bien sûr.
Et de libris
Je pourrai un jour écrire un livre d’anecdotes sur mon histoire avec les livres. Y seraient incluses certaines rencontres au Port de Dinan ! Ou les fouilles dans les sacs de livres que je ne peux ou veux garder avec certains amis ! Ou l’acharnement sur certaines enveloppes reçues qui sont de vrais coffres-forts ! etc. Par éclats. Non pas ex libris mais de libris ! Et je pourrai y inclure mes portraits de lecteurs.
→ ex libris aussi puisque j’ai demandé à une nièce graphiste de me dessiner un petit marque-pages qui soit aussi un ex-libris de la bibliothèque de mes parents que je glisse dans chacun des livres donnés aux uns et aux autres !
Hier la mort de Claude Vigée
Elle date en fait de vendredi (le 2 octobre), juste trois semaines après celle de M.
Cette mort a fait naître de nombreux souvenirs. J’ai relu les reportages de mes deux rencontres avec lui (en 2005. Puis en 2007) et revécu le souvenir d’une rencontre très particulière au Marché de la poésie, en 2008 je crois, où le temps a semblé s’arrêter le temps d’une brève rencontre (contre toute attente, il m’avait reconnue alors que nous nous étions si peu parlés) où il m’a raconté venir tout droit d’une visite au tableau de Delacroix, à St Sulpice, la lutte de Jacob avec l’ange. La lutte avec l’ange, titre de son premier livre de poèmes.
Deux éditeurs au travail
Magnifique texte sur la collaboration entre deux éditeurs, un vieux sage et un jeune rieur, tels que décrits par Guillaume Métayer dans un hommage au premier. Je le serre dans ce Flotoir comme tout texte qui m’est précieux : « Un jour donc, après tous ces échanges où Andreas (Unterweger] semblait jouer à ‘Kolleritsch a dit’ comme à ‘Jacques a dit’, le moment de rencontrer Alfred Kolleritsch est arrivé. Peut-être même le vieux sage était-il content de voir ce petit Français dont lui parlait son jeune ami, et qui justement était là, à Graz, pour un mois, hébété et tenant son vélo par les cornes. J’ai donc rejoint, dans la Sackstrasse, l’appartement de la revue, et trouvé Kolleritsch assis derrière son bureau, celui même que j’avais déjà vu vide, et qui m’avait déjà fait deviner sa présence grâce à la danse de l’absence que, tout autour, déroulait Andreas, dans ces cas-là. Au moins autant qu’un bureau, c’était une vitrine d’exposition de manuscrits en cours de lecture. Et Andreas me montrait les notes de Kolleritsch en marge, les pages cornées là où il s’était arrêté, dans le tas gigantesque. Un infatigable travail de percolation, mené à deux, le vieux philosophe, poète, fondateur et directeur de revue et le jeune poète qui avait ri sur la terrasse. Près d’un demi-siècle les séparait ! Kolleritsch devait être un homme d’une ouverture d’esprit exceptionnelle, pour être capable de dénicher la perle rare dans ce jouvenceau rigolard. La description de l’équilibre de cette relation nécessairement déséquilibrée pourrait constituer le morceau de bravoure psychologique d’un roman. Montrer comment Andreas était la bonne personne par ce mélange de révérence et d’indépendance, de souplesse et de fermeté, de laconisme et de douceur… Non, aucun de ces mots abstraits ne vaut rien : il faut imaginer une mécanique de précision qui invente le mouvement universel. On entre des textes soit par le haut soit par le bas de la machine, et la grande roue s’appuie sur la petite, qui tantôt la bloque, tantôt l’accélère, tantôt la fait repartir en arrière, lui fait avaler d’autres feuilles, le tout pondéré par des pendules, des poids de plus en plus petits, avec des trébuchets, des crémaillères complexes… Une machine pour le moins baroque, utilisée une seule fois dans l’histoire, aussi volumineuse qu’elle s’avère efficace. Un astrolabe créé à leur insu par deux êtres humains, qui n’existe que par – dans – leur relation, elle-même mise au service d’un but supérieur et commun. Un instrument cassé à présent, et que l’on ne retrouvera pas dans l’une des salles du Musée de la ville de Graz, en face, dans cette même Sackstrasse. »
Le bonheur, sa dent, douce à la mort
J’ai entrepris la lecture de l’autobiographie philosophique de Barbara Cassin après avoir lu un très bel article au sujet de ce livre dans le site de Patrick Corneau, Le Lorgnon Mélancolique.
Le titre du livre de Barbara Cassin, le bonheur, sa dent, douce à la mort (Rimbaud) me fait songer au titre de Marie-Claire Bancquart, Avec la mort, quartier d’orange entre les dents. Il me semble qu’ici Barbara Cassin veut revenir un peu sur la genèse de son travail, de la pensée en général, d’une manière très surprenante, libre et féconde : « Les aléas de l’existence, souvent des choses très banales, un mot d’enfant, une histoire que ma mère m’a racontée pour voir mes yeux quand elle faisait mon portrait, les mots d’accueil d’un homme, une phrase, toujours une phrase : voilà que cela cristallise et génère un bout de savoir d’un autre ordre, quelque chose comme un concept, une idée philosophique. Comment procède-t-on parfois, certaines fois et non d’autres, de manière imprévue et précise, comme autoritaire, de la vie à la pensée ? »
Ses parents
Elle dresse un beau portrait, très vivant, de ses parents et témoigne de tout ce qu’elle leur doit, à eux, si différents, mère originaire d’une famille juive, les Caroli, peintre, qui lui raconte des histoires pendant qu’elle fait son portrait pour voir ses yeux ; ou son père dont elle dit : « Pour mon père, les choses étaient toujours déjà ce qu’elles étaient, à l’imparfait d’essence (celui d’Aristote qui invente le ‘ce que c’était que d’être’, avec un imparfait hors temps qu’on ne sait pas traduire). » (p. 15)
Elle dit encore : « La première composante de mon bonheur, c’est d’avoir su (comment, je ne sais pas) que j’incarnais le bonheur de mes parents à être encore en vie après la guerre. Ma mère m’a eue très tard pour l’époque, un peu avant quarante ans. Elle était en même temps ma mère, ma grand-mère et mon amie. Mon père chérissait ce tardillon, preuve de vie. » (Le bonheur, sa dent, douce à la mort : Autobiographie philosophique, Fayard, 2020, p. 13/14)
En dissertation
« En dissertation, il faut absolument savoir par où l’on passe et où l’on va arriver. Pour un livre, du moins ceux que j’écris, il faut plutôt qu’il se passe quelque chose que soi-même on n’attend pas. Sinon, en pensée comme en peinture, on s’ennuie. » (p. 17)
Le lecteur
Extrait d’une note de lecture de Françoise de Laroque autour du magnifique Jeux de lecture de Siegfried Plümper-Hüttenbrink. « Comment sais-je que je lis vraiment ? Que je suis en phase avec l’auteur, reste dans ses pas, ne divague au gré de mes propres correspondances ? Puis-je me fier à cette voix intérieure qui m’accompagne ? Qui n’a d’autre témoin que moi depuis que nous pratiquons la lecture silencieuse. La lecture a d’abord été chorale comme S P-H nous le rappelle en évoquant la surprise de saint Augustin découvrant saint Ambroise engagé dans une lecture « sans aucun bruit de syllabes ». Une émancipation qui a inquiété dans la mesure où le lecteur se soustrait à la communauté, au contrôle qu’elle peut exercer. Dans notre histoire personnelle, nous rejouons cette émancipation quand nous cessons de compter sur notre mère ou grand-mère pour nous lire les contes de Grimm. Nous apprenons à nous faire dire nous-mêmes. Les yeux se mettent à déchiffrer les signes les convertissant en paroles et la bouche progressivement abandonne l’articulation. Dans ce silence gagné de haute lutte, la voix ne s’éteint pas pour autant. Elle trouve un autre mode, guidée par l’oreille déjà prête. Exercée à écouter le livre. C’est par l’oreille que la plupart de nous entrons en lecture. Mais une voix de fond d’oreille a quelque chose de suspect : à la fois celle du livre et la mienne, perceptible et silencieuse, off et intérieure, « extime », résume S P-H. Troublant, de se sentir en même temps seul sur une île déserte et habité, « hôte ou l’autre d’un autre qui vous ventriloque au passage. » Le lecteur se signale, au monde, par un retrait et, à lui-même, par un dédoublement. »
Lecture et photographie
Cela encore, bien sûr : « La lecture pour S P-H ressemble à la photographie : le texte joue le rôle du négatif, la lecture du bain révélateur. Plus que comprendre, il s’agit de développer. Même si pour S P-H le négatif photographique, comme la forme négative de la grammaire, « ne nie pas ni n’annule mais soustrait par voie d’empreinte » et si la révélation magnifie le texte d’origine, l’image où le lecteur fond au noir le texte reste audacieuse. »
Et l’ombre
Toujours dans cette note : « S P-H a des affinités avec l’ombre. Avec celle qu’il choisit en illustration d’une phrase de Wittgenstein, l’ombre qu’un élément de construction détaché, hors de sa fonction première, sans plus de raison d’être, laisse pourtant sur le sol. Avec la sienne, qu’il photographie, attentif, dans leurs promenades communes, à ses éclipses, ses surgissements, ses ondulations. Et qu’il traite d’« éclaireur » tout comme l’éclaire l’illisibilité dans la lecture, « cet angle mort, de pure illisibilité, qui nous rive au texte, et l’anime, l’éclaire – littéralement le fait avancer en éclaireur dans cette part d’obscurité dont nous l’affectons, ou plutôt : l’obombrons. » L’ombre est incitative. Elle guide jusque dans les Enfers. Elle pénètre les blancs d’un texte, l’inécrit. Elle projette le lecteur plus loin que les mots, vers ce qui s’inscrit dans le livre sans y avoir été écrit. L’ombre précède mais suit aussi, mémoire d’autres lectures et quelle que soit sa direction renvoie au lecteur l’image de son propre corps de mots. »
Artisanal
Cette intuition ce matin, qu’il me fallait réintroduire la dimension artisanale de l’écriture. Sur le projet du Voyage d’Hiver par exemple, jeter des mots, des morceaux sur le papier, notes d’écoute, à la volée... un peu d’écriture manuscrite avec le Flotoir à partir des notes du soir dans les carnets, mais trop peu ailleurs. Papier, encre, style, feutre, crayon, voire crayons de couleur....
Fortes lectures
Deux fortes lectures en cours : celle d’Olga Tokarczuk, son discours de réception pour le Prix Nobel reçu en 2019 (en même temps que Peter Handke) et l’autobiographie philosophique de Barbara Cassin.
Un si beau titre
Le discours de réception d’Olga Tokarczuk porte le titre magnifique de Le tendre narrateur, titre magnifiquement éclairé vers la fin du discours, je vais en donner des extraits.
L’œil vert
Déjà dans ce Flotoir j’ai évoqué le souvenir de ces vieux postes énormes de radio, du temps d’avant la généralisation de la télévision. Apparemment ils ont marqué Olga Tokarczuk, pourtant née en 1962 : « Maman est assise près de notre vieux poste de TSF, de ceux qui avaient un œil vert et deux molettes, l’une pour régler le son, l’autre pour rechercher les stations. Cette radio devint ensuite la camarade de mon enfance. C’est d’elle que j’appris l’existence de l’univers. Le bouton en ébonite permettait de déplacer doucement les récepteurs sensibles de l’antenne à la portée desquels se trouvaient diverses stations : Varsovie, Londres, Luxembourg ou Paris. »
→ je me souviens de Sottens, de Beromünster, d’Hilversum... ; de Schaub-Lorenz, de Telefunken et de Grundig...
Le tendre narrateur
Première apparition, chez Olga Tokarczuk du tendre narrateur après un très beau portrait de la mère de l’auteur : « C’est ainsi qu’une jeune femme areligieuse, ma mère, me donna ce que jadis l’on appelait une âme, c’est-à-dire qu’elle me dota ainsi d’un tendre narrateur, le meilleur au monde. »
Manières de raconter le monde
Walter Benjamin avait déjà évoqué la question du narrateur. Voici ce qu’Olga Tokarczuk dit dans son discours du Nobel, que nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde, avec notamment ce qu’elle appelle la dimension parabolique. « De nos jours, il semble que le problème réside en ceci que, non seulement nous n’avons pas encore de narration pour l’avenir, mais que nous n’en possédons pas même pour notre très concret ‘maintenant’, pour les changements ultrarapides qui interviennent dans le monde actuel. Il nous manque un langage, des points de vue, des métaphores, des mythes et des fables nouvelles. »
Du rôle de la parabole
Pour beaucoup d’entre nous sans doute, la parabole renvoie surtout aux Évangiles. Mais voici ce que pense O. Tokarczuk : « Quand, dans un roman, le lecteur lit l’histoire d’un personnage, il peut s’identifier au destin de ce dernier et réfléchir à sa situation comme si elle était sienne. En revanche, dans une parabole, le lecteur doit abandonner complètement sa singularité pour devenir ‘Tout un chacun’. Lors de cette opération psychologiquement difficile, l’existence d’un dénominateur commun à divers destins rend l’expérience universelle. Or, de nos jours, la présence insuffisante des paraboles témoigne d’une impuissance narrative. »
Il y a, dit-elle, crise du récit. Et elle reprend cette définition d’Aristote : « Dans le fourmillement des définitions de la fiction, celle qui me plaît le plus est aussi la plus ancienne. Elle remonte à Aristote. La fiction est toujours une sorte de vérité. »
Ce narrateur
Autres temps forts du discours :
« Le récit comme un processus donnant du sens aux millions de stimulations qui nous entourent et qui, y compris quand nous rêvons, de façon inéluctable, en permanence, ne cessent de filer leurs trames. »
« Je rêve d’un langage qui saurait exprimer l’intuition la moins claire, je rêve de métaphores qui iraient au-delà des différences culturelles, je rêve enfin d’un genre qui aurait du contenu et serait transgressif, tout en étant aimé des lecteurs. »
Ce tendre narrateur
« Je rêve également d’une nouvelle sorte de narrateur, instance narrative particulière en quatrième personne, qui ne se ramènerait évidemment pas juste à une variante de construction grammaticale, mais saurait intégrer tant le point de vue de chaque personnage que la capacité à dépasser l’horizon de chacun d’eux, elle verrait davantage de choses et plus exhaustivement, elle saurait ignorer le temps. Oh oui, un tel narrateur est possible ! Vous êtes-vous demandé qui pouvait être ce merveilleux conteur qui lance d’une voix puissante dans la Bible : ‘Au commencement était le Verbe’ ? Celui qui décrit la création du monde, au premier jour, quand l’ordre remplaça le chaos ? Celui qui regarde le feuilleton de la naissance de l’univers ? Celui qui connaît les pensées de Dieu, connaît ses doutes, et, sans que sa main frémisse, inscrit cette phrase inouïe sur du papier : ‘Et Dieu vit que cela était bon.’ Qui est celui qui sait ce que Dieu pensa ? Tout doute théologique mis à part, nous pouvons considérer que cette figure énigmatique de tendre narrateur est merveilleuse et significative. »
Auteur et lecteur
« L’auteur et le lecteur jouent un rôle de pareille importance, le premier parce qu’il crée, le second parce qu’il se livre à une interprétation permanente. »
Du fragment
« Nous devrions peut-être accorder notre confiance aux fragments, car ce sont les fragments qui forment des constellations à même de décrire davantage, et d’une manière plus complexe, multidimensionnelle. »
Sur sa propre écriture
« J’écris de la fiction, mais celle-ci n’est jamais privée d’assise, elle ne vient pas de nulle part. Quand j’écris, je dois tout ressentir en moi. Je dois être traversée par tous les êtres et tous les objets présents dans le livre, par tout ce qui y est humain et tout ce qui ne l’est pas, ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Je dois voir de près chaque chose et chaque personne avec le plus grand sérieux pour les doter d’existence en moi et les personnaliser. »
La tendresse
Je suis profondément émue de voir mettre en avant cette notion qui m’est si chère, la tendresse. A plusieurs reprises Olga Tokarczuk l’évoque : « la tendresse, parce qu’elle est l’art de concrétiser un ressenti affectif partagé, elle est donc une découverte permanente de ressemblances. »
« Concevoir un roman consiste à ne cesser de donner vie, à faire exister toutes ces particules du monde que sont les expériences humaines, les situations vécues, les souvenirs. La tendresse personnalise tout ce vers quoi elle se porte, elle lui donne la parole, lui assure de l’espace et du temps pour exister, elle lui permet de s’exprimer.
Ce regard, cette écoute
« La tendresse est la variante la plus humble de l’amour. Elle est de ces affects qui n’apparaissent ni dans les Écritures ni dans les Évangiles. Personne ne prête serment sur elle, nul ne s’en réclame. Elle n’a ni emblème ni symbole particuliers, elle ne mène ni au crime ni à la jalousie. Elle apparaît quand nous tournons un regard attentif et concentré vers l’existence de l’Autre, vers ce qui n’est pas ‘soi’. La tendresse est spontanée et désintéressée, elle va beaucoup plus loin que l’empathie compassionnelle. Il s’agit plutôt d’un partage conscient, quoique peut-être un peu mélancolique, du destin. La tendresse, c’est se sentir intensément concerné par l’existence d’un autre, par sa fragilité, son caractère unique, sa vulnérabilité face à la souffrance et à l’action du temps qui passe.
La tendresse perçoit les liens entre nous, nos ressemblances et nos similitudes. Elle est le principe actif d’un regard grâce auquel le monde apparaît vivant, vibrant de ses liens internes, de ses échanges et de ses interdépendances. La littérature repose précisément sur de la tendresse envers toute existence extérieure à nous. Elle est le rouage psychologique fondamental du roman. Grâce à ce merveilleux instrument, ce moyen de communication humaine des plus raffinés, notre expérience voyage à travers le temps pour aller vers ceux qui ne sont pas encore nés et qui, un jour, prendront entre leurs mains ce que nous avons écrit. »
Homère
Somptueux hommage à Homère sous la plume décapante de Barbara Cassin ! « Le bon professeur vous donne un jour un texte : un jour, un professeur de lettres m’a donné Homère (je n’ai pas oublié son nom : Mlle Guignabert). Les vers de l’Iliade qu’il fallait apprendre par cœur, je les répétais le matin dans le métro, en mettant le ton, avec le signifiant qui va avec. Je me souviens des pleurs de Thétis au chant XVIII quand elle accourt près d’Achille à la mort de Patrocle : ‘Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?’ J’entends les sons, deux membres de phrase à jamais ; elle la Néréide aux pieds d’argent pousse une plainte aiguë : oxu de kôkusasa, tout en aigus tristes, sans i et plein de u, au féminin maternel ; lui, le héros aux belles boucles, choisit la gloire, kleos, une vie dans les siècles des siècles, mais on l’entend soupirer de toute la largeur de sa poitrine, baru stenakhôn. Homère possession pour toujours –‘ce que Thucydide dit de l’histoire. Il fabrique le grec comme Dante l’italien ou Luther l’allemand, mais lui, ce n’est personne, pas quelqu’un en tout cas, des bardes, des aèdes, des tout-le-monde, oxu de kôkusasa baru de stenakôn, à la lisière perméable de la pensée et du son. Une langue, c’est la beauté du monde. Le jeu de cartes dans la main. » (p. 82)
→ ces livres, je suis heureuse de les avoir sur ma liseuse (ce ne sont pas des services de presse, je les ai acquis tous les deux). Même si indéniablement l’objet manque d’âme, mais on peut aussi lui en forger une, petit à petit, une âme, avec ce dont on le nourrit. Je suis heureuse d’avoir les textes que je viens de citer sur ma liseuse car ils sont ainsi là, tout près, tout prêts, disponibles, surtout dans la mesure où j’ai presque toujours ma liseuse avec moi, partout.
Une langue
« Parler, écrire, c’est ça. Traduire, c’est ça, évidemment ! C’est comme ça que le beau transit le vrai, dans la philosophie, dans la pensée, dans le langage. Les choses arrivent de la manière la plus festivement étrange et étrangère. On en entend plus, il y en a toujours encore avec le langage, et c’est pour ça qu’on respire. On voit bien que la psychanalyse se loge là : si j’ai fabriqué le Dictionnaire des intraduisibles – j’y viens –, c’est, au fond, une illustration parfaite de cette phrase de Lacan : « Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister. » (p. 157)
Sur la traduction, cela aussi : « la trace de la tâche de la traduction : faire avec les différences et non les gommer ou les fondre. »
D’actualité
Belles pages sur la nécessité de la formation d’un jugement. Elle ne croit pas à la Vérité avec un grand V, Barbara Cassin, elle en a peur et souligne que l’universel, c’est toujours l’universel de quelqu’un. (p. 174). C’est à la fois très drôle et très profond !
« Je ne crois pas à la vérité, en revanche je crois au jugement. Je crois que si morale il y a, elle consiste à enseigner autant qu’on le peut à juger, à apprendre à juger et à juger soi-même. Bien sûr que c’est dangereux. Il n’y a rien de plus dangereux que le jugement et l’éducation au jugement. »
Que vois-tu
Barbara Cassin raconte une anecdote magnifique. En Afrique du Sud, où elle a participé à la commission Vérité et réconciliation, elle se trouve un jour dans un musée ethnologique avec des scènes reconstituées qui sont d’affreuses caricatures du regard que l’homme blanc portait sur l’homme africain. « Mandela venait d’arriver au pouvoir, j’étais à Cape Town et faisais la touriste. Je suis allée visiter près du Parlement le South African Museum, l’un des plus grands musées du Cap, de l’autre côté de Company’s Garden. Les premières salles ressemblaient à l’ancien musée de l’Homme, revu par Mme Tussaud. Des salles et des salles de statues de cire, avec des scènes de genre, qui montraient des Khoïkhoï, des ‘Hottentots’, c’est-à-dire les populations primitives, les peuples premiers, comme on dit : on voyait des hommes essayer d’allumer un feu en tournant un bâtonnet, la guerre du feu, et puis des femmes aux mamelles pendantes, avec des enfants qui tétaient, des abris, des branches, de la terre battue, saleté partout. Des salles et encore des salles, pour montrer ce que c’étaient que des primitifs, il ne fallait pas confondre. Une violence poussiéreuse, racialisée au maximum, venue du cœur du XIXe siècle. Simplement, au milieu de l’une des salles, il y avait un petit écriteau : ‘Que pensez-vous de ce que vous voyez ?’ J’ai pensé que Mandela l’avait fait mettre en arrivant. Je crois que c’est, rapport qualité/prix, l’intervention la plus économique, la plus culturelle, la plus civilisationnelle, la plus morale et évidemment la plus politique que l’on puisse inventer. Non pas tout démolir et caviarder les traces de l’histoire, déboulonner les statues, mais demander à celui qui voit d’avoir le recul, de faire le pas en arrière, ce que Heidegger appellerait le Schritt zurück : qu’est-ce qu’il voit ? Se poser cette question-là. Juger. Cette incitation minuscule, sur un tout petit cartel, pour tous les enfants du monde, tous les visiteurs du monde, m’a paru d’une force bouleversante. Par la suite, quand j’ai travaillé à l’exposition du Mucem, Après Babel, traduire, je n’ai pas cessé d’y penser. Réussir une exposition, c’est faire en sorte que tous aient envie de prendre cette distance qui leur permet de juger ce qu’ils voient. » (pp. 166-167).
Les Schwarz-Bart, Simone et André
Dans le Monde, un très bel entretien avec Simone Schwarz-Bart : « Je ne serais pas arrivée là si…
S’il n’y avait pas eu André, mon mari, mon enchanteur, cet homme au cœur troué. Et s’il n’y avait eu mes grands-parents paternels qui m’ont donné foi en l’amour véritable, l’amour absolu, l’amour entre deux personnes qu’a priori tout sépare mais qui se comprennent et se ressentent de façon mystérieuse. Avoir vu vivre ensemble ces grands-parents splendides, elle, la petite négresse de Saint-Martin, qui ne parlait que le créole et l’anglais, ne savait ni lire ni écrire mais pouvait entrer en contact avec l’invisible, et lui, le fils de négociant en vin installé dans le port de Pointe-à-Pitre, éduqué chez les pères salésiens et amoureux des livres, m’a fait croire en la force des amours impossibles. Je n’étais pas prête à aimer n’importe qui, n’importe comment. Je ne voulais pas d’un coup de cœur facile. Il me fallait du bouleversant. Ma grand-mère me l’avait d’ailleurs prédit : ‘Ta médaille se met toujours à l’arrière de ton cou ; c’est un signe : tu épouseras quelqu’un qui n’est pas de Guadeloupe, un homme d’une autre culture.’ »
Elle brosse un portrait magnifique d’André Schwarz Bart : « Cet homme m’ouvrait le monde dans sa férocité et dans son merveilleux. Il me dit qu’il a été ajusteur, éducateur, vendeur, couturier, et aussi communiste, et aussi résistant ; qu’il vient de déposer au Seuil un manuscrit qui lui a demandé un travail immense et qui est un hommage aux siens à jamais disparus. Un caillou blanc posé sur une tombe en fumée. J’écarquille les yeux. Et il me parle de sa famille exterminée à Auschwitz, d’un monde englouti par la Shoah dont je ne sais absolument rien. »
Il va y avoir cette conjonction étonnante entre eux, celle de la Shoah pour lui, celle de l’esclavage pour elle. Elle dit qu’on ne l’enseigne pas en Guadeloupe. « Mais les discussions avec le groupe d’amis juifs d’André, tous passionnés par la culture yiddish, m’ont donné envie d’interroger mon propre héritage. J’ai commencé à disséquer les contes, les chants, le langage créoles. À noter que des expressions familières comme ‘Tu m’aimes mais tu ne peux pas m’acheter’ sont imprégnées de notre histoire d’esclavage. Que notre autodénigrement a des racines profondes. Je vous assure que c’est une chance d’épouser quelqu’un en dehors de sa culture et de sa communauté ! Cela vous apprend que l’étranger ne l’est pas tant que ça. Ça dessille votre regard et vous ouvre à tous les possibles. »
De la souffrance d’autrui
Forte citation de Laurent Albarracin, dans une note de Marc Wetzel à propos de son livre Lectures. Albarracin commente ici un ouvrage d’Alain Suied et il écrit : « Il n'est pas étonnant qu'autrui soit ici envisagé dans sa dimension souffrante ; car la souffrance d'autrui est précisément l'altérité absolue. Le souffrant est en effet l'autre de l'autre. L'autre de l'autre parce qu'il est l'autre en proie à une altération (l'autre est aliéné par sa souffrance, devient doublement autre) mais plus encore, et à l'inverse, il est l'autre de l'autre en tant qu'absolument autre parce que la souffrance, paradoxalement, est garante de l'intégrité de l'autre en autrui, qu'elle marque son caractère inapprochable, inconciliable, "irrejoignable", ("incernable" et "irréparable" dit le poème, car l'autre sera toujours, dans sa souffrance, inentamable par moi). Quand l'autre souffre, il m'est absolument étranger, il s'éloigne en lui et dans un absolu, dans un non-moi radical. En même temps, c'est par là qu'il m'est proche, qu'il m'appelle, qu'il me révèle à moi par "sa lumière", par sa façon de me requérir éthiquement. C'est parce que la souffrance est la part irréductiblement autre de l'autre qu'elle m'éclaire, qu'elle m'oblige, c'est parce que l'autre est inassimilable qu'il me sauve de moi" (p. 263-264) »
Ashbery, Vinclair, Ch'Vavar
Extrait du feuilleton critique de Pierre Vinclair, à propos d’Autoportrait dans un miroir convexe de John Ashbery : « Pour Mallarmé, l’être est tautologique (il n’y a que ce qu’il y a), tout ce que l’on peut faire étant d’inventer des rapports fictifs entre des coins de cette grande nappe, faire des plis à sa surface, ce dont la musique est l’opération pure. Ashbery (pour qui la musique est le modèle de la poésie) conclut le premier mouvement du poème en problématisant (dans des mots) le rapport des mots à la surface (du miroir) »
Et à ce propos passionnant échange entre Pierre Vinclair et Ivar Ch'Vavar, au cœur même du feuilleton : « Ivar Ch’Vavar m’écrit, en réaction au précédent épisode du présent feuilleton : ‘Cependant, si le poète s’éloigne, avec la musique qui l’emporte, est-ce que ce ne sera pas pour se perdre, et fourvoyer la poésie ? La question se pose tout de même, s’il me semble qu’il y a un devoir de langue : le monde s’est doté d’une langue (de langues) pour dire, et bientôt se dire, dans son être.’
C’est en effet très impressionnant avec Ashbery : sa poésie refuse absolument de dire (ou de tenter de dire) l’être, et multiplie les dispositifs de brouillage pour se cantonner à une surface de plus en plus mince. En ce sens, l’autoportrait apparait paradoxalement comme une tentative d’effacement de soi. Ch’Vavar poursuit : ‘C’est là le côté décevant de la poésie d’Ashbery, qui fait que s’attacher à son charme, à ses prestiges, pourrait nous pousser sur une pente décadente, nihiliste...’ »
Jules Verne
Interrogé par moi sur le possible effet thérapeutique de la lecture de Jules Verne (pour moi très clair) Ivar Ch'Vavar me répond : « Je crois que la lecture de Jules Verne, effectivement, est de celles dont le pouvoir apaisant est le plus fort. Sans doute cela tient-il à un faisceau de causes, plusieurs d'entre elles assez évidentes... D'abord la confiance : Verne est un auteur dont on sent très vite qu'on peut lui faire confiance, il nous ouvre la route, et même s'il nous égare à un moment, il est là, il ne nous perd pas de vue, s'il nous fait prendre un chemin de traverse, ou un long détour, il a ses raisons, ce qui se confirme toujours. Ensuite, le poème de Jules Verne est égal, l’allure n'est pas forcée ; et s'il faut bien qu'il y ait des accélérations, chocs, surprises, dans l'ensemble le train est régulier. Cette régularité, où je sens du reste quelque chose de somnambulique, elle passe en nous, bientôt elle coule en nous. Mais l'élément le plus important peut-être est la patience. Verne nous réapprend la patience. Tout d'abord, il nous l'impose, et n’a pas peur de se montrer un peu chiant. Mais toujours on s’y fait, assez vite et avec une sorte de plaisir, oui. Aussi, Jules Verne donne quelque chose, en échange de notre patience. Par exemple, prends le début du Sphinx des glaces... plusieurs chapitres... il ne se passe rien... mais ‘il ne se passe rien’ de façon intéressante, captivante, même ! On sort du récit, on reste là à regarder ce qui se passe : rien. Et ça fait beaucoup de bien ! Les livres nous font quelque chose, et ça peut être profond et mystérieux. Il y en a qu'on reprend avec une émotion particulière, qui est contenue vraiment dans ce livre : on sait, quand on veut retrouver cette émotion, quand on en a besoin, qu'elle nous attend dans ce livre-là ! Je ne mets jamais le doigt sur le dos du Grand Meaulnes, dans la bibliothèque, sans ressentir un pincement au cœur. »
La lecture sur liseuse
Il y a un phénomène très étrange. Je trouve les livres sur liseuse très courts, ou plutôt je trouve ma lecture incroyablement rapide. Il faut que je creuse cela pour savoir à quoi ça tient. Pour l’instant, de manière spontanée et superficielle, je pense que cela peut être lié à ce que j’ai appris autrefois dans un stage formidable sur la lecture rapide... C’est très étrange ce lien à la lecture sur liseuse, cela pourrait être un chapitre de mon livre autour du livre, de manière très générale.
Jorie Graham
Préparant un dossier sur la poète américaine Jorie Graham, proposé par Chantal Bizzini, je prélève et recueille pour ce Flotoir le début de ce poème, « Autre », que j’aime beaucoup :
« Longtemps j’ai aimé le mot maintenant, je murmurais sa
minuscule chanson en moi-même, enfant, lorsque j’étais seule. Maintenant, maintenant, maintenant,
maintenant, chantais-je, ne sachant trop où nous étions. À peine m’en étais-je aperçue,
qu’il produisait sa mélodie liquide et que le temps, miroitant, commençait à s’écouler,
presque inaudible, avec les criquets si c’était l’été, avec l’horloge dans la pénombre
si c’était à la cuisine, avec le tapotement des branches du lilas hivernant sur les murs
ombrés de violet
qui enserraient le jardin,
si c’était le vent. Où étions-nous, en fait ? Écoute, écoute, maintenant avaient coutume de dire
les adultes pour dire de faire attention, dire que ce qui arrivait, la chose importante, avait ses
côtés glissants : un écoute peut avoir sa pente, un autre écoute une
autre. La chose elle-même, l’essentiel, est entre les deux. Ne cille pas. Ne la
manque pas. Fais attention. C’est une balle.
Toutes ces années, avant de me perdre, je vivais une vie différente.
Une vie où l’on peut revenir en arrière. Je pensais que chaque nouveau
maintenant, chaque
nouvelle note, cueillie parmi ce qui n’était pas l’inexprimé, recouvrait un pas
du Dieu qui se retirait. »
Patois et dialectes
Je reprends ici le début d’un très beau texte de Claude Vigée publié sur le site Le Saute-Rhin.
« Patois et dialectes, reliquats d’une existence proche du sol natal, sont de bonnes écoles de silence. On y fait, mieux qu’en Sorbonne ou dans les cocktails des grands éditeurs parisiens, l’expérience originelle de l’être-au-monde humain. Cette réalité première affleure, avec une peine et une lourdeur qui sont l’indice de l’authenticité, dans notre dialecte fruste, pauvrement articulé, au vocabulaire réduit à l’essentiel (c’est-à-dire à l’immédiat quotidien), inapte à la formulation de toute notion abstraite. Langage de la présence : à peine un langage en somme… Dans la période où se forme l’esprit, nous sommes affligés là d’une sorte de pré-langage, enfantin par nature, qui conserve à travers la désignation naïve du visible, un reste de leur dignité première aux choses d’ici-bas. L’usage de ce dialecte dans nos jeunes années nous marque au sceau de l’inachevé, de l’informe, qui est aussi celui de l’origine vitale et du devenir indéterminé, béants sur l’avenir (…) »
Le fanal vert
J’avance doucement dans Le Morticien d’Éric Villeneuve. Pas forcément le plus facile pour entrer dans son œuvre, mais j’éprouve un étrange sentiment de bien-être à « nager » dans son écriture, sentiment qui me fait accepter ce que j’ai du mal souvent à accepter : ne pas tout comprendre, ne rien comprendre, ne comprendre qu’un peu (selon les pages).
J’ai relevé ce magnifique passage : « Lem s’oriente vers une longue jetée au début de laquelle brille faiblement, avec constance toutefois, un fanal vert pâle tourné en direction de la terre. Lem l’aperçoit tout de suite, bien qu’il n’arrive pas par cette voie. Sa lumière est celle du jour qui tombe, on la fixe sans tacher sa rétine, l’œil lui-même ne la retient pas – cependant, on ne glisse par sur elle comme on achoppe sur le jour, comme le regard fuit le vide. Sur fond de jour, elle représente un contrepoint de même nature, mais plus accessible que le ciel. La nuit, lorsque le fanal sert à éclairer, l’issue est condamnée. Il ne fait pas encore nuit et Lem arrive sous ce ciel. »
→ Que de choses dans ce texte suscitent l’émotion, la rêverie, les réminiscences, mais aussi la réflexion. C’est une expérience que l’on peut avoir eue, un fanal allumé de jour, mais on n’y a pas forcément prêté attention, ni sensiblement, ni intellectuellement. Ce sont tous ces signaux scrutés de nuit, en ville ou au bord de la mer, à la montagne ou dans les coteaux, ces lueurs qui ne sont pas des fenêtres, mais des lumières intermittentes, sorte de morse indéchiffrable qui disent quoi ? le temps, la nuit, l’autre. Appel ou signal ? Je pense soudain en écrivant ces mots à une toute récente lecture d’un gros livre d’inédits ou d’introuvables de Michèle Métail où il est question de textes écrits à partir du code international des signaux maritimes (Mono-Multi-Logues, Les Presses du réel / Al Dante, 2020).
Une clé de lecture
Et cette phrase un peu énigmatique mais qui pourrait aussi être une clé de lecture ou une sorte d’aveu-autoportrait de l’écrivain ou de sa tentative, ici : « Il dispose de capacités particulières pour décrire le lever du soleil, ouvrir les portes, toutes les portes ; néanmoins il ne se résout jamais à les utiliser pleinement, et de cette force à la fois perdue et contenue dépend sa mécanique de précision. Contrariée par un courant de résistance, l’énergie nécessaire à ces actions alimente le désir en lui de les accomplir sans prendre appui nulle part, sans limiter leur portée, dans une sorte d’exécution mentale en prise directe sur le monde. Le principe de ces mécaniques est simple : remplacer toutes celles dont il dispose en lui et autour de lui comme autant de facilités par des mécaniques personnelles, conçues spécialement pour chaque situation et comme purgées de tous les éléments qui, à force de resservir, égalisent le solde de ses journées. Ainsi demeure-t-il très proche de ce qu’il écarte, jamais grinçant, dans une éternelle tentative d’allègement qui trahit un réel attachement. » (Eric Villeneuve, Le Morticien, P.O.L., 1987, p. 73.)
Du Flotoir et du carnet
Une semaine sans écrire dans le carnet, ce qui est très rare, ai-je constaté ce samedi matin en notant le nombre de nouveaux abonnés à la lettre hebdomadaire de Poezibao. Carnet délaissé et Flotoir encalminé et du coup l’âme qui pleure et qui peine.
Raconter une histoire
Oui toujours cette thématique apparue il y a deux ans environ, ce besoin d’histoires, de récits dont parle si bien Walter Benjamin. J’en retrouve la trace dans le livre de Robert Bober Par instants, la vie n’est pas sûre [Le titre de ce livre est extrait de La Nonchalance de Pierre Dumayet, à qui il est adressé.] : « Un jour, en pleine écriture d’Autobiographie d’un lecteur, tu m’as appelé de Bages : ‘Rappelle-moi l’histoire du grand-père miraculeux chez Martin Buber.’ La revoici : ‘Un jour qu’on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Shem) de raconter une histoire, il répondit : “Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même.” Puis il fit ce récit : “Mon grand-père était paralysé. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son maître, il se prit à relater comment le Baal-Shem, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et pour bien montrer comment le Maître le faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout, sautillant et dansant lui-même. À dater de cette heure, il fut guéri. Eh bien, c’est de cette manière qu’il faut raconter.” » (p.16)
Bober qui écrit un peu plus loin : « Pourquoi les oiseaux reviennent-ils avec insistance, comme par entêtement ? Pourquoi cette persistance de la mort si souvent présente ? Il m’a fallu rebrousser chemin. Et sans savoir ce que je trouverais au bout, entreprendre de démêler tout ce qui petit à petit allait se révéler, et apprendre ce que j’ai voulu faire survivre. Et une fois de plus, c’est à l’aide des Récits hassidiques de Martin Buber que je vais essayer de remonter le temps. » (p. 48)
La phrase
Robert Bober cite Erri de Luca : « Alors, je fais ce qu’on peut faire de mieux. Je relis les livres que j’ai aimés. Parfois même, je m’y ajoute. Et je fais comme Erri De Luca : ‘Je cherche dans les livres la lettre, la phrase qui a été écrite pour moi et que donc je souligne, je recopie, j’extrais et j’emporte.’ » (p.27).
Identité
« Réfugié provenant d’Allemagne, apatride d’origine polonaise, mention qui jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans était portée sur mes papiers » (p. 60)
Rédigé par Florence Trocmé le 19 octobre 2020 à 15h45 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Sur le Flotoir
Réponse indirecte de Siegfried Plümper-Hüttenbrink à la question que je me posais récemment sur la « disposition » des citations dans le Flotoir : Voici ce qu’écrit Siegfried :
« Votre travail avec les citations (incluses dans le texte, et non en retrait) parvient à les mettre en scène et les "fait parler" en conséquence. C’est un procédé qu’il m’arrive souvent d’adopter et par le truchement duquel l’on ne sait plus au juste où l’on est (dans le texte ou dans la citation qui lui sert de relais ?) Et c’est tant mieux, tout se jouant dans une indécision, dans l’entre deux, entre chien et loup. Et au grand dam des universitaires qui sont toujours restés des thésards bardés de titres et de références. Pour rester dans l’entre-deux vous parlez des "glissements de pages" entre deux lectures, des fondus-enchaînés qui s’en suivent et qui font du Flotoir une chambre d’échos où des auteurs se côtoient presque à leur insu. Dans le chassé-croisé de leurs voix respectives. Et parmi lesquelles votre voix co-habite en basse continue, leur faisant écho, sous forme de rappels, de souvenirs ou d’indices de lecture qui attestent de leur affiliation en esprit. Derrida communique avec Valéry, qui est en pourparlers avec Claude Ollier, qui dialogue avec Proust ... C’est une communication des esprits et à laquelle vous me rappelez. J’ai complètement oublié d’en faire état dans les Jeux de lecture. Mais ce n’est pas grave, vu que le Flotoir est là depuis nombre d’années pour attester de cette communication qui fait parfois qu’un auteur entre inexplicablement en contact avec le questionnement d’un autre auteur, qui lui-même est en phase avec un troisième auteur. Comme s’ils se donnaient le relais aux yeux de leur lecteur. C’est particulièrement patent dans les filiations qui se nouent dans l’histoire de la musique germanique. De Bach jusqu’à Lachmann, un legs se reconduit qui fait de la musique un exercice de réflexion sonore. »
Broussaille verbale
Laurent Margantin dans son blog-notes : « PH : ‘Je ne peux rien écrire quand écrire, c’est en savoir plus que les autres, quand c’est s’arrêter d’être une simple créature humaine’ ». [PH = Peter Handke dont je me demande si je ne l’ai pas vu aujourd’hui remontant à pied la route des Gardes à Meudon ?
« Cette page : fouillis de mots tracés, griffonnées au crayon à papier – des phrases, des bouts de phrase – observations diverses devenues amas de signes – broussaille verbale que je ne peux ni ne veux démêler, que je laisse ouverte comme le paysage dont il est question : derrière le grillage – quelques arbustes, des herbes sauvages et, au-dessus, les tiges de canne à sucre jaunes-vertes, immobiles entre deux coups de vent. »
→ J’ai eu confirmation un peu plus tard que c’était très vraisemblablement lui que j’ai croisé ce jour-là ! Il y eut alors quelque chose d’irréel, comme du domaine du rêve. Je regardais depuis la voiture qui descendait cette côte plus que raide cet homme pas jeune qui la montait à pied d’un pas alerte et soudain, dans le for intérieur, une vraie exclamation « c’est Peter Handke ». Une impression extrêmement rapide, fugitive mais teintée d’une sorte d’évidence.
Projet, trajet
Dans le blog de Fabien Ribery, je relève ce matin ces mots qui me semblent résonner avec le beau projet de feuilleton La Main courante de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « Le dernier numéro de la revue Lignes (62), consacré aux ‘mots du pouvoir et au pouvoir des mots’ (...) offre à ses contributeurs la participation à un dictionnaire critique permettant, à la façon de Victor Klemperer, ou de Eric Hazan, de faire un état des lieux des maux langagiers pourrissant notre pensée, nos actes, notre rapport au monde, ou, au contraire, l’exaltant. Léa Bismuth s’alarme de la vulgate insupportable des ‘appels à projet’ : ‘Que pourrait être une fécondité créatrice dans un tel contexte ? Nulle et non avenue. La fécondité de l’œuvre – la mise en mouvement essentielle à son développement, le chemin inqualifiable de son processus d’élaboration, l’émancipation et la part de secret irréductibles qu’elle requiert – est tout simplement incompatible avec cette logique. La large vie de l’art, son élargissement poétique et existentiel en tant qu’il est toujours à la fois intime et politique, n’appartient pas au domaine du projet, mais toujours à celui du trajet, c’est-à-dire à l’infinie puissance du présent et de son expérience.’ »
Un reste muet
Je relève aussi cela : « Plinio Prado (‘Non-Mot’) s’insurge sur le formatage/décervelage de l’être du langage réduit aux stéréotypes de la communication : ‘Car jamais l’hégémonie de ce rapport instrumental, informationnel et utilitariste aux mots (asservis à un pouvoir de calcul et de maîtrise) n’est allée aussi loin, en extension et en pénétration dans les esprits. Elle semble pénétrer jusque dans le secret des intimités, là où chacun abrite un reste muet, un quelque chose qui, en soi, insiste et excède le soi – qui peut le faire délirer ou souffrir, mais aussi penser, aimer, écrire.’ »
→ Je trouve très belle cette expression de reste muet, je sens sans pouvoir analyser plus finement, qu’elle s’applique admirablement à la photographie. Toute photo est un reste muet.
Dans le dévidage de la voix intérieure
Je lis les dernières pages de Réminiscence (1980-1990) de Claude Ollier et la moisson est encore considérable !
« Très souvent déconcerté par ces représentations visuelles extrêmement brèves qui nous ‘passent par la tête’ lors de ce qu'on appelle couramment ‘associations d'idées’, et qui ne sont en rien des idées, mais des ‘projections’ d'images plus ou moins nettes et désignant un lieu, liées d'ailleurs à des sensations de type cénesthésique, déclenchées donc par un mot lu, ou prononcé ou entendu dans le dévidage de la voix ‘intérieure’, et qui sont alors très exactement re-présentées à la conscience comme ressorties brièvement de la mystérieuse réserve d'images et exposées le temps d'un éclair à cette ‘vue’ bizarre, comme interne — mais enfin on voit quelque chose, c'est certain. La décontenance signalée au début vise la relation (tout le processus est, bien sûr, étonnant, mais je considère ici surtout la relation), qui est parfois directement saisissable sans aucune hésitation ni ambiguïté ; par exemple, je dis, ou lis, ‘glissade à la montagne’, et ‘vois’ une chute à ski en un endroit précis qui m'a laissé un mauvais souvenir. Mais bien plus souvent, la relation se révèle extrêmement problématique, ou échappe totalement à l'examen. » (p. 249)
→ Peut-être qu’on ne tient pas assez compte de ces images ? Si l’on veut bien porter son attention sur ce qui surgit là, la richesse étonne, c’est un foisonnement, un immense répertoire qui nécessiterait un index colossal. Nous avons engrangé sans doute à notre insu infiniment plus d’images liées à des sensations que de souvenirs constitués. Ou plutôt les souvenirs constitués se fondent sur ce vrac intérieur. Il faut sans doute une charge suffisante d’éléments pour qu’ils se constituent. Ou un inducteur, on pense bien sûr aux pavés proustiens, mais aussi à maints faits rapportés par Claude Ollier, pour que comme limaille autour d’un aimant soudain cela s’agrège et forme un souvenir précis, reconstitue une image identifiable.
Une question de densité
Ce qui est formidable dans ces notes c’est qu’Ollier creuse ses pratiques d’écrivain, ses réflexions autour des livres qu’il est en train d’élaborer. « Il y a un problème de densité des événements, en relation étroite avec la densité des phrases, qui est fondamental. Il faut arriver à modifier le plus possible la tournure des choses avec le minimum de mots : réussir à faire en une page ce que la plupart mettraient deux pages à exposer, ou trois, ou quatre. Mais le lecteur, souvent, ne nous est pas reconnaissant de ce difficile travail, fruit d'années d'apprentissage et d'expérience du métier : il nous trouve trop elliptiques, pas assez explicites, éventuellement hermétiques ou abscons. Le lecteur ‘moyen’ se plaît beaucoup au délayage, à l'étalage, à l'exhibition, à l'emphase, à la redite.» (p. 276)
→ Et il me semble que l’écrivain moyen se croit obligé d’expliquer, avec surabondance de détails, qu’il ne se fait pas assez confiance, et il a raison, pour oser la condensation. Souvenir de ce propos d’un écrivain à un débutant (Reverdy ?) : enlevez donc les échafaudages.
Une erreur de clé
Bien parlante pour qui lit la musique cette remarque de Claude Ollier, n’arrivant pas à entrer dans un texte : comme si je faisais une erreur de clef.
Le tri sur des myriades d’observations
Aux tous derniers jours de 1989, Claude Ollier écrit encore :
« La Correspondance entre Pasternak, Rilke et Tsvetaïeva m’a reconduit aux Cahiers de Malte Laurids Brigge, lus voici trente ou quarante ans, et c'est, au tout début, les pages sur l'expérience, la mémoire et l'oubli : ‘Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent [...]. Ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'à une heure très rare, du milieu d'eux, se lève la premier mot d'un vers.’ Le tri sur des myriades d'observations, quelque tamis de l'âge adulte, l'accueil d'une persistance, comme une constante, et sa conversion en traits de langage et rythme. » (p. 278)
L’infiniment petit
Il y a des années, peut-être au travers de la pratique de la photo, que je me passionne pour le très petit, persuadée qu’en lui la beauté est encore accessible, ce qui devient beaucoup plus rare à une plus grande échelle. Alors comment ne pas être sensible à ce qu’écrit Claude Ollier dans les premiers jours de 1990 à propos de Cahier des fleurs et des fracas, dont j’entreprends parallèlement la lecture : « Ce qui me tenait à cœur était : mettre en rapport l’infiniment petit du jardin (fleurs, feuilles, rameaux morts, bourgeons...) avec l’infiniment grand des évènements mondiaux (soulèvements, manifestations, répressions, révolutions...). Il manque un peu de fleurs en ce début d’année, si les évènement de l’extérieur ne font pas défaut. » (13 janvier 1990, p. 281).
Et un peu plus loin, plongé dans la lecture du Livre de l’intranquillité de Pessoa, il dit l’auteur si proche de lui par ses états de semi-conscience où intérieur et extérieur se pénètrent. (p. 282)
En voix off
Très belle séquence, « En voix off » dans le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, séquence dont j’ai donné des extraits dans l’anthologie permanente de Poezibao. « Reste à savoir quelles traces peut laisser la lecture. Où, en quels replis, ces traces vont s’enregistrer en nous ? Par quel effet de palimpseste, elles en viennent à resurgir après s’être résorbées.... pour derechef entrer en communication avec leur dépositaire. »
Tout le livre s'interroge bien en effet sur cette activité secrète, souterraine, éminemment humorale, qu’est la lecture.
→ Et si fondamentale la question des traces, et des couches sédimentaires qu’elles s’en vont former au fond de nous, ce compost né de nos lectures, depuis toujours, dont nous ne savons pas ce qui a diffusé jusqu’à ce substrat et ce qui se serait perdu à jamais. Tout le Flotoir en sauvegarde de ces traces, mais peut-être aussi empêchant le plus subtil travail, celui de l’oubli dont parle Rilke, de se faire ?
Lecteur exemplaire
Autre belle séquence du livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, celle qui est consacrée à Walter Benjamin, figure de lecteur exemplaire. (p. 91). « le souvenir, tel que l’entend Walter Benjamin, est une remise en présence, effectuée au présent, sur le mode épiphanique de l’éveil. »
Lesen, hinein et heraus
Siegfried Plümper-Hüttenbrink fait à plusieurs reprises une distinction passionnante autour du verbe allemand lesen, en lien avec Walter Benjamin. « Lire signifie lesen, et consonne avec l'acte de glaner et de recueillir, d'effectuer même au dire de Heidegger eine Lese, une collection ou un recueil de choses. Un florilège, pour tout dire. Affublé du préfixe heraus, l'acte de lesen revient en ce sens à extraire et trier des lettres, voire à résoudre une équation algébrique. Et si on lit ainsi l'heure à sa montre, on lit aussi son destin d'après les astres. L'heure de sa naissance étant dûment signée, trouvant sa signature graphique dans une configuration astrale. Lire par contre un texte ou une partition musicale, dans l'intention de l'interpréter, se dira hinein-lesen. Le préfixe hinein signifiant ici un ajout, une greffe ou un surcroît de sens dû à une saisie conceptuelle, alors que le préfixe heraus ne fait qu'extirper, retranchant des fragments épars en vue de les révéler ou de les laisser parler au prisme d'une saisie qui ne serait plus conceptuelle, mais allégorique. La forme imagée du rébus ou du hiéroglyphe — qui nous fait voir ce qu'il y a à dire et que Benjamin ira déceler en graphologue dans certaines écritures manuscrites de l'ancienne Chine — répond du reste en tout point à une telle lecture. Elle n'interprète pas, ne déchiffre pas une intention, et encore moins un sens qui serait à tirer au clair. Elle ne fait que montrer ou souligner ce qui soudain, le laps d'un éclair, se cristallise en elle et pour configurer dès lors un foyer ou une constellation d'éléments épars tels qu'un rébus en donne précisément l'idée. Lecture géomancique, dira-t-on et qui obéit au vœu tardif qui présidera à la rédaction du Livre des Passages, de citer et de recopier. De se porte témoin. De se faire le porte-parole de toutes ces voix que Benjamin aura pris à tâche d’exhumer, en vue de les citer à comparaître dans le décor endeuillé, quasi muséal d’une fin de siècle.
→ Et soudain de me dire, mutatis mutandis bien sûr, qu’il y a quelque chose de cela dans Le Flotoir, citer, recopier, se faire le porte-parole de voix, dans le décor endeuillé d’un début de millénaire catastrophique.
« lire ainsi, c’est faire le lien selon le principe du montage. Opérer des connexions à distance. Déceler par voix d’écho ce que Benjamin appelle des ressemblances non sensibles. » (p. 97)
Hyperion de Georg Friedrich Haas
Entendu à deux reprises, la première fois sur la Web radio la Contemporaine de France Musique, la seconde sur Youtube, la très belle œuvre Hypérion de Georg Friedrich Haas. Et curieusement une des versions proposées sur YouTube est sur un compte baptisé Hans Zender, musicien et théoricien qui est au cœur de mon travail sur Le Voyage d’Hiver de Schubert. Il y a dans Hyperion des effets d’accumulation, de ralentissement et d’accélération qui sont saisissants et très machiniques.
Anna Akhmatova
Superbe série d’été sur France Culture consacrée à Anne Akhmatova. Véritable mise en scène, cette Grande traversée due à Geneviève Brisac rend la femme et l’écrivain extraordinairement présente et proche, bouleversante, tragique notamment grâce à la voix d’Anne Alvaro.
Jules Verne
toujours dont je viens de terminer le Phare du bout du monde et dont j’entreprends de lire Le Pilote du Danube, passant du Cap Horn à Ratisbonne. Je repense au très beau numéro de La Revue de Belles-Lettres qui suivait le fil du Danube et me demande si à l’époque il avait été question du récit de Jules Verne ?
Le Cahier des fleurs et des fracas
J’ouvre donc ce nouvel opus de Claude Ollier, le Cahier des fleurs et des fracas qui me saisit d’emblée par la beauté de son incipit, tellement pascalien : « Ici entre étoiles et atomes, en insécurité,
peu armé pour définir le lieu, sa position dans l'espace, la mienne dans la sienne et la grandeur nature, l'échelle dérobée, inconcevable, toute carte fait défaut. La raison n'investit que quelques graduations sur l'infini graphique, le grand infiniment étourdit, l'infiniment petit ébranle, les deux effraient et mon champ d'action, insituable par mes propres forces dans l'étendue cosmique, non assumable par mes forces propres dans l'univers microscopique, est une scène instable, menacée de toutes parts, non bornée, futile, changeante à peine apparemment pour ce qui est de mon temps — et pourtant elle tourne ! Ici, le jardin est petit, cependant des événements considérables s'y déroulent, nous sommes le 14 décembre et un bouton de rose est sur le point d'éclore ! À deux pas de là, on voit des roses de Noël, le mauve et lilas des primevères. Des translations innombrables, infimes, animent l'herbe, les feuilles, un bruissement continu la terre, un mouvement incessant de déplacement des signes, tandis que les tumultes frappent la grille, s'y brisent, les fracas d'outre-limite, s'effondrent les régimes là-bas, les édifices cimentés d'armes et de traîtrises, se délitent les frontières à coups de masse et de nouveaux mots d'ordre.
Transit du temps par la matière — mon corps, les arbres, la terre —, l'écriture suit à la trace. » (p. 9 et 10)
→ Il y eut le placard dans la boiserie Louis XV, le soir d’étude, le petit fascicule Larousse bleu et soudain, dans le monde encore enfantin, l’irruption de l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre étoiles et atomes. « Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. » (Pascal)
Virtuosité
Extraordinaire virtuosité d’Ollier à intriquer (on est au-delà du montage) deux évènements, la mort de Sakharov et ses obsèques (registre des fracas) et la plantation d’un arbre dans son jardin (registre des fleurs). Ollier repasse dans ses pas, sans cesse, mais ce qui est étonnant, c’est que repassant dans ses pas, il nous fait repasser dans les nôtres. L’histoire d’un bouquet dans un vieux vase ouvre soudain une fenêtre sur une vieille maison, quittée depuis des décennies.
Peter Handke
Dans les carnets de Laurent Margantin, je relève : « Peter Handke, Histoire du crayon : ‘Comme si l’on devait, à partir de l’information généralisée, reconquérir tous les secteurs de la vie, et, pour les autres, les réanimer en écrivant. Chaque détail, en étant déjà ‘élucidé’ en tant qu’opinion, semble être devenu une terre inconnue. Des domaines du monde toujours plus nombreux sont, à force d’information, d’opinion, de message, redevenus des terres inconnues’. »
D’une note d’Anne Malaprade sur Isabelle Howald
Trois extraits qui me touchent particulièrement, dans cette note d’Anne Malaprade sur Fragments du discontinu, le livre si juste et profond d’Isabelle Baladine Howald :
« Comment l’amour, l’attention, le soin, l’écoute peuvent-ils recueillir ce qui reste d’un individu quand le vivant s’épuise et que les possibilités de mouvement s’éteignent ? »
« Qu’est-ce qu’un corps qui dort, rêve, rit, danse, se blesse, tombe malade, parle, révèle de l’âme qui l’accompagne et le soulève ? Si le corps et l’identité sont d’emblée perçus comme morcelés, interrompus et défaits, l’âme, elle, ne connaît pas la dispersion ni l’éparpillement. Deux types d’âmes sont d’ailleurs distinguées page 49. L’une, mortelle, disparaît dans le cadavre. L’autre, voyageuse et « animale », transite de la dépouille vers le témoin songeur. C’est sans doute cette dernière qui donne vie aux fantômes et autres hantômes qui traversent les textes d’Isabelle Baladine Howald »
« Pour parler de l’au-delà de la physique, de métaphysique donc, il faut sans cesse référer à la physique, à la chair, aux organes, au souffle, au toucher, aux sons, aux matières, aux mouvements dansés. Et cette traversée des états aboutit à la certitude suivante : j’écris donc tu es, j’écris et instantanément nous sommes, et ce malgré ta mort effective, et ce contre ma mort à venir. Scripto ergo sum ergo es, scripto ego sum. Ni ce donc ni ce moi ne sont pour autant une conséquence, ils apparaissent plutôt comme l’indication d’un chemin : visages et adresses, ils mènent à une identité ailée. Écrire non seulement fait vivre, mais encore (re)donne vie. »
Poezibao
Beaucoup de joies avec les publications dans Poezibao qui me portent et me nourrissent.
Ce matin, magnifique contribution de Jean-Pascal Dubost au feuilleton La Main courante de Siegfried Plümper-Hüttenbrink. Je relève cette citation : « ne rien lire, ne rien écrire, qui ne soit vérifié par la sensation, intime, d’un bouleversement » (Agnès Rouzier).
et ces extraits :
« Chaque jour écrire dans un de mes carnets est propédeutique, exercice spirituel, recueillement panthéiste, prière ; religieusement dans la tentative de connexion. Je m’approche du chantier, qui peu à peu s’ouvre. Pendant ce temps, j’en appelle à une métamorphose mentale pour entrer en état d’idéales sauvageté et sylvestreté et férocité pour écrire librement, je deviens animal d’écriture. »
« L’écriture m’attire vers un point obscur où elle me précède. »
Séquences du geste : les carnets, l’ordinateur, les livres ouverts, les dictionnaires en ligne (Lexilogos, ATILF, DMF, Littré, Crisco…) ou papier (Le Robert…), le moteur de recherche Google ; une plongée totale dans le geste ; hyper concentré (on ne me dérange pas) : le poète est sauvagement connecté.
Le je
Le feuilleton de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, La Main courante, conçu pour Poezibao, m’a permis d’entrer en contact avec Eric Villeneuve. J’ai commencé à le lire, Le Morticien pour commencer.
Eric Villeneuve : « On n'aime pas dire je tout le temps, il faut prendre garde à ce que l'usage reconnaît (un droit dans le passage, un nom dans le pronom), condamnant à long terme l'exemplarité de l'anonymat. Toutefois, on ne peut le remplacer définitivement par on, qui retient l'effort pour ne pas dire je en un son dont l'oreille ne souffre la répétition que de loin en loin, à défaut de quoi elle le transforme en l'expression favorite d'un je laborieux. A la recherche, pour se désigner, de l'expression la plus pure, l'idéal serait-il de se présenter toujours sous l'apparence d'un enfant ? L'enfant est, selon une idée toute faite, la pureté même, comme je est l'idée toute faite de ce que nous sommes, placée au cœur de nos paroles. L'enfant n'a ni famille ni attaches afin de consacrer l'indépendance de notre esprit. Il a un défaut, en revanche : il cesse de nous représenter sitôt que nous le regardons agir. Dans notre manière de raconter ses errances, quelque chose nous empêche de nous identifier totalement à lui : la complicité. Alors on passe d’une voix à l’autre sans se faire remarquer : avec le moins de réticences possible. Je me lance, l’enfant suit, on est solidaire (et vous pouvez le prendre pour vous). (p. 41)
→ voilà la première citation d’un livre d’Éric Villeneuve que je fais ici [j’avais cité un article] et elle est singulièrement forte. J’ai expérimenté dans l’écriture et dans la lecture cette difficulté du je, du on, de l’autre ou de soi qui parlent. La gêne du je, parfois mais l’hypocrisie du on. Et toutes les stratégies qu’il faut parfois mettre en place et qui ne sont pas forcément bonnes pour le texte. Céder la parole à l’enfant.
La crise de l’identité reste ouverte
Et un peu plus loin, il enfonce le clou à propos de cette danse incertaine des pronoms, Eric Villeneuve : « Hésitant à nouveau entre je on et le pronom plus loin (le personnage), je continue malgré moi sur cette lancée, je me détache du reste : je deviens indigne de ce que j'ai à dire. Il me semble en effet que ces différents pronoms se substituent indûment aux termes de l'énumération, et que celle-ci prend fin avec moi, contenue par mes avatars. Le je trouve là, certes, l'occasion de s'affirmer, de s'imposer ; pourtant la crise de l'identité reste ouverte (une identité non plus hésitante mais obsédante) puisque c'est à mon sujet que je parle, accablé, attirant en outre l'attention sur la double imperfection qui me fonde : je passe de moi à l'autre sans grâce, d'où son instabilité calquée sur la mienne (on, l'enfant, vous tels des sautes d'humeur) ; et, à force de me déposséder, je ne sais plus si je donne ou si je force à prendre comme on force la sympathie, ce qui, a priori, ne paraît pas critiquable mais devient imparfait avec le temps, lorsque le bénéficiaire est entré dans mon jeu, lorsqu'il prend à son tour de l'élan et se détourne du monde que je voulais révéler avec son aide. » (p. 43)
[ 11 septembre 2020 ]
Réminiscence
Étonnante réminiscence, peut-être liée à la disparition de M., en entendant un grand arpège de harpe, dans un « jingle » de France Musique : il me semble entendre soudain remonter du fond des années un même arpège de harpe, signalant à la jeune lectrice et auditrice du livre-disque qu’il est temps de tourner la page !
Tout doucement
Revient tout doucement l’envie de lire, d’écrire peut-être. De collecter de nouveau de ces fragments, de ces phrases qui éclairent. Qui éclairent quoi ? La vie, le chemin, les jours, la nuit, le chagrin, la joie.
Exergue de Yoga d’Emmanuel Carrère que je viens d’acheter après avoir lu une très belle critique sur l’excellent site Diacritik : « Si tu fais advenir ce qu’il y a à l’intérieur de toi, ce que tu feras advenir te sauvera. Si tu ne fais pas advenir ce qu’il y a à l’intérieur de toi, ce que tu n’auras pas fait advenir te tuera. » Évangile apocryphe de Thomas.
Le présent
C’est une citation de Pascal : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. (...) Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » (Pascal, Fragment Vanité n° 33 / 38), cité par Christophe André, in Le Temps de méditer.
Rythme, style
Je relève dans un nouveau livre de Gérard Bocholier, cette note, qui est une citation de Gustave Roud : « Un conseil d’écriture, qui les dépasse tous : ‘Ne rien accepter qui ne frémisse secrètement. Les alignements de phrases doivent être parcourus par un vrai courant’. » (G. Roud, Journal, 1965, cité par Gérard Bocholier in Une brûlante usure, journal 2016-2017, Le Silence qui roule, 2020).
Et envie de monter en contrepoint ici cet extrait du site de Nathalie de Courson, avec un effet de poupées gigognes qui me plait bien : « Peut-être que tous les livres de Virginia Woolf auraient pu s’intituler Les Vagues. C’est une métaphore qu’on trouve souvent sous sa plume et qui me semble se rapporter à ce qui pour elle est essentiel dans le travail de l’écrivain : le rythme. Florence Trocmé dans son Flotoir (via Christine Jeanney) reprend une réflexion de la romancière anglaise qui remplace la sacro-sainte notion de ‘mot juste’ par celle de rythme : ‘Le style n’est qu’une question de rythme’. Woolf compare les spectacles intérieurs, les rêves et les émotions d’où procède l’écriture à des vagues, et les mots n’ont plus qu’à suivre le rythme de ce flux : ‘On doit, en écrivant, recréer cette vague et la rendre agissante (…) afin que, lorsqu’elle se précipite et déferle dans l’esprit, les mots naissent pour s’y accorder.’ (Lettre à Vita Sackville West du 16 mars 1926). Un mot n’est pas pour elle une entité désincarnée, il est pris dans le mouvement d’une phrase ou d’un vers, et l’important n’est pas qu’il soit juste mais qu’il sonne juste au sein de l’orchestre. Elle dit avec désinvolture à sa correspondante qu’elle pensera peut-être le contraire demain, mais sa ‘Lettre à un jeune poète’ de 1931, publiée en 1932, montre au contraire que cette idée persiste en elle :Tout ce qu’il vous faut maintenant, c’est vous mettre à la fenêtre et laisser votre sens du rythme battre, battre, hardiment et librement jusqu’à ce qu’une chose se fonde dans une autre, jusqu’à ce que les taxis dansent avec les jonquilles, jusqu’à ce qu’un tout soit fait de ces fragments épars. (…) Laissez votre sens du rythme s’insinuer, circuler parmi les hommes et les femmes, les omnibus, les moineaux – tout ce qui passe dans la rue – jusqu’à ce qu’il les ait liés en un tout harmonieux. »
Yoga
Il me faut ici écrire quelques mots sur Yoga, le livre d’Emmanuel Carrère (livre acquis par mes soins) dans le concert de louanges et de critiques qui retentit actuellement. C’est un très bon livre, je dis bien bon. En fait c’est un récit formidable, qu’il est difficile de lâcher, très bien construit. Un mélange d’autobiographie (dominante) et de fiction (en contrepoint très littéraire) prenant, vif, plein d’ironie et de drôlerie, très honnête et lucide. Il se compose de parties bien articulées, la première tournant autour d’un stage de yoga interrompu brutalement par l’annonce des attentats de janvier 2015 et celle de la mort de Bernard Maris que Carrère connaissait bien ; puis la plongée dans une très sévère dépression avec séjour à St Anne, traitement à la kétamine et par électro-chocs ; vient ensuite un séjour sur l’île de Léros en Grèce auprès de très jeunes migrants, deux petits Afghans en particulier dont l’auteur retrace le parcours migratoire de façon saisissante et profondément émouvante. Deux autres figures semblent dominer le récit, une femme aimée et Erica, une forte personnalité rencontrée sur l’île grecque où elle porte secours aux migrants : elles seront l’objet d’une sorte de coup de théâtre. Les pages sur le yoga et la méditation qu’Emmanuel Carrère pratique assidument depuis des années sont très intéressantes. Si elles reposent sur de solides connaissances, elles sont surtout basées sur l’expérience de l’auteur, sur son sens critique aiguisé, un sens critique bien utile sur ces questions-là et sur ces pratiques, telles qu’elles sont vécues et parfois instrumentalisées en Occident. Les éléments autobiographiques, rencontres, réminiscences, viennent sans cesse se mêler au récit du stage, souvent en annotations brèves comme des petits croquis percutants, des caricatures parfois. La partie axée sur la dépression est aussi très éclairante sur ce que peuvent vivre ceux qui traversent cela et à ce titre pourrait être donnée à lire à tous les proches de ces malades. J’ai rarement lu un tel tableau, sans pathos toutefois, de la détresse, de la déréliction, de l’angoisse dans lesquelles peut tomber un être humain. Troisième grand sujet du livre : les jeunes migrants et là encore, une poignée de pages en dit plus long, touche plus et remue davantage la conscience que des dizaines de reportages et d’articles. C’est la force de la littérature. C’est donc un très bon livre à mon sens. Est-ce pour autant un très beau livre ? Je n’en suis pas sûre car l’écriture de Carrère ne m’atteint pas, en tant qu’écriture. Elle n’est pas artificielle, elle est juste, mais je la ressens comme plate. Elle ne vibre pas, elle ne me semble pas traduire complètement la force de ce vécu. Et pourtant Emmanuel Carrère dit quelque part ne pouvoir plus lire que de la poésie. Et pour ma part, c’est sans doute de lire tant de poésie qui me rend si sensible et souvent malheureuse dans mon contact avec la style de certains auteurs. Je me sens pleine d’interrogations et de contradictions à ce sujet. Et je repense à la phrase de Claude Ollier citée un peu plus haut : « « Il y a un problème de densité des événements, en relation étroite avec la densité des phrases, qui est fondamental ».
Il me faut enfin noter qu’à la fin du livre se trouve un magnifique hommage à Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur de tous les livres d’Emmanuel Carrère et dont la mort l’a laissé comme orphelin.
Une brûlante usure
Lu d’un trait Une brûlante usure, journal 2016-2017 de Gérard Bocholier. Une série d’annotations, sans doute extraits partiels d’un écrit de plus grande ampleur, des fragments de réel pris aux jours, et aux nuits parfois. J’ai été sensible en particulier à de très belles annotations sur des écoutes musicales, fines, sensibles, d’un connaisseur qui ne se « la joue » pas ! Beaucoup de belles citations aussi, finement insérées dans le corps du texte et faisant profondément sens, attestant de compagnonnages multiples mais au fond très cohérents. Je retiens en particulier celui de Gustave Roud, de Roger Munier (une citation de lui donne le titre du livre : « J’éprouve tout intensément, avec usure / Une brûlante usure. »)
Exemple de notation musicale : « Les Mélodies oubliées de Nicolai Medtner me semblent résonner derrière les voiles, vibrer à la lisière d’un monde. Toujours l’accord paraît une fêlure, un rendez-vous manqué avec le bonheur. » (9) Je laisse ce côté les critiques sur le monde contemporain ou le milieu poétique, plus convenues même si justes et qui me barbent. Ainsi que les poèmes insérés dans ce Journal et que je trouve moins parlants que les paragraphes en prose. Mais comment ne pas relever, surtout en ce moment, ce magnifique poème d’Emily Dickinson parmi les citations faites par Gérard Bocholier :
Mourir – prend peu de temps –
Et ne fait pas souffrir – disent-ils –
C’est simplement une faiblesse – qui grandit –
Et puis – c’est hors de vue
→ Cette sensation si évidente, une nouvelle fois, d’une flamme qui diminue, d’une lampe qui s’éteint au fil des semaines, puis des jours.
Ces joies minuscules
« Ces joies minuscules qui éclairaient nos journées d’autrefois : objets retrouvés, réparés, nouvelles fleurs écloses, vergers dans la paix du soir, vignes épointées et parées comme pour une fête, vieux livres découverts dans la poussière des greniers... Ces joies ont fait notre jardin intérieur. Le lierre du temps a presque tout recouvert, mais sans rien étouffer. » (16)
La petite phrase, une petite note
« Une petite phrase de l’andante espressivo de la Sonate en fa mineur n°3 de Brahms me fait l’effet d’un chant à peine fredonné au chevet d’un enfant ou d’un mourant, d’une espèce d’abandon au malheur, d’acceptation crépusculaire vite emportée par la nuit. Mais tous ces mots sont bien impuissants à transcrire cette fêlure, cette blessure au cœur que je sens toujours en l’entendant. »
→ Il y a dans le livre d’Emmanuel Carrère un passage très étonnant où avec son amie de l’île de Léros, ils écoutent La Grande Polonaise héroïque de Chopin. Il y est question aussi d’une note suspendue, un point de bascule... : « la Polonaise héroïque, avec son incroyable puissance rythmique, ses somptueux crescendos d’octaves, les retours à chaque fois plus grandioses du thème principal, le premier intermède qui est une espèce de chevauchée fantastique, et le second qui ressemble à une guirlande gracieusement déroulée, du pur Chopin, en apesanteur, magique. Quand le morceau est fini, Erica sans me demander mon avis mais il n’y a pas besoin de me demander mon avis le remet au début, et j’entends mieux, la seconde fois, ce qui m’était à la première tombé dessus comme un Steinway qu’on aurait balancé du dixième étage. Enthousiasmée par mon enthousiasme, Erica me prend le bras et me dit : ‘Écoute, écoute, la petite note, là !’ Et oui, une fois qu’on l’a entendue, on n’a plus qu’une envie c’est de la réentendre, cette petite note dont je peux vous dire maintenant mais je ne le savais pas alors que c’est un ré bécarre, petite note suspendue dans le ciel, toute seule, fragile, étoile lointaine à partir de laquelle va se dérouler miraculeusement la guirlande. Nous l’écoutons se dérouler, la guirlande que Chopin de toute évidence aime tellement et qu’il n’a pas envie de lâcher, alors il la recommence, il reprend la mélodie un peu plus haut, il l’embellit encore avec des trilles et on voudrait qu’elle dure toujours mais on sait que le thème principal, le grand thème héroïque va revenir » (276).
Les relations avec les écrivains morts
Cette citation du Journal de Charles du Bos, faite par Gérard Bocholier : « Les relations avec les écrivains morts sont au nombre des relations les plus poignantes, les plus solennelles, les plus consolatrices aussi, qu’un esprit puisse entretenir : pour ma part je sais bien qu’il n’est pas de jour où plusieurs d’entre eux ne soient mêlés à ma vie avec un degré d’intimité qui mène au bord des larmes. (Juin 1922. »
Et que dire des musiciens, surtout quand on a la chance de jouer du piano. Le dialogue avec Haydn, Bach, Mozart, Beethoven, les bribes de musique saisies au vol dans la vie de tous les jours et qui sont parfois les plus belles, les musiques choisies, les découvertes encore et toujours.
Les compagnons de Bocholier : Gustave Roud, Paul de Roux, Pierre Reverdy, Roger Munier, Philippe Jaccottet. Quand une brève liste en dit plus long que toute une analyse !
[du 15 Août au 27 septembre 2020)
Rédigé par Florence Trocmé le 27 septembre 2020 à 14h27 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Novalis
Je recopie ici ces éléments des Carnets du nouveau jour de Laurent Margantin :
« Vermischte Bemerkungen : Remarques mêlées » (Novalis)
Chaos de signes – formes- couleurs – mots – sons – images – figures.
(Plus il y a de chaos, plus il y a de mélange - toujours Novalis) » (source)
→ Ces mots entrent en résonance avec le livre de David George Haskell Un an dans la vie d’une forêt, que j’ai commencé hier soir, et qui s’inaugure magnifiquement par une longue séquence sur les lichens qui couvrent les rochers. Il a choisi dans une forêt du Tennessee une sorte de spot, d’un m2 environ, et il a le projet d’y venir aussi souvent que possible, pendant un an, pour observer tout ce qui se passe dans ce « mandala ». Il appelle le lieu ainsi après avoir observé des moines tibétains composer un mandala géant à l’aide de sables colorés. « Le mandala est situé sur l’une de ces parcelles, une demi-douzaine d’hectares de forêt primaire entourée de milliers d’hectares de bois qui, bien que coupés dans le passé, sont maintenant parvenus suffisamment à maturité pour entretenir l’écologie florissante et la diversité biologique caractéristiques des montagnes du Tennessee. » (p. 10) ; « Assis devant mon mandala sur le bloc de grès plat, je me fixe des règles simples : y venir aussi souvent que possible, observer le déroulement d’un cycle annuel, garder le silence, déranger le moins possible, ne pas tuer d’animaux ni en évincer, ne pas y creuser ni y pénétrer, ne m’autoriser qu’un simple effleurement des doigts, de temps en temps. Je n’établis pas de programme de visite précis, mais je me promets de venir là plusieurs fois par semaine. Ce livre relate tout ce qu’il m’a été permis d’observer en ce lieu. »
David George Haskell est biologiste, professeur à l’université du Sud (Tennessee), il est l’auteur de nombreux articles, essais et poèmes. Il a trouvé la reconnaissance auprès du grand public avec Un an dans la vie d’une forêt, prix de l’Académie des sciences des États-Unis, finaliste du prix Pulitzer et traduit dans le monde entier. Ce Flotoir a déjà largement rendu compte de son livre Écoute l’arbre et la feuille.
Lichens (anthologie des)
Observant des rochers, en plein mois de janvier, dans son coin de forêt du Tennessee, Haskell écrit : « Leur éclat ne vient pas de la pierre, mais des manteaux de lichen qui les recouvrent, véritable camaïeu d’émeraude, de jade et de gris perle étincelant dans l’air humide. (...) La physiologie tout en souplesse des lichens leur permet d’être rayonnants de vie lorsque l’hiver serre la plupart des autres créatures dans son étau. De manière paradoxale, les lichens supportent les frimas en capitulant. Ils ne brûlent aucune énergie en quête de chaleur et laissent plutôt leur rythme de vie suivre les aléas du thermomètre. (p. 14)
Le mode de vie des lichens
« La passivité et la simplicité extérieure des lichens cachent la complexité de leur vie intérieure. Les lichens sont des amalgames de deux êtres vivants : un champignon et une algue, ou un champignon et une bactérie. Le champignon déploie ses filaments sur le support et fournit ainsi un lit accueillant. L’algue ou la bactérie se niche à l’intérieur des filaments et met à profit l’énergie
solaire pour fabriquer des sucres et autres molécules nutritives. Comme dans tout mariage, les deux conjoints sont transformés par leur union. Le corps du champignon s’étale, se muant en une structure semblable à celle d’une feuille d’arbre : membrane supérieure protectrice, couche occupée par les algues qui captent la lumière et pores minuscules pour la respiration. L’algue perd sa paroi cellulaire, confiant au champignon le soin de la protéger, et renonce à toute activité sexuelle au profit d’un clonage plus rapide mais génétiquement moins excitant. » (p. 15)
Partout dans le monde
« En se libérant des contraintes de l’individualité, les lichens ont formé une union qui leur a permis de conquérir le monde. Ils couvrent près de dix pour cent de la surface terrestre, surtout dans l’extrême nord, dépourvu d’arbres, où l’hiver règne en maître la majeure partie de l’année. Même ici, dans ce mandala planté d’arbres du Tennessee, chaque rocher, chaque tronc, chaque ramille en est recouvert. » (p. 16)
Nous comme des lichens
Cette phrase ne se peut que me plaire ! : « Nous sommes comme des poupées russes. Notre vie n’est possible que grâce à d’autres vies présentes en nous. Mais alors que chaque poupée peut être prise isolément, nos auxiliaires cellulaires et génétiques ne peuvent être séparés de nous, pas plus que nous d’eux. Nous sommes des lichens à grande échelle. » (p. 18)
De la datation des lichens
Je m’étais posé, dans ce même Flotoir, la question de la datation des lichens. Il existe bel et bien une science, la lichénométrie qui prend cette question en charge : « En archéologie, paléoécologie et géomorphologie, la lichénométrie est une méthode de datation géochronologique basée sur la vitesse de croissance des lichens pour déterminer l’âge d’exposition des roches. Cette technique est expérimentée pour la première fois par le botaniste norvégien Knut Fægri en 1933 mais n’est mentionnée dans un article scientifique qu’en 1950 par le lichénologue autrichien Roland Beschel. Plusieurs méthodes sont utilisées. La plus simple tire parti des espèces de lichens crustacés qui croissent de façon régulière et circulaire, et qui ont une vitesse de croissance très lente (entre 0,1 et 0,3 mm/an). Leur âge peut être déterminé en mesurant leur diamètre et en le comparant à la courbe de croissance étalonnée de l’espèce. Cette méthode doit cependant être utilisée avec précaution car cette croissance est fonction de l’environnement direct du lichen (humidité, exposition, température, nature du substrat, etc.). Le calibrage de la courbe n’est fiable qu’en l’établissant sur un grand nombre de lichens étalonnés dont la date du support artificiel est connue (ponts, pierres tombales, barrages, routes, ruines archéologiques). Cette méthode s’applique généralement pour une datation de 500 ans ou moins, mais l’espèce Rhizocarpon geographicum permet de dater des roches, dans des zones extrêmement froides et arides, qui peuvent atteindre 4 500 ans. La lichénométrie permet de dater les systèmes d’anciennes moraines, et donc de reconstituer l’extension maximales des glaciers et la climatologie de haute montagne. Elle est également un moyen d’évaluer la dynamique littorale (datation des cordons littoraux rocheux), la dynamique récente et passée d’une rivière (marqueurs de crue, les lichens recolonisent rapidement les blocs de pierre mis à nu ; datation des terrasses alluviales). L’étude lichénométrique s’applique également aux mégalithes, la cartographie des lichens donnant une indication sur les pierres qui ont subi un basculement, un redressement ou une mise en place récente (source)
→ Il se trouve que c’est précisément en rapport avec les mégalithes, ceux de Pleslin-Trigavou en Bretagne en l’occurrence, que je m’étais posé la question de la datation des lichens et de la possible datation du support sur lequel ils s’étaient fixés !
Stravinsky
Dans Réminiscence de Claude Ollier je relève, en mars 1981, une allusion à la Symphonie de psaumes. 1. Cela me donne envie de la réécouter. Il me semble que je l’aimais beaucoup jadis. 2. Je me souviens aussi que Christian Rosset a écrit dans Le Dissident secret que Claude Ollier voulait écrire un livre sur Stravinsky. J’aimerais en savoir plus, bien sûr !
Discontinuité
« Ne pas confondre discontinuité et interruption. Très important pour le récit : fondre le discontinu dans le continuum narratif (y inscrire en le masquant et démasquant). » (p.41)
→ Il me semble que c’est ce qu’il réussit magistralement dans Une histoire illisible. On se trouve soudain embarqué dans tout à fait autre chose pratiquement sans s’en être aperçu, et on n’en prend conscience parfois qu’au bout de quelques lignes
Rêves & couleurs
Très nombreux récits de rêves dans ce volume du journal de Claude Ollier. Et souvent des réflexions sur ces rêves : « Première fois depuis longtemps que j’ai envie de noter un rêve. Le plus souvent, le matin, il ne reste rien : une silhouette entre deux portes, une ombre en fuite, la trace d’une violence ou d’un déplacement, mais la destination s’est perdue, et l’origine, le son, la lumière, il ne reste presque plus rien. Et ce presque rien est très difficile à caractériser : une sensation globale, si l’on peut dire, une perception d’ambiance, une tonalité générale recouvrant toute la suite des tableaux nocturnes, comme quelque chose à fleur de peau, palpable dans la pièce où je me trouve, un tissu d’ombres et de propos où rien ne saillit, dans le gris le plus souvent, le brun-noir, une sorte de sépia grumeleuse, terne, sous-exposée. Avec des bribes de frôlements, de craintes, des lambeaux de choses dissimulées, aux contours flous dans le noir. Et ce serait, chaque matin, noter ces mêmes traits, avec des mots voisins, tout aussi imparfaits, inadéquats, approximatifs. Quelle est cette dilution des faits et gestes échappant quasiment au cours des mots ?
→ Il me vient un curieux rapprochement entre deux lectures récentes, ce que dit ici Ollier du rêve, qu’il dit aussi ailleurs, ce manque de couleurs qu’il relève dans la plupart des rêves, le gris, le brun-noir, un sépia grumeleux. Et ces pages passionnantes où D.G. Haskell dans Un an dans la vie d’une forêt explique le système de vision des mésanges, beaucoup plus perfectionné que le nôtre : « Les yeux des mésanges perçoivent plus de couleurs que les miens. Mes yeux sont équipés de trois types de récepteurs chromatiques, ce qui me donne trois couleurs primaires et quatre combinaisons principales. Les mésanges disposent d’un récepteur chromatique supplémentaire, permettant de détecter la lumière ultraviolette. Cela leur donne quatre couleurs primaires et onze combinaisons principales, et élargit leur plage de vision chromatique au-delà de ce que l’homme peut connaître ou seulement imaginer. »
Haskell explique ensuite que « les capacités visuelles des oiseaux et des mammifères diffèrent depuis le Jurassique, il y a cent cinquante millions d’années. La branche qui a abouti aux oiseaux actuels s’est alors séparée du tronc commun des reptiles. C’est de là que vient leur quatrième récepteur chromatique. Les mammifères descendent aussi des reptiles, et s’en sont séparés avant les oiseaux. Cependant, contrairement aux oiseaux, nos ancêtres protomammifères ont passé la période jurassique sous la forme de créatures vivant la nuit, semblables aux musaraignes. Mais dans ce monde nocturne, que faire d’une telle débauche de couleurs ? » (p. 33)
→ ce serait cette logique que l’on retrouve dans le rêve tel que le décrit Claude Ollier ?
→ et comme est juste cette remarque sur cette sorte de tonalité du rêve qui va souvent s’imprimer sur les premiers moments après le réveil, voire déterminer l’humeur de la journée en s’étendant comme une coulée sur les heures.
L’ordonnance d’une vie
Début 83, Claude Ollier parle de ce qu’il appelle l’ordonnance d’une vie : « l’ordonnance d’une vie… hormis le langage, je ne vois pas ce qui peut la soutenir. Je ne le sens pas. Si je regarde cette photographie, elle vient d’un autre monde. J’ai vécu là-bas, je le sais, mais cet espace là, je l’ai perdu, il vient vraiment un autre monde. » (p. 68)
Se planter dans des traces
« Comme Bernard Noël m’avait parlé d’‘animation’ l’autre jour, j’avais noté ceci que je recopie : le bon exemple est celui du Scarabée d’or. C’est le mien, celui de ma lecture en 1934 ou 35. Entre mon oreille et le corps du texte, entre mon œil et celui de la tête de mort posée en équilibre sur une branche chiffrée. Mon écoute y a trouvé d’un coup son aplomb, selon le fil passé par le travers de l’œil gauche et tombant pile sur la tombe aux trésors, et moi tombant là-dessus. Il y a trouvé d’un coup de fil passé par le travers de ce présent, et moi tombant dessus par hasard, seul, hors morceaux choisis explication de texte. L’affrontement porteur du coup de foudre était direct, immédiat. Il y a d’autres exemples, Chaplin ou Debussy notamment, de ce corps à corps d’enfance, et bien d’autres par la suite, ou le lecteur adulte a repassé des traces. Où il s’est planté dans les traces, non seulement l’œil et l’oreille, mais la main, le poignet, les nerfs – c’est la transe animant le texte et réciproquement. » (p. 78)
Processus d’écriture
En 1984 au mois de mai, Claude Ollier écrit : « Ces édits que prononcent la ‘voix’ à certains moments stupéfiants, nul ne sait en dire la source. D’où est issu cet énoncé insécable, indéfini, sans fin, ineffable, ineffaçable, incoercible, obstiné, placide, monotone, monocorde, atone – qui souvent double la voix véritable, parfois poursuit à l’arrière-plan sonore, frappé de sourdine, embraye parfois encore sur le texte s’écrivant et le prolonge, dictant littéralement une suite, la suite, comme ordonnant lui-même les possibles et les sélectionnant, gouvernant les bifurcations ; » (p. 84).
Couvert de mucus
Extraordinaire notation de Kafka à l’orée du carnet 7 de son journal, dont Laurent Margantin entreprend la traduction : « Hier 03/08/2020, commencé à traduire le septième carnet du Journal du Kafka, qui s’ouvre sur une analyse du Verdict, écrit quelques mois plus tôt : ‘L’histoire est sortie de moi comme une véritable naissance couverte de saleté et de mucus, et je suis le seul à avoir la main qui peut parvenir jusqu’au corps et qui en a envie’ » .
Voix multiples
L’idée des voix multiples, le surmoi, le moi, et LA voix, très ténue, très enfouie, peut-être celle du conte de Walter Benjamin. La voix de l’écriture, celle dont parle tant Claude Ollier.
Imagination et réel
De nouveau une belle citation de Goethe dans les Carnets de Laurent Margantin, une citation que je ressens comme bien accordée à ma lecture d’Un an dans la vie d’une forêt de David George Haskell. « Si on ne se livre pas à l’imagination, si on regarde le monde à l’entour dans sa réalité, alors on accède au théâtre décisif qui conditionne les plus grands actes, et ainsi je me suis jusqu’à présent toujours servi du regard géologique et paysagiste pour réprimer l’imagination et le sentiment et obtenir une vision libre et claire du local. »
Goethe était en Italie quand il a écrit cela, David George Haskell est assis sur son rocher, dans son « mandala » ce petit coin d’un mètre carré de forêt du Tennessee, où il vient plusieurs fois par mois, où il s’assied dans une simple posture d’observation et de description. Dans les pages que je viens de lire, il passe près d’une heure à observer l’éclosion florale d’une hépatite. Chaque fois, il se livre à une description très précise de l’objet ou de l’évènement observé. Plus tard sans doute, de retour chez lui, autour de cette observation si concentrée, si puissante, il donne de très nombreux éléments d’information de toutes natures. »
Emmanuele Coccia
Hier bel article dans une série du Monde consacré aux éco-philosophes, Bruno Latour, Baptiste Morizot, Vinciane Despret et hier donc Emmanuele Coccia dont j’avais lu La Vie sensible. A la question : « Pourquoi les plantes ont-elles, selon vous, modifié à jamais la structure métaphysique du monde ? », il répond : « Les plantes jouent un rôle majeur or ce sont elles qui font de la matière et de l’espace qui nous entourent un monde : elles sont responsables (avec les océans et les bactéries) de l’oxygénation de l’atmosphère. Mais surtout de la capture et de la mise à disposition pour tous les vivants de la lumière solaire. Qui est la source principale d’énergie sur cette planète. Et de ce point de vue, elles transfigurent littéralement la planète dans quelque chose dont la chair contient une force extraterrestre. Une pomme, une poire, une pomme de terre. Ce sont de petites lumières extraterrestres encapsulées dans la matière minérale de notre planète. C’est cette même lumière que chaque animal recherche dans le corps de l’autre lorsqu’il mange (peu importe qu’il mange d’autres animaux ou des plantes) : tout acte de nutrition n’est rien d’autre qu’un commerce secret et invisible de lumière extraterrestre, qui par ces mouvements circule de corps en corps d’espèce en espèce, de royaume en royaume. (in Le Monde, daté du vendredi 7 août 2020)
Plus loin : « Le monde est tout d’abord une réalité végétale : c’est seulement parce qu’il est un jardin que nous pouvons y vivre. Au fond, nous ne sommes jamais sortis du paradis, nous n’avons jamais abandonné le jardin originel. Nous ne pourrons jamais le quitter. Être au monde signifie pour nous les humains, être condamnés à nous nourrir de ce que la vie végétale a su faire du soleil et du sol, de l’eau et de l’air. Mais si le monde est jardin, ce n’est pas parce que les plantes en constituent le contenu privilégié : c’est au contraire parce que ce monde est fait, fabriqué par les plantes. Elles en sont donc les jardiniers : ce sont elles qui font ce monde, ce sont elles qui maintiennent ce monde en vie. Nous, les hommes, ainsi que tous les autres animaux, nous sommes l’objet de l’action du jardinage cosmique des plantes Nous sommes seulement l’un de leurs nombreux produits culturels, nous sommes l’un des innombrables objets de leurs agricultures. Les plantes ne sont pas le paysage, elles sont les premiers paysagistes. »
→ C’est un changement radical de point de vue, sans doute si on le prend au mot, très fécond.
Un au-delà des formes
Cet extrait d’une note de Michaël Bishop autour de Magdaléniennement de Dominique Fourcade : « l’écriture telle que Fourcade la conçoit est toujours comprise comme étant fatalement, viscéralement poétique, geste d’un faire, d’un créer de haute pertinence ontologique et précisément fait pour vivre et répondre à ce qu’il nomme, dans son texte liminaire, le ça de ce qui est, tout ce qui surgit dans le corps et l’esprit, tout ce qui tremble et vibre, musique des nerfs et des muscles, musique des choses qui sont, ‘ce bruit soyeux […] dans les feuilles des grands saules ou les cymbales aux cimes des peupliers’, ‘une Porsche avec une peau un bouquet velouté de reine-claude tandis que ça c’est une palissade de pluie // ou encore une antenne parabolique qui roucoule à l’aveugle, massacre de solitude’ (9). »
Je relève aussi : « Car, au sein des formes, si fondamentales pourtant – que ce soit dans le domaine de la peinture, du dessin, de la sculpture, de la poésie, de la musique, de la voix, de l’architecture même –, réside un ‘informe’ (v. 165), un au-delà des formes, cette totalité, cet ‘overall’ (c’est mon terme), la vastitude ‘pariétale’ de sa ‘surface’ que l’œil, l’oreille, l’esprit n’arrivent pas à réduire-intellectualiser mathématiquement, structurellement, mais éprouvent, inondés, émerveillés, tombés tendrement et passionnément amoureux (...) »
Cela enfin : « le moderne, me semble-t-il, devient, dans l’optique de tout ce qui précède, une espèce de ‘chant’, chant d’un étrange mais reconnaissable et miraculeux poïein générant une beauté, une joie, un nœud de tendre mais puissant amour qui n’a rien d’un narcissisme esthétique coupé orgueilleusement des choses de la terre et des êtres. Certes, tout art, comme ce grand poème en mosaïque de Fourcade, puise, autoréflexif, dans les innombrables éléments qui le constituent, afin de devenir le chant de lui-même ; mais le chant fourcadien, à la fois dans sa conception et sa pratique personnelle, se tourne simultanément vers l’infinie panoplie de ‘l’être de ce qui est’ (148), vers, ainsi, une à peine dicible fusion de la totalité des phénomènes du monde et du moi inscrivant, ce on, comme l’appelle Fourcade »
D’un mode de lecture
Claude Ollier : « L’opposition se déclare ici, de nouveau, entre le lieu clos (maisons) et parcours de voyage. »
Et un peu plus loin : « et la question de la lisibilité serait peut-être du raccord entre ces deux types ou pôles de récit ne fonctionnant pas sur le même mode. La lecture ne passerait pas les seuils. » (Réminiscence, p. 93)
→ Oui c’est évident, ainsi surligné par lui, cette opposition dans toute Une histoire illisible entre des lieux clos et les immensités désertiques rencontrées lors des voyages. Mais la question du déplacement, semble-t-il, reste centrale et unificatrice. Le corps se déplaçant dans le lieu clos, comme dans l’espace du dehors. Ce que le milieu, le paysage, imprime dans le corps à tout jamais ce que le corps retient, et tente de reproduire dans des espaces qu’il considère comme similaires. Même s’ils sont différents. « L’auteur (...) c’est l’agent secret, le mime en nous de la réminiscence, le mannequin parfait, sismographe dansant. » (p. 95). Et donc : « Il essaie ainsi de remonter dans le temps de l’automate, c’est-à-dire des conditionnements gestuels inconscients. » (p. 97).
→ Je m’aperçois qu’énormément de choses qu’Ollier évoque dans ces pages de journal très précisément, m’ont échappé dans Une Histoire illisible. Le syndrome de la lecture (trop) rapide ! Permet sans doute de « saisir » des choses, lignes de force et de fond, figures cachées dans le tapis, mais édulcore maints aspects qu’il faut ensuite relire et relier. Prendre conscience qu’on dresse en parallèle du récit réel, celui proposé par l’auteur du livre, un autre récit en partie fantasmé par une « fausse » lecture. L’esprit ne cesse de tourbillonner pendant la lecture, accroché au déroulé du texte, mais plein de réminiscences (allant bien au-delà de sa propre vie) et échafaudant tout un système d’interprétations, d’analyses, de références, qui peuvent fort bien être fausses eu égard à la réalité du texte).
Alors ici bien sûr, recopier cet extrait du livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « 45. Aux dires de Pascal le tempo de la lecture est décisif. Il tient d’une mise au diapason : ‘quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend plus rien’. L’ouïe se brouille, les mots dérapent, s’emmêlent, se désynchronisent. Tout le tissu sanguin qui irrigue le texte semble s’être coagulé. On est alors en butte à ce qui rétif se dérobe, échappe à tout entente, s’opacifie. Et lire s’avère alors un acte qui, de toute évidence, n’est pas de ce monde. Son inscription, plus que, se fait sur du vent. Es steht im Wind geschrieben. Elle reste invérifiable. » (Jeux de lecture, p. 44)
L’injonction d’Ezra Pound
47. « ‘Look in your own ear and read.’ Telle est l’unique injonction que nous adresse Ezra Pound en matière de lecture. Regarde par le fond de ton oreille et lis. Accouple ton oreille à ton œil. Aie ‘l’oreille qui scrute et l’oeil qui écoute’. En incluant ear dans read. Et en enfilant au besoin la peau d’un bègue tétanisé par ce qu’il se met à lire séance tenante, en état d’urgence, du fond de son oreille.
Car tout indique qu’il y a urgence. Lire étant avant tout un exercice auditif pour voir, vérifier si l’on y est ou pas, sur une même fréquence quasi télégraphique. Si je ne suis pas à sur-entendre ou sous-entendre un mot, le sens ou le sort que vous réserve un mot. D’autant qu’un mot lu n’a pas forcément le même impact qu’un mot écrit. Même si tous deux restent tus, la manière dont ils nous font signe, leur inflexion gestuelle diffère du tout au tout. Ils ne surviennent pas forcément sur la même fréquence d’écoute, ni sur le même fond de silence. » (p. 45)
Dans la dessaisie de soi
« Lire à mains nues, en état d’urgence, tiendrait d’un acte de survie, et qui ne trouve à s’accomplir que dans la dessaisie de soi, à qui l’on a signifié son congé. » (p. 48)
Je lis. Je trie. Je relie
« 53. Je lis. Je trie. Je relie. J’élis. Je pique et cueille de-ci de-là. J’extrais, en effectuant eine Leseprobe, un échantillon de lecture et qui reste à vérifier sur la table de montage selon l’anagramme qui se fixe entre lire et lier.
Tout comme lire, le verbe lesen laisse entendre le lien, ce qui relie et fait pliure. Il est étroitement lié à die Lese : – la cueillette, la collection, les vendanges et ce qui d’une suite de citations fait un florilège de vers ou de maximes.
Lesen donne aussi die Leseart qui est la grille interprétative que j’applique sur ce que je lis. Et en lisant ainsi, je trie tout en élisant, au sens soustractif de la préposition aus, comme dans aus-lesen (élire, faire un choix) ou heraus-lesen (deviner, déchiffrer). »
Un acte écholalique
« 58/ Et si lire n’était qu’un acte écholalique ? Tout ce que tu tentes de lire trouve en quelque sorte à se redire. Et tu ne fais que répéter en aparté ce qui t’est dit. Tu t’en fais l’écho. Tu le recopies. Chacune des phrases pouvant se dupliquer en d’innombrables citations d’elle-même et sans qu’un terme en vienne à être changé. »
→ Et ce serait le Flotoir ? Terrible considération.
Fruit d’un réel travail poétique
Claude Ollier, retapant les notes de ses Cahiers, écrit à propos du premier volume paru de ce journal : « Quant au ‘tome 1’, paru début décembre, il paraît ‘accrocher’ certains d’une façon toute différente de ce que je prévoyais : je pensais qu’il n’intéresserait que les amateurs du Jeu d’enfant, dont il retrace pas à pas la genèse. On y lirait une sorte de fiction bizarre, entre choses vues et rêves, notes de voyage et notes de travail ; et ces pages non travaillées (simplement couvertes de lignes, le plus souvent le soir, vite, et dans la fatigue) plaisent parfois davantage que celles, élaborées, des livres, fruit d’un réel travail ‘poétique’ ».
→ Je fais partie et c’est peut-être incompétence de lectrice de poésie, de ceux qui aiment par-dessus tout les carnets, les notes, les journaux des écrivains. Souvent plus que l’œuvre achevée, fermée, qui se dérobe.
Rumen
Je découvre ce très beau terme, en lien bien sûr avec rumination, dans un texte que David George Haskell, évoquant le cerf dans la forêt où se situe son point d’observation.
→ Le Flotoir est une sorte de rumen.
Des lichens aux mousses
Il avait ouvert son livre Un an dans la vie d’une forêt par un magnifique panégyrique des lichens, voici que David George Haskell s’intéresse aux mousses, autres délaissées : « Malgré leur verdoyante vigueur, les mousses ne jouissent pas d’une grande considération. On les considère dans les manuels comme des rescapées d’un temps révolu, des prototypes supplantés par des végétaux plus perfectionnés, comme les fougères et les plantes à fleurs. Cette conception des mousses en tant que vestiges de l’évolution n’est pas défendable, et ce pour plusieurs raisons. Si les mousses étaient les dernières survivantes d’une branche primitive face à des rivales modernes plus sophistiquées, on trouverait les témoignages fossiles d’une période de gloire antérieure, suivie d’une longue descente dans l’obscurité. Or, ces rares témoignages montrent l’inverse. De plus, les fossiles des plantes terrestres primitives n’ont qu’une lointaine ressemblance avec les feuilles soigneusement arrangées et les soies surmontées de capsules élaborées des mousses actuelles. » (p. 58). J’avais un jour acheté un livre, pas bien fait malheureusement, qui se penchait en même temps sur les lichens, les mousses et les fougères !
Le rythme
Après avoir écouté un bon entretien avec le violoncelliste et producteur de radio Frédéric Lodéon, vivant et rythmé, je découvre dans le mensuel de Christine Jeanney cette très belle citation de Virginia Woolf : « Pour ce qui est du mot juste, tu fais erreur. Le style est une chose très simple ; ce n’est qu’une question de rythme. Une fois qu’on l’a compris, on ne peut plus se tromper dans le choix des mots. Pour autant, me voilà assise à mon bureau depuis le milieu de la matinée, débordante d’idées, de visions et de mille autres choses encore, sans parvenir à les déloger faute d’avoir trouvé le bon rythme. L’essence du rythme est très profonde en vérité et va bien au-delà des mots. Un spectacle, une émotion provoquent une vague dans l’esprit, bien avant que ne se forment des mots qui puissent l’épouser ; et l’on doit en écrivant (telle est ma conviction actuelle) recréer cette vague et la rendre agissante (ce qui n’a rien à voir en apparence avec les mots) afin que, lorsqu’elle se précipite et déferle dans l’esprit, les mots naissent pour s’y accorder. Mais mon avis sera sans doute différent l’année prochaine. » (lettre de VW à Vita Sackville-West –16 mars 1926)
État de poésie
Et une fois encore, de belles découvertes dans les notes de Laurent Margantin. Sentiment de presque le piller dans ce Flotoir en ce moment, mais si cela peut attirer quelques lecteurs de plus vers son livre et son site, ce sera une bonne chose. « P[eter]H(andke] cite Wittgenstein : ‘Être en état de poésie : c’est l’état où on est réceptif à la nature et où les pensées apparaissent aussi vivantes qu’elle’. »
→ Combien de pensées vraiment vivantes versus combien de lambeaux morts de pensées recyclées ?
De la lecture
M., samedi. Confuse, fatiguée, ne cessant de s’absenter (s’endormir) pendant que j’ânonnais de mauvais articles du Figaro. Nous avons changé de lecture et j’ai pris Une chanson bretonne de Le Clézio. Et là, stupéfaction de la voir revivre, me dire à plusieurs reprises « que c’est beau », « que c’est bien écrit » ... comme si les mots de Le Clézio opéraient une sorte de transfusion d’énergie et d’éveil tout comme ma lecture à haute voix, infiniment plus fluide et solide depuis que j’étais entrée dans le livre, quittant la vilaine prose des journaux. Comme une démonstration on ne peut plus concrète de ce que peut faire la lecture. Effet non seulement psychique, moral, spirituel mais même physique.
Eric Villeneuve
C’est par le biais de Siegfried et du feuilleton de Poezibao que j’ai été mise en contact avec Eric Villeneuve. J’ai ainsi lu un texte qu’il a publié chez remue.net et dont j’extrais ce passage qui me touche profondément : « Avant de comprendre que j’étais venu ici [devant une classe de lycéens] non pas seulement pour une « rencontre « mais pour fêter un anniversaire avec vous, j’étais occupé à faire le tour d’une île. C’est ma façon de vivre, ‘les îles’. Il y en a partout d’inconnues, si l’on ouvre bien les yeux, si l’on ne se contente pas de visiter le monde en touriste, c’est-à-dire à l’aide de documents préétablis, confiant dans le nom que d’autres, avant nous (explorateurs, cartographes, botanistes) ont donné aux choses de ce monde – non seulement aux choses, d’ailleurs, mais aux personnes qui disposent de ces choses et aux lieux qui abritent ces personnes… On n’y prête guère attention mais tout ce à quoi nous sommes confrontés chaque jour dépend d’un nom préexistant. Et l’on oublie que dans ce mot immuable par quoi on désigne chaque chose, il y a une sorte de mode d’emploi ; autrement dit, une façon de faire avec la chose en question : une manière de l’aborder, de l’utiliser, souvent même un usage auquel il faut se conformer – un bon usage. J’ignore si c’est défaut ou qualité mais, pour ma part, je ne comprends pas les choses d’après le nom qu’elles portent. Quelques-unes, si, tout de même : celles auxquelles je ne prête qu’une attention distraite (notre monde est tellement encombré). Mais je peux affirmer que toute chose et, mieux encore, toute personne sur laquelle mon regard s’attarde, elle échappe au mot qui la désigne, au nom qui l’emprisonne, car elle prend très vite, sous mes yeux, d’étonnantes proportions. Il n’est pas de personne qui, dès lors que je m’intéresse à elle, ne me donne le sentiment d’aborder une terre inconnue. ‘Faire connaissance’, pour moi, c’est comme de s’aventurer dans la petite île, le petit cosmos qu’est tout un chacun quand on le considère en propre. Faire connaissance, c’est sauter du canot, commencer l’exploration du rivage qui s’offre à soi, aller aussi loin que possible à l’intérieur des terres. C’est là ma vocation, en ce monde : connaître les îles. De sorte que mon ‘parcours de vie’, vu de haut, ressemble sans doute moins à une existence qu’à un archipel. »
→ Monter ici cet extrait de Réminiscence de Claude Ollier, qui cite Derrida, dans De la grammatologie : « une première violence à nommer. Nommer, donner les noms qu’il sera éventuellement interdit de prononcer, telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu. Penser l’unique dans le système, l’y inscrire, tel est le geste de l’archi-écriture. » (cite p. 218)
Penser, panser
Dans un bel hommage rendu à son ami Bernard Stiegler, tout récemment disparu, Bernard Umbrecht (site Le Saute-Rhin) écrit ces mots : « Bernard n’avait de cesse de nous inviter à penser par nous-mêmes sachant que penser est aussi panser et qu’il n’y a pas de je sans un nous. »
Savants calculs un peu tristes
Claude Ollier : « Je songeais hier que si je mets en moyenne (une moyenne qui n’a pas varié depuis un quart de siècle !) vingt-quatre heures pour écrire une demi-page, soit quinze ou seize lignes, ces quinze ou seize lignes, le lecteur – le lecteur attentif – mettra en moyenne (a-t-elle varié, celle-là ?) une demi-minute pour les lire (le lecteur pressé ou non intéressé, dix secondes). Soit un rapport de 1 à 3 000, en gros (exactement : 1 à 2 880). Le temps de la lecture ici envisagée, la meilleure à attendre d’un lecteur moyen averti et intéressé, est ainsi trois mille fois plus rapide que celui de l’écriture. Le résultat de ce calcul sommaire et vain m’a surpris malgré tout, puis démoralisé, puis amusé. L’idée qu’on puisse passer sa vie à ça m’a réjoui finalement. » (p. 129)
Les choix
Claude Ollier encore : « les choix (options, décisions) importants sont souvent ceux qui survivent à une longue période d’oubli. Ce sont peut-être même les meilleurs, les plus solidement fondés. » (p. 130)
Segalen
En août 1985, Claude Ollier s’attarde longuement sur Segalen : « ce qui me comble : le calque du verbe sur la perception du mouvement, le mouvement de la phrase l’épousant et le reproduisant fortement pour moi, lecteur » (page 140)
Aimantation
« La matière linguistique aimante les sentiments, les sensations, les perceptions, les souvenirs, l’inconscient. Et non le contraire. Ce ne sont pas nos fameux sentiments qui se l’attirent, ils en sont bien incapables, eux que forment les mots. Sentiments comme limaille, infirmes hors attirance de la grammaire. Expérience de l’écrivain, à observer et méditer cent fois par jour le phénomène. » (Page 151)
→ Texte très important, mais dont il est difficile de bien appréhender la teneur et les enjeux.
Étonnante expérience
C’est une bien étonnante expérience que de lire à contretemps tous les éléments de l’élaboration d’Une histoire illisible dans les pages du journal Réminiscence. Mais c’est sans doute le bon ordre de lecture, d’autant que cela éclaire certains aspects du livre. Ce livre qui invite à sa toute fin à repartir, en boucle, à la page 1 pour une lecture sans doute bien différente que je n’ai pas accomplie, impatiente que je suis pour l’instant de lire d’autres textes de Claude Ollier. Mais en revanche je suis partie de l’instant 0 de la conception de ce livre et l’ai accompagné tout le temps de son écriture. Et voilà que fin 1985 c’est fini et ça laisse un vide terrible. A l’auteur bien sûr, mais aussi pour qui vient de faire la double lecture du livre et des pages qui lui sont consacrées dans le journal.
Et Ollier lui-même de définir les composantes de son livre : « Il y a bien plusieurs récits dans cette ‘histoire’ : un récit ‘merveilleux’ genre conte féérique, pour les retrouvailles avec Paul ; un récit d’aventures exotiques au début du voyage, se muant bientôt en récit fantastique ; plus tard il y aura un véritable roman d’amour. » et d’ajouter que tout cela est « pris dans la trame de l’illisible affaire [et que] le résultat doit être assez déroutant. » ! (p. 162).
Deux pulsions contraires
« L’enfant sent les deux exigences opposées, les deux pulsions contraires : la narrative et la scripturale. Ce qu’elles produisent, le jeu, est la résultante de leur lutte. Plus tard, on réprime en lui l’écriture, il ne reste plus que le récit. Mais il sent bien, dans les premières années, que la parole est prise dans une organisation, une trame, un système plus vaste, qui gouverne aussi le dessin, les assemblages et combinaisons d’objets, et qui est l’écriture. Peu retrouvent cet espace de contradiction plus tard. Les écrivains, oui. C’est pour cela qu’ils écrivent. » (p. 159)
Le mystère de l’opération d’écriture.
« Ce pourquoi mes livres déroutent (entre autres raisons) : le sur-codage intermittent de la langue, autrement dit de brusques et fréquents (...) tours d’écrou donnés à la fonction poétique. Tant que le codage est normal (celui de la grammaire, sans plus), ou qu’il est constamment renforcé, resserré, surdéterminé (toute écriture ‘poétisée’, en principe), le lecteur sait sur quel pied danser. Il danse ou non, mais il reconnaît la musique. Quand l’écriture (mais alors, c’est le ‘style’ ?) va de l’un à l’autre, et sans préavis, alors il est dérouté et, le plus souvent, ne ‘suit’ pas, refuse catégoriquement de danser, dirait Nietzsche. Or, il me semble que mon ‘style’ est, d’une part, de passer rapidement de codage à sur-codage, et d’autre part, d’intégrer, ce faisant, toute dictée de la ‘voix’ qui m’apparaît valable, c’est-à-dire fructueuse, relançant instantanément le texte dans une direction intéressante, et d’autant plus intéressante qu’inattendue.
Il se produit entre ‘dictée’ et sur-codage une relance propre, une sorte de défi, et d’émulation. Lorsqu’ils s’‘emboîtent’ parfaitement, dans le flux de l’écriture triomphante à certains moments, qui constitue ce que certains, sans doute, appellent ‘inspiration’, alors les lignes qui s’écrivent sont riches – en elles-mêmes, et en développements. Pour creuser cette remarque, il faudrait commencer par analyser plus finement, et considérer tout ce qui, dans les bribes ‘dictées’, relève authentiquement déjà d’un sur-codage. Autrement dit : la proportion de fonction poétique dans le flux de la ‘voix’. Là, on commencerait véritablement à examiner de près le ‘mystère’ de l’opération d’écriture. » (p. 160)
Segalen encore
« Avec Paul-Louis Rossi, hier, parlant de Segalen – pour constater que Segalen (et d’autres à même époque certainement, et d’autres à leur suite) avait démystifié la ‘poésie’ dans le même temps que l’ ‘exotisme’ et le ‘colonialisme’ ; que le lien, pour eux, était patent. J’avance Leiris, Michaux, pour la suite. Nous tenons là une suite, une série, une filiation, une veine. L’autre veine, c’était celle des lectures d’enfance Jules Verne, Pierre Loti, Paul d’Ivoi, Claude Farrère, et toute la bande. » (169)
Faulkner oui, mais aussi Ollier
« J’avais envie de relire Faulkner – non rouvert depuis un quart de siècle – je prends, un peu au hasard, Treize histoires, et tombe, dans la préface du traducteur, R.N. Raimbault, sur ces lignes claires, et clairvoyantes (1933) : ‘Quatre siècles d’analyse psychologique, en lui faussant la vision du réel, ont atrophié chez le lecteur français le sens de l’effort. Avant d’avoir cherché à comprendre, il veut tout expliquer, ou, plutôt, demander qu’on lui explique tout ; et la peinture de la vie toute nue, toute simple, sans unité ni continuité, sans lien logique entre les événements et, partant, dépourvue de cette succession spécieusement ordonnée qu’il nous plaît d’appeler l’action, lui apparaît comme une indéchiffrable énigme.’ Voilà qui sonnerait comme un salutaire avertissement au futur lecteur d’Une histoire illisible. On dirait même que ces lignes ont été écrites spécialement pour Une histoire illisible et son hypothétique lecteur. D’ailleurs, Raimbault commente, à la suite : ‘Telle est pourtant, dans le réel, l’énigme au milieu de laquelle nous coexistons, au dehors et au dedans de nous-mêmes, sans jamais en percevoir autre chose qu’une simple juxtaposition de brefs et partiels aspects. C’est cela que nous avons nommé la vie. Mais, par le raisonnement qui compare, rapproche, enchaîne, subordonne et conclut, nous avons en somme forgé une image tout autre que son authentique figure. Nous l’avons, pour ainsi dire, réduite de force aux trois unités, et c’est tout juste si nous ne nous reconnaissons pas le droit d’exiger de nos semblables, sous prétexte de les mieux comprendre, qu’ils coulent leur existence au moule de la tragédie classique et nous offrent de ce que nous apercevons de leurs faits et gestes un spectacle disposé selon les règles : exposition, conflit moral, action progressive, péripétie, dénouement...’ » (p. 180)
Segalen
Segalen encore, il y revient plusieurs fois dans ces pages de fin 1985, 1986, Claude Ollier. Segalen qui lui permet d’opérer une très éclairante opposition entre réel et imaginaire. Ollier dit qu’Une histoire illisible parle de cela à toute page : « l’opposition entre quantitatif et qualitatif, entre discontinu et continu. Ce que livrent nos sens (le Réel de Segalen : uniquement du discontinu, du mesurable, du quantitatif. Ce que produit notre réflexion, notre désir de récit, notre pensée ‘pure’ (l’Imaginaire de Segalen) : du qualitatif, du continu. Notre soif de continu (pensée, narration, imagination) : pour supporter le Réel, colmater ses solutions de continuité, ses brèches, ses trous ; pour l’apprivoiser, le rendre vivable, c’est-à-dire explicable, soit récitable, lisible. » (p. 187). Et un peu plus loin : « La perception ne livre que du discontinu (espace, durée), de l’intermittent (le répétitif), de l’éphémère, du vide (intercalaire, interstitiel), soit du confondant, du mystifiant. »
→ Il faudrait peut-être préciser que ce confondant, ce mystifiant sont bien produits par la perception mais une perception qui automatiquement est décryptée, classée, interprétée. Et que tout l’effort de l’écrivain, du peintre serait de casser ces enchaînements automatiques.
Carte imprimée
Déjà relevé le mot automate chez Ollier, en lien avec certaines réactions du corps notamment par rapport à un lieu. Ici la carte à puces : « Il y a dans mon corps, quelque part entre système nerveux et système musculaire, une ‘carte’ imprimée (une carte à ‘puces’ ?) dont le passage devant l’œil de la conscience, absolue ou non, livre les éléments (les informations) des lieux perdus. Les lieux sont en moi, informatisés, microfilmés ou quelque chose de cette sorte. Je peux les ‘re-présenter’ à volonté, si j’introduis la carte dans le système sensoriel. » (p. 200)
Disposition
Me suis posé la question de la disposition du texte dans ce Flotoir. Faut-il ou non isoler les citations, comme on le fait dans les travaux savants, par un retrait notamment. Je crois que non, je crois que la citation fait partie intégrante du texte et que l’extraire serait dénaturer cette sorte de montage géant qu’est le Flotoir. Si l’on ne sait pas parfois où l’on est, dans le texte du Flotoir ou dans la citation, eh bien peu importe, il suffit de renforcer son attention, je crois que les balises sont là et bien là. Il y a un vrai souci de référencement mais cela ne doit pas aller plus loin.
Flacon de sels
ouvrir ce flacon même sans avoir rien à y mettre pour le simple plaisir de l’imaginer se remplir – regarder le petit caillou-tête énigmatique posé sur le bureau alors que commence à gronder l’orage tout aussi énigmatique – ouvrir les fenêtres, retrouver le ciel, contrasté, nuageux, après un temps d’excessives chaleurs obligeant à se calfeutrer
Le lecteur que je suis
Lire, écrire...
Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « 57. Parfois, à ses moments perdus, le lecteur que je suis a tout loisir de fureter et lire rien qu’à sa guise. En feuilletant au hasard un livre, il se met alors à rêver d’une lecture plus qu’improbable, faite à l’aveuglette et qui ferait fi de tout appui. Comme si le livre lui-même, son titre, et jusqu’à son auteur n’avaient plus lieu d’être pour que lecture se fasse enfin dans l’anonymat le plus total.
Lire alors devient un acte élémentaire de survie. Un test de solitude, effectué à huis clos. Et au cours duquel il ne te reste plus qu’à lire ce que tu as sous les yeux et qui semble t’être destiné. À le lire de toute urgence comme on le ferait d’un télex ou d’un faire-part ou d’un pli dont on dit qu’il est urgent. Mais à l’issue du test, il n’y a guère de révélation à attendre de ce qui n’était qu’une Leseprobe, quelque échantillon de lecture, jetable après emploi. »
→ Oui cette expérience de lire ce qui tombe sous les yeux, inaugurée dans l’enfance et jamais perdue de vue. Tout lire, immense attrait de l’écrit, de l’imprimé, du manuscrit. La réclame comme le dictionnaire, le journal comme le livre. Mais je ne suis pas aussi pessimiste que l’auteur sur l’issue du test, souvent il reste quelque chose, une trace. Une trace suffit. Quel est le devenir de la trace ? Quel compost, quel substrat va-t-elle former avec des milliers d’autres traces tombées sur le fond ? Autre bibliothèque. Il y aurait la bibliothèque réelle (les bibliothèques en réalité), fluctuante au fil des ans ; la bibliothèque Flotoir et la bibliothèque immatérielle, strates de pages ou de passages plutôt que de livres...
États d’immersion
Plus loin : « 61. Est-ce dû à un goût inné pour les états d’immersion, toujours est-il que le lecteur que je suis a coutume de s’aliter en lisant. (...) Lire, tout comme écrire, s’avérant un frayage à pistes multiples. Voir un travail d’anamnèse et qui s’effectuera par voie d’intersignes, entre soutenance et prémonition. Et en vue de savoir où et qui encore être, alors qu’on est en passe de n’être plus personne, plus nulle part, injoignable pour quiconque. « (p. 54)
Siegfried, qui pose aussi cette question : « 62. Et si lire n’était qu’une question d’oreille interne ? On est à l’écoute, scrute et sonde la survenue des mots qu’on semble reconnaître dans leurs moindres syllabes de les avoir d’ores et déjà rencontrés sur ces chemins de randonnée que balisent nos lectures. Le moindre mot lu reste toutefois tu et comme tacitement entendu. On l’entend et s’entend avec lui sur ce qu’il a à nous dire et à nous taire. Un peu comme s’il nous fallait l’épeler à l’étouffée, par le fond de l’oreille, alors qu’il reste foncièrement improférable. »
→ Et tout ce qui advient dans la lecture et qui ne vient pas de la lecture. Les parasites, les interférences, rendant parfois le livre aussi difficile à entendre, à identifier, que les fameuses ondes gravitationnelles que mille phénomènes perturbent et faussent. Ces glissements de pages, comme on dit de terrain, ces rapprochements, ces fondus enchaînés qui s’opèrent entre deux lectures, qui font se rencontrer, et c’est parfois une vraie source de bonheur, deux auteurs avec qui l’on vient de frayer. Au point de se demander, qui lis-je, maintenant ?
Face au mirage des images
« Face au mirage des images, à leur bavardage fantasmatique, comment parvenir à dire sans voir et sans faire d’histoires » (p. 59).
→ Idem face au mirage des mots et à leur bavardage incessant. « Maints poètes durent se laisser piéger par ces attracteurs étranges que sont les allégories et les métaphores. »
Bribes et intégrales
Si souvent, Ollier le dit quelque part, la plus profonde émotion musicale nous vient d’une bribe perçue presque par hasard, une radio ouverte qu’on n’écoutait pas, le fond musical dans une émission audiovisuelle, ou un film... Puis on passe sa vie à courir après cette émotion-là au lieu de laisser le hasard et la chance apporter d’autres émotions. On s’enferre à acquérir, péché d’adolescence et de jeunesse, des « intégrales », croyant tout devoir connaître des Sonates de Beethoven, des Symphonies de Haydn, des quatuors de Bartók pour devenir une vraie mélomane. Or celui qui a la chance de jouer aussi de la musique sait que certaines œuvres ne sont pas pour lui (et pas seulement pour des questions techniques). Ne découvre-t-on pas au fil du répertoire que tel pianiste joue Chopin comme s’il était le compositeur lui-même, que tel autre est un des rares à rendre vraiment tout le mystère sonore et musical de Debussy ? Avec cette énigme supplémentaire que ce qui me touche, me parle à moi heurtera mon voisin (voir les empoignades mémorables dans les émissions de comparaison d’enregistrement !).
Mon esprit n’est pas à la hauteur du tout, ni même de l’ample. En musique comme en littérature, seuls le fragment, la bribe sont à sa portée. C’est déjà beaucoup. Et suffit à mon bonheur.
Logique du texte
Je recopie ici un long passage du journal de Claude Ollier, en décembre 1987, car il me parait très important à la fois pour la compréhension fine du travail de l’auteur mais aussi pour tout travail de création littéraire : « Il y a une logique du texte – dans le texte -, si l’écriture a bien fait son œuvre, qui prime toute logique narrative antérieure et l’efface, car cette logique dans le texte est le fruit du travail entre données conscientes et données inconscientes, que seule l’écriture peut mettre en branle. Cette logique-là emprunte à l’absence de logique de l’inconscient et elle emporte l’adhésion, surmontant incohérences référentielles éventuelles et impossibilité physiques, géographiques, psychologiques. D’entre les données inconscientes, celle d’un mimétisme spontané joue son rôle, de sauvegarde, d’assimilation et de rejet, de détournement, de contournement, de retournement des clichés notamment. Ce mimétisme à demi inconscient paraît constitutif de ce que j’ai appelé autrefois les ‘oppositions’, et que je n’avais pas détaillé, dont je n’avais pas analysé le détail. Il y aurait lieu de distinguer les oppositions conscientes, raisonnées, et les autres, comme d’instinct, visant à la défense, par ruse, et simulacre, les formes du langage et de la rhétorique narrative épousant celles des ‘impositions’, dans un premier temps (et il y a toujours un premier temps du texte), pour les contrecarrer, les niveler peut-être, les aplanir, les réduire, ou les ‘endormir’, les anesthésier. Un mimétisme de conservation, pour engourdir la vigilance idéologique et l’aiguiller subrepticement sur d’autres voies. Un mimétisme très généralisé, chez chacun — à chacun le sien, les siens —, pour piéger la haute surveillance des formes consacrées. Ce serait là, peut-être, la clef de toute efficacité critique, de tout examen sérieux des textes — que soupçonner et repérer le soupçon sous chaque phrase, là où celui qui a écrit, sans se le dire clairement, a rusé pour tenter de se dégager de l’emprise. » (p. 209)
Valéry, Derrida, Ollier
Autre passage essentiel du journal, janvier 1988, où Ollier part de Valéry, cité par Derrida, pour explorer le travail du poète. Nouvelle longue citation indispensable : « ’Ainsi, le poète en fonction est une attente... Il restitue ce qu’il désirait. Il restitue de quasi-mécanismes qui soient capables de lui rendre l’énergie qu’ils lui ont coûtée et même plus (car ici les principes sont en apparence violés). Son oreille lui parle. Nous attendons le mot inattendu — et qui ne peut être prévu, mais attendu. Nous sommes le premier à l’entendre.
Entendre ? Mais c’est parler. On ne comprend la chose entendue que si on l’a dite soi-même au moyen d’une cause autre.
Parler, c’est entendre.
Il s’agit donc d’une attention à double entrée. L’état de pouvoir produire ce qui est perçu est susceptible de plus ou de moins, à cause du nombre de fonctions élémentaires en jeu... On a l’idée d’un appareil réversible comme téléphone, ou dynamo...’ (Du Calepin d’un poète, Paul Valéry, p. 1456, cité en note par Derrida dans Qual Quelle, à propos de la ‘source’.)
Derrida écrit, un peu auparavant, après avoir cité les Cahiers (tome II, p. 574) : ‘Le cercle se disjoindrait seulement dans l’écart en somme indéfinissable, à peine probable, entre une voix du dedans et une voix effectivement proférée ? Tel écart reste en effet insaisissable en termes linguistiques, poétiques ou phénoménologiques.’
Et Valéry : ‘Qui décrira, définira la différence qu’il y a entre cette phrase même qui se dit et ne se prononce pas, et cette même phrase sonnante dans l’air. Cette identité et cette différence sont un des secrets essentiels de la nature de l’esprit – et qui l’a signalée ? Qui l’a ‘mise en évidence’ ?’ Plus loin : ‘‘Rien de plus étonnant que cette parole ‘intérieure’, qui s’entend sans aucun bruit et s’articule sans mouvement. Comme un circuit fermé [...]. Parfois la communication du naissant et du né est régulière, en régime, et la distinction ne se fait pas sentir. Parfois la communication n’est que retardée et le circuit interne sert de préparation à un circuit d’intention externe : puis il y a émission au choix.’
Et puis : ‘Qui parle, qui écoute (dans la parole intérieure) ? Ce n’est pas tout à fait le même... L’existence de cette parole de soi à soi est signe d’une coupure.’
‘Nous sommes faits de deux moments, et comme du retard d’une ‘chose « sur elle-même.’ (Mauvaises pensées et autres).
Ce texte, Qual Quelle, je ne l’avais, je crois, pas lu jusqu’ici. Ou je l’avais commencé, mais ce problème de la ‘source’, et surtout de la ‘voix interne’, ne me tracassait pas tellement à l’époque (Marges, 1972). Aujourd’hui, ce problème me semble capital. La fin de Malacca et toute l’Histoire illisible disent pourquoi – sans parler de tous les paragraphes (séquences) rythmés des deux livres ultérieurs, où l’écoute de la voix a joué un rôle essentiel. » (211)
→ Et la question de cette voix, c’est ce qui m’avait sans doute le plus frappée à l’écoute des deux émissions de Christian Rosset consacrées à Claude Ollier, et aussi à la lecture du Dissident secret. « La bande inépuisable de la parole interne, où parler et entendre se fondent » (p. 217)
L’inscription corporelle
Très frappante aussi, constamment, la façon dont Ollier montre comment l’expérience, et au sein de l’expérience en particulier celle des lieux, s’inscrivent très concrètement dans le corps : « Mon corps, ‘réserve’ d’espaces et de temps. En lui l’espace se fait temps : temps et espace des lieux innervés pour être remis en jeu, volontairement ou subrepticement, comme par mégarde. En lui, le temps se fait espace : prêt à se déployer ailleurs, plus tard. » (216)
→ Il y faudra sans doute « un regard de fond de grotte, apte à déchiffrer les diverses empreintes qu’une chose vous a laissé gravées en pleine mémoire. » (S. Plümper Hüttenbrink, p. 62)
Les portraits de lecteur
Page 66 du livre, joie de retrouver l’interrogation sur le lecteur en train de lire, celui que Siegfried considère comme « injoignable » et à propos duquel nous échangeons souvent textes et photos. « De toute évidence, ils ne sont pas là » ces lecteurs. « Ils ne font que veiller et être de garde comme le serait une statue. » Il y a ce visage d’un lecteur photographié à Brême (la photo est dans le livre), « un visage dont on aurait dit qu’il était d’un dormeur ou d’un gisant, en immersion dans sa lecture, et à la vue duquel j’eus l’intime conviction que lire est un acte qui n’est pas de ce monde. Nicht von dieser Welt. »
Et lisant ces mots, je songe à tous ces grands religieux, ces moines avec leurs livres sacrés, Bible, bréviaires, eux qui ne sont pas tout à fait de ce mon, nicht von dieser Welt.
Nous les lisants-gisants, sommes-nous de ce monde ? Et ce lecteur, se demande encore Siegfried Plümper-Hüttenbrink, « s’il s’absente à lui-même, n’est-ce pas pour entrer en présence de sa propre absence dans les lieux où il lit ? »
Rédigé par Florence Trocmé le 15 août 2020 à 11h38 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
© florence trocmé - ombre à l'eucalyptus
Variations-prairie, Françoise Ascal
Lu hier soir avec bonheur le très beau livre de Françoise Ascal, Variations-prairie, suivi de Mille Etangs, Lettre à Adèle et Colomban. Une longue méditation sur la prairie, devant sa maison, sur sa région natale celle dite aujourd’hui des Mille Étangs, en Franche-Comté, sur les saisons, la lumière, les arbres qui meurent, leur bruit. Le livre comprend aussi une lettre à son aïeule, un peu moins intéressante à mon sens, car plus convenue et une intéressante section consacrée au moine du 5ème siècle, Colomban, qui m’a fait un peu penser au beau portrait de moine dressé par Gérard Cartier dans L’ultime Thulé, Saint Brendan.
Le sourire
J’ai noté il me semble les poèmes inclus dans Simulacre, le dernier tome publié du Journal de Claude Ollier (je viens de commander les trois précédents !), poèmes tournant tous autour de C., autrement dit Camille, sa petite-fille. À titre d’exemple, celui-là : « Comment narrer l’événement du sourire dont C. m’a gratifié hier, je dis narrer car ce n’est pas décrire, je dis narrer ou raconter parce que le plus bref événement porte toute une histoire dès son avènement et il y avait de l’histoire dans ce sourire, dans son ébauche ou prime phase d’ébauche, car il n’était pas certain que la légère altération dans le visage entier à un moment donné dût être l’ébauche d’un sourire, plutôt celle d’un spasme vif délogeant un peu les traits à l’entour des lèvres et des plis des yeux, cet épisode durait, durait le temps de s’offrir invitation au sourire ou à quelque chose qui s’appellerait ainsi ou bien initiation au sourire encore, mais quand les fossettes se sont inscrites feutrées sur les joues il était certain que c’était là sourire car les yeux s’en sont mêlés, ils se sont mis comme à danser un peu et se doubler d’éclat et l’épisode à cet endroit du devenir de l’événement s’est prolongé, le visage entier souriait dans un élan, l’événement s’est attardé un temps dont la mesure précise est sans doute le moins intéressant des éléments, c’était disons un peu, très peu du temps des horloges. (Maule – Le Sourire) »
Auto-exégèse
J’aime infiniment cet aspect chez certains écrivains, dans leur Journal, réflexions sur le travail en cours. À propos d’un de ses livres, Ollier confie : « l’écriture d’Our ou Vingt ans après – puisqu’il s’agit de ce 7e livre – s’est trouvée fertilisée par une autre coïncidence : la découverte des premiers livres d’un philosophe dont le travail allait fortement éclairer celui passé et présent de l’écrivain, soit l’acquisition quasi fortuite dans une librairie de la petite ville d’un livre de Jacques Derrida – puisqu’il s’agit de lui –, en l’occurrence : De la grammatologie. Dans cet ouvrage passionnant et révélateur, il y avait mention, en outre, de publications qui se situaient en rapport étroit avec les lieux de l’histoire que je commençais d’élaborer : Les Dieux et le Destin en Babylonie (M. David) ; Histoire de l’écriture (James G. Février) ; Le Déluge babylonien (G. Contenau). Ces lectures, que j’ai entreprises sans délai cette année-là, me reportaient donc, par la même occasion, aux perspectives et aux découvertes du tout récent voyage sur les lieux mêmes où furent gravés dans la pierre les plus anciens des récits. » Claude Ollier, Simulacre : (2000-2009...)
Flacon de sels
Se tenir sur le seuil d’une œuvre, ample, dont on a tout lieu de penser qu’elle vous convie et vous convient – l’étonnante faculté de continuer sans relâche à faire des découvertes – la naissance de toute nouvelle passion-obsession – sentir l’air passer de part en part de l’appartement, de nord-est au sud-ouest, écouter parfois son bruit ronflant dans la fenêtre mal close – prendre une bonne leçon en tentant de faire des exercices de gymnastique neuronale et constater ses très piètres performances – découvrir un belle réponse à une question posée sur la datation des lichens – préparer trois enveloppes postales pour deux petites filles et un petit garçon très aimés, avec des timbres, des cartes postales et des marque-pages – se souvenir de la collection de gommes de leur maman – scruter le petit caillou-tête, alias compagne d’écriture, posé près de l’écran –
Ollier lecteur de Joyce
Autre aspect que j’aime tant dans les journaux des écrivains, ce qu’ils écrivent, parfois, de leurs lectures. Ainsi Claude Ollier, à propos d’Ulysse : « Repris ce soir Ulysse. Peu de souvenirs des lectures de ce temps-là… Je n’avais donc jamais relu Ulysse depuis lors, soit un peu plus d’un demi-siècle. Curieusement, sa matière s’était comme simplifiée dans mon idée, sa compacité effritée, ses strates réduites à trois ou quatre ; la prégnance shakespearienne de la première partie s’était diffusée sur les suivantes ; j’avais aussi oublié de longues séquences comme celle menée par questions et réponses précédant le monologue dit ‘intérieur’ de Molly. Comme à première lecture sans doute, m’a poursuivi le sentiment de ne saisir qu’une petite partie de tout ce qu’il y a à voir et à entendre ; ce n’est pas un sentiment décourageant ni horripilant, un peu agaçant seulement par moments ; et puis… j’ai admiré, j’ai contemplé, j’ai cherché à communier avec cette grande architecture et sa somptueuse mise en scène multistylistique et pluri-culturelle ; je n’y suis pas toujours parvenu ; souvent je ne pouvais lire plus de quatre ou cinq pages dans la journée, sous peine de ‘laisser filer’ les suivantes dans un parcours machinal des yeux. Pour reprendre brièvement : ce livre sublimement conçu et agencé n’a pas, cette fois encore, réussi à me procurer de grandes émotions ; il ne me trouble pas, aucune de ses scènes ne viendra me hanter non plus comme le font les plus marquantes de mes livres préférés : il ne mobilise pas mon corps… En revanche, Dedalus, repris lui aussi juste avant, m’a ému à maintes reprises – est-ce l’enfance, la mer ? – par-delà ses gloses et disputes jésuitiques. »
Le long de la Seine
Lui j’imagine aussi que c’est un grand lecteur mais d’une autre espèce... François Sureau dont je continue à suivre flâneusement les méandres du livre, L’Or du temps, livre dont la Seine est l’axe mais aussi le personnage toujours manquant (ce qui au début me causa une certaine déception). C’est un fil qui permet de tirer maintes histoires à partir de quelques pouces de terrain, pour peu que telle ou telle figure y soit passée, les ait marqués. J’ai ainsi traversé une longue séquence consacrée au roman policier, autour notamment d’Agatha Christie et de Conan Doyle. Sureau a l’art de camper ses personnages, ne s’enferme pas dans une biographie exhaustive et assommante mais choisit des anecdotes significatives. Il évoque par exemple l’épisode de la disparition d’Agatha Christie, dont j’ignorais tout. Et il y a un autre fil, finalement bien plus présent, un fil double en réalité, qui rattache sans doute toutes ces histoires à celle de l’auteur : cette étrange figure de Bagramko, dont le souvenir est porté par un certain Grigoriev, hébergé dans une demeure qui a un rapport direct avec la famille de François Sureau. Ce livre serait un peu comme une galerie de portraits, une petite encyclopédie personnelle et portative, un carnet d’adresses bien particulier puisque tous les protagonistes ont disparu mais restent des interlocuteurs valables.
« Il y aurait un chapitre à écrire sur ce que j’ai deviné de la bonté de Bagramko, une bonté sans phrases et sans apprêts, une aptitude à l’oubli de soi, au sacrifice pour un autre, pour plusieurs autres, pour un pays, qui ne devait rien au ressentiment et tout à une force vitale que je ne saurais pas définir. S’expliquent par là son indifférence à l’égard de toute circonstance matérielle, sa générosité, sa vie dans les galetas, son engagement et sa gaieté. Il ne cherchait pas à se dépouiller ni à se simplifier. Il n’avait pas d’effort à faire pour être meilleur et n’y songeait pas. J’ai compris en le lisant, en écoutant Grigoriev, ce qu’écrivait Max Scheler : ‘Toute fixation de l’attention volontaire de l’homme sur son bien-être sensible, toute préoccupation, toute inquiétude est un obstacle, plutôt qu’une aide, à cette force créatrice qui involontairement conduit toute vie à sa perfection : Et qui d’entre vous, même en s’y efforçant, peut prolonger sa vie, ne serait-ce que d’une heure ? (Luc, 12, 25). »
Hillairet et les rues de Paris
La méthode Sureau s’applique magnifiquement à un personnage comme Jacques Hillairet, l’auteur du fameux Dictionnaire historique des Rues de Paris à qui l’auteur rend un vibrant hommage. « Bienheureuse mémoire de l’archiviste Je suis parti, sans casquette à oreilles, sur les traces du mystérieux Jacques Hillairet, dont le Dictionnaire historique des rues de Paris alimente toutes les rêveries. Le style en est de la plus efficace simplicité. Écrivant sur Arthur Cravan, je trouve ceci sur la rue Delambre : la rue ‘suivait alors le mur nord de l’ancien marché aux fourrages ouvrant 6 boulevard d’Enfer et passait au milieu des champs de bleuets et de coquelicots qui firent place, vers 1850, à des baraques de planches, dites les ‘nouvelles Californies’, qu’habita une population de chiffonniers et de brocanteurs. Elle a reçu en 1844 le nom de l’astronome Delambre (1749-1822) et n’a guère été bâtie qu’à partir de 1914’. Sureau ajoute un peu plus loin : « Le Dictionnaire historique des rues de Paris est un chef-d’œuvre qui doit beaucoup à l’armée, dans ses habitudes de description laconique et précise des lieux apparemment les plus compliqués à saisir. Il garde le coup d’œil d’un officier de terrain. Il n’y a pas de gras, pas de lyrisme. »
→ Morale de l’histoire, il ne faut surtout pas se presser pour lire L’Or du temps, il faut descendre tranquillement la Seine dans le sens du courant, consacrant tout le temps nécessaire à tel épisode, telle figure, tel lieu. Il faut se laisser porter par le flux du livre, aussi rêveusement que possible.
Son et corps
Le livre d’Haskell (Écoute l’arbre et la feuille) me séduit à double titre : parce qu’il parle, merveilleusement, des arbres, de botanique, de ce que l’on appelait jadis les « sciences naturelles » ; et aussi par le très fort accent mis sur l’écoute. Quelques relevés qui en attestent : « Comme le poirier, notre corps entier est sonorisé. Entendre n’est pas seulement l’affaire du pavillon de l’oreille. Dans les canaux de l’oreille interne, emplis de quelques gouttes d’eau de mer, flottent des faisceaux de cils. Chaque faisceau, enraciné dans la membrane d’une cellule, réagit aux minimes variations de la pression de l’air par des impulsions nerveuses. Les cils traduisent les oscillations d’un fluide en mouvements de charges électriques transmis au cerveau. Or les vibrations parviennent à l’oreille interne par des chemins très divers. La voie ‘classique’ : les osselets de l’oreille moyenne sont actionnés par le tympan. Mais les sons provenant de l’extérieur comme de l’intérieur font aussi vibrer l’os temporal qui enveloppe l’oreille interne. Le crâne tout entier fonctionne à la fois comme une antenne parabolique et comme un tambour, la bouche est une trompette humide, tandis que la gorge et la colonne vertébrale sont des couloirs pour les sons montant de la partie inférieure du corps. Le torse sonne comme une citrouille, à moitié remplie de graines avec les boyaux, à moitié creuse avec la cavité pulmonaire. En empruntant le chemin de la peau, les vibrations parcourent le visage, les oreilles, et descendent dans le canal auditif. Quant aux boucles d’oreille, ce sont aussi des antennes qui captent les fréquences perdues. Avant que nous ayons conscience d’un son, les cellules nerveuses se concertent, dialoguent et décident de ce qui accédera à la conscience. L’audition est ainsi modulée par la gustation, les émotions, la plante des pieds, le système pileux… Ce que nous percevons est la conclusion d’une conversation qui se déroule à l’intérieur de notre corps, au sujet de ce monde bourdonnant, stridulant où il est plongé. »
Un peu plus loin : « Notre peau modifie elle aussi la texture de ce que nous entendons. Lors du passage d’un gros camion, je suis giflé par un souffle assez puissant pour faire danser les branches de l’arbre, et mon interprétation des sons peut en être faussée. Des expériences en laboratoire ont confirmé que ce que nous ‘entendons’, tel que notre esprit le perçoit, ne vient qu’en partie de nos oreilles : l’autre partie est due au reste de notre corps, en particulier à notre peau, sensible au mouvement de l’air. »
Les oiseaux perdent le nord
Constat d’Haskell : « En plus des sons de la ville, d’autres innovations sensorielles contribuent à désorienter de nombreuses espèces. Des matériels électroniques et des antennes radio émane un chatoiement d’ondes électromagnétiques. Ce ‘bruit’ inaudible est plus intense dans la ville câblée et saturée de relais qu’à la campagne, et fait perdre la boussole aux oiseaux. Dans cette brume d’ondes radio, ils ne savent plus où aller. »
→ On peut se poser la question d’une très subtile désorientation pour nous aussi, humains, qui en principe n’entendons pas, mais sans doute percevons autrement et à notre insu cette brume d’ondes radio.
Claude Ollier et la musique
Je refeuillette une fois encore Le Dissident secret, le livre que Christian Rosset a consacré à Claude Ollier et je relève ces mots qu’il avait écrit il y a plusieurs années, esquissant déjà ce qui allait devenir ce livre : « 31 janvier 2019. Il y aura bientôt neuf ans que j’ai commencé à esquisser les premières lignes de ce qui ne devait n’être qu’une simple contribution à un ouvrage collectif dirigé par Johan Faerber intitulé Claude 0llier, le contemporain secret. Après avoir composé une dizaine de feuillets, il m’avait semblé nécessaire de les chapeauter d’un bref paragraphe faisant montre d’un ton aussi léger que possible au sujet, non de l’écrivain, mais du grand auditeur de musique qu’il n’avait cessé d’être. Voici (je recopie ce chapeau sans le modifier en quoi que ce soit) : ‘Sur la platine, The Dancer de P.J. Harvey. Claude 0llier a découvert cette chanson dans une émission qui faisait partie de la série Œuvres croisées à laquelle je collaborais au temps (pas si lointain) où France Culture était encore doté d’un programme musical. Il en avait été frappé ou plutôt (pour reprendre sa manière de parler de la musique) traversé, au point de faire aussitôt l’acquisition du CD (je l’ai aperçu, un jour de passage à Maule, posé verticalement devant une pile de 33 tours de Jazz, de Classique, de musique d’Afrique du Nord). Radio, son, musique ont nourri (et continuent d’animer) nos échanges, au moins autant que littérature ou cinéma : impossible d’écrire sur l’auteur du Jeu d’enfant ou de La Randonnée qui avait rêvé de faire un essai sur Stravinsky, mais a toujours travaillé dans un relatif silence (chaque chose en son temps) sans m’abreuver jusqu’à plus soif de musiques et de sons. Je monte les pots. György Kurtag, Thelonious Monk, Sonic Youth, Morton Feldman, se mêlent aux sons du dehors :je frappe le clavier, les yeux mi-clos, à l’écoute...’ »
L’état manuscrit de l’œuvre
À propos de Claude Ollier, Christian Rosset fait cette remarque sur « l’état manuscrit de l’œuvre, griffonnée au stylo à bille au verso de rames de papier de récupération déjà imprimé au recto (il semble ne jamais avoir pu écrire sur des feuilles vierges). » (p. 19)
Portrait d’une maison
A propos de la maison de Maule qui semble presque l’objet principal du livre ou du moins être tellement identifiée à Claude Ollier qu’elle en devient centrale : « Tout parait ici modeste, et en même temps terriblement hanté, secrètement travaillé par des histoires fantastiques charmant cette vieille demeure rafistolée sans grands moyens, mais confortable (chauffée, saine, pouvant supporter les intempéries, du moins jusqu’à une certaine limite) – chaque objet, même si dénué de la moindre valeur marchande, ayant le pouvoir de renvoyer à un récit légendaire déposé mystérieusement dans un des livres écrits par son propriétaire » ; et preuve sans doute du bien fondé de ma remarque initiale, Rosset écrit encore : « Cette demeure d’un autre temps manque à celui qui écrit ces lignes au moins autant que son habitant ». (pour mémoire, Claude Ollier est mort le 18 octobre 2014).
Mélancolie
C. Rosset réfléchit longuement au caractère mélancolique ou non de Claude Ollier, de son œuvre. Lui la réfutait, cette mélancolie, mais écrit Rosset « tous ses livres ont été écrits dans le deuil de ce que l’enfance avait valorisé via famille, professeurs, curé... : miroir de l’effondrement de toutes part de l’occident ; obscuration en cours, en écho à la disparition progressive de la littérature... mais l’écriture tient bon et, bien qu’en apparence promise à un devenir fantomatique, elle ne cesse de revenir sous forme quasi charnelle : irriguée, nerveuse, à vif. » (p. 27)
Un homme de radio
« La radio, en tant que lieu de surgissement d’une écriture sonore – mettant en œuvre bien autre chose qu’une sage adaptation d’un texte préétabli, ornementé de bruitages et de musiques –, lui tenait particulièrement à cœur. Il aimait qu’on lui passe commande de ce qui porte aujourd’hui communément le nom de fiction radiophonique (du temps de Régression, on disait plutôt pièce ; lui qui était bon germaniste préférait hörspiel: pièce à ouïr, jeu pour l’écoute). »
Radio : Tardieu, Benjamin, Ollier, Rosset... qui aujourd’hui ?
Faire quelques randonnées....
Ce serait un peu la préconisation de Christian Rosset à la fin de son livre : « Faire quelques randonnées dans l’archipel Ollier est jeu d’enfant pour le lecteur de bonne volonté Nul besoin d’avoir fait des études de lettres, il suffit de posséder intimement le désir d’entrer dans ce Terrain Vague déjà nommé qui est le lieu non cartographié par excellence. Relisant aussi bien ses écrits les plus anciens que ceux que, devenu octogénaire, il a remis à son éditeur, comme cet étonnant petit livre qui a pour titre (...) Cahier des fleurs et des fracas (encore une merveilleuse porte d’entrée pour découvrir la singularité Ollier), on ne cesse – ‘transit du temps par la matière’ – d’opérer des déplacements, d’entailler l’espace, creusant à la pointe de l’œil des lignes, sinueuses, parfois ‘défaillantes’ comme celle de relevés de cours d’eau dans des zones ‘désertées par les signes’, parfois si précises dans leur formulation qu’ on pourrait penser – à tort – qu’une seule lecture restera pertinente au fil des temps. Jeu sans fin des métamorphoses, pratiqué entre inactuels (donc en résistants), dans un territoire insituable, ou plutôt non repérable par les autorités en place, tel est ce qu’a proposé Claude Ollier, une fois engagé en littérature donc après avoir abandonné diverses chimères comme la ‘sécurité de l’emploi’, se glissant dans le costume de pianiste ou de tennisman durant les pauses, avant de reprendre le chemin de l’écriture, non en forçat, mais en être libre, à la recherche de cet autre qui partagera plus ou moins naturellement ses penchants les plus inavouables : fraternel et cependant critique, car, s’ils désirent trouver leur juste place dans les bibliothèques, les livres – les siens en premier lieu – doivent être faits, non pour être enfermés, figés, sacralisés, mais pour être lus et relus, tels qu’en eux-mêmes le lecteur a le pouvoir d’en renouveler les interprétations, sans jamais trahir ce qui en fait la signature. » (p. 62)
→ ce très beau livre s’appuie aussi fortement sur des photos de Camille Rosset, toutes prises dans la maison de Maule.
Une histoire illisible
Entamé hier soir Une histoire illisible de Claude Ollier et je trouve cela, pour l’instant, admirable. Il y a ce véritable portrait d’une première maison (au Maroc sans doute,en tous cas dans un pays très chaud), maison comme abandonnée qu’occupe soudain un homme qui arrange l’espace de manière très subtile pour accueillir sa femme et son bébé nouveau-né. Je retrouve ici ce regard si fort et si intéressant sur les enfants que j’ai déjà noté dans le journal, Simulacre. Importance de ce que l’auteur appelle des relations d’espace, instaurées par l’homme entre différents espaces de la maison et différents objets. Le jeu des formes, des vides et des pleins, des couleurs, réglé de façon très subtile. Puis l’autre maison, est-ce Maule déjà ?
Curieusement ces pages ont suscité une réminiscence, vers la Chine ou le Japon, mais sans que j’aie suffisamment d’éléments pour retrouver le mot recherché. Et comme souvent, il est venu une heure plus tard, alors que j’avais renoncé à le trouver. Ces pages m’avaient fait penser au peu que je sais du feng shui : Le feng shui qui signifie littéralement ‘le vent et l’eau’ est un art millénaire d’origine chinoise qui a pour but d’harmoniser l’énergie environnementale d’un lieu de manière à favoriser la santé, le bien-être et la prospérité de ses occupants. Cet art vise à agencer les habitations en fonction des flux visibles (les cours d’eau) et invisibles (les vents) pour obtenir un équilibre des forces et une circulation de l’énergie optimale. Il s’agit de l’un des arts taoïstes. Claude Ollier : « Il y avait beaucoup de liens d’espace dans la maison, il y en avait partout, c’est pour cela qu’il l’avait louée, il les touchait, les entendait, ces liens d’espace s’épousaient. Il ne pouvait éprouver l’odeur du jasmin sans le cri des oiseaux ni le cri sans le nacré des roses, les yeux des chats sans les grappes rouges des flamboyants. Il savait qu’il ne dissocierait jamais le son de l’odeur, l’un et l’autre informeraient son œil et sa main. Ce qu’il sentait et entendait donnait ampleur au contact de sa main en tout point du corps de la maison. (...) Il restait là et attendait, mettant les liens à l’épreuve, allant d’une loge à l’autre, captant l’accord, le flux du souffle et le sien. » (p.8)
Le rêve
Claude Ollier est attentif à ses rêves, il semble souvent à la limite entre rêve et conscience, peut-être ce qu’il appelle ensomnie. « Il écoute ses rêves, vit avec eux tout un pan de jour, la tonalité du rêve baigne les événements de la journée. Souvent il rentre, s’enferme, et écoute le rêve, le chant sans notes qui se déploie dans le sillage brisé d’un accord, il tente de le suivre comme il tente d’écouter la voix et de la suivre, de la doubler de sa voix et n’y parvient pas. Le mystère tout entier l’imprègne, de ce babil terne, sans temps morts, exempt d’éclat, qui parle sa vie dans son corps et ne fait relâche un instant, bavard lointain résonnant proche. Pas de phrasé, rien de ces douceurs dessinant un chant : la voix marque un tempo, pas de rythme, tout est neutralisé, accents, timbres et hauteurs, dans cette basse continue qui n’est pas un murmure, la sourdine plutôt d’un débile impénitent qui pérore, insatiable, dévorant. Elle se mêle au chant du rêve le matin, il s’efforce d’isoler l’un de l’autre, en vain ; plus tard, quand l’écho dernier de l’accord rêvé s’est tu, il tente d’énoncer tout haut le propos de la voix, mais comme il cherche à le cerner elle se dérobe, se fait atone, presque inaudible, revient toutefois comme il relâche l’étreinte et parle fort s’il feint de s’en distraire et de ne plus forcer l’écoute. La ruse réussit parfois et il se poste aux aguets très vite, captant alors subrepticement les mots de la voix bien lancée qui ne se doute, discours borné, tout de surface, fil insécable d’inanités happant n’importe quelle association d’idées – de syllabes pour être juste, comme dans un jeu idiot où le début d’un mot redouble une finale, sans autre gain que quantitatif, progression nulle. Et pourtant il sent bien que tout autre chose s’y dit aussi, logé dans l’insipidité des formules et le hasard des bouts rimés obsessionnels, obligés, rien ne peut l’y soustraire, la voix y est condamnée, il lui faut énoncer tout de suite et rimer, parler sans trêve, débit sans fièvre, on n’y tolère le silence, c’est une fatalité. Il voit bien que dans cette contrainte même est le salut de la voix, sa légitimité, sa force ; pliée à la terrible discipline, elle laisse tout passer, l’obscénité de la bêtise, l’envers de la pensée, le vrai du dire incontrôlé, un chant peut-être finalement, un chant sans clef ni portée, sans mode, le chant laissé pour compte quand ont été limés tous les traits du chant. Chant comme rebut où traîne le déjeté de la phrase, le refoulé de la forme. Où traîne aussi bien l’inobservé, le négligé, l’expulsé sans façons, le mal aimé, mal discerné, maudit des vanités, des élections par trop rapides, précieux ‘viatique’ – voilà, le mot lui est venu tout seul, c’est la voix qui l’a dicté, il l’entend et le note, c’est le mot espéré, il le guettait, a fait confiance, c’est question de patience, il n’y a qu’à ‘s’’ écouter : dans les moments privilégiés, elle parle distinctement, la voix, articule bien, il l’entend clairement et n’a plus qu’à noter, ça dure quelques instants seulement, quelques secondes, et dans ce temps d’écoute gratifiée, il a comme nié le déroulement du jour, s’est absenté du jour, a capté l’autre durée, celle qui bat, obstinée, derrière la course du soleil et fait éclater la scène. Il est tout ébranlé. Alors, il se lève et se cogne aux murs. » (p. 22)
→ J’ai tenu à recopier cette très longue citation car elle me parait essentielle pour comprendre l’art de Claude Ollier. Dans les émissions de Christian Rosset, écoutées sur France Culture, j’avais été frappée par la double question de la voix, du murmure intérieur, et de l’écoute, de cette voix intérieure, mais aussi de tout le contexte, sans discriminations.
Amusant
Le plus amusant est que cherchant un marque-page dans un tiroir à l’issue de cette première phase de lecture, je tire Missing. Oh, pas celui d’Ollier bien sûr (paru en 1998 chez P.O.L.), quelque chose de beaucoup plus croustillant et blockbuster : Missing de Claire Douglas, mais le marque-page est en langue allemande. Et au dos porte une publicité pour la liseuse Tolino. Sous titre « Niemand sagt die ganze Wahreit, personne ne dit l’entière vérité » !!!!
Carnets du nouveau jour
J’ouvre aussi un livre de Laurent Margantin, Carnets du nouveau jour / 1 qu’emportée par l’habitude j’avais noté Carnets du nouveau monde, dans la liste des livres du samedi de Poezibao alors même que L. Margantin explique bien au dos du livre qu’alors qu’il « est question d’un nouveau monde – qui sera semble-t-il pire que l’ancien », il a essayé d’entrer chaque matin dans le nouveau jour, par l’écriture du carnet. De deux carnets, l’un d’un voyage, l’autre tenu par un sédentaire, il semble avoir fait un seul, mêlant espaces et temps entre décembre 2019 et juin 2020, un espace de temps suffisamment restreint pour donner cependant une unité de temps à son projet.
Quelques relevés :
« Milliers de signes sur la page du ciel : l’eucalyptus » (p. 6), note qui me retient en raison de ma passion pour « mon » eucalyptus, celui du jardin en Bretagne, élagué il y a quelques mois de manière drastique et qui commence déjà à se regarnir et à tracer ses signes sur la page du ciel !
Cette distinction importante : pas le fantastique (la fiction), la singularité (le réel), (p. 7) et ne pas oublier que Margantin est un traducteur assidu de Kafka. Le livre explore plusieurs thèmes, celui des oiseaux, dont l’auteur semble un bon connaisseur et celui des auteurs allemands, notamment Goethe, Handke, Trakl, Goethe...
Dessin, traduction
« Le dessin – pas pour copier le réel et en donner un image la plus fidèle possible – mais un exercice de vision – tout ce que tu ne vois pas quand tu dessines. Même chose pour la traduction : tout ce que tu ne lis pas quand tu ne traduis pas – tout ce que tu lis quand tu traduis. » (p 13).
De la répétition
Ne surtout pas se dire (étrange expression, se dire, qui dit quoi à qui !) que parce quelque chose marche une fois, cela marchera toujours. Tendance à toujours croire avoir trouvé un « truc », une réponse à une problématique récurrente : comment marcher davantage, comment mieux accueillir tous ces livres reçus, comment mieux noter, etc. Il n’en est rien et si l’on garde cela au chaud en soi, alors cuit la déception.
Regard
« Opera House : les humains tellement absorbés par leurs monuments, par leurs symboles (de l’art, de la politique, de l’époque). Supériorité des animaux guettant tout ce qui bouge, tout ce qui vit à côté d’eux – les choses insignifiantes.
→ Longtemps que je me suis détournée des monuments pour m’intéresser plutôt aux choses insignifiantes, parfois seul refuge de la beauté aujourd’hui. En photo par exemple, les détails, les petites choses... la petite euphraise, appelée casse-lunettes. « La beauté, quand le monde est bouffé par la technique, à chercher dans les interstices. » (p. 12)
Les manuscrits de Claude Ollier
Cherchant des informations bibliographiques sur Claude Ollier, découvrant un séjour à Marrakech avec sa femme en 1975 puis un retour en France, à Maule, ce qui me confirme dans mon idée sur les deux premières maisons évoquées dans Une Histoire illisible, je tombe sur un très bel article de Diacritik, signé Olivier Wagner, conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, notamment en charge des fonds Claude Ollier, Nathalie Sarraute et Michel Butor. « Claude Ollier avait fait le choix en 2008 de faire don à la Bibliothèque nationale de France de l’ensemble des manuscrits de ses œuvres romanesques, de La Mise en scène à Wert et la vie sans fin, en tout vingt-et-un romans publiés de 1958 à 2007. La question de la survie posthume de son œuvre lui avait semblé en effet nécessiter un acte de dépossession qu’un auteur n’envisage jamais avec sérénité. Il s’agissait sans doute ici d’un choix infiniment pertinent, car il permettait, en préservant l’unité et la cohérence d’un ensemble qu’il avait maintenu avec beaucoup d’attention, de rendre possible la création d’un regard rétrospectif au sujet d’une œuvre dont l’unité, la constance et l’ampleur frappent inévitablement. Ce don initial fut complété à la fin de l’année 2016 par l’achat des archives subsistantes de l’auteur et en particulier de sa correspondance reçue. ».
Confirmation de ce que relatait Christian Rosset : « Claude Ollier n’a jamais écrit que sur du papier brouillon, toujours placé dans le même sens, le texte imprimé du brouillon au verso, dans le sens inverse de l’écriture au recto. Pour les manuscrits de La Mise en scène à Fuzzy sets, soit pour des œuvres publiées de 1958 à 1975, Claude Ollier utilisait un papier de format standard, provenant de l’établissement familial d’assurance. De Marrakch Médine à Wert et la vie sans fin, Claude Ollier réutilisa sans fin des bulletins ronéotypés de France Culture de petit format, dont il couvrait méticuleusement l’espace d’une écriture très serrée. », donc, oui, toujours du papier de réutilisation et jamais de papier vierge. « Dans son exercice patient et déterminé de l’écriture, Claude Ollier s’était ainsi conçu une gymnastique, ou disons un rituel ou encore une routine : l’après-midi de travail s’incarnait dans la complétion d’une de ces petites pages. Ainsi que Claude Ollier le disait lui-même, il ne passait à la page suivante que lorsqu’il était bien certain de l’achèvement de la page en cours. La complexité des corrections, ratures et réécritures témoigne de l’intensité du travail de rédaction, paragraphe après paragraphe, phrase après phrase. La précision virtuose dans la composition du texte se lit avec clarté dans ces compacts brouillons. »
→ sentiment d’une même subtilité et d’une même exigence virtuose dans l’agencement des espaces de la maison et l’écriture.
Edgar Morin tweete
Oui et voilà ce que ça donne : « La connaissance complexe ne garantit pas l’absence d’erreur dans les diagnostics ou pronostics. Mais elle garantit de l’erreur capitale de disjoindre et compartimenter ce qui est lié, et de l’erreur non moins capitale de réduire un tout à ses éléments ou l’une de ses parties. (Le 21 juillet 2020 vers 17.30 h).
Sans doute Jules Verne
Belle évocation de lectures de jeunesse par Claude Ollier dans Une Histoire illisible et il y a de fortes chances qu’il s’agisse de Jules Verne (ce que laisse entendre aussi les éléments biographiques publiés sur le site de P.O.L.).
Pluie givrante
Il y a dans ce livre une somptueuse scène de pluie givrante qui a immédiatement éveillé l’écho de celle qui se trouve dans le livre de Stifter, Les Cartons de mon arrière-grand-père : le jeune médecin héros du livre doit traverser un paysage gelé quand advient un phénomène de type pluies verglaçantes qui provoque un désastre dans la forêt, faisant littéralement exploser branches et arbres. Chez Stifter, le bruit est considérable, terrible, tout casse et tombe de partout dans le bois ; chez Ollier, le bruit est autre : « Les gouttes gelaient à la seconde même de leur contact avec la terre, avec les feuilles, avec le gazon, les brins d’herbe, gainant le plus petit d’entre eux d’un épais manchon, lestant les tiges, les branches, d’un lourd fardeau épousant précisément les formes, doublant les feuilles d’une lame effilée qui se détachait sous l’ongle et qui se brisait au sol avec un tintement de cristal. (...) Une brise infime faisait s’entrechoquer les milliers de cristaux, animant l’espace diurne de sons à l’aigu extrême, très clair, que l’hôte du jardin secret, figé comme statue de sel sur le pas de sa porte, écoutait abasourdi ». (p. 36) – un peu plus loin : « myriades de doigts de glace se frôlant sous les sautes du vent léger » (p. 38). Pages admirables de description d’un paysage et d’un phénomène très particulier affectant un paysage connu. Perte de repères du personnage dans ce monde si particulier.
Sur la maison, comme un écho
Écho aussi mais à l’intérieur du livre lui-même, lorsqu’un nouveau venu, nommé Paul, fait le tour et l’éloge de la maison, disant à son ami : « c’est la maison qui fait élan ici, et la couleur le lien entre les deux pays. » On resonge au livre et aux photos du livre des Rosset, père et fille, qui insistaient sur ces grands aplats de couleurs, mauve, vert, rose, qu’Ollier avait peints un peu partout, lui-même, dans la maison de Maule, choisissant parfois les couleurs pour le nom donné par le fabricant !
Voix intimes
« Dans le silence qui suit, les deux hommes sirotent à petites gorgées le liquide brûlant, et il y a gros à parier que leurs voix intimes, celles qui parlent en eux à cet instant-là, comme à tout instant, débitent à peu près le même texte, mis en branle par les mots qui viennent d’être prononcés, les verbes d’action, les adjectifs de couleur et les images associées, d’un pays à l’autre, par les surfaces colorées qui les rapprochent et les appellent au-delà des années, au-delà de l’absence et de la fixation du souvenir sur quelques points privilégiés, toute cette sauvegarde de l’émotion ménagée par la reconstruction des lieux, des plans et des itinéraires, comme s’il fallait parfaire le réceptacle, l’améliorer sans cesse et le polir, pour que l’élan premier – qui fut unique un jour en son genre, à moins de poser que tout est réédition avec quelques variantes ou reprises – s’y rejoue plus tard avec la même intensité, porteur du même émoi dans une illusion d’ubiquité superbe. » (p. 45)
L’olivier de Jérusalem
Je continue avec Georges Haskell la visite à ces arbres remarquables qu’il a choisis comme emblématiques et qui lui permettent, chacun à leur tour, d’aborder toutes sortes de questions botaniques, écologiques, sociologiques, poétiques, politiques. Après le poirier de Chine de Manhattan, il emmène son lecteur au pied d’un olivier de Jérusalem. « L’olivier est bien adapté aux rigueurs de l’été méditerranéen. Il survit en resserrant les pores respiratoires de ses feuilles vernissées, se mettant ainsi dans un état léthargique pendant la période la plus chaude. À mesure que l’été avance, ses feuilles changent de forme – pour que le soleil ne les dessèche pas, elles s’enroulent autour de leur nervure centrale et s’inclinent vers la tige. » Arbres étonnants, atypiques en fait. Les troncs « des vieux arbres ont une apparence cannelée, leur surface parcourue d’arêtes verticales musculeuses séparées par de profondes fissures. Chacune des arêtes est la manifestation d’une des racines principales qui, ayant trouvé de l’eau, a permis au secteur du tronc et aux branches auxquels elle est reliée de croître pendant des décennies. » (David Haskell, écoute l’arbre et la feuille).
Notre défi invisible
Dans Les Carnets du nouveau jour de Laurent Margantin, qui fait aussi la place belle à des citations, deux en particulier me frappent. Celle de Joël Vernet en ses Carnets du lent chemin : « Notre défi invisible, ce sont ces carnets écrits presque au jour le jour, des notes, des bouts de phrase, des dessins sur papier, admirateurs zélés de la vie qui passe, meurt, naît, ressuscite, s’efface, rejaillit, tremblante, démoniaque, heureuse » ... ou celle d’Hölderlin Süss ists, zu irren / In heiliger Wildnis, Il est doux d’errer / En sainte sauvageté.
Phénomène
« Si je me concentre sur ce que je vois autour de moi et sur ce qui se passe ici, alors reviennent naturellement des images du passé. »
→ Je le ressens presque comme une énigme à résoudre. Et ce conseil, « sans prendre aucun congé, se mettre soi-même en vacance (dans les interstices) ». (p. 35) Et me revient en tête cette citation que j’avais placée en tête de notre livre commun, à mon père et moi, Empreintes de la couleur : « la vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité. »
Une phrase comme germe
Claude Ollier dans son journal, Simulacre : « Autrement dit, un incipit ready made imprimé soudainement dans ma tête sur le trottoir en dévers de la petite rue qui fait la transition entre… J’ai eu cette surprise pour chaque livre ou presque, de la brève suite de mots émis je ne sais d’où et captés dans ma tête, constituant incipit ; et chaque fois ce fut comme une éclaircie bénie dans la forêt des neurones et j’y trouvais un chemin. »
Et plus loin : « À de longs intervalles, dans le texte ininterrompu de la parole ou voix, murmure muet sans commencement ni fin, voici qu’un groupe de mots passe dans l’instant, sans plus de ‘qualité’ que le reste, mais après un très bref délai retient l’attention, et cette attention, cette distinction accordée à ces mots, s’impose fortement ; alors, il faut les écouter à nouveau, les garder, les noter, ils l’emportent sur ceux qui continuent de défiler dans le fond du murmure et qu’on ne relira pas ; plus d’un livre a dû son incipit à un phénomène auditif semblable, qui engage la perception, la mémoire, et… autre chose aussi, qui sera le début du livre, puis le développement de ce texte bref, puis… J’ai dû souvent noter ce genre de phénomène, il restera un grand mystère parmi tous les autres, parmi tous les phénomènes mystérieux qui engagent intensément, pour longtemps, pour des mois, des années, celui qui les repère dans l’instant et ne les laisse pas se perdre. Cette voix du ‘fond du corps’ ou ‘fond des âges’ qui nous accompagne nous tend la perche quand nous nous y attendons le moins, et fait présent d’un germe. »
Fragments du discontinu
J’ai lu une première fois hier le très beau et bouleversant livre d’Isabelle Howald qui vient de paraître chez Isabelle Sauvage. Une splendeur, un peu comme quelque chose noir qui brillerait d’une lumière que je ne sais pas définir. Je vais le relire bien sûr, je l’ai lu une première fois in extenso hier soir. Sur le plan littéraire, je vois cela comme un croisement très fort entre un héritage de certains aspects du romantisme (allemand) et une grande modernité.
Claude Ollier, Christian Rosset
Je publie ce matin une note de lecture du livre Le Dissident secret de Christian Rosset, livre sur Claude Ollier qui fut pour moi une véritable porte d’entrée dans l’œuvre d’Ollier. Note signée Alexis Pelletier. Extrait : « Les six volumes du Journal d’Ollier confirme cette passion comme une constante du travail d’écriture. Rosset avec une acuité sans commune mesure montre que ce journal commence par le « Rêve d’une gare » et s’achève dans un sentiment de « flottement général » avec la mention d’une « tête égarée » (p.55). Ainsi note le portraitiste (p.56) : « De ‘‘gare’’ à ‘‘égaré’’ […] ces ‘‘cahiers’’ […] ouvrent au lecteur d’innombrables possibilités de frayage en compagnie de celui qui aura sa vie entière cherché à évacuer le romanesque de ses écrits. Le combat contre le romanesque est en effet l’une des clés des fictions publiées ou mises en ondes, depuis 1958 avec La Mise en scène jusqu’à Cinq contes fantastiques en 2013. L’une des clés, voire la passion à l’œuvre chez Claude Ollier, c’est la manière de noter les sons, les bruits qui échappent ou les images qui se tapissent dans les images. Les mondes qui s’ouvrent à portée du corps entraînent un travail rythmique sur la langue qui aboutit à saisir par les mots ce qui paraissait être de l’ordre de l’infra-verbal. Rosset note d’ailleurs, dans un même paragraphe, deux citations qui confirment la force de ce travail (p.52) : « ’’C’est une histoire d’oreille et de fleur de bananier, d’ancêtre et de fantôme’’ (Aberration). ‘‘Vertige – et ce n’est pas l’oreille : l’illuminosité dans l’œil.’’ (Cinq contes fantastiques). Précision fantastique de la formulation où tout est affaire de rythme – de mesure. »
Un peu plus loin dans cette même note : « Rosset précise d’ailleurs, à propos de ce fantastique (p.50). ‘C’est un excellent sésame pour entrer dans l’univers de Claude Ollier’. Il s’agit d’entendre dans le travail de l’écrivain ‘ce qui murmure en lui et hors lui, son sens de la formulation de ce qui pourtant pourrait échapper à toute retranscription’ (p.51).
Le murmure ici convoqué est une sorte de surgissement de ce qui tremble dans le réel. »
Roman / poésie
Toujours dans Simulacre de Claude Ollier : « 25 septembre [2005] Retrouvé en quatrième de couverture du récent numéro du Nouveau Recueil ces propos en forme d’acte de foi de Virginia Woolf sur le ‘roman’ : ‘Il est possible que la prose assume bientôt – ou même assume déjà – quelques-uns des rôles autrefois tenus par la poésie. […] Nous serons obligés d’inventer des noms nouveaux pour des livres qui se masquent sous ce terme unique de roman. Et il se peut que parmi les prétendus romans il y en ait un que nous ne saurons guère comment baptiser…’ Prophétique ? sans doute, mais à long terme. Étrange que personne, à ma connaissance, n’ait repris et relancé ces lignes, datant de 1927, dans un même esprit ‘compréhensif’ ».
→ En tout état de cause, la question se pose bel et bien lorsque l’on lit par exemple Une histoire illisible de Claude Ollier. Là en effet, la prose assume totalement, il me semble, quelques-uns des rôles autrefois tenus par la poésie. J’y reviendra sans doute, au fil de ma lecture.
Triangle
Beau triangle, ainsi le nomme-t-il lui-même, chez Laurent Margantin dans ses Carnets du nouveau jour : Kafka, Handke, Goethe. Kafka avec lequel il vit de manière très intime, quasi quotidienne, en son immense entreprise de traduction.
Exemple, cette citation qu’il fait (p. 52) « Il est tout à fait concevable que la splendeur de la vie se tienne prête autour de chacun et toujours dans toute sa profusion, mais couverte, en profondeur, invisible, très éloignée. Elle est pourtant là, ni hostile, ni revêche, ni sourde. Qu’on l’invoque par le mot juste, par le nom juste, alors elle vient. C’est l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque. » (Journal de Kafka, 18 octobre 1921).
Il me semble que l’on peut aussi remplacer ici le mot magie par le mot poésie dont ce serait la visée ultime, le mot ou le nom justes. Si rare, si difficile.
Mehr Licht
De plus en plus je comprends que c’est le monde végétal qui plus que tout me parle et m’attire. Bien plus que le monde animal, en réalité. Moins sur le devant de la scène aussi, plus secret, peut-être. Qui s’intéresse aux lichens ou aux fougères ? Beaucoup moins de monde que pour les pandas ou les gorilles !!!
« Bord de mer. Les feuilles vertes du manioc marron le matin : toutes alignées dans le même sens et traversées par la lumière – dressées pour la recevoir pleinement. Le ‘Mehr Licht’ des végétaux. » (Laurent Margantin encore, p. 53, Laurent Margantin qui vit à la Réunion et qui ici fait allusion à la célèbre phrase de Goethe, mourant.)
→ Dans ce livre de notes prises sur quelques mois, Laurent Margantin enlace des notes écrites lors d’un voyage en Australie, en janvier et des relevés quotidiens ou presque faits à la Réunion. Très nombreuses annotations sur les végétaux et sur les oiseaux, mêlées à celles sur les grands écrivains qui l’accompagne.
A propos du Mehr Licht : c’est cela que l’algue apporte au lichen, la capacité de synthétiser la lumière, fonction à laquelle sa composante champignon ne lui donne pas accès.
Goethe que cite ailleurs encore Laurent Margantin : « Combien me sont utiles mes petites études d’histoire naturelle ! Quel plaisir je goûte à les continuer » (p. 72)
Flacon de sels
Entrecroiser les pages magnifiques de Claude Ollier évoquant un jeu de Memory avec un ami et le souvenir tout récent de ce jeu de Memory composé sur mesure pour trois petits-enfants très aimés à partir de photos d’un voyage inoubliable que nous avons fait ensemble en juin 2019 – éprouver la force et la solidité que donne un simple monopode vissé sous l’appareil de photo réflex et réaliser que cela pourrait induire de nouvelles pratiques photographiques – acheter des Capellini n° 5 et se dire qu’un de ses mets préférés coûte 1,06€ le paquet qui fera au moins six repas – recevoir une magnifique carte postale d’une forêt de la Drôme et passer sa semaine à se promener dans l’allée d’arbres qu’elle représente en compagnie du petit visage de pierre installé depuis peu sur le bureau –
Te voilà bien lotie, conscience claire !
Claude Ollier fait une analyse incroyablement subtile de ce qui se passe quand on joue au Memory. Pour... mémoire : jeu où des paires de cartes similaires sont retournées, face cachée et où le jeu consiste à recomposer les paires. « Dans cette affaire de repérage et de dévoilement, l’astuce mnémotechnique trouvait sa place, naturellement ; néanmoins, ils s’étaient vite aperçus que là n’était pas le plus intéressant du jeu, mais la mobilisation du corps par les signaux optiques : il semblait que les données, recueillies par l’œil seul, instruisaient le bras, le poignet, la main, de façon bien plus assurée, plus efficace pour les opérations ultérieures, que le cerveau lui-même. »
→ il me semble retrouver là de nouveau ce trait qui m’a frappée dans le début du livre, la volonté de retrouver l’inscription des choses pas tant dans une mémoire liée à l’esprit, mais à même le corps, si on peut dire, dans les postures, les gestes, les trajets du corps, dans le lieu ou dans l’action. Ce sera très frappant, un peu plus loin, dans la remémoration inattendue d’une autre maison encore, que les deux maisons ici si présentes, la « maison du Sud » et celle de Maule, où se situe tout le début de l’action.
→ Ce qu’expérimente là Claude Ollier, il me semble parfois le vivre dans certains exercices d’une petite application d’entraînement cérébral. Je m’aperçois souvent qu’une sorte d’instinct me pousse vers la bonne solution, sans analyse, sans intervention du calcul ou du raisonnement. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, ce qui fait que je me plante souvent ! Mais je connais ma capacité à reconnaître de très loin quelqu’un dans la rue par un ensemble silhouette-attitude, surtout de dos. Et là je suis presqu’infaillible. Quel est le processus à l’œuvre ? Où cela s’inscrit-il pour être aussi performant ? Claude Ollier : « Memory diabolique que cet enchaînement de gestes ou de démarches où, habité par un hôte plus fidèle et malin que toi, tu le laisses opérer à sa guise, un peu effrayé, attentif à ne point le déranger par tes remarques et commentaires. (...) Entre la voix insituée, muette, qui te double et te nargue, et le corps à tout bout de champ mobilisé qui n’en fait qu’à sa tête, te voilà bien lotie, conscience claire ! » (pp. 53 et 54.)
Des chocs entre la peau et les mots
« Par un étrange effet de style, le texte redonnait vie dans ses jambes, son torse, ses bras, à des impulsions retombées depuis longtemps : des balancements, des avancées, des élans brefs et coupés, des rétractions provoquées voici bien des années par tel ou tel acte réitéré reprenaient vigueur au lire muet des démarches restituées là en leurs sens et musique et communiquant directement à ses nerfs, à son souffle, à ses muscles, le dessin actualisé de leurs traces exactes. Il se produisait des chocs entre la peau et les mots, entre les os et les mots, entre les ongles et les verbes. Le flux passait sans médiation de la perception du mot à la sensation viscérale, à la pulsion motrice qui lui faisaient accoupler en tout point sa lecture au trajet nocturne du nouvel arrivant ; sa main s’accordait à celle de la maison quand il ouvrait les volets, et son souffle, ses yeux s’accordaient. Il sentait se ployer le corps de la maison et s’effacer lorsque, passant les portes qu’il laissait ouvertes, il se couchait sur le carrelage dans la fatigue intense et la moiteur de la nuit. La vision même des jambages et les sons associés laissaient, par un raccourci remarquable, affluer et se conjoindre les forces d’autrefois, et il rééprouvait les qualités d’un lieu dont il avait gardé intact le goût violent d’accueil. » (p. 59)
Lire, écrire, traduire
Chez Laurent Margantin, cette note : « Se frayer un chemin à travers un livre en sachant qu’on ne le retrouvera jamais.
lire écrire traduire – traduire lire écrire – écrire traduire lire – écrire lire traduire – traduire écrire lire – lire traduire écrire, etc. (p. 61)
→ c’est peut-être parce que je sais que je ne retrouverai pas le chemin de ma lecture que j’érige, jour après jour depuis près de 20 ans ce Flotoir. Qui aurait ainsi une fonction profondément mélancolique. Un flux dressé contre la perte.
Écho
Un amusant passage dans les carnets de L. Margantin me renvoie, illico, à un personnage de Jules Verne dans Le Pays des fourrures, qui a conditionné toute sa vie depuis des années pour voir une certaine éclipse, dans un coin quasi inaccessible du monde, et qui finalement ne la verra pas, car il ignore qu’il se trouve sur une terre détachée du continent et qui dérive depuis des semaines, brouillant bien entendu complètement sa position !
Laurent Margantin : « Deux astrophotographes dans le Kimberley en Australie : se préparent depuis des mois à passer une seule nuit au Wolfe Creek Crater, un cratère météorique, où ils veulent photographier une pluie d’étoiles filantes. Ce qu’ils voient à peine à l’œil nu, leurs appareils équipés de téléobjectifs leur montrent – ce qu’on arrive parfois à faire avec le langage. Mais c’est finalement un échec : la météo est mauvaise, un orage éclate et les nuages les empêchent de photographier les étoiles filantes – il y a aussi des jours sans langage. » (p. 62)
Jules Verne : « Thomas Black se joint donc à l’expédition, pour pouvoir observer ‘son’ éclipse d’une latitude supérieure à 70°. Un lieu propice à la fois à l’observation et à la fondation du comptoir est trouvé, le cap Bathurst, à 70° 44’ 37’’ de latitude, comme l’ont mesuré avec précision l’astronome et le lieutenant. Mais au moment prévu, l’astronome s’aperçoit avec stupeur que l’éclipse n’est pas totale, en contradiction avec les éphémérides qui, bien sûr, ne sauraient être fausses. Après vérification, il s’avère que la latitude est de 73°, plaçant le site en dehors de la zone présumée de totalité. Le lieu choisi pour le comptoir-observatoire n’était en fait qu’une plaque de glace, qui s’est détachée du continent et s’est mise à dériver dans l’Océan Glacial Arctique. La suite du roman sera l’odyssée du petit groupe à la dérive sur les eaux polaires. » (source)
Francis Ponge, Denis Roche
Cette note encore, émouvante et forte, chez Margantin : « Le 10 Août 1984, Denis Roche rend visite à Francis Ponge : ‘je regarde le vieil homme heureux, l’esprit occupé aux mille relais qui assurent le tissu invisible des littératures comme un flux continu’ (Temps profond). »
→ Temps profond, c’est aussi ce que je ressens en lisant Claude Ollier. Ce matin, marchant, me posais la question de savoir s’il serait possible de retrouver des occurrences des premières impressions musicales en se frayant un passage au travers de milliers de strates d’écoutes, depuis ce temps désormais lointain ?
Faulkner
Dans Simulacre, ces notes de Claude Ollier sur Faulkner : « Longtemps que je n’avais relu Faulkner. J’ai repris Tandis que j’agonise. Traduction de Maurice Coindreau, ce texte français dru et flamboyant qu’il donne. Je regrette de n’avoir le texte original. Découpage de la narration par attribution à l’un et l’autre des acteurs. Acteurs, pas personnages. Ce n’est pas un roman, c’est une procession, au ton de rituel, hiératique. (...) Ahurissant mixage, dans la phrase, très souvent, de sensations visuelles, auditives, cénesthésiques, les termes et attributs des uns distribués aux autres, se référant en somme à un être tout autre, un être antique total ayant survécu là de nos jours et poursuivant sa quête insignifiante, aberrante, minimale, ponctuée de formules religieuses, de noms divins, d’invocations banales tels des réflexes incontrôlés, une quête vouée à un « ciel » impensé, introuvable. ».
Enfants
Dans Simulacre, nombreuses annotations, souvent poèmes, autour des enfants, au travers de Camille, la petite-fille de Claude Ollier. Ce passage qui me touche tout particulièrement : « silencieuse… Son père, sa mère sont partis pour trois jours, c’est peu, et rien de conflictuel, de trouble, de non résolu, au contraire, ni entre eux ni avec leur fille, ils s’aiment, se tiennent, se soutiennent… et pourtant, pour ces trois jours, elle a vécu d’un doute à un moment, incroyance brusque à la continuité, terreur d’une discontinuité perçue dans l’instant comme définitive, rupture, absence à jamais… Quelle fragilité, quelle soudaineté dans la brisure, et le gouffre, quelle précarité de la vie des tout jeunes, ce cri muet derrière le spasme. » (15 juillet 2006)
→ Je me souviens encore, tant d’années après. Une sorte de nevermore irrésoluble, même en sachant que la séparation serait temporaire et qui plus est, brève.
Métaclassique
J’écoute avec le plus grand intérêt certaines des émissions de la chaîne Métaclassique de David Christoffel. Remarquable émission avec Jean-Christophe Bailly notamment, sous le beau titre musical de « Phraser » et une autre, peut-être plus pour mélomanes vraiment avertis (pardon pour l’immodestie !) sur les quarts de ton et autres divisions de l’octave. Productrices de ces sonorités si étranges qui me fascinent, en particulier pour une raison qui n’a rien à voir avec la théorie et l’art musical : parce qu’elles m’évoquent sur le champ les sonorités de deux vieux pianos désaccordés dans la maison familiale d’enfance. Cette façon qu’a le son d’osciller sur sa base....
Les notes courent à nu sur la peau
Alors bienvenue cette citation de Claude Ollier, prise dans Une Histoire illisible : « Il est des musiques qui ont un rapport avec la situation, avec le ton du moment plutôt, la qualité du souci que deux personnes se font à un moment donné, et qui amplifient ce souci, le colorent à vif, le font battre d’autre manière et le creusent. (...) Là où les mots ont buté, les notes courent à nu sur la peau, font vivre l’instant de la perception tronquée ou dérobée, elles l’imposent et le corps vivre. » (p. 63)
Du végétal
Très belle attention au végétal aussi chez Ollier, qui eut un jardin dans sa maison de Maule auquel semble-t-il il consacra beaucoup de temps : « Il inspecte les arbustes, observe la croissance des pousses, le surgissement très lent des feuilles, cet univers en réduction, en des millions de points concentré, comprimé, maintenu comme par force quelques instants encore dans sa gaine ; cet univers en expansion, multiforme, qui va meubler l’espace, fleuri, feuillu, et le transfigurer, herbu, branchu, en altérer les données, surfaces multipliées, diversifiées, volumes, perspective – la profondeur de champ singulièrement – dans le renouveau complet des matières. »
Flacon de sels
trouver parfois, rarement, quelque phrase dans un livre qui mot à mot épouse et révèle en même temps tout un ressenti subliminal – entendre le silence total, jamais atteint depuis quarante ans, du quartier où toute circulation, même piétonne, a été coupée pendant plus de deux heures à la suite d’une alerte sur le réseau de gaz – recevoir un somptueux mais hélas très éphémère bouquet de dix énormes têtes d’hortensia blanches – les toucher, éprouver leur fraîcheur – cet étrange moment où le cri du goéland dehors se superpose exactement par son rythme au frottement des cordes dans l’adagio du trio Les Esprits de Beethoven – le conseil de Rubinstein à Barenboïm : si tu veux être heureux, n’utilise jamais le mot ‘si’ –
Ce battement, en lui toujours
Comme le battement infime du son, parfois « ce battement en lui toujours, de plein à vide, en va-et-vient qui jamais ne se dément, seul varie le temps du battement, comme varie le temps du sang, quel muscle ordonne le battement du vide et du plein, le ralentit, le précipite, régularise – quel cœur ? Un cœur dans la tête pompe l’esprit de vie, le restitue au vide. Puis le trop-plein de vide éclate et le jardin pour la millième fois renaît en lui, par ses pupilles, ses lèvres, ses ongles, les osselets de ses oreilles, l’inépuisable de la sève baigne toute substance de sa peau, de ses viscères, de ses nerfs, les sème d’emblèmes multicolores et de parfums, démultiplie le vertige, le sentiment de flottement cosmique, l’hésitation du végétal devant le surgissement, l’épanouissement, (...) » (p. 67)
→ tellement évidente ici cette sorte d’osmose, au sens original, « phénomène de diffusion entre deux solutions à travers une membrane semi-perméable », entre le dehors et le dedans, que l’on retrouve à chaque instant dans la prose d’Ollier. Comme si toutes les pores s’ouvraient et que tout « coure à nu » sur la peau, avec des échanges dans les deux sens.
La solidarité des sensations
Pages tout à fait extraordinaires sur la réminiscence, les travaux obscurs, secrets, de la mémoire, du Proust sans madeleine parfois. Ollier montre le rôle immense, pour ne pas dire dominant du corps dans l’affaire, des inscriptions corporelles, qui dans ce qu’il dit, semblent bien plus prégnantes que l’inscription mentale. Comme si le neuronal n’était pas que phénomène cérébral mais aussi dirigé par tout ce qui « remonte » du corps.
Pourquoi je dis Proust sans madeleine ? En raison de cette description : « Peu de jours après, dans le jardin toujours (...) il se retrouve abruptement dans cette posture où parcourant le lieu de la maison d’été [dans laquelle il ne se trouve pas à ce moment-là], il a senti se dérober mur et pilier, glisser, s’ouvrir sur un lieu autre qu’il n’a pu nommer, et qu’il voit maintenant, dans un éclair, du haut de l’escalier : la maison sur la colline, les tuiles rouges, le canal d’eau vive en bordure du champ, les cyprès abritant les blés ». Et il ajoute : « en cet instant immesurable, les sensations se complétaient, s’appelaient, recréaient l’atmosphère, le site, le lieu du parcours privilégié. Sur le moment, c’est cela qui le frappe le plus : la solidarité des sensations, par-delà les années ; l’une d’elle alertée rameute toutes celles au site liées et par lui associées, précises, inaltérées, les convoque sans faute, sans délai, dès que la main, l’oreille ou l’œil, rouvrant sa trace propre, a fracturé la bulle. » Et de poser la question, essentielle, bien sûr : « Qu’a-t-il aperçu tout à coup, senti, touché, qui par voie de similitude ou d’écho a fait résonner l’image ancienne, au bout de quelle chaîne, de quel circuit retrouvé ! » Ollier qui bien sûr pense aussi à Proust, il me semble, puisqu’il écrit : « il cherche à rebrousser chemin, à se replacer un peu avant dans le temps, à l’endroit exact où marchant sur les pavés... » (p. 68). !
Plus loin, Claude Ollier écrira encore : « Le lieu modèle la course de nos gestes, le corps prend des clichés. Sollicité, il ranime ces images globales et va de l’une à l’autre, ressuscitant les scènes. » (p.76)
Carnets du nouveau jour
Belle découverte aussi que les Carnets du nouveau jour de Laurent Margantin, annotations que l’on peut retrouver, au jour le jour, sur ce site, plus secret que son grand site Œuvres ouvertes. « Il reste tant de livres à lire – tant de perspectives de bonheur » si loin du « et j’ai lu tous les livres ». (p. 87) Ces carnets mêlent, comme les jours, notes d’observations (beaucoup de nature, oiseaux et végétaux en particulier), de travail (la traduction, Kafka, la lecture) ou scènes de la vie domestique ou collective sur l’île de la Réunion. Notes critiques aussi, brèves et bien frappées : « Il existe quelques ‘génies narratifs’ – et tous les autres qui bousillent la fiction ». (p. 89)
Absence, présence
« La plupart des mots qui circulent te rendent absent au monde. Cherche les mots qui te rendent présent – te redonnent la vue, et l’ouïe, et l’odorat, et l’émotion. » (p. 93)
De l’effet de certaines lectures
« Certaines lectures sont des tempêtes : le lendemain matin, la lumière est plus vive et l’air plus pur. (Fini hier soir Une voix dans la nuit de Yasushi Inoue). (p. 95)
→ Certaines lectures agitent, doucement ou violemment, les nappes phréatiques les plus profondes, au plus noir de soi, au plus vrai. Ainsi pour moi le livre d’Isabelle Baladine Howald en cours de parution, Fragments du discontinu, (chez Isabelle Sauvage)
La césure
Dans la très belle émission de Métaclassique de David Christoffel avec Jean-Christophe Bailly, tout ce moment autour de la césure, de l’interruption autour du mouvement lent du 15ème quatuor de Beethoven (on peut l’écouter ici, dans l’interprétation du quatuor Vegh dont parle JC Bailly à 17’50) – « C’est la musique qui retrouve la musique » et Bailly rappelle les circonstances de l’écriture du quatuor, à savoir que Beethoven avait été gravement malade au printemps 1825 ; il intitula le troisième mouvement, lent, Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit in der lydischen Tonart, (Chant sacré d’action de grâce d’un convalescent à la Divinité dans le mode lydien). Bailly : « on retrouve quelque chose de l’état dont on revient ».
J’aime sa remarque presque désolée d’être tellement attaché aux versions dans lesquelles il a découvert les œuvres, même si ce ne sont pas les meilleures ! Et des Vegh, il dit justement qu’ils n’exécutent pas le morceau mais qu’il donnent le sentiment de l’explorer. Il est aussi beaucoup question de Philippe Lacoue-Labarthe dans cette émission avec une référence au fameux texte de Rousseau après son accident. Son retour à la conscience.
Mélancolie
Est-ce que le Flotoir et la photographie relèvent d’un même fond mélancolique, avec le souci de dresser une digue contre tout ce qui inexorablement s’enfouit, s’enfuit, se perd, se dilue, préfiguration de la totale disparition ?
Jeux de lecture
J’ouvre le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink qui vient de paraître chez Eric Pesty, Jeux de lecture, suivi de De la lecture et de De la littéralité. La photo qui ouvre le livre me renvoie à une photo un peu similaire que j’ai faite à Aachen (Aix-la-Chapelle) ! Avec Siegfried, nombreux échanges depuis plusieurs années autour de ces « portraits de lecteur », que je prends en photo ou que j’écris. Siegfried appelle très justement les lecteurs ‘les injoignables’.
Les autres lecteurs d’un livre, thème récurrent. Parfois celui ou celle qui très concrètement a tenu ce livre-là, prêté, emprunté, acheté d’occasion – mais aussi tous ceux ici ou là qui ont lu, lisent et même liront (le spectre peut être au futur) cette œuvre-là. En tête du livre, cette citation, de Bailly encore : « Qui se souvient ? Le livre ou nous-mêmes ou le fantôme d’un lecteur nous ayant précédé et qui traverse encore les pages du livre ? Toujours est-il qu’en cours de lecture il peut fort bien arriver qu’il nous accompagne ou nous quitte. Et parfois il semble même avoir disparu. » et S.P.H. de rappeler, toujours en exergue, que les bibliothécaires nomment fantôme la plaquette de carton mis à la place d’un livre emprunté.
Que de fantômes chez moi, tous les livres qui sont passés par ici et qui ne sont pas restés là... même ceux qui ont habité un temps les bibliothèques pour en être ensuite retirés, le plus doucement et tendrement possible, pour faire place à d’autres. Ce remords que cela a toujours suscité.
Cette communauté des lecteurs
« Si introuvable soit-il [si injoignable donc aussi], ce corps fantôme qu’est tout lecteur s’incarne bel et bien en maints avatars de par le monde » et il se trouve que nous partageons la même fascination pour ces incarnations du lecteur. Siegfried Plümper-Hüttenbrink fait alors une supposition : qu’il y ait quelque part quelqu’un qui au moment même où il lit telle page de Wittgenstein, la lise aussi, voire l’annote également. Il y aurait des calculs de probabilité amusants à faire. Sans doute peu de chances qu’un lecteur lise au même moment que moi telle page de Claude Ollier (un hapax presque – voir aussi la cote de ses livres sur un site comme Recyclivres, 3,99€ pour la plupart, quelle tristesse !) et beaucoup de chances que mille personnes lisent la même page du même best-seller du moment. A ce sujet, je pense à cette horrible fonction sur la liseuse du géant américain du commerce qui propose de « voir les passages les plus soulignés » par les autres lecteurs. Fonction que j’ai désactivée illico, cela va de soi !
Alors oui, il y aurait (conditionnel) bien une communauté « la communauté que configurent clandestinement les lecteurs de par le monde (...) cette communauté, qui n’a rien d’imaginaire, ne peut mener qu’une existence muette et qui restera à tout jamais invérifiable. Une existence fantomatique mené en quelque infra-monde, et qui sera donnée en partage tout aussi aux lecteurs qu’aux flâneurs et dormeurs. » (p. 18)
L’enfant qui lit
Superbe remarque : « sans doute faudrait-il inventer une quatrième personne du singulier qui n’est pas encore répertoriée dans les manuels de grammaire. Une personne que j’ai cru entr’apercevoir un jour dans la figure muette d’un enfant qui restait sans voix, aphoné par ce qu’il lisait. Sans doute tentait-il de relier son livre avec une île où gîter. De s’en faire une tache blanche et qui dut provisoirement le porter pour disparu. » (p. 22)
→ On verra que les thèmes de l’île, de la solitude du lecteur, voire de sa disparition souhaitée dans et par le livre sont récurrents.
Selon Ludwig Hohl
Vingtième proposition de S. Plümper Hüttenbrink : « 20. Selon Ludwig Hohl, qui dut se réfugier dans la pénombre d’un sous-sol genevois les dernières années de sa vie, la meilleure manière pour progresser dans sa lecture serait de relire incessamment ce que je viens de lire et non de poursuivre ma lecture. M’interrompre à tout moment et reprendre à zéro. Et ne serait-ce que pour générer à chaque fois une nouvelle donne, une remise en jeu des termes qui auront été lus. Il ajoute qu’en procédant ainsi les mains de qui lit acquièrent à la longue la faculté de laisser des traces par voie d’imprégnation dans les livres qu’il lit. Marques, tachetures, empreintes digitales, attestant de l’entente qui se sera établie en cours de lecture. » (p. 27)
Synchronisation et mise en phase
« 25. Et si, à l’instar du sentiment amoureux, toute lecture n’était qu’une affaire de mise en phase et de synchronisation des affects ? Dès qu’un temps d’avance ou de retard survient, tout semble se fausser, sonner étrangement faux. Le malentendu menace de sévir au tournant du moindre vocable. La longueur d’onde n’étant plus acquise, les fréquences se brouillent. Et le livre me tombe alors inexplicablement des mains. » (p. 31)
→ cela me renvoie à cette expérience, douloureuse, si souvent faite. L’enthousiasme d’un premier soir de lecture, la déconvenue inexplicable dans le retour au même livre le lendemain. Déphasage ?
Deux corps de lecteur
« 29. On a retrouvé deux corps de lecteur.
L’un appartenait à Victor Segalen, adossé mort à un arbre, au fin fond de la forêt d’Houelgat, dite anciennement forêt de Brocéliande, avec un exemplaire d’Hamlet de Shakespeare sur lui.
L’autre était celui d’un noyé portant le nom de Percy Bysshe Shelley, échoué sur le littoral gênois, avec un exemplaire des Tragédies d’Eschyle dans la poche de son gilet.
Comme si l’existence d’un lecteur ne pouvait venir à jour que dans le corps retrouvé d’un mort. » (p. 33)
Note de lumière
Celle-ci, chez Claude Ollier : « l’autre lumière est de buée pâle, impressionnant distances et couleurs, imprécisant les formes ; elle impose un vœu de peinture au paysage mystifié ».
Il n’est que de prendre en bouche ou en tête cette phrase et de la dire, redire, lire, relire, retourner. Explorer le monde d’idées et de sensations qui naissent alors. Sur une seule phrase.
Sensation de lecture
Ce changement de sensation physique en changeant de livre et de monde. Quittant le désert marocain paysage aussi jaune ou jauni que les pages du livre qui a déjà bien vécu, pour les pages très blanches d’où sortent, vifs, les caractères de l’autre livre, quittant la touffeur accueillante pour un silence qui fait un effet de glace.
Ne pas simplifier
De nouveau une série de tweets intéressants d’Edgar Morin, même si la pensée n’est pas ici très neuve : « Simplifier c´est sacrifier – Pour que notre logique fonctionne, il faut découper en petits morceaux l´univers, la vie, nos personnes. L’habitude de penser le réel dans les compartiments séparés des disciplines, nous fait perdre de vue la nature du réel. – Le mode barbare de penser est dans la simplification, la disjonction, la séparation, la rationalisation qui excluent la complexité, la contradiction, l´inclusion, l’inséparation, l’irréel, le rêve et la poésie. »
→ d’où l’immense déficit de capacité de penser qu’engendre le fait de ne jamais lire.
Le bois
« Le bois naît d’une relation avec l’air, catalysée par des cascades d’électrons au sein de membranes. L’atmosphère et la plante s’engendrent mutuellement – la plante en tant que cristallisation temporaire de carbone atmosphérique, l’air comme produit de 400 millions d’années de photosynthèse de la forêt. Ni l’arbre ni l’air n’ont d’histoire propre, de télos à lui, car aucun n’existe indépendamment de l’autre. »
→ je viens de terminer le livre de George Haskell, écoute l’arbre et la feuille et je vais commencer un autre livre de lui Un an dans la vie d’une forêt. J’aime profondément sa façon d’aborder le végétal, de manière pluridisciplinaire, en botaniste, biologiste, anthropologue, écologiste, historien, sociologue, acousticien.... et sûrement j’en oublie. Acousticien notamment, car il y a une très importante dimension d’écoute dans son approche.
Une histoire illisible
J’ai terminé hier ce livre si étrange, si merveilleux, peut-être bien au double sens du mot. Ce livre qui revient sur son début à la toute fin, qui bifurque sans prévenir en plein milieu d’une histoire, d’un récit. Ce livre où les lieux sont si importants et singulièrement les maisons. Ici la maison du Sud, la maison de Maule, même si Maule n’est pas nommé, la maison du vallon, la maison à proximité de cette dernière où est vécu le début de la vie du couple et où la petite fille passe ses premiers jours. Je retrouve cette sensibilité d’Ollier qui me touche tant au très petit enfant, qu’il observe avec une acuité extraordinaire. Sa propre fille, au travers de ce livre de L’histoire illisible, ses petites-filles ensuite telles que je les ai découvertes dans le dernier tome de son Journal, Simulacre.
Ce matin, en marchant, j’ai écouté un podcast de l’émission « L’Expérience » de France culture qui m’a fait songer à cette attention au petit enfant de Claude Ollier. L’auteur du podcast a enregistré puis monté les enregistrements faits pendant un an dans la vie de sa petite fille, entre son premier et deuxième anniversaire, au moment de sa naissance au langage. "Premiers mots". Un podcast original signée Glenn Besnard, réalisée par Christine Robert.
Cette émission ? : « Documentaire d’auteur et de l’écriture sonore, L’Expérience est un espace libéré des genres radiophoniques (magazine, reportage, documentaire, fiction...), qui s’en affranchit ou qui les mêle. C’est un temps d’expression du singulier. Cet espace se décline sous forme de collections et accueille L’Atelier de création radiophonique (ACR), et des productions pour le Cinéma sonore. Intense expérience de l’auteur, de l’équipe qui l’enregistre, de ceux qui vont l’écouter, L’Expérience promet d’être un voyage unique de vécus particuliers, de mises en situation originales, de moments de vie enregistrés en temps réel, de paysages sonores parcourus ou de moments performatifs en direct. Intimes ou rares, les limites de L’Expérience sont inconnues. »
Glenn Besnard
L’auteur de ce podcast est en fait ingénieur du son. Il collecte les sons, les assemble, les triture, les mélange. Ce podcast qui lui permet de retracer le moment de l’éclosion du langage chez sa fille, il l’a écrit en hommage à Yann Parenthoën, le célèbre metteur en ondes musicales de Radio France qui en 1967, réalisait Un petit chariot pour la Grande Ourse . Dans cette création où il mettait en scène ses propres enfants, « l’ingénieur du son proposait un projet audacieux pour la radio de l’époque : une émission faite uniquement avec des sons et des bribes de voix, sans interviews ni commentaires. » (source)
Glenn Besnard façonne aussi le son comme une matière pour créer des pièces sonores diffusées lors d’installations ou à la radio (RTBF, France Culture..), des bandes originales de films (Avec mes abeilles, Le bateau ivre), ou des créations sonores pour le théâtre (compagnie Gazibul).
Et l’on n’est pas si loin de Christian Rosset et de Claude Ollier, tous deux importants créateurs pour la radio. Claude Ollier notamment de Hörspiel qu’on aimerait bien réentendre.
Du podcast
Je ne suis pas encore très à l’aise avec la notion de podcast. Bien sûr, je connais l’acception la plus courante du terme, enregistrements d’émissions précédemment diffusées et remises à disposition, au moment que l’on choisit, pour une écoute ou réécoute.
Mais apparemment le champ s’est considérablement étendu ces derniers temps, le podcast semblant devenir un nouvel espace de création, de diffusion, pour des contenus sans images.
En fait, il y a : 1. Les replays d’émission de radio (ou ‘radio de rattrapage’) : ce sont les programmes des stations de radio (chroniques, journaux, documentaires…) et qui peuvent être réécoutés à la demande. 2. les podcasts natifs : ce sont des contenus audio produits en vue d’une diffusion directe auprès du public, sans passage à la radio. Ils sont beaucoup plus nombreux car non soumis à une grille de programmes et surtout plus faciles à produire. Ces derniers pouvant être le fait d’indépendants ou bien créés, fournis, regroupés par des maisons de production. (source)
Je pense par exemple à David Christoffel qui produit et diffuse via des radios mais aussi des podcasts des émissions passionnantes sur « la musique classique et au-delà » : Métaclassique.
Sur l’écoute
Cette forte remarque de Claude Ollier : « (...) se demandant s’il vient de parler vraiment ou de suivre muettement le fil de la voix, le fil qu’il tisse depuis des mois sur le lancer trivial de la voix, insatiable, bornée. Croisant l’œil de Bruno, il sait qu’il a parlé : celui-là a ce qu’il faut dans son corps pour dûment l’écouter, faire acte de dialogue par son écoute seule, et accueil de legs au besoin. » (p. 148)
→ Ce qui me retient ici c’est l’idée que c’est par le corps, ou plus exactement sans doute par certaine(s) disposition(s) du corps que l’on peut vraiment écouter. « Bruno l’écoute comme l’écho d’une voix très proche, coutumière, refrain en mode mineur (...) ».
→ Bien étrange aussi la question du prénom, j’en prends conscience de nouveau en recopiant ce paragraphe. Le sujet central du livre s’appelle successivement Bruno ou Denis, avatars de l’auteur sans doute, lui-même insituable dans le temps et dans l’espace, bien souvent. Avec pour miroir principal, antagoniste et protagoniste, Paul, l’infatigable voyageur qui toujours vient le déloger de sa retraite, qu’il soit Denis ou Bruno, Bruno ou Denis, pour l’emmener dans des voyages fous, risqués, rocambolesques, dont on ne sait quel rapport ils ont avec la réalité.
Flacon de sels
le plaisir de nouvelles lunettes – que les verres soient de la même marque que les appareils de photo de toujours – l’idée qui passe que certaines livres sont comme de nouvelles paires de lunettes – murmurer dans la barbe qu’on n’a pas : ne pas gloser, comprenne qui pourra –
Ne pas forcer sa nature
Claude Ollier encore : « Il se sent plus guilleret que dans son adolescence, ni optimiste, ni pessimiste, mais guilleret, plein d’ardeur et confiant, ce qui ne l’empêche pas, les jours où rien ne marche selon ses vœux, de passer des heures à se morfondre, incapable de réagir, comme atone, affalé. C’est qu’il sait d’expérience l’inutilité, quand tout va mal, de forcer sa nature : rien n’y fait, bien au contraire. Le secret est de se laisser glisser jusqu’au bas de la pente, d’accélérer le mouvement même, pour, touchant le fond, remonter presqu’aussitôt à la surface, l’humeur se renversant comme si un sablier dans le crâne la réglait, manipulé par un lunatique. » (p. 179).
→ cette image du sablier, je la retrouverai plus loin, quasi semblable dans le livre. Elle est si juste, définit si bien le caractère profondément cyclique de toute vie, ses hauts et ses bas, ses pleins et ses vides, élans et retraits. Quelque chose de thermodynamique, mais je ne sais si la thermodynamique est régie par des phénomènes cycliques ? Il semblerait que oui : « Un cycle thermodynamique est une suite de transformations successives qui part d’un système thermodynamique dans un état donné, le transforme et le ramène finalement à son état initial, de manière à pouvoir recommencer le cycle. Au cours du cycle, le système voit sa température, sa pression ou d’autres paramètres d’état varier, tandis qu’il échange du travail et réalise un transfert thermique avec l’extérieur. » (source)
Cette question des lieux
Cette question de l’empreinte et de l’écho des lieux, si frappante dans ce livre de Claude Ollier et sans doute dans toute son œuvre, si j’en crois ce que j’ai compris en lisant Le Dissident secret de Christian Rosset. « Deux lieux clos si distants l’un de l’autre gomment le temps de la chambre bleue. Il sait que ce lieu-ci s’effacera, les données de son image converties en signes illisibles à l’œil, stockées en lignes ou tubes de frayage qu’un ordre mystérieux mobilisera un jour, et les signes alertés, par conversion inverse, recomposeront pour l’œil le cube blanc de la chambre, la forme de la table, celle du lit, la forme de la bougie et – chose admirable entre toutes – l’équivalent exact du tremblement de sa flamme. Il sait aussi que les signes codés imprimant à cette occasion les cellules, ou bien les points, les traits déterminant une modification telle de ces cellules qu’elle sera repérée plus tard – à quelle instigation ? –, décodée et lue, c’est-à-dire transcrite et représentée en sons, en notes de musique, en couleurs ou senteurs ou caresses, il sait que ces signes engrangés et conservés si longtemps comme en sommeil ou en hibernation, toute une année, une décennie, toute une vie, transposeront et reproduiront aussi ce qu’il sent en ce moment sur le dos de sa main glisser de vent léger descendant des falaises, ce que son corps au repos éprouve de bien-être, tout ce qu’il sait de son séjour et de ses réflexions ce soir, jusqu’à cette pensée-là et cette phrase même qui n’en finit pas. Ce que les cellules produisent comme sensation ou émotion, émettent, et simultanément produisent, émettent comme traces de l’émission, de manière à reconstituer à volonté, ou fortuitement – mais qu’est-ce que le fortuit dans cette affaire ? –, la matière de l’émission aussi bien que celle des traces, voilà ce qu’il faudrait élucider de front ou distinguer d’emblée, semble-t-il, débrouiller, pour y voir clair, il s’y perd, ne sait plus où il en est dans ce circuit reproductif de plus en plus serré. Attend encore un peu, mais rien ne se passe, rien de nouveau. Finit son verre, son cigare. Se lève, laisse le vallon à son intrigue de pierres et d’oiseaux, pousse la porte de la chambre. » (p. 181)
Plus loin : « cette caractéristique du lieu est assez forte pour déterminer une modalité durable de mon être (...) Cette modalité locale est sensible à chaque retour (...) de sorte que je participe, écrit-il encore, d’autant d’êtres que de lieux fréquentés et pleinement perçus dans leur durée, voire d’autant d’êtres qu’ont pu en susciter ces lieux ». (p. 197)
→ ce jeu essentiel entre les lieux, les différentes maisons habitées et le personnage, lui-même double. Maison du sud, maison du vallon, Bruno, Denis, etc.
Jeu au double sens du mot. Jouer ou avoir du jeu.
La femme et l’enfant
Forte surprise, à la toute fin du livre, de la rencontre avec Maë qui va devenir la femme du héros puis de la naissance d’une petite fille. « Souvent, il tire le berceau contre la table pour parfaire le milieu d’accueil qui se rapproche ainsi du cercle, se tient en limite du cercle et considère l’être minuscule étranger à la planète et qu’il a engendré, d’une certaine manière, contribué donc à attirer parmi les siens. Un soir qu’il examine les deux figures, celle formée par le cercle imparfait, l’autre par le cube grossier de la pièce, une propriété évidente de cet ensemble lui saute aux yeux et il comprend soudain, saisit enfin que lui aussi est venu d’ailleurs et que pour être acclimaté vraiment, apprivoisé complètement, il faut sans doute accueillir à son tour et apprêter au nouveau venu l’espace le plus propice à son intelligence des formes élémentaires, reproduisant de cette façon son propre schéma initial et, par une observation constante, ayant chance de tirer ces enseignements primordiaux qui n’ont que trop tardé à apparaître, refoulés par la dispersion, la confusion, une mauvaise orientation au départ peut-être, ou – qui sait ? – un mauvais accueil. Il a l’impression d’avoir fait là un grand pas en avant, non que tout soit clair désormais, mais ce qui lui reste à faire est clairement tracé : consigner les faits, les dates, les rapports, les liens, ne rien laisser pour compte, évaluer, esquisser, pondérer, induire. Exposer, comparer. Comme une leçon de choses.
Prenant un cahier pour y noter un premier mot, il a le sentiment très fort en cet instant de rattraper les mailles qu’il a laissées filer, de renouer les fils, et ce qu’il fait là presque sans réfléchir, dans la transe de la main, il le note tout soudain :
il recopie l’enfance. »
→ Magnifique chute à la presque fin du livre où l’on croit comprendre que le narrateur, après toutes les péripéties du livres, qui parfois l’ont entraîné très loin, jusque dans le désert le plus aride, voire dangereux, parvient à l’écriture.
Jeux de lecture
Jeux encore, et beaucoup de surprises, dans le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink que je reprends. Il procède en cette première partie du livre par paragraphes numérotés.
« 35 Le lecteur que je suis ne tient pas à laisser des traces de son passage. S’il lit, c’est pour ne plus bouger et s’écouter respirer. Rivé en insulaire à son lit, on dirait qu’il est de garde. Assurant son temps de vacation. Avec pour seule pitance des débris alphabétiques qu’il va dénicher dans des livres. Survivant ainsi, ignoré de tous. À faire île de toutes parts, il n’a plus d’ici, seulement un là-bas au loin – quelque ailleurs – d’où on le voit parfois en train de lire.
À vrai dire, il souhaiterait s’oublier quelque part. Ne plus savoir ‘où’ et ‘qui’ encore être lorsqu’il a un livre en main. Car s’il sait encore déchiffrer les mots qu’il a pour charge de lire, il pressent toutefois que ces mots ne lui sont en rien destinés et que n’importe qui pourrait tout aussi bien les lire et les déchiffrer à sa place. Ils ne sont que des mots qui restent en attente d’être lus et qu’il s’acharne encore à vouloir développer comme s’ils étaient des négatifs. »
Un peu plus loin : « 36. Je lis. Je relie. Je consulte les cartes, sonde les astres, fouille au hasard les entrailles des bêtes. Tentant de visionner au bain révélateur une contrée qui n’est pas de ce monde. »
De l’ombre
Vient ensuite une surprenante digression (mais en est-ce une ?) sur l’ombre : « On ne prête jamais suffisamment attention à son ombre passante ». Quelle justesse dans cette remarque et comme nous sommes peu attentifs, voire indifférents à notre double, à moins que nous voulions n’en rien connaître, n’en rien savoir, acharnés que nous sommes à fonder un minimum d’identité tenable en nous ? « La voir s’animer au-devant de soi tout en cheminant en sa compagnie peut générer des troubles optiques de toute beauté. Tout comme la surprendre qui s’éclipse sous le passage d’un nuage et pour ressurgir au tournant d’un pont ou d’une rive ». Ne s’agit-il pas de « renouer connaissance (...) avec [sa] dépouille d’ombre passante qui n’attendait que ça. » (p. 38)
Miroir, abyme, etc.
Il y a quelque chose d’assez fascinant à lire un livre sur la lecture et à s’observer mettant à l’épreuve les remarques du livre sur le lecteur, donc sur soi lecteur en train de lire cette remarque !
Leserverbindung
« Ludwig Wittgenstein aurait dit de Leserverbindung.
Lire (lesen) étant aussi et d’emblée faire le lien (die Bindung), lier et relier (verbinden), et en vue d’ourdir quelque chose comme une liaison ou une correspondance (eine Verbindung) qu’elle soit grammaticale, épistolaire ou ferroviaire. » (p. 40)
→ n’est-ce pas aussi une histoire de radeau, de Flotoir... ?
Des traces, quelles traces ?
« Mais s’interroger sur les traces que laissent en nous nos lectures est plus que vain. Elles ne sont à tout prendre que d’éphémères dépôts, des bribes lacunaires et plus qu’invérifiables, et que nous sauvegardons par-devers nous, comme si elles devaient nous livrer les preuves infaillibles d’une autre vie, vécue en une autre langue, et par quelqu’un en nous dont nous aurions perdu à tout jamais souvenir. Au point qu’on peut douter in fine d’avoir effectivement lu. » (p. 41)
→ Double avis à propos de cette note. Oui, il est terrible d’ouvrir un livre, pour lequel on a preuve concrète d’une lecture passée et de cette lecture ne plus avoir la moindre idée, c’est une expérience très courante. Contre laquelle s’érige une partie de ce Flotoir depuis près de vingt ans maintenant. Identité et lectures ayant sans doute un rapport complexe – perdre la mémoire, mais aussi singulièrement perdre la mémoire de ses lectures affecterait le sens de soi ?
Cependant cette obscure impression aussi que tout ce qu’on lit tombe comme des sédiments sur le fonds marin, et s’en vient constituer une sorte de substrat qui n’est pas sans nous informer de notre passage par ces mots, ces lignes et ces pages-là. Nous former aussi.
Réminiscence
Je reprends donc la lecture du journal de Claude Ollier. Après le tout dernier volume, Simulacre, je me tourne vers la période 1980-1990 et Réminiscence. Curieusement j’ai comme peur de Cahiers d’écolier (1950-1960) que j’ai évité pour l’instant de me procurer.
Nouveaux matériaux
Formidable de lire les mots qui suivent, alors que je viens de m’arrêter longuement sur la question de l’enregistrement sonore, de la radio, du podcast, etc. « Les photographies ne sont plus seules à pourvoir le livre en incitations et documents : les bandes magnétiques sont entrées dans la danse. Je retranscris de longs passages de celles où Ariane, depuis son plus jeune âge, livre sans fard les étapes de son apprentissage du langage et de la vie (...) Travail difficile, harassant, mais qui m’apprend à mieux écouter aussi. » (7 février 1980).
Rédigé par Florence Trocmé le 02 août 2020 à 17h30 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Le Monde du silence
Là encore, une nouvelle lecture sur l’établi, Le Monde du Silence, de Max Picard, une réédition d’un livre de 1953 aux Editions de la Baconnière.
→ Suis-je déjà si bien entrée dans ce livre et ce qu’il propose en termes d’écoute que soudain j’entends le silence de cette vue d’une pièce de la maison de Schiller à Weimar, le coupon d’entrée que je glisse en marque-page dans l’ouvrage ?
Sons, toujours
Poursuite du voyage dans Journaux de sons, de Louis Roquin. Peu à peu l’imagination entre dans le jeu proposé par le livre, puisqu’il s’agit d’essayer de se figurer la nature des sons relevés par l’auteur, à partir seulement de ses descriptions textuelles, de ses dessins ou photos (pas toujours), de ses mini-partitions.
« 65. Écouter. D’un côté le Heilongjiang, torrent du Dragon noir, sombre, profond, tumultueux. De l’autre le Bailongjiang, torrent du Dragon blanc, cristallin sur un fond de cailloux gris blanc, presque calme. À la confluence des deux, sur un étroit promontoire rocheux, le Quingjing, le pavillon du Son clair. Il suffit d’écouter. »
« 71 bambou. La forêt de bambous est si dense que la lumière du soleil ne parvient pas jusqu’au sol. Le vent souffle en rafales courtes et irrégulières. Les perches s’entrechoquent, véritable rideau d’anklung (instrument javanais en bambou) – pénétrable sonore. »
Roquin et Haskell
Je retrouve dans le livre de Louis Roquin, page 91, un texte (mis en regard comme dans toute cette deuxième section du livre avec une photo, sans qu’il y ait toujours de rapport apparent entre la photo et le texte), je retrouve donc une énumération qui m’évoque tout à fait celle de la pluie dans un arbre de la forêt amazonienne dans le début du livre de George Haskell, Ecoute l’arbre et la feuille.
« Midi. Il pleut. Sous une allée couverte
du temple Zhinan à Muzha, ce ne sont pas
les gouttes d'eau que l'on entend,
mais les trames sonores dégagées par
les matériaux. Les plans sont très précis :
• la toiture du kiosque tinte à l'image de ses centaines de tuiles vernissées ;
• l'eau glisse dans un léger frottement sur les tôles rouillées qui abritent l'étal de la marchande de fruits ;
• les larges feuilles des hévéas vibrent comme du plastique tendu ;
• l'eau s'abat en rideau entre les arbres dans un souffle d'air comprimé ;
• les escaliers se transforment en cascade à 71 degrés, succession de chutes d'eau qui claquent comme les lames d'une crécelle ;
• sur la gauche une gouttière propulse un jet long et courbe à la façon d'un bec de théière. Il atterrit en grondant dans la mare en contrebas ;
• une multitude de filets d'eau irrigue un muret, véritable réseau sanguin qui se dilue en écume dans le caniveau ;
• les cocotiers parfaitement droits, hauts de 20 m, laissent couler l'eau le long de leur tronc en dégageant un son à peine cannelé.
Quant au banian, ses mille racines n'auront
plus qu'à absorber le liquide dans une
succion chuintante, avec le désir secret
de transformer l'eau en sève,
de la faire remonter jusque dans
ses dix mille feuilles, afin de les mêler
de nouveau au ciel. »
Véritable poème sonore.
Langage
« Il est même fascinant, écrit Jean-Christophe Bailly, dans Naissance de la phrase de penser qu’en parlant ou en écrivant, nous nous déplaçons à toute vitesse comme sur une crête qui franchirait un abîme. La plupart du temps, et c’est le caractère enjoué du langage, cet abîme nous ne le voyons pas, mais pourtant nous le côtoyons sans cesse en cherchant nos mots, tout comme nous le voyons béer sous l’apprentissage des langues – qu’il s’agisse de celui de l’enfant qui s’initie à la forme et à la tonalité de sa langue maternelle ou de celui que nous rencontrons lorsque nous commençons à apprendre d’autres langues. » (p.13)
→ oui ce caractère incertain, peu sûr, de la langue. Le donné apparent qui pourrait se dérober, la compétence qui pourrait s’altérer. Que l’on voit parfois s’altérer chez des personnes atteintes de maladies neurodégénératives. L’effroi que cela suscite, il est bien question ici d’abîme. Le gouffre et aussi ce qui abime la relation au monde de façon parfois irrémédiable. « Il est sans fin exposé, via quantité de pannes, au spectre de sa disparition dont l’autisme est l’une des formes extrêmes : il y a autour des mots comme une sorte de contour vide, que nous ressentons parfaitement quand nous ne les retrouvons pas et dont peut-être, pour ce qui est de l’écriture, la fameuse et angoissante feuille blanche serait la figure emblématique. » (p. 14)
→Est-ce cela exactement que l’on ressent lorsqu’on cherche un mot ? Ici Jean-Christophe Bailly évoque un contour vide, quelque chose de plutôt visuel, alors qu’on peut aussi sans doute entendre le vide, entendre un informulé qui ne peut plus se formuler, une sorte de sac sonore, dans lequel le mot est celé. Spectre d’un son absent.
Antériorité absolue
Jean-Christophe Bailly évoque, parlant du langage encore, une antériorité absolue, ce « monde muet auquel il renvoie et d’où il provient. Insituable dans le temps mais rappelée à chaque fois que le silence suspend le phrasé, cette provenance n’a ni la consistance d’un monde que nous pourrions atteindre, ni l’obscurité d’une origine déclarée – ou perdue – mais elle étend sous le langage l’équivalent d’une sorte de nappe phréatique, qui est aussi le songe où il puise. » (p. 14).
→ J’entends là, à tort ou à raison, une grande proximité avec l’œuvre de Pascal Quignard.
Michel de Certeau
Un grand article sur Michel de Certeau dans En Attendant Nadeau.
Au fil de mes recherches sur le net, notamment pour trouver le texte, Lire un braconnage, je tombe sur cette formidable citation de Michel de Certeau : « Ainsi du lecteur : son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant, associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hôte, mais jamais le propriétaire. »
Journal de son
mercredi 24 juin 2020 – 16.22
Mêlés le hurlement d’une moto en pleine accélération et le vrombissement du vent dans la fenêtre mal fermée. Un bref instant, confusion entre le premier son et le second qui se sont superposés, puis détachés, le vrombissement du vent dans un registre continu avec des vagues d’amplification internes tandis que le déchirement de l’air par le moteur de la moto a suivi une pente, a atteint un pic puis a décru, pour cesser.
Anthologie du son
Quand les températures chutent, que le vent commence
à gémir, dans les spirales de l'air conditionné,
et que je me demande comment le vent choisit
ses notes, miaulant doucement
sur un mode mineur,
je réalise soudain
que les tuyaux de l'appareil sont formés
de telle sorte qu'elles produisent un ré bémol, qui monte en un
mi, fa, fa dièse, et qui
redescend, à mesure que la brise qu'il souffle rafraichit
et faiblit. La conque contient des notes,
des notes siluriennes, et les cornes du bélier,
le chofar, en contient aussi — les instruments
ont été faits à la ressemblance des grottes, avec des tunnels
éoliens, à travers lesquels parlaient les dieux,
comme à travers le didgeridoo avec sa longue
gorge de deuil et sa bouche en cire
d'abeille, ou à travers les cuivres.
Sharon Olds, Odes, traduction de Guillaume Condello, extrait de l’anthologie permanente de Poezibao.
Tout est accompli
Sacrée aventure que la lecture de ce livre (Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, Tout est accompli) et la visualisation des vidéos qui lui sont liées. Et je me trouve à la tête de nombreuses notes qu’il faudrait trier et organiser.
Sur le temps encore
Dans ce livre, encore : un des effets du « Dispositif », cette prise de pouvoir universelle et sans-tête sur le monde par le réseau cybernétique, est d’engendrer : « une apocalypse du temps. En effet, avec lui le présent fantôme produit par l’instantanéité des réseaux siphonne à la fois la projection vers le futur et la remémoration du passé, sans parler du maintenant qui s’évide dans la virtualité. Le temps-sortilège, qui préside à cette spectralité, court-circuite toute vie historique ; et, ce faisant, détruit les assises des révolutions qui, depuis celle de 1789, prétendent casser l’histoire de l’humanité en deux tronçons. Au vrai, celles-ci dépendaient d’une base : la diachronie, laquelle s’abîme désormais dans le monde parallèle des réseaux. » (p. 63)
Un pays, c’est
« Un pays, c’est une langue sur laquelle planent des ‘invisibles’, des âmes, ainsi que des litiges entre ces âmes et ces ‘invisibles’. C’est aussi des symboles, des mœurs, des rituels – enfin, une mémoire, où les vivants, vaille que vaille, s’accordent avec les morts qui font partie eux aussi des ‘invisibles’ » (p. 78).
Une belle synthèse
Je reproduis ici avec sa permission un extrait des notes de Journal de Jacques Robinet a qui j’ai proposé de regarder les vidéos de la chaîne YouTube de Ligne de risque (Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz) qui reprennent tout l’argumentaire et les thèses du livre Tout est accompli. Voici ce qu’il écrit : « Ébloui par l’intelligence et la profondeur des entretiens vidéos que j’ai écoutés longuement hier, de Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, les auteurs de Tout est accompli. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai le sentiment d’être rejoint dans mes préoccupations essentielles. Le livre tout entier, à travers ce que j’ai pu entendre, met l’accent sur la faillite totale de l’homme emporté dans les rouages du ‘système’ cybernétique devenu tout -puissant. Vision terrifiante d’un monde qui s’est progressivement coupé de Dieu avec l’émergence de la science, dès Galilée, et le renversement métaphysique de Descartes. Homo Deus, titre d’un livre très commenté actuellement, montre bien l’enjeu du désastre : la volonté de l’homme de se faire Dieu. Ce faisant, supprimant la notion de sacrifice — qui est l’expression de l’offrande que la créature fait de lui-même à son Créateur —, tout devenant profane, l’homme de sacrificateur devient lui-même l’offrande dédiée à la puissance invisible et mortifère qui anime le système dont il ne peut plus s’évader. Depuis 1914, en passant par la Shoah, Hiroshima et Nagasaki, la courbe destructrice n’a cessé de s’accélérer, consacrant la ruine de l’espèce humaine. Dans cette perspective, les auteurs revisitent la Révolution Française qui, née d’un désir d’émancipation s’achève dans la Terreur, prise d’une rage profanatrice, piétinant, tel Fouchet, les hosties consacrées, pour ordonner ensuite des canonnades qui sacrifient des innocents. Elle finit par assassiner le roi qui, par son onction est configuré au Messie, sonnant du même coup la fin du christianisme. Je ne fais que relever quelques jalons d’une pensée audacieuse qui ne craint pas de secouer la table des impostures intellectuelles de notre temps. Tout se resserre autour du constat qu’à vouloir prendre la place de Dieu, l’homme a engendré un terrifiant système voué à l’invisible et mortifère dieu noir. Pour la première fois, j’entends ici une réconciliation de la Synagogue et de l’Église : les deux maisons d’Israël. Le Christ est bien le Messie annoncé, qui accomplit la promesse faite au peuple élu. Par son Incarnation, il se fait victime sacrificielle pour arracher l’homme à sa pulsion suicidaire. Il fait brèche dans l’univers qui s’autodétruit pour y réintroduire le Royaume. Cette notion de Royaume qui nous précède, fondamentale, ne peut être retrouvée que par un déplacement, une mise à distance du système cybernétique qui n’a qu’un but : faire de chaque individu un déchet malléable à merci, produit indifférencié du progrès, assujetti à sa course folle. La Littérature demeure le recours en cette quête du Royaume. Il lui faut pour cela traverser le mystère du Mal, sans le méconnaître. Parole qui cherche sa délivrance. Il s’agit bien du mythe de la Caverne platonicien : sortir de l’enfermement des ombres pour accéder à la lumière, au risque d’être assassiné, après avoir été ébloui. Sentiment de dénaturer en le résumant à grands traits un livre fondamental. Je ne livre ici que des impressions, un ressenti, une écoute qui me ramènent à l’essentiel : le Royaume existe toujours, secrètement au plus profond de nous. Avant la disparition de l’espèce humaine s’auto-dévorant, il nous est encore possible de le rejoindre, à condition de consentir à notre vocation d’amour et de louange. J’imagine sans mal les critiques que l’on fera à ce livre. Les fervents du progrès aveugle qui n’imaginent plus un monde qui ne soit enfermé dans la mathématique pure et le foisonnement des algorithmes, déclareront qu’il s’agit là d’une pensée réactionnaire, d’un défi au progrès, au sens de l’histoire. Ils plaideront les bienfaits de ce monde décérébré qui nous gave de ressources dérisoires et indigestes, l’avancée des sciences qui rêvent d’éliminer la mort, que sais-je encore ! La machine se soucie fort peu des penseurs qui osent la dénoncer. Elle les broie comme fétus de paille, les ignore, les oublie. Bonheur, malgré tout, de ce souffle d’air pur qui m’atteint à travers cette lézarde faite au système triomphant. »
Le règne du numérique
Haenel, Meyronnis et Retz le montrent très bien dans leur livre : tout est soumis et cela depuis Galilée, aux mathématiques. « Plus question d’admettre des hiérarchies qualitatives, de spéculer sur la différence des mouvements lents et rapides, sur le contraste du dur et du mou, du chaud et du froid, du clair et de l’obscur, du subtil et du dense. Il n’y a plus qu’à mesurer, à quantifier, à mathématiser. Ne subsiste même plus le primat de l’incorruptible. On ne retient que la précision du nombre, dans l’extension homogène d’un espace ne connaissant plus aucune valeur de perfection et d’harmonie. C’est la mise en place d’un nouveau cadre, entièrement neutre, destiné à rendre possible le calcul des mouvements par des opérations mathématiques. » (p. 90)
Et un peu plus loin, enfonçant le clou « Comme le note Olivier Rey, l’auteur d’Itinéraire de l’égarement, la science moderne naît de ce coup d’État métaphysique : la réduction du monde à une syntaxe implacable, faite de nombres et de figures, subordonnant les apparences à un chiffrage infaillible. » (p. 92)
Lord Chandos
Belle et puissante évocation, toujours dans Tout est accompli : « au seuil du XXe siècle, à une période où la science domine effectivement le monde, un écrivain, Hugo von Hofmannsthal, décide de faire de Lord Bacon le destinataire d’une lettre où se révèle une crise majeure de l’esprit. L’auteur fictif de cette lettre, Lord Chandos, tente d’expliquer à son ami pourquoi, depuis deux ans, il a choisi le silence. En effet, le jeune homme se proposait de mener à fin au moins trois grands projets littéraires. Le premier consistait à écrire sur le début du règne de Henri VIII, et cela avec les papiers d’un aïeul. Mais, sous couvert d’une étude historique, il s’agissait d’atteindre à une ‘connaissance de la forme’, de sorte que celle-ci, plus profonde et plus intérieure, fasse autre chose que mettre la matière en ordre : qu’elle élève ce dont elle parle pour mêler fiction et vérité dans quelque chose qui eût ressemblé à la musique. Sa deuxième ambition était de manifester les secrets contenus ‘dans les fables et récits mythiques laissés par les Anciens’, et puis de disparaître dans les héros et les dieux ‘comme le cerf traqué aspire à se plonger dans l’eau’. Mais son projet le plus audacieux tenait dans l’idée d’un recueil d’adages et de sentences, comme Jules César en avait composé un. Il n’y aurait pas seulement juxtaposé des paroles remarquables, mais aussi rappelé à la mémoire des fêtes somptueuses, des crimes extraordinaires et des cas de démence. Au reste, le titre de ce livre encyclopédique, Nosce te ipsum, exprime assez bien le dessein véritable de l’auteur : montrer la ‘grande unité’ de l’univers, et que le monde, enroulé en lui-même, se réfléchit en Lord Chandos, comme s’il était le microcosme où toute nature se récapitule. Ainsi l’auteur aurait-il pu ‘se connaître lui-même’, comme l’indique le titre, en se tournant vers l’extérieur. Mais cet édifice de rhétorique s’affaisse soudain comme un château de cartes. C’est cela que Lord Chandos explique à son ami Bacon. Ce qu’il raconte, ce n’est ni plus ni moins qu’un effondrement. À ses yeux, pas une signification ne demeure intacte : même les ‘notions terrestres’ se délitent. Il perd d’un coup la ‘faculté de méditer ou de parler sur n’importe quoi avec cohérence’. Les mots ne renvoient plus qu’à des sons creux, et les idées générales perdent leur pouvoir de contrainte. Dès qu’il use de termes abstraits, ceux-ci ‘se décomposent dans sa bouche tels des champignons moisis’. Ce qui secoue Lord Chandos ressemble à une catastrophe du sens. Désormais le langage est un vortex, et le vrille jusqu’au trouble. Les jugements ordinaires lui paraissent ‘scabreux’, de sorte qu’il devient incapable de tenir une conversation, et surtout de porter des jugements de valeur : ‘tout cela – dit-il – me semblait si indémontrable, si erroné, aussi véreux qu’il est possible’ ». (pp 110-111) . Et les auteurs de commenter : « L’expérience décrite par Lord Chandos exprime une déchirure au milieu du monde, à partir de laquelle on est à la fois de plain-pied avec ce qui existe, et à des années-lumière. Exactement le contraire de l’expérience scientifique, telle que la propose Francis Bacon dans le Novum Organum. Avec Chandos, en effet, il ne s’agit plus d’évaluer des similitudes, de les quantifier ; encore moins de s’assurer d’un pouvoir sans précédent sur la nature. Ce qu’il éprouve s’apparente à une annulation, mais aussi à une joie : le voici au cœur d’une logique de l’incommensurable, en excès par rapport à tous les calculs. » (pp. 113-114).
Dieu est mort
« Notons au passage que la formule ‘Dieu est mort’, disent encore les trois auteurs, s’entend sur plusieurs plans. D’un côté, elle renvoie au Samedi Saint – à ce retrait de Dieu qui le fait coïncider avec sa propre absence : cette contraction que les juifs appellent tsimtsoum. De l’autre, elle indique notre entrée dans une nouvelle phase de la métaphysique occidentale. Désormais, dit Heidegger, dans ‘Le mot de Nietzsche Dieu est mort le monde suprasensible est sans pouvoir efficient’. Ce qui s’efface, c’est la précellence de l’Idée sur le monde changeant de l’ici-bas, qui aboutit, avec une perte de sens, à un reniement du sensible lui-même. Ainsi débouche-t-on sur l’’in-sensible’, c’est-à-dire sur une dépréciation du monde allant jusqu’à l’’in-sensé’ » (p. 169).
Karl Kraus, « un matériau opérable »
Multiples et passionnantes sont les références faites par les trois auteurs. Ainsi de celle-ci à Karl Kraus : « Avant tout le monde, Kraus affirme que le ‘héros humanité’ est en train de devenir ‘le valet de ses moyens et le martyr de sa nécessité’. Le pauvre ‘héros’ s’imaginait qu’on allait le hisser sur le pavois de la souveraineté à la place du Dieu mort. Et le voilà déchu au rang de matériau opérable. » (p.186)
Le sacrifice d’Israël
Il m’est plus difficile d’entrer dans cet important chapitre, fondé sur la foi chrétienne et judaïque, chapitre pourtant essentiel, puisque c’est par lui que le livre débouche sur tout autre chose que le désespoir le plus complet. Je note cela toutefois : « Avoir une vie spirituelle, c’est d’abord se néantiser comme individu et advenir en tant que singularité. Chacun passe par le désert pour trouver une parole qui soit vraiment la sienne, et pas celle que la société voudrait lui mettre dans la bouche. En hébreu, ‘désert’ se dit midbar, ce qui signifie également ‘depuis la parole’. Impossible, donc, de parler ‘depuis la parole’, si l’on n’a pas fait l’expérience de la désappropriation ; si l’on n’a pas ôté les vêtements qui soutiennent notre moi : statut social, étayage affectif, avidités et illusions de toutes natures. » (p. 260)
Les lichens, encore
Pourquoi cette insistance du thème lichens, pourquoi cette fascination, au point que je me suis inscrite à un forum de spécialistes, dont je suis avec amusement et sidération les débats très techniques. Voir apparaître les noms inconnus de ces spécialistes, les voir échanger, me fait l’effet d’un bol d’air dans l’univers un peu confiné de ma boite mail. Autre chose enfin que les annonces de parution, les demandes en tous genres.... Quelque chose qui n’a rien à voir avec mon univers habituel, un monde dans lequel je n’ai aucune existence.
Journaux de sons
Avancé dans le magnifique livre Journaux de sons de Louis Roquin. Je suis moins à l’aise dans les parties suivantes, où il transcrit ce qu’il perçoit mais aussi ce qu’il imagine à partir d’une image en superbes dessins, un peu difficiles à bien lire dans le cadre des reproductions. C’est dans ces pages qu’il pose cette étrange et belle question « quelle sonorité a une ombre ? ». Il est étonnant de le voir transcrire des images, photos, impressions visuelles en véritables partitions dont on questionne le comment ? Un fond très dense de papier musique couvert de grappes de notes souvent avec en surimpression un dessin, comme une chorégraphie ou une transcription des pleins et des vides de l’image. Ces dessins sont superbes, un monde dans lequel s’immerger et on aimerait bien les voir en grandeur réelle.
Le bruit de fond
Mais il consacre tout un chapitre à une notion qui m’importe, celle du bruit de fond. « Le bruit de fond est à la limite de l'indistinct, il reste au seuil de la perception. Sa présence est furtive et peut passer inaperçue – il suffit de décider. Le bruit de fond est souvent de nature machinique ou assimilé, il se caractérise par des allures allant de l'infrarythme à l'ultrarythme. Il ne s'affirme pas dans une apparition ou dans une émergence. C'est seulement mon attention qui s'efforce de le remarquer. Sa forme écrite seule permet de l'imaginer après coup. Le bruit de fond est une construction de l'espace, de la matière, de la durée, à peine ou tout juste présente. Cette pseudo présence se réalise dans un état extrêmement ténu, en équilibre sur une presque disparition de la possibilité d'écoute. Il faut ‘tendre l'oreille’ autant qu'imaginer ce peu d'instant à peine contenu. Le bruit de fond se propage par contagion spatiale. Dans cet espace ultra resserré, il faut saisir les différences cachées dans la prolifération des particularités. »
→ en ville, le bruit de fond semble perpétuel, en effet difficile à discriminer, à diviser en entités, il est plus de l’ordre d’une sorte de basse pulsante, assez stable, évoluant peu au fil des heures. Il faudrait en faire des relevés réguliers pour savoir s’il évolue. C’est le fond noir sur lequel viennent s’inscrire les autres phénomènes sonores.
Journaux de sons, échafaudages
Il y a dans le montage d’un échafaudage un répertoire de bruits, sans doute assez limité. Le bruit des métaux qui s’entrechoquent, tubes creux et planchers ajourés, aux sonorités bien particulières, avec souvent en contrepoint les cris des ouvriers. On distingue de loin le montage d’un échafaudage, on interprète de loin et quasi à coup sûr ces bruits-là comme le montage d’un échafaudage. Se demander soudain quels bruits fait le démontage de l’échafaudage, en cours, de Notre-Dame de Paris ?
Elena Schwarz
D’elle j’avais publié plusieurs poèmes extraits d’une récente parution. Je lis aujourd’hui un bel entretien avec la traductrice Hélène Henry, dans le blog de Fabien Ribery.
Je relève ce fragment : " « Le sang de la poésie. Le pouls comporte en lui-même toute la variété des mètres poétiques. Et inversement le mètre poétique agit sur les battements du cœur. Il tressaute légèrement sur les temps forts, soumettant toute la machine humaine au rythme des mots. […] Le poème bat comme un cœur, le flux des vers est pareil au sang et, comme le sang, contient en lui le secret de la vie. Sans lui elle n’est pas possible. Voilà pourquoi lorsque la poésie aura définitivement perdu sa préférence pour le principe rythmique et son dessin, l’humanité n’aura plus qu’à disparaître comme un animal vidé de son sang. »
Hélène Henry dit aussi que : « Aujourd’hui Elena Schwarz est reconnue comme l’une des deux ou trois voix poétiques les plus puissantes de la seconde moitié du XXe siècle en Russie. Avec Brodsky et, peut-être, Aïgui. Sa poésie, réputée obscure et ‘hystérique’, trop spiritualiste, trop pétersbourgeoise, hors ‘groupes’ et ‘écoles’, a mis un certain temps à trouver sa place, surtout auprès de la critique moscovite. Mais la reconnaissance lui est venue de son vivant, dès le début du XXIe siècle. »
Ne pas comprendre
Autre bel article de blog, de ces pépites que recèle internet et qu’il ne faut pas hésiter à diffuser largement, un article de Patrick Corneau sur Clarice Lispector. Voilà l’introduction de son article : « Une des revendications les plus fréquentes de Clarice Lispector, l’écrivaine brésilienne, est de ne pas comprendre, pour la raison que comprendre limite. Ou alors comprendre juste un peu, juste assez pour comprendre qu’on ne comprend pas, que l’on est gravement en décalage avec le monde, que l’on n’arrive pas à régler son pas sur lui. Et de se méfier de la raison, de la logique qui sait tout : ‘Deux et deux font quatre, et c’est là le contraire d’une solution, dit-elle, c’est une impasse, un pur problème entortillé sur lui-même’. En effet, la raison s’épuise dans ses tautologies et n’explique rien, elle est vide et elle est suffisante. Clarice Lispector ajoutait : ‘Être cohérent c’est se mutiler’. Cette désinvolture me plaît beaucoup chez celle qui voulait écrire ‘au moyen de mots qui en cachent d’autres ; les vrais ne pouvant être révélés’. La ‘méthode Lispector’ – une sorte de phénoménologie flottante, ouverte – est de s’efforcer de ‘regarder les choses avec une attention superficielle pour ne pas les casser. Prendre le plus grand soin à ne pas les comprendre. Puisqu’il est impossible de les comprendre, je sais que si je les comprends, c’est une erreur de ma part. Comprendre est la preuve de l’erreur. Comprendre n’est pas la façon de voir. Les choses sont exemptes de la compréhension qui blesse.’ (extrait de sa nouvelle La poule et l’œuf). »
Sensibilité intelligente
Patrick Corneau donne cette longue et belle citation de Clarice Lispector : « Des gens qui parfois veulent me faire un compliment me disent intelligente. Et ils sont surpris quand je dis qu’être intelligente n’est pas mon fort et que je suis intelligente comme tout le monde. Alors ils pensent qu’en plus je suis modeste. Bien sûr, j’ai une certaine intelligence : mes études l’ont prouvé, de même que plusieurs situations dont on ne réchappe que grâce à l’intelligence. De plus je peux, comme beaucoup, lire et comprendre certains textes considérés comme difficiles. Mais souvent ma prétendue intelligence est dérisoire comme si j’avais l’esprit aveugle. Les gens qui parlent de mon intelligence en vérité confondent ‘intelligence’ et ce que j’appellerais maintenant ‘sensibilité intelligente’. Celle-ci, oui, souvent je l’ai eue ou je l’ai. Et, en dépit de mon admiration pour l’intelligence pure, je trouve plus importante, pour vivre et pour comprendre les autres, cette sensibilité intelligente. La presque totalité des gens que je connais sont intelligents. Et également sensibles, capables de sentir et de s’émouvoir. Ce dont je me sers, à mon avis, quand j’écris et dans mes relations avec des amis, c’est de ce type de sensibilité. Je m’en sers même dans des contacts superficiels avec des gens dont très souvent je capte l’état d’esprit immédiatement. »
Un monde sonore
J’ai terminé cette lecture du très étonnant Journaux de Sons de Louis Roquin. Le livre se clôt sur une série de « cent sons du Japon », la série de cent étant une pratique courante dans ce pays. On y retrouve un peu le dispositif du premier ensemble, chaque son est évoqué via un texte, un dessin, une photo, avec toujours une large part laissée à l’imagination auditive du lecteur. Très intéressant d’ailleurs ce concept d’imagination auditive, dont on parle au fond assez peu. Que peut-on imaginer auditivement ? Comme dit Louis Roquin, quelle est la sonorité d’une ombre ? On peut le dire aussi de tout objet et ce n’est pas que vue de l’esprit puisqu’il est certain que chaque matière engendre des sons, des infras-sons certes, mais des sons liés à sa matière. Quels sont émet ainsi la paire de lunettes qui est posée, là, près de mon clavier, son plus froid des verres, plus feutré du plastique écaille de la monture...
Il est en tous cas une évidence, c’est que lire Louis Roquin c’est apprendre à creuser son écoute, aussi loin que possible, pour essayer de démêler les composantes d’une ambiance sonore par exemple. Ou bien dans la polyphonie de voix d’un groupe d’enfants en récréation dans une école proche (ô le plaisir, qui sera bref, de retrouver cette explosion sonore là !), distinguer les récurrences, les accidents, la basse d’un professeur, le suraigu d’un enfant excité, ce qui ressort du cri, du rire, de la parole....
Le monde du silence
Et bien curieuse expérience ensuite d’ouvrir Le Monde du silence de Max Picard. Qui très curieusement me fait parfois penser à Boris Wolowiec, pour ses assertions brèves, parfois reprises et légèrement variées. Des assertions posées comme des évidences mais que l’on a souvent envie de mettre en doute. Qu’en est-il vraiment ? Et une fois encore cette vraie question méthodologique d’un texte qui a une claire référence à la transcendance. Il faut faire la part dans cet essai philosophique de ce qui ressort de la seule réflexion et de ce qui peut être adossé à la croyance, c’est très difficile. Mais la lecture de Tout est accompli, où la référence à la transcendance, à travers le judaïsme et le christianisme, est omniprésente a pu progresser, de manière très constructive, avec ou en dépit de cela.
Le silence, animal primitif
« Le silence émerge comme quelque chose des temps premiers dans le bruit du monde d’aujourd’hui. Il est couché là tel un animal primitif (Urtier) non point mort, mais vivant. L’on peut encore voir le large dos du silence, mais l’animal primitif s’enfonce toujours plus profondément dans les broussailles du bruit d’aujourd’hui. C’est comme si l’animal primitif s’enfonçait peu à peu dans les profondeurs de son propre silence. Néanmoins, tout le bruit d’aujourd’hui paraît n’être parfois qu’un bourdonnement d’insectes sur le large dos de l’animal primitif, le silence. » (Max Picard, Le Monde du silence, éditions de la Baconnière, p. 28)
Le silence, qui écoute
« Quand deux hommes parlent ensemble, il y en a toujours un troisième parmi eux : le silence, qui écoute. Ce qui rend une conversation plus ample, c’est que les paroles ne se meuvent pas seulement dans l’espace étroit des interlocuteurs, mais qu’elles viennent de loin, de là où le silence écoute. » (p.32)
→ j’ai souvent, dans ce Flotoir même, développé l’idée d’une sorte de poche, de chimère, qui s’ébauche, comme une bulle parfois, temporaire, entre deux personnes qui se parlent vraiment, pas tant troisième personne, qu’espace tiers. Où les paroles se mêlent, s’échangent, se frottent l’une contre l’autre.
Mille formes innommables du silence
« Au contact de ce qui dans le silence est indéterminé, errant au loin, et appartenant à des temps antérieurs au monde, jaillit la parole nette, délimitée, entièrement présente. Le silence apparaît en mille formes innommables, dans le matin qui se lève sans bruit, dans les arbres qui tendent sans bruit vers le ciel, dans la nuit tombante qui s’étend furtivement, dans l’alternance silencieuse des saisons, dans la lumière du clair de lune qui ruisselle dans la nuit comme une pluie de silence, mais avant tout dans le silence de notre être intérieur ; ces formes du silence non pas de nom : la parole, qui jaillit de cet innomé et s’oppose à lui, en est d’autant plus nette est sûre ». (p.33)
Sur la musique.
« Le son de la musique n’est pas opposé au silence comme le son de la parole, il est parallèle au silence.
C’est comme si les sons allaient flottant sur le silence, comme s’ils étaient poussés par le silence sur sa surface.
La musique est silence qui, en rêvant, se fait sonore.
Jamais ne peut-on aussi bien entendre le silence qu’une fois évanoui le dernier son d’une musique. » (p.34)
→ il n’est pas simple de bien donner sa place au silence dans la musique. Respectez les silences, disent souvent les professeurs. Il faut lever la main qui traîne à gauche, entendre ce que ce son non voulu par le compositeur, ce son qui bave ou traîne, a d’inapproprié. Laisser toute sa place au silence qui bien souvent fait peur, comme s’il dévoilait l’inhabileté foncière de celui qui joue. J’ai souvent évoqué cette sidération née de la qualité des silences dans une sonate de Haydn jouée par Richter. Découvert là le plein du silence. Redire la beauté des noms des signes de silence (et cette merveille qu’il existe des signes de silence) dans la musique : pas tant la pause, que les soupirs, soupirs divisés, demi-soupir, quart de soupir, huitième ou seizième de soupir... Il me semble que ni l’allemand qui parle de divisions de la pause (Viertelpause), ni l’anglais qui parle de quarter (quarter-note rest) ne nous ont suivis dans notre poétique nomination du silence. Nous l’habitons plus qu’eux ?
Le scénario de notre venue au langage
Dans Naissance de la phrase, Jean-Christophe Bailly écrit : « Par-delà cette impossibilité et ce qu’elle a de obsédant – assister à la naissance de la parole, voir se dérouler en accéléré (comme dans ces documentaires botaniques où l’on voit les plantes croître et les fleurs éclore) le film de l’apparition des mots et des phrases serait vertigineux !– Nous pouvons tout de même laisser se rouvrir en nous le scénario de notre venue au langage, non seulement avec ce que nous en dit son éternel retour dans la bouche des enfants, mais aussi et surtout avec ce qui est en jeu aussitôt qu’un mot nous résiste ou semble nous entraîner dans une direction qui n’est pas celle que nous avons désirée : en effet, ce qui se révèle alors, c’est la puissance et l’épaisseur d’une volonté de dire qui n’a pas encore trouvé ses mots ou qui, les trouvant, éprouve qu’ils ne sont pas les bons. Quelle est la nature de cette volonté et d’où tire-t-elle l’énergie qui lui permet d’évaluer l’efficacité de sa performance ? (p.20)
Histoires de trichoptères
D’une très amusante note de lecture de Jacques Demarcq sur un livre de Hubert Duprat, j’extrais ce passage : « Dans sa jeunesse en Ariège, [Hubert Duprat] a fréquenté les pêcheurs et les orpailleurs des ruisseaux pyrénéens. Il s’est fait connaître comme artiste pour avoir fait travailler des trichoptères dans des aquariums alimentés d’eau courante oxygénée, leur fournissant des paillettes d’or et de menues pierres semi-précieuses (opales, lapis-lazulis, etc.) pour construire leurs étuis. De vilaines larves d’insectes, sans rien faire lui-même que leur assurer de bonnes conditions, il a fait des artistes au goût baroque, de style à proprement parler rocaille. Cette expérience, conduite sans trop savoir, il a fini par en faire une longue aventure, se mettant à rechercher passionnément toutes sortes de livres et documents relatifs au trichoptères, des études savantes aux fictions, parfois aux simples mentions dans un texte — de John Cage à Gide, Genevoix, Ted Hughes, Kipling, Koestler, T. E. Lawrence, Sylvia Plath, Thoreau, Tournier, Yeats, etc. ; là encore une majorité d’anglophones. La collection de Duprat a été exposée à Genève en 2012. Les pièces et documents en sont redéployés dans Miroir du Trichoptère. »
→ Tout cela me renvoie à ce projet, un fantasme bien sûr, de procéder ainsi avec les lichens. Pas tant de faire un herbier, ce qui me semble bien compliqué, mais assembler livres, documents, des études savantes aux poèmes et fiction, voire même faire une sorte d’anthologie des lichens, comme j’aimerais en faire une de sons. Quand je dis anthologie, je veux dire compilation de textes mentionnant les lichens, ou décrivant tel ou tel son. J’aurais voulu faire aussi une anthologie du vert. Et une de l’eau. Voilà exposées quelques-unes de mes grandes thématiques. Il y a des fascinations que je connais depuis longtemps, que je m’explique en partie, mais celle pour les lichens, qui ne cesse de se manifester, m’est bien plus mystérieuse. Il me faut d’abord potasser, sérieusement, le petit livre ancien offert avec tant de délicatesse par un ami écrivain que je ne nomme pas par discrétion. Le livre : Nouvelle Flore des lichens, pour la détermination facile des espèces sans microscope et sans réactifs, avec 1178 figures inédites, dessinées d’après nature par l’auteur, représentant toutes les espèces de France et les espèces communes d’Europe, par A. Boistel, professeur de l’Université de Paris, ouvrage couronné par l’Académie des Sciences, Paris, Librairie générale de l’Enseignement, E. Orlhac éditeur, 1, rue Dante (5ème arrondissement). Dates de l’auteur, 1836-1908). Le livre date sans doute de 1900.
Conclusion de Demarcq qui me plait bien aussi : « Il arrive que le génie propre d’un artiste ou d’un poète comporte une part de folie. À ma connaissance, Aristote l’ignorait, mais pas Montaigne qui a tenu à rencontrer Le Tasse, qu’il admirait, mais que son comportement avait fait enfermer. Il y a une part de monomanie dans l’intérêt de Duprat pour les trichoptères, mais ses recherches ne sont pas folles. Sérieuses quoique curieuses, elles le protègent d’être seulement un artiste, et pire, seulement contemporain. Son œuvre s’inscrit délibérément dans le temps long de l’histoire naturelle, objet de la science, et de l’histoire des arts, qui intéresse tout bon artiste. Duprat a créé des œuvres mettant en jeu la perspective et la camera obscura qui ont marqué la Renaissance, et d’autres associant des matériaux hétéroclites à la manière des baroques. Ce qu’il y a de plus contemporain en lui est sans doute qu’il excède le cadre des arts plastiques. Duprat est aussi un amateur d’entomologie et de géologie, et un bibliothécaire assidu. Il a travaillé pendant vingt ans à son Miroir du Trichoptère. »
Lichens, toujours
J’ai trouvé sur le site de la BNF une édition un peu différente du vieux livre sur les lichens et j’ai pu recopier le bel incipit du texte : « Les Lichens égaient d'une teinte claire le tapis sombre des sous-bois ou la verdure halée des prairies sèches ; ils couvrent d'une robe diaprée la nudité des écorces ; ils remplacent les tons crus de la pierre, dénudée, ou brisée, par une riche mosaïque qui défierait souvent le pinceau du peintre le plus habile. On a nommé les Lichens ‘fleurs de l'hiver’ parce qu'ils restent frais et colorés pendant la saison froide ; mais la plupart d'entre eux se développent toute l'année et résistent à la sécheresse comme à la gelée. L'amateur de sciences naturelles trouvera donc toujours profusion de ces modestes végétaux qu'il pourra recueillir et conserver sans aucune difficulté ; il en rencontrera même dans les régions les plus désertes, là où semble avoir cessé toute végétation. Souvent, un promeneur qui vient de parcourir une contrée rocheuse croira n'avoir pas vu un seul Lichen ; on l'étonnerait beaucoup en lui disant qu'il n'a peut-être pas aperçu un seul coin de rocher et que ce qu'il a pris pour la couleur de la pierre n'est que la teinte des nombreux Lichens qui la recouvraient. »
Paul Klee, Henri Michaux
Cet extrait d’un très beau texte de Michaux sur Klee, tout récemment republié par Le Nouvel Obs : « Quand je vis la première exposition de tableaux de Paul Klee, j’en revins, je me souviens, voûté d’un grand silence. Peut-être y recherchais-je avant tout la marque de celui qui devait écrire : ‘Quel artiste ne voudrait s’établir là où le centre organique de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’il s’appelle cerveau, ou cœur de la Création – détermine toutes les fonctions ?’
J’accédais au musical, au véritable Stilleben. Grâce aux mouvantes, menues modulations de ses couleurs, qui ne semblaient pas non plus posées, mais exhalées au bon endroit, ou naturellement enracinées comme mousse ou moisissures rares, ses ‘natures tranquilles’ aux tons fins des vieilles choses paraissaient mûries, avoir de l’âge et une lente vie organique, être venues au monde par graduelles émanations. »
Navettes
Dans le beau livre de Christian Rosset sur Claude Ollier : « si l’auteur de Navettes possède ce qu’on appelle un métier, il ne peut être qu’à tisser. Et s’il reprend, aussi quotidiennement que possible, l’exercice de la plume (ou plutôt du stylo-bille), c’est parce qu’il n’y a que ça qui lui permet de traverser le jour. Allers-retours dans la chambre d’écriture, empruntant navette sur navette, d’un espace-temps, l’autre. » (Christian Rosset, Le Dissident secret, un portrait de Claude Ollier, Hippocampe 2020, p. 20)
→ C’est un livre labyrinthe, ou plutôt un livre maison, donc quelque peu labyrinthique pour qui ne connaît pas la maison en question, celle de Claude Ollier à Maule, pas très loin de Paris. Christian Rosset qui a très bien connu, dès sa jeunesse, Claude Ollier, qui a fait des voyages avec lui, qui s’est rendu maintes fois dans cette maison, se sert de son cadre comme trame pour un bel et émouvant hommage à cet écrivain qu’il a tant aimé et fréquenté. Le livre comporte aussi des photos de Camille Rosset. En écho à cette lecture, j’ai écouté une très forte émission de 2012, « A la Recherche de Claude Ollier », réalisée par Christian Rosset, qui est compositeur, écrivain, homme de radio. Et j’ai pensé que l’art radiophonique s’était sans doute bien dégradé en huit ans, tant j’ai été surprise par la qualité de cette émission à tous points de vue : la réalisation, la mise en onde musicale, le jeu des voix (ah la voix de Bernard Noël, sans parler de la richesse de chacun de ses mots, surtout quand on pense au bla-bla vide qui envahit les antennes en ce moment où pourtant des paroles fortes, travaillées, construites seraient d’un grand secours !)
Je découvrirai un peu plus tard une seconde émission au moins aussi forte, si ce n’est plus encore, « Claude Ollier, portrait à l’écoute », où précisément la dimension écoute est prégnante.
Il s’installe
Tout doucement il s’installe, on ne le voit pas, on ne l’a pas venu venir. C’est un invisible, un très discret. Il s’installe, il gagne du terrain, comme la marée montante, il envahit le territoire. On ne le connaissait pas ou si peu et soudain son nom s’impose, échos, renvois et rebonds. Il s’installe. A l’origine, un livre, une voix qui prononce son nom. Ils intercèdent. Des mots, des phrases, quelque chose retient, alerte, ouvre les frontières ou lève les barrières. On revient, on explore, cela s’intensifie, on se met à chercher, compulsivement, à consulter, à ausculter. On fouille sa mémoire, ses propres écrits, sa bibliothèque. Était-elle, était-il déjà là ?
Ainsi en fut-il de Claude Ollier, comme il en fut d’autres, avant lui. Un livre, Le Dissident secret, de Christian Rosset, chez Hippocampe, un livre pris un peu comme ça, au hasard et dans lequel on s’enfonce, intrigué puis franchement embarqué. Qui parle ici, quelle est cette drôle de maison, qui sont les protagonistes ? Puis on écoute, deux émissions anciennes de « l’Atelier de création » de France Culture, on entend Christian Rosset, Claude Ollier, Bernard Noël et quelques autres. Et surtout on entend lire des extraits de l’œuvre d’Ollier et l’on est scotché sur place. Cette idée énoncée que sont plus importantes pour lui les sensations auditives que les sensations visuelles, cet accent mis sur l’écoute, les bruits en arrière-plan, ceux de la maison, grincements de portes, bruit de pas, craquement de planchers (ah le plancher dans la maison de Goethe à Weimar). Cette maison que l’on a investie petit à petit, de manière rêveuse, par ce qu’en dit le livre de Christian Rosset, par les photos de sa fille Camille Rosset présentes dans le livre, et plus encore, peut-être, par cet univers de bruits révélés dans les deux émissions de France Culture.
Sur Claude Ollier
Alexis Pelletier est aussi un fin connaisseur de l’œuvre de Claude Ollier et a publié chez P.O.L. un livre d’entretien avec l’auteur. Je lui ai demandé quelques conseils de lecture. Voici sa réponse : « Il y a, je crois, trois jalons dans les grandes fictions de Claude Ollier : 1. La Mise en scène (si vous trouvez l'édition chez Minuit, avec les cartes, c'est préférable à la version poche en GF). 2. Une Histoire illisible (Flammarion "textes") et 3. Outback ou l'arrière-monde (P.O.L)
Mais je suis vraiment fasciné par les livres qui sont en dehors de tout : Marrakch Medine (Flammarion), Cinq contes fantastiques (POL) »
→ J’ai commandé Une histoire illisible chez un bouquiniste et commencé à lire hier Simulacre, téléchargé sur ma liseuse. J’emporte à St Cast, pour cette semaine de vacances, le livre de Christian Rosset et Cahier des fleurs et des fracas et bien sûr ma liseuse.
Désembouage
Notion de pollution mentale et de désembouage, comme on le dit d’un système de chauffage central. Avoir éprouvé, concrètement, presque tactilement, un sentiment de pollution en laissant revenir certaines idées et pensées ayant trait par exemple au travail pour les sites ou bien après avoir parcouru les en-têtes des mails. Concret, tactile presque comme une matière grumeleuse, terne, rêche, sale, boueuse en effet qui soudain réenvahirait des conduits dégagés par une sorte de souffle phréatique né de la remise en contact avec certaines impressions océaniques de l’enfance (symbolisé par un terme, « La Norville »). Et je comprends soudain que la quête de l’enfance qui anime tant d’écrivains ce n’est sans doute pour retrouver des anecdotes, des « petites histoires » personnelles, mais renouer avec cet état d’être de l’enfant qui sera ensuite complètement emboué par l’éducation, les apprentissages, le travail de la pensée, les émotions, etc. Embouage qui rend le vrai contact avec les sensations et impressions profondes, celui de l’enfant, presqu’impraticable pour l’adulte et singulièrement pour l’adulte informé et considéré comme « cultivé ». Décrassage qui est sans doute la base, le fondement de tout travail d’écriture.
Claude Ollier, Musique, Wandern et Marchieren
Claude Ollier, est-ce un hasard, aime la musique, a joué du piano. Dans Simulacre, commencé hier soir, le dernier volume de son journal publié par P.O.L. (2000-2009) il écrit : « Schubert : entre Wandern et Marchieren [sic]. Il n’est pas le seul (tout le XIXe ?) ». Énigmatique encore pour moi, mais je vais explorer le sens exact des deux mots en allemand. Je suis heureuse que ce soit pratiquement la première vraie citation d’Ollier dans ce Flotoir qui le découvre.
Wandern, marcher, faire de la marche, cheminer, transhumer, migrer, déambuler, « die Wolken wandern am Himmel »., « les nuages passent dans le ciel ». « Es wurde damals viel gewandert », « on voyageait beaucoup à pied à l’époque ». (Et là me reviennent les pages très étonnantes écrites par Werner Herzog dans Sur le chemin des glaces où il relate un voyage, entrepris tout à fait intentionnellement à pied, de Munich à Paris, pour aller voir Lotte Eisner dont on lui a dit qu’elle était mourante).
Marchieren, en fait plutôt marschieren semble utilisé davantage dans un contexte de contrainte, de type militaire même, défiler, marcher au pas « Sie marschieren im Schritt ».
Est-ce cela que souligne Ollier, l’opposition entre la marche libre, voire une forme d’errance, comme celle du Voyage d’hiver et une marche au pas cadencé, contrainte. Mais aussi peut-être la marche des fanfares, des défilés festifs ? Donc le pas de certaines danses schubertiennes ?
François Sureau
J’avance toujours, avec des bonheurs divers, le long de la Seine, avec François Sureau. Ce matin, je tombe un peu par hasard sur une belle critique parue dans Libération, éclairante et donc je relève notamment ce passage : « L’autobiographique affleure : il est souvent question du domaine de La Geneste et de son propriétaire, le professeur de médecine M., initiale derrière laquelle se cache son grand-père, démasqué totalement page 574, et qui hébergea un ancien cosaque appelé Grigoriev, que l’on croise à tous les coins de chapitres. On y entrevoit quelques-uns de ses souvenirs, son séjour à l’ENA ou à la Légion étrangère, où il en profite d’ailleurs pour éplucher les dossiers de volontaires, des Cendrars, Nicolas de Staël, Hartung ou Cole Porter. On y note là une forme d’esprit attaché à de grands destins, passionnée par les menus faits qui en disent davantage sur une personnalité. Ce croyant cite aussi souvent Charles de Foucauld et Ignace de Loyola, auxquels il a consacré des ouvrages, et de manière sibylline sa fiction, en particulier le roman qui lui valut le prix de l’Académie française en 1990 : ‘Il y a sûrement là matière à un roman un peu rêveur, qu’on pourrait appeler l’Infortune’. » Ou un peu plus loin : « On plonge en apnée dans un impressionnant chaudron. Celui d’un érudit, qui a décidé de dérouler ses admirations, qu’elles soient militaires, littéraires ou religieuses. Il ne s’agit pas seulement de héros ou de hauts faits, mais aussi de méconnus et d’ouvrages souterrains dont ‘tout le monde se fout’, comme il le dit parfois… » Et enfin cela, pour mémoire et parce que je fus si heureuse de retrouver mon cher et emblématique Babar dans ces pages : « On trouve aussi dans cette impressionnante traversée, volubile et minutieuse, bien loin du simple canotage, une analyse de trente pages du pouvoir dans Babar, qui ‘ne cultive pas sa légende avec la vulgarité dont nous avons pris l’habitude’. » (Article de Frédérique Roussel).
Walser, la musique, le hasard
Extrait d’une note d’Alexis Pelletier à propos d’une anthologie des écrits de Robert Walser sur la musique : « Les compilateurs soulignent avec raison, dans la postface, que dans les textes de Walser, ‘la musique la plus valorisée est celle qui parvient aux oreilles d’observateurs clandestins et d’auditeurs de hasard.’ (p. 200) Entrant dans une chapelle, un narrateur un peu ironique est saisi par un groupe d’hommes et des femmes qui, naïvement, chantent ‘comme d’une voix unanime et joyeuse la louange du Seigneur.’ Et cette écoute conduit à une métamorphose qui élargit le réel (p. 77) : ‘On eût cru que chantaient des anges et non des gens de rien, des gens de peu.’ »
→ Et m’interrogeant, je souscris à cette idée que mes plus grandes joies musicales ont souvent été le fait du hasard. Un fenêtre ouverte et un piano dans une rue calme – une musique inattendue à la radio et cela reste la grande force de la radio, ne pas savoir ce qui va venir, s’interroger sur ce que l’on entend, éternel petit jeu depuis l’adolescence, tenter de deviner, parier parfois, je le faisais autrefois avec certains amis. La musique entendue ainsi, par hasard, peut être une musique connue ou une musique jamais entendue.
Si peu de chose
Si peu de choses et les certitudes les plus ancrées vacillent. S’attendre à un certain affichage du réveil dans la salle de bains et découvrir une toute autre disposition des aiguilles. En perdre littéralement le nord ! Éprouver un vertige de perte et se sentir incapable de « lire l’heure ». Retourner trois fois le réveil pour essayer de comprendre ce qui se passe. Finir par abandonner en se disant -pas tout à fait rassurée- que le réveil dysfonctionne à cause d’une pile presque vide.
Par la fenêtre
Une fenêtre, des nuages qui passent, leur chemin. Grands ou petits écrans avant l’heure.
Ensomnie
Une magnifique trouvaille de Claude Ollier pour désigner ce temps d’avant sommeil où la raison se met à divaguer, où les défenses s’abaissent, où l’on peut être envahi d’images ou de propositions étranges. Exemple : Ils sont tellement sympa ces gars là. Quand on voit ces aboyeurs de fosse commune.
Claude Ollier : « Insomnies, ensomnies, soumission, production d’images dans le noir aimantant la surface des points sensibles, soucis, échecs, ratages, extinctions de toutes sortes, ensevelissement d’idées, de perceptions, de désirs, oui, creuset à insatisfactions et inquiétudes, manques, défauts – tout ça ficelé comme provisoire, menotté, impuissant. »
Tout vaut expression
Tout vaut expression, veut expression, du plus obscur ressenti et peut faire sens.
Travail critique
Et si le travail critique se faisait essentiellement par citations bien choisies et bien montées ?
Flacon de sels
ce petit papillon bleu parmi les boutons d’or, si vivace entre deux fleurs mais butinant longuement une fois posé, ce petit papillon bleu capté tant bien que mal dans l’objectif – ces mégalithes et cette collection de chênes, dans le village de Pleslin-Trigavou – l’eucalyptus qui se regarnit petit à petit après sévère et nécessaire élagage – l’agitation inhabituelle, mareyeurs et cavaliers, dans un des lieux fétiches de la baie, d’habitude désert – le caillou-tête aperçu au milieu des autres galets et qui soudain fait signe – ces deux cailloux têtes emportés, le gris clair promu compagnon d’écriture et la petite tête animale étrange, triste et si parlante – la petite toupie en bois découverte chez le pépiniériste – penser que cet objet est le fruit d’un travail artisanal de tourneur de bois, peut-être amateur – avoir envie de tourner le bois soudain.
Sillons fertiles
Les oiseaux dans le jardin après la tonte, dans le champ derrière le tracteur, en mer dans le sillage du bateau, la plume après la lecture. Fertilités.
Ollier et la flaque de lune
Cette évocation saisissante, à la limite d’une dimension fantastique, chez Claude Ollier. Ce rectangle au sol, suscité par la lune et qui lui semble soudain territoire où ne surtout pas poser le pied.
Le réticulé
Fascination générale pour le réticulé.
Questions Lichens
pourquoi la couleur orange sur le granit ? pourquoi la disposition fréquente en cercles ? pourquoi plutôt sur certains côtés de la roche ou de l’arbre (exposition ?) – peut-on, sait-on dater un lichen ? [à cela très belle réponse sera trouvée quelque jour plus tard, j’y reviendrai.]
Formules qui font mouche
Souvent dans le formidable feuilleton de Patrice Maltaverne sur Jules Verne, des formules incluses dans le poème et qui font mouche. En voici deux par exemple, relevées dans la dixième livraison du feuilleton : « Les petits voyages sont contenus dans les grands » (on pourrait aussi dire l’inverse !) et « La concurrence bat son plein de vide ».
Ramuz et Stravinsky
Entendu une belle rediffusion d’une émission de 1978 sur Ramuz, où il est beaucoup question de son amitié avec Stravinsky : « A marché, a beaucoup marché » (L’Histoire du soldat). J’ai été frappée par la beauté et la qualité des textes de Ramuz, ici dans une description d’un paysage très élevé en montagne, là dans ses souvenirs sur Stravinsky. J’ai pu retrouver un des passages lus, le voici : « car, quand vous me parliez alors de votre pays, Strawinsky [sic], et que je vous parlais du mien, c’était bien plus encore qu’une frontière terrestre qui tombait ; les frontières terrestres ne sont pas seules en cause. Qu’elles tombent, qu’elles soient tombées, encore se heurte-t-on à ces autres frontières qui sont entre les hommes : la séparation de leurs corps et que leur corps à chacun d’eux ait une fin, avec le vide ensuite, un vide infranchissable. Quand vous me parliez, certains soirs, de votre pays et que je vous parlais du mien, que nous cheminions à travers le vôtre en pensée ou que nous cheminions en état de chair dans le mien, puis-je aller jusqu’à dire que parfois il me semblait que ce vide n’existait plus et nous n’étions plus deux personnes, et il n’y avait plus deux pays: –parce que par-delà les deux pays, par-delà tous les pays, par-delà nous-mêmes, il y a peut-être le Pays (perdu, puis retrouvé, puis perdu de nouveau, puis retrouvé pour un instant) : où on a en commun un Père et une Mère, où la grande parenté des hommes s’entr’aperçoit pour un instant. Et n’est-ce pas à la réapercevoir que tendent en somme tous les arts, et à nulle autre chose ; n’est-ce pas à quoi tendent les mots qu’on écrit, les tableaux qu’on peint, les statues qu’on taille dans la pierre ou qu’on coule en bronze : à cela, à nulle autre chose ? Nous atteignions pour un instant peut-être à l’homme d’avant la malédiction, d’avant la grande première bifurcation dont chacun des embranchements a comporté ensuite une bifurcation nouvelle, et celle-ci une autre, et ainsi de suite à l’infini, de sorte que pour finir on est chacun tout seul sur son petit bout de sentier, où on sent bien que rien n’est abouti, rien n’est éclos, rien n’est complet, rien n’est parfait. » (l’émission, le texte, p. 38)
Sharon Olds, C’est fait, c’est bouclé
Je relève cette double citation dans une note de lecture d’Auxeméry sur le livre Odes, de la poète américaine Sharon Olds, traduction de Guillaume Condello : « C’est fait, c’est bouclé, classons dans le dossier, plus rien à revoir sur ce point. Poursuivons, passons à l’autre petite obsession qu’il s’agit de fixer, d’établir, de rendre claire, au regard de ce qu’elle aura impliqué dans une existence, la mienne. Et voilà, les comptes, mes comptes, seront incontestables, tout aura été noté. Restera à dire adieu au monde – enfin, pas dans l’immédiat, n’est-ce pas ! La vie est dense. Nous en aurons épuisé ces quelques traits… Nous : moi et moi-même qui me regarde moi. Voilà. Être en règle avec soi. Règle de vie. »
Lignes de flottaison
Autre citation :
« Je te raconte ma vie, tu dois y retrouver tes petits travers à toi, les manies qui te constituent, tes soucis, tes perspectives obstruées ou dégagées, bref, tu dois te reconnaître un peu dans mes affaires. Tu as toi aussi tes lignes de flottaison à sauvegarder, tes fenêtres à manipuler pour prendre ta bouffée d’air, tes énigmes un peu idiotes mais essentielles à résoudre. Prenons-nous la main. »
Dans la mauvaise direction - Question de mots
« Le langage envoie tout de suite l’esprit dans la mauvaise direction, non celle de l’observation mais celle des mots. La difficulté est d’observer ce qui est avant les mots et de s’y tenir »
Phrase essentielle, que Françoise Ascal place en tête de son livre Variations-prairie, paru aux éditions Tipaza. Elle est extraite de Leçons sur Tchouang Tseu de Jean-François Billeter, que je devrais reprendre.
Cela correspond à la visée de la méditation, il me semble, être dans l’observation de ce qui est et si possible sans les mots qui gauchissent cette observation. Le recours aux mots est de l’ordre du réflexe conditionné et a donc quelque chose de mécanique, de contraint, de préfabriqué qui ne laisse pas place à l’expérience, à son déploiement. Expérience que l’on peut ressentir parfois lorsqu’on fait des photos, le « sujet » requérant à tel point l’attention qu’il bloque le recours au mots, en partie.
Un fil
Essayer de suivre un fil complet de pensée, de le reconstituer de manière rétrograde, dans son aspect apparemment stochastique, voire de le constituer ensuite en véritable texte littéraire.
La Rafle des notables
Fini hier avec M. la Rafle des notables d’Anne Sinclair. Un épisode sans doute assez méconnu qui la concerne directement, puisque son grand-père paternel fut pris dans cette rafle, en décembre 1941. Et s’il échappa à la déportation à Auschwitz par le convoi parti de Compiègne en mars 1942, l’épreuve de ce camp fut si effroyable qu’il s’éteignit « juste après la reddition de 1945, et le retour de son fils aimé, mon père Robert, du Proche-Orient où l’avaient envoyé les Forces françaises libres dans lesquelles il s’était enrôlé. »
C’est un livre assez exemplaire par son absence de pathos, sa retenue, la volonté d’Anne Sinclair de replacer l’histoire de son grand-père dans tout un contexte, comme par cercles concentriques à partir de cette figure, ce Léonce Schwartz, sur laquelle elle avait très peu de données quand elle a commencé à essayer de comprendre cette histoire passablement tue dans sa famille. Exemplaire aussi par sa démarche de vérité, démarche documentaire, de patiente reconstitution de ce qu’auront été ces trois mois passés par son grand-père à Compiègne. En décembre 1941 les Allemands sur ordre de Berlin doivent rafler mille Juifs. Parmi ceux-ci, sept-cents environ sont des « notables », médecins, avocats, écrivains... comme le compte n’y est pas, les Allemands ajoutent à ce contingent trois cents Juifs étrangers détenus déjà à Drancy. Cette cohorte est envoyée à Compiègne où elle ne devait passer que quelques jours avant déportation (ce sera le premier convoi de déportés parti de France) mais où elle sera internée pendant trois longs mois, dans des conditions effroyables. Le camp de Compiègne est constitué de plusieurs entités et le camp C, le « camp des Juifs », est le plus dur, le plus inhumain, comme si, remarque Anne Sinclair la volonté d’extermination était déjà puissamment à l’œuvre. La plupart de ces hommes seront littéralement affamés et perdront entre vingt et trente kilos en trois mois, chacun. Une des forces de ce livre est la description des conditions de cette détention, au travers de nombreux témoignages, certains écrits, qu’Anne Sinclair a pu recueillir, éclairant ainsi des aspects moins connus de la destruction mise en œuvre par les Nazis. Occasion pour Anne Sinclair de dresser quelques très beaux portraits de certains de ces détenus. Un livre impressionnant.
Wandern, mar(s)chieren
J’évoquais récemment dans le Flotoir la remarque de Claude Ollier sur Schubert, autour des verbes allemand wandern et marchieren.
En musique l’idéal ne serait-il pas d’introduire un infime wandern dans tout marchieren, autrement dit d’infimes variations temporelles dans le carcan métronomique de la mesure à suivre. Ce serait peut-être cela le rubato ?
Que l’on songe à la différence, que l’on ressent parfaitement, entre un batteur ou un percussionniste humain et une boîte à rythmes. Le côté étouffant que procure cette dernière qui ne varie pas d’un cent millième de secondes dans ses frappes alors que la personne humaine, elle, même la plus rigoureuse, diverge infinitésimalement et c’est ce qui fait toute la vie de la musique.
L’Exercice de la disparition
Tel est le titre du beau livre de Mathieu Brosseau récemment paru au Castor Astral. Thèmes récurrents, l’œil, le dedans/dehors, la pierre. Un rendu de perceptions parfois à la limite de l’étrangeté (au début du texte, thème du gant retourné), des accents qui peuvent parfois faire penser mutatis mutandis à Rimbaud ou à Gherasim Luca. Un peu comme une tentative de restitution d’états-limites, autour d’une porosité entre le corps, le monde et la matière. La langue de Mathieu Brosseau épouse très bien cette visée périlleuse, elle reste compréhensible, jamais hermétique, mais elle suit les méandres de ces perceptions, se brise ou se scinde parfois. Même si lui énonce que « Crire c’est pas bon pour partager un paysage en langue commune » (p. 80). Il s’agit de percer et d’habiter les choses.
Et étonnante adéquation du texte et des dessins d’Ena Lindenbaur, un tracé sans levée de main sur toute la durée du dessin, chaotique et puissant, très en phase avec les mots de Mathieu Brosseau.
→ Comme Walser avec ses microgrammes, détourner tout ce qui peut bloquer la pulsion d’écrire, d’en écrire. Écrire permanent en tête, mais souvent différé, voire abandonné ensuite. Recourir à tous les moyens, petits papiers, jetés de notes, ordinateur ou même téléphone... Le tri se fera ensuite.
Claude Ollier : « Ici toujours à fixer ces mots – tenter – dont je ne sais pas bien d’où ils viennent, de l’acquis culturel sans doute, mais cet acquis ne suffit pas à épuiser la voix, la totalité du débit de la voix, cette fixation je la ressens comme d’autant plus éphémère que j’ai fixé le mot juste, dans le mot juste brille l’éphémère de son éclat, et le sentiment ou l’intuition que ces mots ne surviennent pas obligatoirement pour être entendus, à plus forte raison fixés, ils auraient disparu déjà, ces choses auraient disparu déjà, ne seraient plus là à entendre. » (Claude Ollier, Simulacre, P.O.L.).
Simulacre
Oui il s’est installé, Claude Ollier, dans le paysage intérieur : relecture in extenso et plus attentive du très beau livre de Christian Rosset, Le Dissident secret. Et lecture tous ces jours du dernier tome de son journal, années 2000-2009, Simulacre, paru chez P.O.L.
« L’écriture est avec nous, ne nous trahit pas. Loyale, jusqu’au bout, réglant tête et jambes. Je peux à un moment ou l’autre œuvrer dans cette forme particulière d’écriture impliquant lettres et mots, je peux m’en séparer, y revenir, la quitter longtemps, reste toujours l’écriture dans mon corps, que la forme particulière évoquée remodèle, affine peut-être, sinon elle est déjà très sûre d’elle et affinée comme ça : intime monde de toujours, qu’ai-je besoin de l’écrire par lettres et mots ? »
Trou noir
Je ne peux que souscrire à cette remarque de Claude Ollier, que l’on peut appliquer aussi au domaine musical (sans jeu de mots !) où certaines figures ont littéralement écrasé tout le champ : « l’effet le plus marquant de Tel Quel et de ses masques divers – dont, à un certain moment, la revue Cinéthique – a été de figer, de stériliser à peu près tout ce qui gravitait dans son champ. Ce trou noir super-massif a absorbé bien des énergies, qui n’en sont jamais sorties »
Tous mes livres
« Tous mes livres ont été inventés ainsi, un instantané d’action alertant des instantanés antérieurs, souvent sans rapport lisible immédiat, parfois sans rapport lisible du tout. Exemple : Wert et la vie sans fin : le pas arrêté par un rectangle de clarté nocturne, l’interdit prononcé, l’interdit levé, le passage de la porte et l’entrée dans le… bureau, le dossier sur la table, le travail lié à ce dossier, le travail du deuil, le deuil de l’ami, le deuil « antique » fameux. »
→ Dans Simulacre, on suit la pensée d’Ollier, on suit ses travaux d’approche pour les livres qui naissent à ce moment-là, on le voit opérer une sorte de classement de ses livres, en grandes séries. On le voit aussi, et c’est infiniment émouvant, suivre ses deux petites-filles, Camille et Elinor, en des poèmes d’observation de leurs mouvements, de leur langage, de leurs jeux, poèmes qui ponctuent les pages, au fil des années (la deuxième petite-fille naît assez tard dans le livre). J’ai longtemps pensé que Camille était en fait la fille de Christian Rosset, qui fut proche de Claude Ollier, qui allait chez lui, qui voyageait avec lui, Camille Rosset qui est l’auteur des très belles photos de la maison de Maule présentes dans le livre Le Dissident secret !
Ce bonheur-là
Oui ce bonheur quand un écrivain s’installe dans le paysage intérieur de voir souvent surgir telle ou tel (je dois avouer que c’est plus souvent tel) pour qui cette œuvre-là aura été essentielle. Ce fut le cas pour Hubert Lucot et Jean-Marc Baillieu, c’est le cas pour Claude Ollier, avec aussi bien Christian Rosset, qu’Alexis Pelletier ou Mireille Calle-Gruber, citée dans Simulacre. Et ceux-là souvent se signalent à partir de ce qu’ils lisent dans ce Flotoir.
Parallélisme, fiction et textes ancestraux
Étrange parallélisme qu’il me reste à explorer, souligné par Claude Ollier dans Simulacre : « un certain ‘parallélisme’ qui m’a intrigué, ces années dernières, entre procédure d’invention de l’histoire (de la fiction) (...) et les textes anciens ‘réactivés’ en moi par ce travail initial. Pour les quatre derniers livres, peut-être livres derniers, l’ ‘attache’ ancienne révélée, ou retrouvée, remonte de plus en plus dans le passé de l’écriture : Livre de l’Échelle de Mahomet, Poème préislamique, Livre des Morts des anciens Égyptiens, Épopée de Gilgamesh. »
Un peu plus loin, Claude Ollier écrit encore : « j’ai respecté mes laborieux ancêtres à marteau et poinçon, mes modèles, comme ont été modèles pour eux assurément ces récits d’avant qu’ils ont recopiés, arrangés, traduits, remodelés, compacifiés, développés, résumés, recopiés encore, travestis aussi, voilés, rénovés, rebâtis, tissés. »
→ La longue chaîne des récits depuis la nuit des temps.
Simulacre, encore
Et comme dans tout bon journal, celui de Claude Ollier inclut aussi quelques citations (assez rares en fait), en voici deux fascinantes :
Botho Strauss : « Quoi que j’écrive, ça écrit sur moi. J’écris sans cesse l’étranger qui menace ma personne. Ce que j’écris sait qui je suis, et n’ignore pas non plus ma fin à venir »
Nabokov : « Si je savais écrire, je montrerais avec quelle passion, quelle incandescence, et de quelle manière incestueuse, la science et l’art se marient dans un chardon, une grive, un insecte. »
L’invention d’une histoire, une mise au point sur la question de l’imagination
Processus de création décrit par Ollier autour de « L’invention d’une histoire, depuis la première idée – vision éclair, scène condensée, rêve, schéma »
« La scène ou la vision, l’idée génératrice, écrit Claude Ollier, est donnée comme invite – à l’observer souvent, longtemps, avec une attention renouvelée pour le moins : elle a impressionné rétine et lobes secrets du cerveau, cette marque est durable, récurrente ; je cherche les signes de cette scène, ceux qui ne se sont pas manifestés d’emblée, ceux qui sont inscrits ‘derrière’, ‘en deçà’ plutôt qu’’au-delà’, je suis là pour les repérer, les déchiffrer, les mettre en mots, en autres figures, traquer leurs virtualités ; tout est présent dans cette scène, dans cet instantané de scène, toutes les traces y sont inscrites, je dois faire qu’elles se révèlent : la feuille blanche comme pellicule. Il n’en va donc en rien d’un travail supposé d’‘imagination’ : je ne créée rien, il n’y a pas de ‘création’ au sens commun, lequel s’applique presque toujours à contresens, sans raison, sans rime. Il vaut même mieux que l’’imagination’ n’interfère pas dans ce processus de découverte d’une ligne de force, elle ne ferait que détourner, que divertir ; ce mot n’est jamais sans doute que détournement, machine à leurre, et fausse piste. L’’imagination’ – si cela existe en dehors du mot, si telle activité se manifeste au sens courant d’invention proliférante d’événements, d’images, de scènes, d’idées – n’existe que par association et dérivation de mots, mise en branle du lexique et de la syntaxe. »
Désillusion
« Je repense souvent à cette… désillusion, plus que déconvenue, cette tristesse, dans la certitude que ce paysage ne se reconstituerait jamais comme avant. Je pense que c’est là l’exacte métaphore de la désertification du sol culturel que j’ai connu, du dépérissement de son terreau, de ses canaux d’irrigation, dont l’eau aura été captée pour d’autres services, ceux d’une certaine négativité sans rémission, et sans pardon. » ? Claude Ollier encore, écrivant vers 2005.
→ Je m’interrogeais l’autre jour sur la teneur des programmes de France Culture et, à l’intérieur de ces programmes, sur le contenu même des émissions. A plusieurs reprises, j’ai été frappée par la différence de niveau, à tous points de vue, entre des émissions parfois très anciennes, de celles que diffusent les Nuits de France Culture et des émissions actuelles. Il me semble qu’il y avait une qualité de mise en ondes qui s’est délitée, un sens des transitions, un art de la distribution des différents moments, avec points de tension et espaces de répit. Et bien sûr une profondeur des contenus, avec des entretiens sans concessions, où la voix disposait d’air et de place, de temps aussi, versus le débit contemporain dont on se demande s’il ne va pas finir pas exploser en vol tant il s’accélère constamment. Ah, moderato cantabile, a-t-on si souvent envie de dire ! Et ce d’autant que plus le débit s’accélère, plus le contenu est creux, l’un expliquant sans doute l’autre. Il s’agirait de masquer le vide.
Perte de la lecture
De la capacité de lecture des lecteurs plus précisément, et on peine à croire ce que raconte Ollier : « les lecteurs ont du mal avec vos phrases compliquées ; et n’employez pas tant de mots difficiles, on peut dire les choses plus simplement… Ces conseils dans les grandes maisons d’édition parisiennes au milieu des années 1980, qui étaient des consignes – les obstinés se sont vu mettre à la porte sans lettre de ‘remerciement’ comme l’aurait fait toute entreprise bien élevée –, n’ont fait qu’entériner l’état latent de perdition de la lecture, tant dans cette fraction minime du public qui s’intéressait jusque-là à des livres ‘ardus’ du genre des miens, que dans la presse et à l’université, où déjà, dans ces années de vive et enjouée répression culturelle – la critique mise au pas depuis longtemps par ‘Apostrophes’ –, les étudiants avouaient sans vergogne qu’ils préféraient lire des ‘bouquins faciles’.
→ État latent de perdition de la lecture, régression de l’exigence des éditeurs (ceux en question ont perdu Ollier et heureusement que Paul Otchakovsky-Laurens, une fois de plus, a su faire son boulot. Sans doute avait-il, lui, l’amour.)
Je me réjouis d’autant plus d’entrer bientôt dans la lecture du livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink qui vient de paraître chez Eric Pesty (autre éditeur qui n’a pas peur des livres difficiles !), Jeux de lecture, tant la question de la lecture, la mienne propre, mais aussi de manière plus large, voire historique, sociologique, etc. me passionne. Dans un autre contexte, je suis en train d’élaborer un texte sur mes manières de lire, qui sont pléthore.
Rédigé par Florence Trocmé le 19 juillet 2020 à 15h09 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
photo ©florence trocmé - lichens
[notes du 5 mai au 22 juin 2020]
La rencontre paréidolique
Comme je disais à Jean-Nicolas Clamanges que j’aimais beaucoup l’expression de rencontre paréidolique qu’il avait employée dans un de ses mails, il m’écrit cela : « la question se pose d'examiner si ce qui vient à notre rencontre en telles circonstances, procède d'un hors de nous : "l'inconcevable s'ébauche à quelque pas de vous avec une netteté spectrale", écrivait Hugo, ou si c'est notre projection mentale sur l'écran des apparences, elles-mêmes projetées, comme le pensait Lichtenberg : "nous ne pouvons vraiment rien connaître du monde hormis nous-mêmes et les transpositions qui se passent en nous". Max Ernst semble tenir une posture disons neutre, depuis son expérience des frottages ou depuis le vieil enseignement de Léonard sur ce qui se présente au peintre dans les tâches d'humidité d'un mur, en parlant du "petit écran nommé rétine, lieu de rencontre entre le monde objectif et le monde subjectif" (Écritures, Gallimard, p. 419). Novalis paraît plus persuadé de la première option, en interprétant ces rencontres comme "des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout" (incipit des Disciples à Saïs) mais dont la clef reste dérobée. Tranströmer, dont la poésie témoigne bien souvent de ces sortes de rencontres, dit assez admirablement que "des vérités s'(y) approchent l'une de l'autre. L'une de l'intérieur, l'autre de l'extérieur et on a une chance de se voir en leur point de rencontre." (Baltiques, Préludes II, in Visions nocturnes). Mais parfois, c'est qu'on y est requis par d'autres qui nous attendaient là:"(...) les taches qui se pressaient à la surface du papier peint/C'étaient des morts-vivants/qui voulaient qu'on fasse leur portrait" (Durant l'hiver 1947, in La Barrière de vérité). Car il est exact que si certaines de ces rencontres sont de l'ordre de la merveille, d'autres sont inquiétantes ; ce que Rilke interprétait ainsi : "toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous le secourions" (Lettres à un jeune poète VIII). Quant aux merveilles affolantes de présence, je ne sais plus si ce n'est pas dans le flotoir que j'avais copié cette citation de Robert Walser : "alors l'homme ne trouve plus rien beau, parce que c'est beaucoup trop beau pour ses sens. Il se laisse donc, impuissant et saisi comme il l'est par l'émotion, regarder par le profondément beau plutôt qu'il ne le regarde lui-même. Le rôle du regard est alors inversé, permuté." (Les rédactions de Fritz Kocher, Gallimard, p. 91). En ce qui me concerne, cette expérience s'est ouverte très brusquement, voici bientôt quinze ans un après-midi d'été à Chamrousse, où marchant sur un sentier parcouru des dizaines de fois, j'ai vu de mes yeux vu des foules de visages apparaître dans les cailloux ; à cette époque, je n'avais aucune pratique photographique, mais l'insistance du phénomène et surtout son intense effet de présence m'ont inquiété au point de vouloir vérifier sa réalité, c’est-à-dire son caractère partageable si la photo de ce que je voyais parlait à d'autres. Comme le phénomène s'installait, augmentant mon inquiétude, j'ai cherché des appuis dans la documentation sur les phénomènes hallucinatoires, et j'ai parallèlement commencé à copier tout ce que je trouvais là-dessus chez les artistes. Ceux-ci m'ont beaucoup aidé à comprendre qu'il s'agissait moins de redouter la chose que d'en cultiver la chance inouïe (quoique à la portée d'un chacun si l'on s'y rend attentif). »
Le Grancino
J’ai sursauté en entendant le violonisteAmi Flammer, parlant de ses violons, évoquer l’un d’eux, un Grancino. Et l’histoire est ainsi faite que je me suis demandé si ce n’était pas le Grancino de mon père... « Pour un violoniste, le choix d’un instrument, la capacité d’acquérir un plus bel instrument, font quasiment partie de l’évolution de sa vie, de sa carrière, et même des progrès qu’il peut faire. Nous n’avons pas la chance (surtout du point de vue de la névrose) de changer d’instrument à chaque concert, comme les pianistes, et de jouer sur un instrument qui ne nous appartient pas. Les pianistes nous le rendent bien, qui raillent souvent nos obsessions et ne comprennent pas toujours que nous dépensions des sommes incroyables, qui leur paraissent disproportionnées avec les différences de son qu’ils perçoivent. C’est un débat sans fin… J’ai pu m’acheter mon premier ‘italien’ grâce à une tournée que j’avais effectuée avec Jean Ferrat. C’était un Giovanni Grancino de 1698, magnifique. Je l’adorais. Mon précédent était un beau violon moderne français de Jean Bauer (d’Angers), très puissant mais un peu cru. Comme souvent, quand on est jeune, on ne fait que passer d’un extrême à l’autre, dans ce domaine comme dans tant d’autres. J’ai adoré le Grancino : il était d’une douceur extraordinaire, il avait un dos sublime fait d’une seule pièce, d’un bois ondulé superbe. C’était en fait une erreur dont j’ai mis longtemps à me rendre compte, tant j’étais amoureux de ce violon. Le timbre était somptueux, les couleurs sonores, surtout dans les graves, assez envoûtantes, toutefois il n’était pas puissant du tout et ne projetait pas beaucoup dans une salle. Alors je me battais comme un fou, je ne voulais pas reconnaître que cela pouvait venir du violon, je commençais presque à prendre des défauts pour pouvoir sortir de ce violon une puissance qu’il ne pouvait donner ; j’incriminais l’acoustique de la salle ; chaque fois que l’on me faisait remarquer gentiment que j’étais un peu couvert par l’orchestre, je me disputais avec les chefs en leur disant que l’orchestre jouait beaucoup trop fort. Jusqu’à ce que plusieurs amis, mon ancien professeur, et même Étienne Vatelot, le grand luthier qui me l’avait vendu, me disent doucement qu’il y avait sans doute un problème avec ce violon, et que je ne m’en sortirais pas. C’était un déchirement terrible, j’ai vécu comme une véritable trahison l’idée même d’en acheter un autre. Cela m’a pris encore à peu près deux ans pour l’envisager sérieusement. En plus, l’objet était si beau à voir, si délicat, avec une couleur de vernis un peu orangée incroyable. Pourtant il a fallu se rendre à l’évidence, et j’ai commencé à chercher un autre violon un peu partout, avec un sentiment de culpabilité pas du tout étouffé. J’essayai beaucoup de violons, tous me décevaient, et surtout tous me paraissaient tonitruants, moi qui m’étais habitué à l’extrême douceur de mon ami Giovanni Grancino. Un jour, Vatelot m’appelle : « Viens vite à l’atelier, j’ai quelque chose, je crois que ça te plaira. » Je monte dans le fameux salon du premier étage, endroit magique où des dizaines de violons pendent aux murs et où se trouve le fameux coffre-fort destiné aux instruments de valeur. C’est aussi un endroit piège car tous ces violons au mur servent de caisse de résonance. Même des instruments moyens se mettent à sonner magnifiquement. Sur la table, posés avec une négligence apparente, quatre violons. ‘Tiens, essaie celui-ci.’ Je me mets à jouer et, très vite, je ne comprends pas. Ce violon est assez banal. Tout en jouant, mon œil est attiré par l’un des trois autres instruments : une merveille. Quelle forme noble et pleine de classe, quel magnifique vernis doré ! ‘C’est un sublime Stradivarius !’ Je me précipite dans le bureau voisin de Vatelot. ‘Bien vu, c’est le Stradivarius de David Oïstrakh ! Il est en réparation pour quelques jours. Je n’ai rien d’exceptionnel à te montrer en ce moment, tu peux jouer le Strad quelques heures.’ Quelques mois plus tard, coup de fil d’Étienne Vatelot : ‘Viens demain, je crois que j’ai quelque chose qui t’intéressera.’ Après tant de tentatives infructueuses, je n’avais plus beaucoup d’espoir. Du fait de mon expérience ‘grancinesque’ doucereuse, tous les violons, même les Stradivarius, me paraissaient criards et aigus comme des trompettes. Alors, je m’étais acheté un instrument français du XIXe siècle, relativement banal, mais qui sonnait beaucoup, juste pour me réhabituer à une puissance plus importante dans les oreilles. Cela a été très fructueux. J’ai toujours ce violon en ma possession. (...) Je repars donc vite chez Vatelot, et me voilà de nouveau dans le salon du premier étage. ‘Qu’est-ce que tu penses de ça ? Essaie-le, je te dirai après ce que c’est, ne regarde pas l’étiquette. »D’abord, coup de foudre physique. La première chose qui apparaît de façon flagrante, cette couleur de vernis sublime, typiquement crémonaise, ce blond vénitien, ce beige doré un peu orangé, et ce fameux fond de bois (le produit que l’on applique sur le bois avant de poser le vernis pour que ce dernier ne pénètre pas le bois, qui participe aussi à la couleur générale) qui fait briller l’instrument à la lumière comme un tableau de Rembrandt que l’on passerait devant un feu de cheminée, créant des ombres lumineuses incroyables. Les éclisses (le pourtour du violon) sont exactement de la même teinte, et de plus dans un état parfait. Le tout dans un bois très ondé, le dos d’une seule pièce. Le dos et les éclisses sont superbes. La volute (la tête), très délicate, à la spirale assez serrée, avec des petites « joues » sur le deuxième tour de la volute qui commencent à m’évoquer quelque chose… La table, un peu plus accidentée, comme celle de presque tous les violons anciens, surtout les bons puisque, d’une certaine façon, l’accident, le petit accroc de vernis, le minuscule éclat prouvent que l’instrument a été beaucoup joué et donc qu’il a plu à plusieurs générations de violonistes. Le tout avec des voûtes, des courbes d’une extrême délicatesse, typiquement crémonaise, pas comme certains instruments de l’époque, tellement bombés que l’on croirait les joues de Dizzy Gillespie. Mais on n’épouse pas qu’un physique. Il faut passer l’archet sur les cordes, émettre le premier son. Je suis d’abord fasciné par la corde de mi, ouverte, puissante sans être ‘gueularde’, pas criarde ; c’est un des grands défauts potentiels d’un violon. Et puis la corde de sol, la corde grave, chaude, pas artificiellement large, pas ‘salle de bains’, et qui garde un peu d’aigu dans son timbre. Si on n’aime pas l’aigu quand on est violoniste, il faut pratiquer un autre instrument ! Les changements de timbre d’une corde à l’autre s’effectuent sans violence, on a bien un violon égal et pas quatre univers différents sur chaque corde, comme sur certains instruments. Et pourtant, passé les premières minutes de bonheur, si prometteuses, quelque chose ne va pas. Le tout est magnifique, seulement il semble un peu bridé, retenu, comme un coureur de cent mètres qui se battrait contre un vent très fort. Tout est là, pourtant il n’avance pas tout à fait normalement. Cela m’angoissait beaucoup ; tout semblait parfait et pourtant quelque chose n’allait pas. J’étais dans une hésitation épouvantable : l’acheter, ne pas l’acheter ? Je n’arrivais pas à comprendre : comment peut-on avoir un « physique » pareil et être si limité ? Quelque chose me turlupinait. Le violon se trouvait-il dans son état optimal ? Peut-être fallait-il changer de réglage ; le réglage, c’est une opération très fine qui consiste essentiellement à jouer sur l’emplacement du chevalet, sur celui de l’âme, et de l’un par rapport à l’autre. L’âme, c’est cette pièce cylindrique qui relie le fond et la table du violon, la seule pièce qui relie les deux et transmet donc toutes les vibrations. Son épaisseur, sa longueur, à un dixième de millimètre près (puisqu’elle n’est pas collée mais maintenue uniquement par les jeux de pression), et surtout son emplacement par rapport au pied du chevalet peuvent être déterminants pour le son et le timbre de l’instrument. Curieusement, on appelle ce morceau de bois ‘l’âme’ dans les pays catholiques – car, de plus, on ne le voit pas de l’extérieur. Dans les pays protestants, on la désigne de façon beaucoup plus concrète : en allemand, c’est Tonstock, ‘le bâton du son’ ; en anglais, c’est soundpost, ‘le lieu du son’. (...) Le chevalet (petit pont sur lequel reposent les cordes) se trouvait bien au milieu exact de la table, ce qui est normal, cependant il n’était pas au milieu de la touche (pièce en ébène noir sur laquelle on pose les doigts). Donc, la corde de mi était si près du vide que parfois même les doigts glissaient et venaient taper sur le bois de la table. ‘Ami, le chevalet est bien au milieu, on ne peut pas le positionner autrement… — Essayons quand même, les violons ne sont peut-être pas tous symétriques (vaste question qui mériterait sans doute d’être posée dans d’autres domaines que la lutherie). — Non, je t’assure, on ne peut pas mettre le chevalet ailleurs, il est bien placé au milieu. — Essayons, je vous en prie.’ Vatelot a finalement accepté de faire cette tentative peu orthodoxe. Deux ou trois essais de recentrage et le violon s’est réveillé, il est reparti… et je l’ai acheté ! Le nouveau venu était un Guarnerius Giuseppe, filio di Andrea, Joseph fils d’André (tiens, encore un Joseph). Guarnerius était l’un des plus grands luthiers de l’Histoire. Guarnerius et Stradivarius habitaient dans la même ville, à la même époque, dans la même rue. Chez les violonistes, on a coutume de dire que l’on est Guarnerius ou Stradivarius, pas les deux à la fois. Un peu comme on est du côté de Tolstoï, ou bien de Dostoïevski. Guarnerius est peut-être plus cru, plus physique, Stradivarius plus soyeux, plus poli. En tout cas, ils se sont concurrencés et sans doute un peu détestés. Il y avait une véritable famille Guarnerius, et même deux Joseph : Giuseppe Guarnerius del Gesu, le plus célèbre, et Giuseppe filio di Andrea (pour les distinguer), et aussi André Guarnerius. Ce violon a été fabriqué en 1720, une des plus belles périodes de la lutherie italienne et aussi l’année de composition de la fameuse Chaconne de Bach, sans doute un des plus grands chefs-d’œuvre du répertoire pour violon seul : beau symbole. Il semblerait aussi que ce violon ait appartenu au fameux Ignaz Schuppanzigh, grand ami de Beethoven, premier violon du premier quatuor à cordes réellement constitué de l’Histoire. Ainsi, les cinq derniers quatuors à cordes de Beethoven auraient été créés sur ce violon, et si l’on ne peut pas affirmer que Beethoven l’ait entendu, puisqu’il était déjà sourd, on peut au moins dire qu’il l’a sans doute bien connu, et qu’il a imaginé très activement les sons qui en sortaient. » (Ami Flammer, Apprendre à vivre sous l’eau, Bourgois, 2016).
Flacon de sels
Suivre le parcours d’un instrument de musique - faire un footing plutôt revigorant sur ma terrasse, avec grand grand vent. Hier en chemisier manches courtes, aujourd’hui parka et gants, hier silence presque total, aujourd’hui retour partiel au bruit d’avant, avec même un marteau-piqueur. Mais ce matin le petit merle s’était rapproché et s’en donnait à cœur joie.
Comme les larmes
Superbe citation du livre de Mathieu Nuss, Astreinte à Côme, cité par Bruno Fern dans une note de lecture : « Comme des larmes coulent en petits pelotons, rangs serrés, parallèles, ou à peu près, ou se superposent à tout ce qui ne les retient pas, les phrases se conçoivent dans l’envie de progresser, affranchies, parallèles, ou à peu près, âmes qui, vivantes, acquièrent une méthode, manifestent quelques mécaniques. »
→ et comment en pas songer aux Gefrone Träne, les larmes gelées, du 4ème lied du Voyage d’Hiver de Schubert, un poème de Müller qui traite des larmes du voyageur de façon très concrète.
Improvisation
Ces mots de Jacques Robinet, son journal, inédit encore, dont il m’envoie à ma demande des bribes parfois dans ses lettres : « — Improviser c’est toujours transposer ce qu’il reste en nous d’une lecture, d’un spectacle, d’une musique. Il n’est pas de jour qui ne laisse son empreinte invisible. Écrire c’est donner voix aux mille voix qui nous pressent, c’est obéir à la poussée de tous les rus éparpillés qui convergent en cet instant, où on soulève la vanne qui leur permet de suivre leur cours. Sait-on jamais qui parle en nous, et à quel appel on obéit en écrivant ? »
Flotoir
Oserais-je l’écrire encore, mais je sens que reviennent le goût de la lecture, l’envie récurrente de l’approfondissement, sans plan, sur intuition, par les chemins qui s’ouvrent, même si certains se referment vite (mais au fond assez rarement). J’ai reparcouru rapidement quelques parutions récentes du Flotoir à la recherche de mes notes sur Philippe Grand, dont je vais publier à partir de lundi un feuilleton, construit à partir de son texte Appendice(s), dont il a déjà été largement question dans ce Flotoir. Texte difficile à suivre, mais tellement riche dans le pas à pas, qu’on ne s’en veut pas de ne pas le lire en continu mais de manière sporadique. De ces livres que l’on peut ouvrir un peu n’importe où, sûr d’y trouver quelque chose de substantiel pour la réflexion mais aussi pour le cœur, puisqu’il m’est si essentiel de ne pas les distinguer.
A l’instant, sur la terrasse, devenue mon havre et mon paradis, le lieu de mes marches réitérées aussi avec émissions, musique ou silence, écoute successive d’un entretien ancien de Philippe Grand, qui ne se répand pas dans l’espace public, c’est le moins que l’on puisse dire, avec Alain Veinstein puis le début d’un cours autour de Montaigne, par Antoine Compagnon, au collège de France en 2010. Il mettait en opposition la doxa de sa jeunesse, vilipendant toute écriture intime, autobiographique, personnelle et la doxa contemporain qui la porte aux nues. Cette idée aussi de Montaigne que si le chasseur vient pour la prise, sa place n’est pas là. Que ce sont les chemins, la recherche qui comptent.
Flacon de sels
ces heures de marche, dans un tout petit espace – et trouver cette citation d’Etty Hillesum : délicieuses ces petites balades revigorantes en plein air entre deux besognes. Avant, je ne le faisais jamais. (55)
Et Joubert ?
J’avais eu tant de plaisir à glaner des citations de Joubert. Je pourrais bien l’ajouter à ma petite ordonnance quotidienne, qui serait aujourd’hui, Roubaud, Benjamin, Hillesum et Joubert. J’en ai fini avec le livre de Denis Roche, en tous cas avec ce que je peux en faire, pour moi. Cette idée que la recherche théorique sur la photo ne m’apporte que peu, parce qu’au fond, au-delà de quelques évidences ressassées par presque tous, les démarches sont tellement différentes, les approches parfois tellement contradictoires, ne serait-ce qu’entre le photographe de hasard et celui qui compose, parfois jusqu’à l’obsession, sa prise de vue.
Retour aux Tridents
Oui, reprise des Tridents de Jacques Roubaud, vers la page 307... longue interruption, a-t-il écrit sur ce qui nous arrive, sur notre enfermement ? A-t-il piqué le virus avec ses tridents ?
1194 (fastes)
pirogue, i
feuilles couleur d’eau
⊗ couleur feuilles
qui coulent ensemble
→ lu l’autre jour un beau topo d’Auxeméry sur le haïku et constaté le gouffre qui séparent les grands haïkistes japonais anciens de tout ce que l’on peut tenter aujourd’hui, comme si l’on butait sur une impossibilité. Mais je trouve que les Tridents de Roubaud résolvent élégamment la question.
1199(fastes)
sommeil, ii : on dreams
mes rêves ne rêvent
⊗ d’autre monde
que ce rêve-monde
Et encore
1209 (fastes)
mémoire, ii
si tout souvenir
⊗ s’atteignait
nul n’aurait valeur
Ce dernier, enfin, comme un bel écho aux « Pourquoi ? » de Laurent Albarracin et aux « Marges de Pourquoi ? » de Boris Wolowiec (un feuilleton paru dans Poezibao)
1212 (fastes)
fleurs blanches, herbes noires, ii :
les fleurs récompensent
⊗ de rien, pour
le rien en son nom
→ Belles retrouvailles ! On peut retrouver un livre sinon abandonné du moins délaissé ou mis de côté comme l’on retrouve quelqu’un qui vous est cher. Je m’interroge de plus en plus sur le relire que je pratique très peu, trop absorbée encore par le à lire. Si j’écris encore, c’est qu’il me semble que le relire est acte de fin, quand on ne sait plus lire une première fois.
Notes de passage
le soi n’a qu’un roi, soi & son savoir est du soir
Musique contemporaine
Écoutant en travaillant la webradio « La Contemporaine » de France Musique, ce constat, une fois de plus : à certaines périodes de la vie personnelle ou collective, périodes troubles ou troublées est-il besoin de le dire, la musique contemporaine seule répond au chaos intérieur. Elle l’exprime, l’ordonne parfois, permet de l’assumer et de le faire danser.
Des arbres.
Comme il est dit que dansent sans fin les arbres dans ce très beau documentaire vu sur la 5 cette semaine. Assignés à résidence, incapable de fuir quoi que ce soit, les arbres ne cessent de bouger, dans toutes les dimensions. Leurs ressources sont immenses et souvent stupéfiantes. Comme elle a raison cette intervenante de penser que nous devrions davantage nous inspirer d’eux. Ils sont 3000 milliards sur la terre. Et tant et tant sont exterminés chaque année. Y aura-t-il une trêve maintenant, en attendant que les milliards d’arbres que l’on plante un peu partout grandissent ?
Artaud, Patrick, Isabelle, L’Irlande
Beaucoup aimé le livre de Patrick Beurard-Valdoye, Le Purgatoire irlandé d’Artaud. J’y retrouve la force étonnante et la liberté de sa langue poétique, liberté qui me semble s’être encore accrue, avec notamment l’introduction de « Patrick », voire « Isabelle », voire une curieuse mais assez transparente entité IPSAAT. J’en ai publié un bon extrait ce matin dans l’anthologie permanente et signe qui ne trompe pas, j’ai eu envie de saisir moi-même le texte, plutôt que de procéder comme souvent via une photo de la page puis la reconnaissance de caractères !
Philippe Grand
Je démarre aujourd’hui un nouveau feuilleton, à partir du livre inédit de Philippe Grand
(...)
« 2- capacité de presser un morceau de langage (une phrase comme
« Tenté d’écrire… ») – mais incapacité, ce geste commencé, de
s’interrompre même une fois le constat fait que ce morceau-là,
donné par quelque crispation de synapses, est pourri
3- capacité de renoncer (mais mise à l’épreuve : il suffirait de jeter
la feuille et les divers papiers (versions alternatives, tronçons à
demi développés etc.), c’est un geste plus simple qu’un coup de
rouleau sur un mur sale, mais un petit Leonardo en moi, un
Leonardino, renonce à l’accomplir : se dessineront, compte-t-il,
dans les taches et les traits, si je pousse encore, des guides, mûrira
la solution…
4- patience – et impatience
5- etc. »
Cela encore :
« Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
pour le connaître.
Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
qu’il est celui dont le désordre aura été travaillé de façon à restituer au plus près
mon désordre
Tenté d’écrire du type d’écrit auquel j’aspire
dès le blanc je cogne contre une difficulté plus grosse que celle de dire
le vrai et avec précision : la langue est face à moi, et je ne veux pas
rebrousser muet. »
Vidé ma tête sur le papier
Ce que je devrais faire, et ici aucune idée de comparaison avec Philippe Grand à qui j’emprunte cette expression : « Des lecteurs peut-être le pensent et le déplorent, voire s’en gaussent, que j’ai, plutôt qu’écrit, vidé ma tête sur le papier »
Tant de difficultés à retrouver mon assise d’avant. Mais faut-il chercher à la retrouver, ne doit-on pas plutôt s’appuyer sur cette impossibilité, cette impuissance pour repartir sur un autre pied, trouver d’autres chemins, d’autres manières, adopter un autre régime ? Question d’allure sans doute, de tempo, aussi et là serait sans doute le vrai moteur, la question du rythme intérieur. Peut-être est-il venu le temps où le Flotoir tout en restant enté sur la lecture et le commerce avec les textes, tous les textes, peut s’avancer dans une voie plus personnelle, admettre une voie d’eau, peut-être, puisque l’eau est avec le rythme un des grands réservoirs d’être.
La citation de Philippe Grand est extraite du quatrième épisode du feuilleton qu’il a tiré de son livre Appendice(s).
L’idée d’infiltration
Cela qui peut-être cadrerait avec mon actuelle impuissance à écrire : « Ce n’est qu’à partir du moment où elle [la tête] se remplit (pas besoin pour ça qu’elle soit pleine et déborde, ou soit occupée à demi ou au quart : je parle ici d’un quantième), ce qui lui arrive comme il arrive à un puisard, une poche, avec le temps, par filtration ou infiltration, ou par sécrétion, comme il arrive à une glande, que le goût d’écrire me vient ou revient – et parfois je suis abusé, parfois je chauffe à pomper rien. »
→ très forte cette idée d’infiltration. Être bien consciente qu’elle est plus ou moins (plutôt moins) volontaire, elle se produit de manière indépendante de la visée, de l’intention. De ce qui est perçu, reçu, lu, quelque chose, un informe en vérité, se fraie un chemin, va tenter des alliances improbables avec d’autres filons, produire quelque chose. Souvent presque rien, ou de très petit intérêt, ou de ressort strictement personnel. Mais un tout petit rien différent d’un rien.
Empreinte
« Il faut concevoir que les pensées vidées ont laissé dans la tête leur empreinte, ou une plaie, ou une racine, et qu’elles ont tendance à repousser à partir de cette racine, ou suinter de cette plaie qui ne se ferme pas, ou que la forme de l’absence est un possible moule. ».
→ Cela sans doute qui explique cette étonnante récurrence que l’on détecte quand on prend à rebours les chemins d’une écriture. Il y a de puissantes effets de redites et le nombre de thèmes abordés est finalement assez limité. Cette remarque que l’on se fait si souvent « ah j’avais déjà écrit cela comme ça à ce moment-là ».
Petit vrac du jour
David Le Breton, chez Laure Adler, « l’Heure bleue », France inter.
« Zone de liminalité (ou liminarité) », concept anthropologique, période du rituel pendant laquelle, l'individu n'a plus son ancien statut et pas encore son nouveau statut. Ce que souvent j’appelle le sas, la zone intermédiaire entre deux états. Le passé et l’à venir.
« Le masque nous défigure ».
« Le prix des choses sans prix », ce qui pourrait être aussi le titre de ces sels de la vie que j’ai un peu abandonnés, en tous cas à l’état de transcriptions dans le Flotoir pendant toute cette période de marge.
Écrire dans l’après coup
Seul en ce moment (il dure ce moment, près de trois mois que le carnet est vide), Philippe Grand m’amène à ouvrir ce Flotoir pour y transcrire tel ou tel éclat de ce feuilleton en cours pour Poezibao, à partir de son livre Appendice(s). Qu’il en soit remercié ici
« Est-il simplement trop tôt, ou dois-je enfin comprendre qu’on ne peut tout simplement pas écrire dans l’après-coup, quand tout est froid, se ferait-on le plus docile possible à cette idée et essaierait-on de se plier à l’exigence de redevenir pour cela celui que l’on était alors – en pariant sur quelque différence acquise entretemps et permettant, cette fois nouvelle, de passer* –, tout en sachant, de surcroît, que pour chaque feuille ou liasse de feuilles c’est un autre qu’il faudrait être, ou plus justement jusqu’à un autre état de soi qu’il faudrait pouvoir remonter ? »
→ Il y a dans ce que dit Philippe Grand d’une sorte de renoncement à un projet initial, trop ambitieux, rétamé par la « conscience de [ses] limites, quelque chose qui me fait songer au grand renoncement de Jacques Roubaud à son Projet. Dans un cas comme dans l’autre, dieu merci, l’écriture ne fut pas pour autant arrêtée à jamais, bien au contraire. L’œuvre se sera développée et construite sur les ruines du projet initial, dans le deuil de ce projet.
Le droit de se contredire
Je dirais même le droit à l’incohérence ! Je viens d’entendre une belle émission sur France Culture avec François Sureau. Il évoque Baudelaire disant que deux droits avaient été oubliés dans la Déclaration des droits de l’homme : le droit de se contredire et le droit de s’en aller. Citation exacte : « Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires de Edgar Allan Poe.)
François Sureau publie tout prochainement un ouvrage chez Gallimard, L’or du temps où il « croise les époques et les personnages. Et dépeint une impressionnante fresque suivant le cours et les mystères de la Seine. »
→ que j’ai aimé cet aveu de l’auteur qui dit avoir profité pendant la période de confinement d’un RDV professionnel, dûment justifié, pour aller dire bonjour à la Seine. Dire bonjour à la Seine, c’est exactement l’expression que j’emploie. Le tropisme essentiel de l’eau bien sûr, mais pas seulement, une visite à une amie, La Seine. « La Seine est le fleuve sur le bord duquel j’aurai passé l’essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d’un territoire réel et imaginaire, dont je n’avais cessé de vouloir déchiffrer le secret. ». Il en va de même pour moi qui n’ai jamais vécu que dans deux endroits, distants de 2 kms, l’un tout près de la Seine, qui a donc baigné toute mon enfance et ma jeunesse, l’autre un tout petit peu plus loin mais qui me permet de suivre les boucles de la Seine, vers l’Ouest et vers le Nord-Est. Je ne la vois pas, je la devine et parfois les phares intenses des bateaux-mouches signent sa présence immuable.
Ce que dit le nuage
Très impressionnée et émue par un ouvrage reçu en PDF avant envoi postal, Ce que dit le nuage d’Enza Palamara aux éditions Poesis. L’auteure, originaire de l’extrême sud de l’Italie, qui s’en fut un jour en France, Nice, la Bourgogne, découvre très jeune encore la peinture grâce à la Chapelle des Scrovegni à Padoue puis la littérature, avec une sorte de trilogie, Montaigne, Baudelaire, Bonnefoy. Elle dit que la lecture de L’Arrière-pays fut pour elle une véritable initiation. Elle se lance dans les études et les recherches, se trouve détachée pendant quelques années à l’Institut Français de Naples quand elle est soudain atteinte par une grave maladie qui affecte profondément ses capacités de concentration. Une amie un jour tente un conseil, dessiner et peu importe quoi et comment, de la main gauche de préférence. « C’est ainsi que commença une étrange aventure : de gribouillages tracés très rapidement de la main gauche naissaient des images qui me parlaient, m’apportaient un secours inespéré. Tout enveloppées de mystère, elles semblaient me transmettre un message qu’il me fallait décrypter. » Elle prend l’habitude alors de travailler dans des carnets, où se mêlent dessins (au fusain) et mots. « Voilà que je découvrais peu à peu que les images n’étaient qu’une parole jaillie du tréfonds de moi-même, parole chiffrée qu’il fallait traduire, interpréter. Elle racontait mon histoire : celle de la petite Grecque de Calabre, désireuse de traverser le mur transparent pour aller à la découverte de son vrai lieu. Tout mon travail sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy avait été inspiré par le désir de trouver ‘une terre seconde’, ‘un authentique séjour terrestre’ me permettant d’habiter pleinement cette terre que j’ai toujours aimée. Et cette terre n’était pas le lieu natal ou un autre lieu précis : c’était la terre entière que je désirais comme patrie. ‘Qui a su parler de la terre comme patrie ?’ Cette question que pose Philippe Jaccottet était aussi la mienne. ». Enza Palamara explique aussi qu’un ami lui a offert Le Nuage de l’inconnaissance, livre d’un mystique anglais anonyme du XIVe siècle. :
« Laisse ce quelque chose que tu ne comprends pas
s’emparer de toi et te conduire où il lui plaît [...]. Qu’il
te suffise de te sentir poussé avec une complaisance
intérieure par quelque chose dont tu ne sais rien... »
Le nuage de l’inconnaissance
Je retrouve sur le site de la revue L’Intemporel (Anne Mounic, Guy Braun, Claude Vigée...) un bel article de Christian Lippinois. Il y est question notamment d’un Dominicain, Bernard Durel, qui préface et présente la publication du Nuage de l’inconnaissance, en 2009, chez Albin Michel. Voici ce qu’il écrit : « Après avoir successivement fréquenté bien des lieux et des maîtres — dans la famille, l’école et l’Université, l’Église et l’ordre dominicain —, j’ai choisi de me rapprocher du Nuage de l’Inconnaissance. Car j’ai trouvé dans ce texte la perception la plus juste, la plus ultime de l’état des lieux : impermanence, incertitude, dilution à travers tous les niveaux. Un temps où le bavardage des experts a engendré le scepticisme général, où la maîtrise prométhéenne a donné naissance à une impuissance abyssale. [Notre époque] — celle d’Auschwitz et celle d’Hiroshima — a été couverte de l’ombre d’un "nuage". » Christian Lippinois cadre les choses : : « La mystique du Nuage de L’Inconnaissance appartient essentiellement à un temps de détresse, c’est sans doute pour cela qu’elle nous touche aujourd’hui. Le 14ème siècle est une époque terrible. C’est le siècle de la guerre de Cent Ans, celui de la Grande Peste, qui entraîne des pertes humaines considérables dans toute l’Europe. »
Beau creuset donc que celui des carnets d’Enza Palamara où se fondent Baudelaire, Bonnefoy, Jaccottet, Giotto, les peintures de paysages et où tous ces apports, filtrés par les circonstances et les empêchements de la maladie, « précipitent » sous forme de dessins au fusain, très souvent des sphères, représentant un monde de nuages, habité de silhouettes parfois, d’arbres...
« Entre le Nuage
de l’oubli
et le Nuage
de l’inconnaissance
tu scrutes
une parcelle de lumière »
Max Picard
Je suis tombée sur une allusion à un livre de Max Picard, Le Monde du silence. Voici ce que je relève dans un article de Patrick Kechichian pour La Croix, le 20 novembre 2019 : « Max Picard ? Un penseur suisse de langue allemande, né en 1889 dans la Forêt-Noire, dans une famille juive de nationalité suisse. Il vécut dans le Tessin, fut médecin, avant d’abandonner sa carrière. C’était un solitaire. Son fils Michaël voyait en lui un ‘homme de l’époque glaciaire’. Converti au catholicisme en 1939, il revint ensuite au judaïsme. Il fut l’ami de Gabriel Marcel, qui le jugeait ‘affamé d’authenticité’. Ils entretinrent une importante correspondance. Parmi ses livres, il faut citer, un essai sur Hitler, L’Homme du néant (1946, traduit la même année par Jean Rousset) ; Carlo Ossola, dans la préface du présent volume, en cite un paragraphe saisissant. Enfin, parmi ses autres œuvres, ses deux études sur Le Visage humain, dont l’une traduite en 1962, et La Fuite devant Dieu (1934 et PUF, 1956). ‘Le visage de l’homme est la preuve de l’existence de Dieu’, affirmait-il. Max Picard est mort en 1965, à Sorengo, dans le Tessin. Dans une lettre à Rilke, André Gide, en 1921, disait voir en Picard un ‘homme qui souffre, et dont la souffrance est d’une effrayante précision’. Lorsqu’il eut vent de ce jugement, l’intéressé contesta cette ‘exaltation de la souffrance’, jugeant qu’ ‘il y a quelque chose de plus grand que la souffrance – c’est la joie’ ».
Jules Verne de nouveau
Nouveau rapprochement avec Jules Verne. Ivar Ch'Vavar me signale un ensemble de textes écrits par Patrice Maltaverne autour de l’auteur des Voyages Extraordinaires, 77 poèmes de 31 vers chacun, plus ou moins justifiés, recoupant à peu près tous les Voyages. Un poème par titre. Ce qui m’a donné envie de revenir à la lecture de Verne, dans une période où j’ai tant de mal à reprendre le fil habituel de mes lectures. J’ai donc lu avec le plus grand intérêt Un Drame en Livonie. Une histoire quasi policière qui se déroule dans le cadre des pays baltes. Un homme déporté dans les mines de sel de Sibérie les a fuies pour revenir vers Riga, où demeurent sa fiancée et le père de celle-ci. Ce dernier est accusé à tort du meurtre d’un commis de banque dans une auberge. L’histoire est très sombre et se déroule sur fond de querelle d’influence entre les germanophones et les russophones dans cette région. J’avais choisi ce livre pour un de ses thèmes, cette fuite en hiver d’un des héros au début de l’histoire. Comme toujours puissance et beauté de l’écriture de Jules Verne. A bien y réfléchir, je ne suis pas sûre que l’intrigue soit totalement convaincante. Il faudrait tout mettre à plat, ce que je n’ai ni l’envie ni l’intention de faire pour tenter de voir ce qu’il en est.
François Sureau
Je l’ai entendu hier en tant qu’invité des « Matins de France Culture ». Il devait être question de son livre, L’Or du temps, publié aujourd’hui même chez Gallimard et dont le thème est la Seine. De la Seine, il fut assez peu question mais l’entretien est passionnant. Dans la foulée j’ai entrepris la réécoute de ses cinq entretiens pour « A voix nue » et surtout j’ai acheté le livre. Il est arrivé ce matin et je suis tombée sous le charme de l’incipit : « La Seine est le fleuve sur le bord duquel j’aurai passé l’essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d’un territoire mi-parti, réel et imaginaire, dont je n’avais cessé de vouloir déchiffrer le secret. Car je suis sûr qu’il y a un secret. Je le pressentais déjà au sortir de l’enfance, jouissant d’un monde que la mort — celle des autres ou la mienne — ne bornait pas. À présent qu’elle se rapproche, la mort m’apparaît comme un voile, de plus en plus fin au fur et à mesure que les années passent, posé sur toutes choses. Parfois, au cœur de la vie même, ce voile bouge légèrement au gré d’une brise à peine sensible, laissant entrevoir, de l’autre côté, les mêmes territoires que ceux de l’existence, mais comme ordonnés, éternellement accueillants. Apollinaire, Chrétien de Troyes, Lautréamont, l’auteur de ces lignes et tous ceux qu’il aime y sont enfin chez eux. Mon livre est un pressentiment. » (François Sureau, L’or du temps, Gallimard, 2020, p. 17).
Les bâtisseurs du temps
Autre lecture entreprise hier, Les Bâtisseurs du temps d’Abraham Heschel (Editions de Minuit). Comment ne pas être sensible au titre du premier chapitre « de tout ton cœur », alors que si souvent j’utilise cette expression : de tout cœur, de tout mon coeur ? « La plupart d’entre nous succombent au pouvoir magnétique des choses et n’évaluent les évènements qu’en fonction de leurs conséquences tangibles. Nous reconnaissons la valeur des objets qui se présentent à nous dans le royaume de l’Espace. Mais c’est dans le domaine du temps, et non dans celui de l’espace, que nous pouvons trouver ce qui est authentiquement précieux (...) Nos sentiments, nos pensées, sont notre bien propre ; les objets que nous possédons nous sont étrangers, souvent même trompeurs. Être est plus essentiel qu’avoir. Nous sommes confrontés avec les objets mais nous ne vivons qu’en actes. » (p. 7)
Sépharades et askhénazes
Un long développement analyse les différences entre « les deux grandes traditions dans la vie juive », les Sépharadim d’Espagne et les Ashkenazim. Le premier groupe est constitué par les descendants des Juifs qui s’établirent dans la péninsule ibérique sous la domination musulmane. (Sepharad, Espagne en hébreu). Expulsés d’Espagne au XVème siècle, ils s’établirent sur le pourtour de la Méditerranée. Les Ashkenaze (le mot signifie Allemagne en hébreu) descendent des Juifs venus de Babylonie et de Palestine jusqu’aux Balkans et en Europe centrale et orientale. Ils parlent le yddish. (p. 18). Heschel montre comment la vie intellectuelle des Juifs d’Espagne fut fortement influencée par le milieu, comment ils adoptèrent les genres littéraires des Arabes, leurs méthodes scientifiques, leurs catégories philosophique. Tandis que les Ashkenazes menèrent une vie spirituelle dans l’isolement : « ils purent développer leur propre pensée dans des œuvres spécifiquement juives et réussirent à créer des formes originales de vie sociale et individuelle. » (19)
Le yddish
Très belles lignes sur cette langue fascinante : « Les Juifs d’Europe orientale ont créé leur propre langage, le yddish, qui est né du désir de rendre plus proche, plus clair, de simplifier et d’expliquer les effrayantes difficultés des textes sacrés. Et l’on vit jaillir, comme spontanément, une langue maternelle, une expression directe des sentiments, une façon de dire les choses sans artifices et sans détours, une langue intime et chaleureuse. (...) Les Juifs ont parlé bien des langues depuis qu’ils vivent en exil ; mais il n’en est qu’une qu’ils aient appelé ‘juive’ ». (22).
Les grands textes
On retrouve cette opposition avec les grands textes. « Avant tout préoccupés de sauvegarder l’héritage spirituel juif, les Sepharadim sont les maîtres incontestés de la systématisation, du collationnement, de la codification des richesses éparpillés par le génie juif au cours des siècles. Les Ashkénazim étaient moins préoccupés de rassembler des textes, que d’y découvrir des sens toujours plus profonds ; pour eux l’important n’était pas de savoir et de conserver, mais de scruter et de comprendre ; leur but était moins la conclusion que la démarche de l’esprit pour y parvenir. ».
Du côté des grands livres, Les Mishne Tora, le Guide des égarés de Maïmonide (1135-1204) : les grandes œuvres classiques ne sont pas le produit de l’Europe orientale. « Toutefois, la distinction entre la cuture sépharade et la culture ashkénaze est plutôt dans la forme que dans le contenu (...) La différence (...) s’affirmerait plutôt à la manière d’une distinction entre une forme statique qui soumet la spontanéité à une norme stricte et abstraite, et une forme dynamique qui n’impose pas au contenu l’adaptation à un moule préétabli. La forme dynamique exige quelque chose de plus délicat, de plus direct ; elle laisse place à l’élan, à la surprise, à l’instantané. » (27)
Philippe Grand
toujours le même plaisir jubilatoire à le lire, pour préparer, trois fois par semaine, les parutions du feuilleton de Poezibao. Aujourd’hui une belle variation sur le thème de l’alambiqué.
« Ce que <je cherche> ?
- La précision (mais cela on le sait déjà).
- Ces moments où le dit s’égare et rebrousse, où
il s’étale sur très peu d’épaisseur, se dissocie pelliculaire,
se resserre en goulet et s’accélère, quand il
va très vite… s’évaporer immobile etc. »
Journaux de son
Cela qui me fascine à propos de la parution de Journaux de sons, de Louis Roquin : L'ensemble des Journaux de Sons du compositeur et plasticien Louis Roquin, réalisés au cours de voyages en Asie sur une vingtaine d'années (1998-2016), constituent un hommage kaléidoscopique à l'écriture, à l'image, au texte et au son.
« Louis Roquin est compositeur. Il est aussi instrumentiste, il a été trompettiste. En cette qualité il a participé à de nombreuses créations et interprétations de musiques du temps présent. La création et la pratique musicales intenses ont été pour lui une base d'entraînement à la culture auditive qu'il a reportée sur le monde dans lequel il vit, voyage. Simultanément à des œuvres picturomusicales d'un foisonnement extraordinaire (voir ses Cent Tableaux Partitions), avec Journaux de sons il fait état de ce que son oreille lui dit, ouverte sur le monde. Pour appréhender les sons, les situations sonores et en faire part, aucun moyen n'a été laissé de côté. Les photos, les mots, les partitions sont ses outils et formes d'expression. Peut-être invente-t-il des rapports qu'il est seul à percevoir ou à interpréter ? Qu'importe les formes qu'il met en œuvre, accorder la priorité à ce qui sonne, justifie toute sa démarche. Le silence même ne lui échappe pas ; il existe par le son, sa présence fait partie de l'écoute. Le regard n'est pas absent, au contraire, mais ce qui est vu dans ses photos, confirme d'une autre manière ce qu'on finit par entendre à travers la lecture, sinon par écouter soi-même. Ce grand travail mené sur une longue durée fait partie, à l'avant-garde, de ce qu'il faudra bien comprendre : notre monde est fait de sons, la qualité de notre écoute n'est pas seulement à préserver, mais doit être développée. Sans cela comment se situer, vivre dans le monde ? Louis Roquin est musicien. Il nous transmet ce que son oreille lui dit. Au lecteur de s'ouvrir, grâce à la lecture de cet ouvrage et d'entrer non seulement dans un monde étrange mais de vivre sa quotidienneté avec tous les sens, en écoutant ce qui se passe autour de lui. »
Pierre Mariétan
« L'opération de Louis Roquin est d'une alchimie rare, parvenant à enfermer dans un livre ce qu'il ne peut contenir et que pourtant la lecture fait entendre : bruits, mélodies, vibrations. Peut-être, pour la première fois, peut-on tenir entre les mains un vrai journal de son. »
Pierre Tenne, En attendant Nadeau
Ces deux citations sur le site des Presses du Réel, éditeur du livre.
→ cet article me rappelle mon entreprise, hélas abandonnée dans un coin de Flotoir, consistant à relever chaque jour un son et une lumière. 365 sons, 365 lumières.... Ce serait à reprendre.
Je vois que Louis Roquin a collaboré avec Michèle Métail avec qui il a fondé l’association Les arts contigus.
Collection, toujours
Oui même quand le lire-écrire ne fonctionne plus (momentanément), toujours la collecte. Aujourd’hui ces vers magnifiques de Yeats, donnés dans un dossier d’Auxeméry pour Poezibao :
Silence enfin, plus de tentation.
Me voici, fin de vie en vue,
Pas plus d’imagination débridée,
Que le moulin de l’esprit occupé
À dévorer son os ou sa guenille,
Rien ne peut faire que vérité soit connue.
Original
My temptation is quiet.
Here at life’s end
Neither loose imagination,
Nor the mill of the mind
Consuming its rag and bone,
Can make the truth known.
De la traduction
Extrait d’une note de Camille Loivier : « l’art de la traduction. Elle permet de multiplier à l’infini nos sensations, de les creuser, de les enrichir sans pourtant jamais épuiser nos ressources. Elle crée par multiplication sans copier, ni imiter, sans cloner, ni dupliquer ce que les techniques savent seulement faire. La traduction est par définition en marge de notre monde et la première phrase du livre « la poésie est ce qui mérite d’être traduit » devrait être peinte sur tous les murs. »
Khlebnikov
Touchée par ces mots d’un envoi quotidien de poèmes de Jacques Fournier (par le mail), envoi aujourd’hui dédié à Khlebnikov.
« Car il faut (…) tendre vers un impossible, il faut dire, il faut ‘errer et chanter’, - c’est selon lui la vocation du poète - et dire, en l’occurrence, c’est lancer des mots dans la mer du futur avec peut-être une chance, on ne sait, qu’ils éveillent un écho. » Ces propos du traducteur Yvan Mignot sur Vélimir Khlebnikov résument ce que furent la vie, l’œuvre et la mort du poète errant, qui fut de Villon « un peu le frère » : initiateur du futurisme russe - mot qu’il n’employa jamais, mais il inventa « en bon troubadour, en poète qui trouve, un mot qui croise éveil et avenir, boudetlianin, qui nomme le citoyen du pays Ad-venir » ; expérimentateur du langage ; soldat de l’Armée rouge ; élaborateur, avec Alexeï Kroutchenykh, du zaoum, langue transmentale universelle ; utopiste persuadé du rôle primordial du poète pour éviter le chaos universel, Vélimir Khlebnikov meurt d’épuisement et de la gangrène en 1922. Il a 36 ans. Il fait partie, à l’instar de tant d’autres - nous l’avons déjà dit pour Tsvétaïeva - de la génération des perdants, « ceux qui en entrant dans les années de la révolution avaient déjà une forme, n’étaient plus de l’argile sans visage, mais n’étaient pas encore ossifiés, étaient encore capables de ressentir et de se transformer, encore capables de comprendre ce qui les entourait non pas dans sa statique, mais dans son devenir. »
« je cours sur le sentier sacré
parmi les géants des vieilles mers
en suivant les étoiles
éclairé par l’asile de nuit stellaire »
L’harmonie et la musique
Extrait d’un article de Pierre Tenne, pour En attendant Nadeau où il rapproche les Journaux de Sons de Louis Roquin, déjà cités ici et une traduction toute récente de la courte Autobiographie de John Cage chez Allia : « L’harmonie, donc : structure, moyen de juger les œuvres, par nature écriture. On sait depuis les travaux de Jessie Ann Owens (Composers at Work : The Craft of Musical Composition (1450-1600), 1997) à quel point cette importance accordée à l’harmonie dans les traditions savantes occidentales est affaire d’écriture. L’essor de la partition moderne est le temps où s’inventent les possibilités d’une verticalité impensable sans support écrit. La musique commence à s’écrire, n’en finit plus de s’écrire, dans une mise en notes des sons que l’on interroge bien peu, jusqu’à ce XXe siècle qui vit John Cage, après et avant bien d’autres, tenter d’autres mises par écrit des sons : graphisme musical de Morton Feldman, fantaisies de Satie, les « sons organisés » du dernier Varèse, jusqu’à ces musiciens plus récents que ne cite pas l’Autobiographie mais qui sans peine s’inscrivent dans cette généalogie, par le biais de l’improvisation (partitions graphiques utilisées dans le free jazz et les musiques improvisées) ou de la composition (musique concrète ou « nouvelle complexité » de Brian Ferneyhough par exemple). Bref, depuis Schoenberg, et Cage en est l’illustration, on ne compte plus les attaques faites à l’harmonie et à la partition. ».
→ et je songe ici à ce fil Twitter étonnant que je suis et qui propose des pages les plus extraordinaires de partitions de toutes époques (Musical Notation is beautiful : @NotationIsGreat)
A propos de Journaux de sons : « Chaque journal, chaque voyage suit un mode opératoire singulier où se mêlent trois « plans de mise en œuvre » (texte, photographie, partition) pour restituer les sons rencontrés. Pris entre ces trois plans, le son s’y délivre d’une manière entièrement renouvelée, abolissant ici la convention de la notation musicale et acoustiquant là une photographie banale d’une rizière chinoise. Livre impressionnant, au-delà de la technicité engagée par son auteur, Journaux de sons formule dès lors une nouvelle voie d’accès à la question du graphisme musical dans une remise en cause aussi radicale que paisible des partitions. Subverties, moquées, vidées mais révélées dans leur étonnante poésie graphique, notes et clefs de sol traversent ici les débats du XXe siècle pour s’épanouir dans une forme nouvelle, splendide, qui est musique autant qu’elle est tout le reste. Elles transpercent alors le papier pour venir se coller aux photographies, aux plans de Chine et du Japon, intégrant un espace-temps graphique plus en rapport avec l’espace-temps sonore de la musique. L’opération de Louis Roquin est d’une alchimie rare, parvenant à enfermer dans un livre ce qu’il ne peut contenir et que pourtant la lecture fait entendre : bruits, mélodies, vibrations. Peut-être, pour la première fois, peut-on tenir entre les mains un vrai journal de son. »
La Seine, un collage
J’avance doucement dans le beau livre de François Sureau, L’Or du temps. Livre qui ne correspond pas du tout à l’image que je m’en étais faite en écoutant plusieurs entretiens avec l’auteur sur France Culture. Le thème et c’est bien sûr lui qui m’a porté vers ce livre, la Seine. Elle est le prétexte « à une sorte de gigantesque collage dont l’eau du fleuve serait le fond, semblable à celui par lequel on commence à peindre une icône. » (p. 18). Oui un collage qui pour l’instant est surtout un collage de portraits, rattachés à divers lieux du parcours de la Loire. Parti de la source, mais dont il est finalement assez peu question, voilà que le lecteur passe un long moment très documenté avec le Général Charles Mangin, aux tout débuts de la Seine, à Châtillon-sur-Seine.
Agram Bagramko
Mais auparavant François Sureau aura introduit un personnage étrange, dont on ne sait très bien s’il est réel ou fantasmé, une sorte de double en tous cas de l’auteur, un certain « Agram Bagramko. En 1938, ce réfugié aux origines imprécises, proche du groupe surréaliste depuis l’époque dite des sommeils, mais séparé ensuite de Breton par un mysticisme tranquille qui le rendait suspect, peint la source de mémoire, dans une maison délabrée de l’avenue Junot. Il procédait souvent ainsi, semble-t-il, pour ne conserver que l’essentiel, et c’est de cet exemple que j’aimerais m’inspirer.) (p. 19)
Sureau dit un peu plus loin : « En commençant de voyager de la source à la mer, je voudrais suivre son exemple. J’ai regretté souvent de ne pas l’avoir connu, de n’avoir pu suivre que des traces incertaines. J’ai parfois, comme Cuvier, reconstitué le squelette à partir d’une simple dent. Je me suis donné un compagnon qui m’a séduit de loin et dont la séduction est restée vive à travers les années. » (24)
Imaginaire ou réel, ce personnage est là pour produire chez Sureau un décalage salutaire, le désancrer de son identité en quelque sorte : « À le suivre de loin, à distance de temps, il m’a du moins fait passer à cet état de conscience sinon supérieur, du moins pour moi désormais inaltérable, où j’accepte ce qui à la fois m’attache à mon pays et m’en détache, et où je trouve dans ces liens, sans cesse noués et dénoués, comme la préfiguration des derniers moments de la vie, ceux où l’on s’approche de la rencontre décisive qui marque le retour à la seule patrie véritable, à l’égard de laquelle ma curiosité n’a fait que croître au fur et à mesure que les années passaient. » (p. 25) François Sureau, L'or du temps, Gallimard, 2020
Les scories et l’or du temps
« Je connais toutes les raisons de ne rien aimer. Je me suis vu tel que je suis, j’ai fréquenté les juges, l’administration, les journaux, les politiciens et la Bourse. Moi aussi, j’ai vu finir le monde ancien, à quelque moment entre le match Fischer-Spassky à Reykjavik et l’assaut donné par les marsouins de Lecointre au pont de Vrbanja. J’ai même connu un peu de la guerre. Pris dans son erre j’ai ressenti l’impression d’être à l’abandon, si différent de ce que l’on avait attendu de moi. Je sais à présent qu’Agram Bagramko voyait juste. Le mal n’est rien, ne mérite pas qu’on s’y arrête. Je chercherai donc plutôt l’or du temps. Je le sais mêlé de scories, mais je crois qu’un jour viendra où celles-là mêmes nous apparaîtront pour ce qu’elles sont, et qu’avant ce jour il est inutile de trop y penser. » (p. 27)
De l’anonymat et de la notoriété
« Le Moyen Âge prisait l’anonymat. Ce n’était pas seulement par goût de la modestie, voire de l’humilité. On y était sans doute plus convaincu que l’homme qui se montre perd sa réalité dans l’instant où il se montre. Que ce qu’il donne à voir, même avec talent, n’est qu’une statue peinte, une représentation diversement habile des passions qui le défigurent, mais ne le constituent aucunement dans son être. (...) le maître de Wittingau ou celui de Schöppingen nous sont plus proches dans leur effacement volontaire que tous ces papillons avides de lumière que le XVIIIe siècle a créés, et qui, phares de la condition humaine, sont devenus lanternes, puis quinquets, enfin simples guirlandes de faible prix, dans l’indifférence générale. » (p. 34)
Sur la Seine, rêvant
Le lecteur est ensuite conduit à Troyes, il y rencontre Perceval et Chrétien de Troyes. « Chrétien de Troyes est l’un des premiers auteurs à avoir cherché son salut d’abord dans les lettres. En ce sens l’auteur du premier roman français serait aussi le premier écrivain français, chef d’une longue lignée issue du monde anonyme des artistes de la haute époque et qui mène jusqu’aux bateleurs d’aujourd’hui, dont l’œuvre trop mince s’efface devant le nom, en passant par Voltaire et Hugo. Le texte médiéval à ses débuts ne porte pas de signature. Le verbe de Dieu est seul créateur, non seulement aux origines mais à chaque instant, et l’auteur est le collectionneur de fragments de ce verbe dont il n’est pas le maître et dont même il se fait le serviteur. Puis il ne se met pas très haut. C’est un trait de l’époque. Avant lui viennent les écrivains d’autorité, les grecs et les latins, philosophes et poètes, et qu’ils n’aient pas été chrétiens ne change rien à l’affaire. Il les révère comme les seuls véritables artistes et son public aussi. Mais Chrétien, lui, ose divulguer son nom dès Érec et Énide, son premier livre. Cela ne signifie d’ailleurs pas que son œuvre, mille fois recopiée, incorporant peut-être d’autres textes, soit entièrement de lui. L’œuvre du Moyen Âge n’est pas fixe. Elle se déplace et change. C’est ce que Paul Zumthor appelle la mouvance de la littérature médiévale. » (p. 72-73)
Collage oui mais dans le flux
Le coup de force, ou de génie, de Sureau dans ce livre qu’il prévoyait comme un immense collage est de s’être calé sur la longueur d’onde d’un fleuve. C’est l’élément aquatique, le cours du fleuve, qui fait le lien et le liant, qui rapproche Mangin et Maigret
Les quatre sens
La doctrine des quatre sens (Pardes) est pratiquée dans la tradition judaïque pour l'étude de la Torah :
Pshat : littéral ;
Remez : allusif (littéralement : allusion) ;
Drash : allégorique (littéralement : creuser, sonder, chercher) ;
Sod (kabbale) : mystique (littéralement : secret).
Je suis retombée sur cette notion, que je crois avoir déjà relevée dans le Flotoir, en suivant une des pistes de François Sureau, quand il dit que Rachi, le grand rabbin du Moyen-Âge est né à Troyes comme Chrétien de Troyes et qu’ils sont à peu près contemporains : « À l’époque de Chrétien, Troyes était la ville du grand Rachi, l’un des maîtres avec lui de la première littérature française, écrite ici dans une langue d’oïl semée de tournures champenoises. Enracinés si l’on veut, ces deux écrivains de la pérégrination auront tenu toute terre pour une terre étrangère. » (p.74)
De la langue de Rachi
Cette vie dans l’ombre du Nom a fait de Rachi l’un des premiers écrivains français. Le yiddish, dialecte allemand, ou le ladino sont les plus connues de ces « langues juives » où les termes étrangers, dit Simon Schwarzfuchs, sont « recouverts d’un habit hébraïque ». Il a donc existé aussi un « judéo-français » dont Rachi fut le maître, et dont ses commentaires restent comme le témoignage de l’émergence du français, à une époque où les choses sérieuses se décrivaient en latin. » (76)
→ Étonnante et si vivante galerie de portraits, qui promène le lecteur dans le temps, puisqu’après Rachi on passe à un ancien évêque de Troyes puis à un clochard qui vivait sous les ponts de la ville dans les années 50.
Le Dispositif
Sur la foi d’un lecteur dont j’aime souvent beaucoup les avis, Patrick Corneau, je me suis lancée dans la lecture du livre Tout est accompli de Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, chez Grasset. Et ce n’est pas rien ce livre ! Voici ce qu’en écrit l’éditeur : « Dans quelle époque vivons-nous ? Tout indique que nous entrons dans l’âge de la fin : quand l’humanité vit entièrement sous la menace de sa disparition. De toutes parts, on sent croître l’emprise des réseaux numériques, l’intelligence artificielle décide pour nous et les transhumanistes promettent déjà les noces de la biologie et des algorithmes. La terreur nous saisit, de même que l’impossibilité d’agir. Si ce livre nous fait voir la catastrophe qui vient, il ne nous laisse pas pour autant dans le désespoir. Devant cette nouvelle situation mondiale, il enseigne l’art de n’être ni sourd ni aveugle. Il ouvre une brèche où la plénitude devient accessible, car le sauf n’est pas hors d’atteinte. Et par là, surmonte le nihilisme de notre temps. »
Tout le début de ce livre, je n’en suis pas encore sortie, est terrible, apocalyptique en effet. Analyse sans concession de la lente dépossession de l’homme de lui-même, depuis l’âge industriel et même donc un peu avant, jusqu’à aujourd’hui où l’homme se serait en fait complètement perdu, temps et espace détruits. « Paradoxalement, la confrontation constante à l’illimité pousse chacun vers une fermeture. À partir du moment où, avec l’instantanéité, toutes les trajectoires effectuées sur la Terre chevauchent tous les départs, le monde se transforme en cachot. La formule poétique de Rimbaud : ‘Arrivée de toujours, qui t’en iras partout’, est accomplie par la société planétaire, mais à rebours. Alors que le ‘voyant’ exprime la manière dont le réel vient sur nous, et se fait événement, l’emprise de la cybernétique nous rend désormais incapables de recueillir ce don. Les Temps modernes avaient mis l’‘Homme’ en position de souveraineté en lieu et place de Dieu. Mais l’‘Homme’ est supplanté à son tour par quelque chose de plus puissant : la virtualisation du monde à travers la mise en réseau numérique. Voilà l’émergence du Dispositif, qui contrôle à partir du virtuel tout ce qui existe. À ce titre, il étend sa présence à tous les endroits dans un même instant. C’est un système dépourvu de centre, où tout s’agence continuellement, où l’on passe d’un point d’interférence à un autre, où les connexions s’enchaînent sans fin. Le Dispositif se tient de tous les côtés à la fois, et rien n’échappe à son agencement. »
→ Notion tout à fait centrale que celle du Dispositif qu’il importe de bien comprendre dès son énoncé car elle va revenir constamment dans le texte. Précisons donc encore : « Le Dispositif engloutit le monde, et le réduit à rien ; quant au vivant, il le ravale à moins que rien. Avec lui, l’‘Homme’ n’est plus propriétaire de son histoire ; mais le rouage d’un fonctionnement qui lui échappe. Mis en échec, le projet des ‘Lumières’. Au lieu d’être les auteurs de leur destin, voilà les hommes agencés dans un processus. » (p. 51)
Elle a déjà eu lieu
Autre point capital à bien comprendre, même si pour l’instant, le lecteur peut rester dubitatif devant ces assertions : « Si l’on anticipe à ce point la catastrophe, c’est au fond parce qu’elle a déjà eu lieu. On redoute la ‘Grande Chose’ qui s’avancerait vers nous depuis le futur, alors qu’en réalité celle-ci nous précède, étant plus proche de nous-mêmes que notre veine jugulaire. Au vrai, sans le savoir, nous sommes déjà de l’autre côté du seuil. Car la catastrophe est inséparable de ce que le monde est pour nous. En ceci, la fin n’est pas une calamité que nous aurions à craindre. Elle est d’ores et déjà derrière nous. De fait, nous sommes entrés dans l’âge de la fin ; mais sans en voir le terme, comme si la fin n’avait pas de fin. » (p. 55)
→ Un peu « perdue » pour l’instant, je cherche à préciser où je suis, avec ce livre et je lis cela : « En 1997, Yannick Haenel, François Meyronnis et feu Frédéric Badré, écrivains trentenaires, créent la revue Ligne de risque. Valentin Retz les rejoint peu après. Le projet sonne comme un réveil : pour dépasser le nihilisme, il s’agit de penser le néant – « la part maudite », dirait Georges Bataille, l’un des inspirateurs de ce courant, et plus encore la figure incandescente du Maldoror de Lautréamont – pour de nouveaux commencements. L’entreprise est ouverte et libre. Elle est d’abord esthétique (la littérature, « la parole », a seule l’intuition du salut). Elle devient mystique, théorisant un « retournement messianique » puisé à la kabbale et à l’Évangile, à la Synagogue et à l’Église. C’est l’objet de ce livre en forme de conversion postapocalyptique. »
Et là, je reprends ce que dit Patrick Corneau : « La fin de ce que nous vivons et de ce que nous sommes a déjà eu lieu. Il n’y a plus de monde. Ce qu’on appelle couramment ‘mondialisation’ est en réalité une ‘immondialisation’. Tout le propos du livre va être d’étayer cette assertion, et principalement les raisons pour lesquelles cette évidence est non vue. Car c’est moins le désastre en soi qui est révoltant que le processus d’inversion proprement diabolique qui nous y fait adhérer, participer, collaborer. ‘L’immonde’ n’est pas la servitude volontaire ou les nombreuses formes d’aliénation que nous connaissons et autour desquelles nos filosophes médiatiques pérorent et caquètent.L’immonde est l’expulsion du monde où l’homme vit, d’où il vient, où il lui a été donné de s’épanouir : son écoumène, son lieu physique, biologique, mental et culturel. Son Heimat. L’humanité désormais n’est plus chez elle, on la pousse dehors. Qui ? Le Dispositif. »
La cybernétique
Je croyais cette notion un peu dépassée, il semble qu’il n’en soit rien et elle occupe dans le livre de Haenel, Meyronnis et Retz une place centrale. « Dès les conférences Macy, en 1946, d’où la cybernétique sortira, on se fixe comme but l’hybridation de l’homme et des machines. Pierre Cassou-Noguès, qui a consacré un livre à Norbert Wiener, envisage lucidement la machine cybernétique comme l’’autre de la bombe atomique’. Le fameux scientifique lui-même ne cachait pas l’appartenance de la nouvelle science au monde des catastrophes du XXe siècle, ce monde qu’il définissait comme ‘celui de Bergen-Belsen et d’Hiroshima’. Pour Wiener, l’invention de la cybernétique est donc une modalité de l’anéantissement. Une autre façon pour les hommes de se détruire. Quant au philosophe Martin Heidegger, il pourra dire avec justesse qu’elle est ‘la métaphysique de l’âge atomique’. Ainsi doit-on poser la solidarité de ces trois événements : le règne de la cybernétique, la menace nucléaire généralisée et l’expérience de la Shoah comme crime industriel de masse. Ils ont en effet comme soubassement une possibilité inouïe : celle d’une destruction programmée de l’humanité. Cette possibilité inouïe met en crise la pensée philosophique, et avec elle l’idée même de raison. » (p. 59)
Ce que sont devenus le temps et l’espace...
Deux très belles et terribles notions : l’espace-glas et le temps-sortilège. « Avec l’avènement du numérique, c’est le temps et l’espace eux-mêmes qui sont attaqués ; pas seulement les êtres et les choses. (...) Ce qui prévaut maintenant, c’est un instant évidé de toute présence. Les trois dimensions courantes du temps se laissent ainsi absorber dans un instant spectral, qui vient coiffer la temporalité ordinaire des hommes. C’est ce qu’on pourrait appeler le temps-sortilège. Il va de pair avec le raccordement simultané de tous les lieux de la planète, les rendant accessibles à chaque moment, pour le meilleur et pour le pire. Ce nouvel agencement, nommons-le l’espace-glas. En un sens, ces deux notions accomplissent la formule de Heidegger : ‘Le sans-distance règne.’ L’abrasion du temps et de l’espace modifie radicalement notre rapport avec le monde, en laissant de côté les sites où se rassemble l’existence de chacun. » (pp. 47-48)
Force des auteurs aussi de convoquer les écrivains, les philosophes, en des passages souvent poignants : « Comme dit Shakespeare : ‘Le temps est sorti de ses gonds’ – Time is out of joint. Nous faisons l’expérience d’un monde vidé de toute familiarité. Un monde connu et pourtant étranger, où un vide se superpose à ce qui nous environne. Par rapport à cette situation, il n’y a pas de retour – et nous commençons juste à le pressentir. Ainsi que l’a écrit Leïb Rochman, qui a vu la Shoah, au sens plein du mot ‘vu’, nous sommes ‘en suspens dans le nulle part’. De chacun de nous, on pourrait dire, comme dans son magnifique À pas aveugles de par le monde : ‘Il est tombé là, enfant d’une planète éteinte’ – ‘Tout est figé, figé pour l’éternité. La fin de tout ‘. Ce lieu sans assignation, comment l’appeler ? Ce n’est rien d’autre que l’intervalle entre la vie et la mort. » (p. 49)
La question du temps
Elle est fondamentale et tous ces propos du trio Haenel, Meyronnis et Retz résonnent bien étrangement avec le beau livre d’Abraham Heschel que je suis en train de terminer : Les Bâtisseurs du temps. Où il est tant question du temps et en particulier de celui, comme hors-temps, d’un autre monde, du Shabbat. Dans Tout est accompli, il est question d’une « apocalypse du temps. En effet, avec lui le présent fantôme produit par l’instantanéité des réseaux siphonne à la fois la projection vers le futur et la remémoration du passé, sans parler du maintenant qui s’évide dans la virtualité. Le temps-sortilège, qui préside à cette spectralité, court-circuite toute vie historique ; et, ce faisant, détruit les assises des révolutions qui, depuis celle de 1789, prétendent casser l’histoire de l’humanité en deux tronçons. Au vrai, celles-ci dépendaient d’une base : la diachronie, laquelle s’abîme désormais dans le monde parallèle des réseaux. » (p. 63)
Les arbres
Alors bien réconfortantes mes autres visites, celle aux arbres de George Haskell ou bien celle qui me conduit du côté de chez Swann. Retour non à la réalité mais aux réalités, celle de la vie de l’arbre, si minutieusement décrit par Haskell, celle de la madeleine dans la tasse de thé, celle du stupéfiant passage sur les odeurs qui suit de peu les célèbres pages de Proust. « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. »
C'est à lui de trouver la vérité
« Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »
Et puis comme on le sait, après un temps de flottement et d’incertitude Marcel Proust élucide ce qui est en train d’arriver (qu’on ose qualifier de fabuleux) et on ne peut que se répéter, apprendre par cœur, retrouver sans cesse le magnifique passage qui clôt ou presque ce passage de la Recherche : « quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
→ peut-on les opposer, l’odeur et la saveur, aux vues si sombres de Haenel, Meyronnis et Retz, à leur temps-sortilège et leur espace-glas.
Ce répertoire d’odeurs
Magnifique exploration de ces odeurs que l’on a pu, peut-être, encore sentir dans telle ou telle vieille maison de province : « C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray », Proust qui complète encore son exploration olfactive : « et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs. »
Carnet et lectures
Certes le carnet est vide, désespérément vide, mais après tout, cela témoigne peut-être du suspens d’un certain mode de fonctionnement et pas d’un vide de la pensée. Il y a de la sidération, bien entendu. Mais la pensée continue à se confronter à certaines des réalités d’aujourd’hui, celles qui apparaissent, celles qui étaient là, vues ou non vues.
Les lectures en cours sont au fond très significatives : Haskell et ses arbres, Haskell à l’écoute de ses arbres tant la dimension auditive est importante dans son livre – Sureau et la Seine, mais il est peu question de la Seine, géographiquement, hydrologiquement, géologiquement, mais bien plutôt historiquement d’une immense galerie, comme une fresque du Moyen-Âge, de portraits. Il faudrait faire un index, peut-être existe-t-il à la fin du livre – oui, vérification faite, il y a un index et c’est nécessité tant les personnages invoqués sont multiples et divers, depuis l’étrange Bagramko déjà évoqué jusqu’à Pascal, en passant par le janséniste Antoine Le Maistre de Sacy (magnifique figure), d’un clochard parisien au général Mangin, etc. En enfin le livre du trio Haenel, Meyronnis, Retz, Tout est accompli. Je découvre à l’instant qu’il y a sept vidéos sur une chaîne YouTube autour de ce livre.
Je transcris ici un nouvel extrait de la note de Patrick Corneau qui m’a mis sur la piste de ce livre : « L’immonde est l’expulsion du monde où l’homme vit, d’où il vient, où il lui a été donné de s’épanouir : son écoumène, son lieu physique, biologique, mental et culturel. Son Heimat. L’humanité désormais n’est plus chez elle, on la pousse dehors*. Qui ? Le Dispositif.
Qu’est-il ? Un nouveau concept avancé par les auteurs qui serait l’expression d’une certaine ‘courbure des Temps Modernes’ issue du règne tout puissant de la cybernétique. Soit une fermeture du monde sur lui-même où êtres et choses seraient piégés par le langage informatique dans le maillage de la réticulation totalisante opérée par le virtuel et dans l’hyperconnectivité-instantanéité des réseaux. Le Dispositif ‘est la capacité, à tout moment, d’agencer êtres et choses. Mais sous réserve de se fixer à lui-même des fins par sa propre puissance de calcul.’ Une entité autonome délirante, un ‘point d’interférence de tous les programmes’ qui réalise ‘l’absolu de la servitude’ »
Et je reprends aussi ce passage, essentiel, de la note de Patrick Corneau : « Avec la crise sanitaire, la terreur nous a saisi, ainsi que le doute sur la possibilité même d’agir. Si vous voulez sortir de la torpeur et du marasme mental induits pour de bonnes (et moins bonnes) raisons par nos gouvernants et prétendus/avérés experts, lisez Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Leur regard neuf sur les trois derniers siècles qui ont accouché du nôtre fait surgir les forces sciemment et méthodiquement occultées à l’œuvre dans l’Histoire (voir leur puissante et inattendue lecture de la Révolution française). Une Histoire qui, sous son aspect strictement profane, laisse entrevoir une trajectoire cachée sise aux tréfonds de la parole, soit une certaine ‘courbure du temps’ qui trouve son origine dans les deux maisons d’Israël, l’Église et la Synagogue, séculaires gardiennes de la Parole (‘Toute parole est miraculeuse en ceci qu’elle nous relie au miracle qui précède le monde’). La parole et le Royaume – le lieu de l’approfondissement de la parole – ne renvoient qu’à une seule réalité. Passant à travers toutes les langues et, d’une manière élective à travers la littérature. ‘Ne peut-on définir la littérature comme parole orientée vers le Royaume, et seulement vers lui ?’ demandent les auteurs, parole aussi difficile à recevoir qu’à comprendre car son mouvement propre consiste à aller au cœur du langage. Selon Haenel, Meyronnis et Retz c’est la parole ou plutôt la possibilité même d’une parole qui, aujourd’hui, est offerte en sacrifice, un énorme sacrifice noir inaperçu, voire dénié. Afin de ne pas être sous l’emprise de la nouvelle idéologie prométhéenne et son attaque à l’encontre du langage ‘aucun autre moyen que de revenir vers la parole et de se rendre attentif à ce qu’elle est. Peut-être est-ce même la seule manière pour un être parlant de se rapprocher de lui-même.’ Cher lecteur, c’est à l’être parlant en toi comme lieu du monde que s’adresse ce livre. Livre éminemment solitaire parce que comme tous les grands livres, il affronte l’impossible : il voudrait sauver ce qui en toi – en nous – peut l’être encore. »
Valentin Retz
Je ne cesse de tourner autour du trio Haenel/Meyronnis/Retz.
Je lis un entretien de ce dernier, chez Diacritik. On lui pose la question suivante : « Votre œuvre, tout comme les derniers numéros de Ligne de risque, témoignent du brasillement de la grande connaissance des textes sacrés judéo-chrétiens. Toujours dans le texte du blog l’Intervalle vous précisez : “On n’a plus l’habitude de lire une crise avec des lunettes spirituelles, encore moins religieuses. Pourtant, depuis un an exactement, le vieux substrat biblique, dans lequel s’enracine une nation comme la France, ne cesse de faire retour sur le devant de la scène.” C’est un point important de votre pensée : l’histoire profane serait enroulée dans l’histoire sacrée. Toutes deux se répondraient ? ». Sa réponse : « La parole, la Bible la présente comme une force créatrice indépassable. Dans le premier chapitre du livre de la Genèse, c’est par dix paroles que Dieu appelle à l’existence les éléments du monde. Ainsi la parole est-elle avant les choses. De plus, au chapitre suivant, on voit Adam, le premier homme, nommer les créatures dans le jardin d’Éden. Cela signifie à l’évidence qu’il possède quelque chose du pouvoir créateur de la parole. Par ailleurs, jusqu’à récemment, on reconnaissait dans le langage des jeux de correspondances et de métamorphoses, des sympathies, des antipathies, des analogies, des convenances, bref, des opérateurs prêtant à une herméneutique. Dans une perspective spirituelle, on estime donc qu’il est licite d’appliquer cette herméneutique non seulement aux choses, mais aussi à l’histoire. ». Un peu plus loin : « L’étonnant, c’est qu’en prêtant attention aux grandes dates de l’histoire profane, notamment celles des trois derniers siècles, on entrevoie des intersignes qui renvoient continûment à l’histoire relatée dans la Bible. Je pense, par exemple, à un épisode qui rapproche le procès de Nuremberg et le livre d’Esther. Dans celui-ci, Haman, le Premier ministre de l’Empire perse, procède à une tentative d’extermination d’Israël, qui échouera in extremis ; le dignitaire et ses dix fils se retrouvant pendus au gibet qu’on avait dressé pour les juifs. Or, à Nuremberg, on a exécuté dix responsables nazis. Avant de mourir, Julius Streicher, l’un des futurs pendus, les a d’ailleurs comparés aux dix fils de Haman. Et au moment où on lui passait la corde au cou, il s’est exclamé : « Pourim fest 1946 », faisant le lien avec la fête juive de Pourim qui célèbre chaque année la défaite de Haman. »
À propos de la littérature, il dit aussi : « il appartient à la littérature de traverser le mal. Partant de ce qui est blessé, celle-ci remonte vers le cœur du langage, dont les traditions juives et chrétiennes peuvent nous aider à dresser une certaine cartographie. Les sages d’Israël perçoivent quatre étagements principaux dans le langage, tous imbriqués l’un dans l’autre : le sens littéral ; le sens allusif ; le sens allégorique ; et le sens secret ou mystique. Quant aux Pères de l’Église, ils reconnaissent dans les différents barreaux de cette échelle langagière le corps, l’âme et l’esprit même du Ressuscité. Ainsi, à travers tous les jeux de métamorphose qu’elle produit, la littérature n’est rien moins qu’une ascension hors du monde. Autrement dit,un accès à l’indemne ;ce point qui échappe à tous les conditionnements. Cependant, celui-ci n’est jamais atteint une fois pour toutes. Et la littérature opère tel un balancier, oscillant sans arrêt de ce qui est blessé à ce qui sauve ; et vice-versa. Voilà pourquoi lecteurs et écrivains possèdent un véritable ministère prophétique. »
Flacon de sels
être entraînée vers Lichens Go et participer à une consultation sur les noms français à donner à un certain nombre de lichens, candelaria concolor, diploicia canescans, flavoparmella caperata, Pertusaria pertusa etc. -assister médusée au ballet de deux techniciens arrimant les éléments d’une grue servis par un immense bras, les voir gesticuler à 50 m de hauteur, apparemment sans filet (mais il est évident qu’ils ont un harnais, ils sont quasiment dans le vide) mais déplorer cette nouvelle voisine qui va rester là au moins un an et qui me gâche ma vue sur la ville et le ciel – me perdre dans les dédales du Mont St Michel, ceux des bâtiments, ceux de l’Histoire grâce à un très beau documentaire sur Arte et penser à cette silhouette que je vois plusieurs fois par an quand je passe sur la route, dans la baie –
Journaux de sons
J’ai commencé le très étonnant Journaux de sons de Louis Roquin. La démarche me passionne et je pense que mieux la connaître pourrait m’aider à enrichir, affiner, développer mon écoute.
« Les journaux de sons découlent d’attitudes particulières quant à l’écoute et la perception imaginative des sons » explique d’emblée Louis Roquin dans sa préface (p.7).
Techniques de captation de sons
« La captation des sons se fait : par l’écriture textuelle ; par l’écriture musicale ; par des signes évocateurs ; par la photo ; par la mémoire ; par le prélèvement d’objets en rapport avec le son. »
→ Je note qu’apparemment il n’est pas question ici d’enregistrement sonore. (p.8)
« Tous les cas de graphisme sont possibles : croisements, tuilages, alternances, enchaînements de formes, progression, et bien d’autres encore ! »
→ Cela me donnera peut-être des idées pour mieux écouter la musique.
« L’image, la photo, le graphisme ont le pouvoir de faire percevoir ce qui est par-delà le fait objectif, offrant ainsi la possibilité d’un espace d’invention. Des processus imaginatifs apparaissent. La vision aussi bien que l’audition rapprochée sont des zooms comparables au morphing. Image et partition se métamorphose en un LIEU D’ENTENTE. (p.9)
→ j’aime beaucoup cette idée de lieu d’entente.
Donner un son aux signes visuels
« Donner un son aux signes visuels est une expérience qui s’approfondit de jour en jour, de son en son, même si des paradoxes surgissent : quelle est la sonorité d’une ombre ? Quelle est la sonorité d’un reflet ? L’objet est souvent perçu en une fraction de seconde et l’idée me vient qu’à l’intérieur de l’oreille il y a peut-être un déclencheur. » (p.10)
Modus operandi
« Chaque fois que cela fut possible, relever un son par jour ; le décrire à travers un court texte exposants ses caractéristiques. Une micro-partition accompagne ce texte, elle est souvent réalisée dans des conditions difficiles (impossibilité de s’installer durant des déplacements en autocar, dans un train bondé, dans un triporteur sous la pluie, le long des chemins escarpés en montagne etc.) L’écriture de la partition est un aide-mémoire, fixé sur des supports variés trouvés sur place : facture, ticket de caisse, programme de spectacle, morceau de journaux. Certaines partition ont été écrit à l’aveugle dans le sac dans la poche. Le texte tente une description du son dans la durée et dans l’espace. Certains sons font l’objet d’une perception immédiate, d’autres font intervenir la mémoire car ils peuvent se dérouler sur plusieurs heures. » (p. 14)
La première série comporte des sons relevées lors d’un voyage de 85 jours en Chine. Chaque son est numéroté avec un petit titre par exemple 1. le son du réacteur, 3. la tour du tambour à Pékin, etc.
Page vingt, cette analogie très intéressante : « cela crée une sorte d’amas sonore compact et mobile, dans lequel l’attention et la réflexion se diluent. Au bout d’un moment, un cliquetis infinitésimal émerge comme l’encre de l’écriture au travers d’un buvard. La source en est multipliée, ramifiée. À quelques mètres de là, se trouvent une dizaine de tables carrées en béton autour desquelles se serrent des groupes d’homme de tous âges, silencieux et immobiles. Ils font claquer avec dextérité leurs jetons noir et blanc, les déplacent rapidement sur la surface lisse de la table, dans des parties très serrées de Mah-jong. » (p. 20)
→ puissante évocation du jeu de Mah-jong, tellement pratiqué dans mon enfance et mon adolescence et dont je réalise soudain qu’il est lié à un souvenir sonore. Le bruit des tuiles quand on les repoussait vers le centre, à la fin de la partie, pour bien les mélanger ! Les deux barres face à face poussant vers le centre pour les mêler, puis les deux barres latérales venant encore davantage brasser les pièces. Et voilà que j’apprends que « le nom original du jeu, écrit 麻将, májiàng ou 麻雀, máquè, ‘moineau du lin’ est une allusion au bruit fait par les tuiles qui s'entrechoquent lors de leur mélange. » Il y avait les ronds, les bambous, les caractères et puis les honneurs, les vents et les dragons et puis aussi les fleurs et les saisons. Je ne sais pourquoi j’ai en tête pour le bambou n°1 le nom de futifu....
Comme un manuel d’écoute
Je me régale de ces Journaux de son, au fond un magnifique manuel pour apprendre à écouter et à décrypter ce que l’on entend.
« 17. Moteur. La porte ouverte de la coursive laisse entendre un son gras et grave, comme 25 contrebasses fortissimo. Dans le halo des harmoniques, je distingue un tapis de cors en cluster (grappe sonore), légèrement coloré par huit trompettes si bémol en sourdine Harmon. L’ensemble est ponctué par une série de petits wood-blocks à la rythmique précise et pleine. En fait, de nombreuses soupapes s’agitent comme une armée de soldats de fer sautillant sur le moteur brillant du bateau qui mène de Putuoshan vers Ningpo.
→ Cette formidable description me fait irrésistiblement penser à la phrase célèbre de John Cage : si un son ne te plaît pas, écoute le bien. Cette analyse fouillée d’un son de moteur pourrait m’aider à élucider les composantes de ces bruits de moto qui tant m’insupportent. »
« 20. Fenêtre. Au 13e étage de l’hôtel de la Mer de nuages à Ningpo, le vent souffle fort. Par la fenêtre mal jointe - et pourtant neuve - un filet d’air passe avec puissance. Il engendre un son permanent, grave et flûté. Parfois des rafales provoquent une surpression et trois ou quatre harmoniques se déploient en bisbigliando (comme une voix qui chuchote) dans un aller-retour véloce et dissymétrique.
37. Averse à Gu Lin. Pendant la promenade au bord de la falaise qui surplombe la vallée de l’Ouest, proche de Gu Lin, la pluie s’abat sans discontinuer, formant un écran de sons fortement calligraphiés par les multiples cascades, les filets d’eau tombant des surplombs, les grosses gouttes dans les flaques, le creux des pierres transformées en déversoir et la brume épaisse et mouvante qui aquarellise le tout en se larges volutes
Naissance de la phrase
J’ouvre Naissance de la phrase, de Jean-Christophe Bailly. Et tout de suite le début me renvoie à toute la réflexion en cours à partir du livre Tout est accompli et des vidéos liées, sur la chaîne YouTube de la revue Ligne de Risque, livre et vidéos mettant en scène un trio qui parle à trois voix mais qui écrit à une voix, très fondue, très harmonieuse : Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Je suis particulièrement impressionnée par ce dernier, par son intensité qui le rend très émouvant dans ses propos.
Jean-Christophe Bailly, donc, en ce début de livre, évoque un rite d’un peuple indien d’Amérique latine rapporté par Hélène Clastres. Avant la naissance, le père s’abstient de toute activité et surtout se doit de tracer une sorte de chemin « afin d’ouvrir la voie à la parole de l’enfant à venir ». Hélène Clastres, cité par JC Bailly : « lorsqu’il marche, sur les chemins, [le futur père doit] fermer ceux qui bifurquent et jeter des ponts sur les rivières qu’il traverse. Il faut que la parole de l’enfant n’ait qu’un seul chemin. » (p.10). « Le chemin ainsi tracé, explique Bailly, approprie le nouveau-né à sa parole et inscrit celle-ci, ou sa possibilité, dans le monde qui la reçoit ». Or il y a dans Tout est accompli cette référence à la parole, particulièrement insistante après une référence à des propos de l’Américain Elon Musk qui voudrait purement et simplement ôter la parole aux êtres humains. Il faut rappeler qu’un des postulats du livre est que depuis Galilée en gros, le monde est uniquement régi par les mathématiques et désormais les algorithmes, en un monstrueux engrenage qui est la vraie super-puissance à laquelle il est presqu’impossible d’échapper et que les auteurs appellent le Dispositif. Haenel, Meyronnis et Retz tentent de dresser la possibilité de la parole, notamment à partir de la parole biblique, devant ces visées délétères. Jean-Christophe Bailly encore : « De la sorte l’être à venir est identifié à une phrase, et l’existence de tout être humain considérée comme un phrasé. La naissance, sous certaines conditions, libère ce phrasé, qui est vécu comme la signature inquiète de l’existence à venir (...) Ce qui est donné à l’enfant, ce n’est pas tant le nom qu’il va porter que l’accès au langage lui-même, que ce qui lui permettra de se porter dans le monde. » (p. 11)
Les bâtisseurs du temps
Il faudrait cependant que je transcrive ici quelques-unes des pages que j’ai notées dans le beau livre d’Abraham Heschel, les Bâtisseurs du temps. Et reprenant le livre, je le sens aussi en fort écho avec la lecture qui fut pourtant postérieure de Tout est accompli. Quand je lis cela par exemple : « L’irréligion n’est pas un opium, mais un poison. Notre énergie est trop puissante pour se contenter d’une vie indifférente ; nous avons besoin d’un but infini pour contenter notre immense puissance, faute de quoi notre âme sera gagnée par une frénétique folie. » (Abraham Heschel, Les Bâtisseurs du temps, Editions de Minuit, 1957, p. 93)
Le temps, les heures
« Il n’existe pas deux heures semblables. Chaque heure est unique et infiniment précieuse. » (ibid. p. 105)
Et on en vient au Sabbat, qui est au cœur du livre, et que l’on peut confronter aussi à la réflexion de la société actuelle sur le dimanche et le travail du dimanche : « Le Sabbat célèbre le temps et non l’espace. Six jours par semaine, nous vivons sous la tyrannie des objets de l’espace ; le Sabbat, nous nous efforçons de nous mettre au diapason de la sainteté dans le temps. C’est une journée où nous sommes appelés à prendre part à ce que le temps a d’éternel, de nous détourner des conséquences de la création vers le mystère de la création ; d’abandonner le monde de la création pour la création du monde. » (ibid. p. 109). Un peu plus loin, ce complément : « Le travail est un métier mais le parfait non-agir est un art. On y atteint par un accord de l’imagination, de l’esprit et du corps. Pour exceller dans un art, il faut en accepter la discipline. Le septième jour est un palais dans le temps que nous-mêmes bâtissons avec les matériaux que nous tirons de notre âme, de notre joie, de tout ce qui est incommunicable. » (ibid. p. 114)
→ alors ce jour-là, Sabbat pour les Juifs, dimanche pour les Chrétiens, vendredi pour les Musulmans, « c’est le moment où nous pouvons rapiécer notre vie en haillons, retrouver le temps et non pas le perdre ». (p. 118). « Réserver dans la semaine un jour à la liberté, un jour où nous laissons chômer ces outils dont nous forgeons si facilement des armes meurtrières, un jour où nous demeurons face à nous-mêmes, où nous nous détournons de tout ce qui est vulgaire, un jour où nous renonçons à toutes les obligations extérieures, où nous interrompons notre culte idolâtre des produits de la civilisation technique, où nous ne touchons pas à l'argent, un jour d'armistice dans notre guerre contre les hommes et les forces de la nature — est-il une institution qui, plus que le Sabbat puisse soulever l'espoir en un progrès de l'homme ? » (p. 130)
Rédigé par Florence Trocmé le 22 juin 2020 à 17h38 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
mercredi 1er avril 2020
J’écoute
Beaux mots d’une amie dans une lettre ce matin : « Je travaille, médite, observe, lis et lie » et moi de lui proposer d’ajouter quelque chose qui est essentiel pour elle comme pour moi, j’écoute !
→ écouter d’autant plus que l’empreinte sonore de l’activité humaine sur la ville est totalement bouleversée. Presque plus de voitures, notamment et un silence très particulier que l’on peut trouver tour à tour magnifique et inquiétant. Il y a dans Le Monde daté mercredi 1er avril 2020 un bel article sur les effets physiques et psychologiques du bruit. Un entretien avec David Le Breton, anthropologue et sociologue et Michel Le Van Quyen, neuroscientifique : « La pandémie de Covid-19, avec les politiques de confinement mises en place pour l’endiguer, nous a fait basculer d’un monde d’agitation à un monde plus silencieux, du moins en extérieur. (...) Pour Bruit Parif, qui le mesure en Ile-de-France, celui-ci a chuté de 50 % à 80 % (de 5 à 7 décibels – dB) le jour, et la nuit jusqu’à 90 % (9 dB) sur certains axes de Paris intra-muros.
Pas de vraie défense contre le bruit
« Les oreilles n’ont pas de paupières, l’audition est un sens toujours actif, même pendant le sommeil. On l’explique en avançant qu’il y a des millions d’années ce sens servait de système d’alarme pour préparer le corps à l’action. De fait, chaque petit bruit entraîne, sans que l’on en ait conscience, une cascade d’événements biologiques et génère la sécrétion d’hormones du stress, tel le cortisol. Or une concentration anormale de ce type d’hormones a des effets dévastateurs, notamment sur les systèmes immunitaire et cardiovasculaire. Tout se joue au niveau du système nerveux autonome, une sorte de racine qui pénètre dans le corps et permet la régulation des fonctions vitales de l’organisme. Ce système est constitué de deux grandes branches, le système sympathique, que l’on pourrait décrire comme un accélérateur physiologique, et le parasympathique, qui est à l’inverse un frein. Lorsqu’une personne entend un bruit, le premier se déclenche. Pendant les moments de calme et de régénération du corps, l’autre prend le relais. Les deux fonctionnent en alternance. » écrit Michel Le Van Quyen qui ajoute « Le silence permet également au cerveau d’évacuer en quelque sorte ses déchets. A plein régime, celui-ci consomme énormément de glucose, ce qui génère une accumulation de toxine protéinique – les plus connues sont les bêta-amyloïdes. Leur évacuation a été pendant longtemps une énigme, car le cerveau ne possède pas, comme d’autres organes, de système lymphatique. La réponse a été apportée très récemment, en 2012, par la chercheuse danoise, Maiken Nedergaard (université de Rochester, New York, Etats-Unis). Cette neuroscientifique a révélé l’existence d’un système glymphatique constitué, non pas de neurones, mais de cellules gliales dans lesquelles circule le liquide céphalorachidien. C’est celui-ci qui évacue pour partie ces toxines. Selon ses travaux, ce sont dans des périodes de repos et de calme que l’évacuation est la plus active, jusqu’à 25 % fois plus, par exemple, lors d’une phase de sommeil profond. »
→ je me souviens avoir lu un article passionnant sur cette sorte de douche nocturne du cerveau !
Et David Le Breton complète ces propos : « Tout comme le bruit, le silence de l’un n’est pas forcément celui de l’autre. Pour autant, il renvoie quasiment toujours à une intériorité, une plongée en soi et à son histoire personnelle. Il peut mobiliser nos forces tout comme nos démons intérieurs et nos fragilités. Pour aimer le silence, il faut avoir une histoire de vie relativement paisible. Pour un homme ou une femme blessés, c’est moins aisé. Cette ambivalence renvoie, dans l’anthropologie religieuse, à une dialectique. Le silence peut être associé au meilleur – la voie d’acheminement de la prière, la méditation, la rencontre avec Dieu ou les dieux… –, mais aussi à la terreur, à une menace prochaine et tragique. Comme ce grand silence qui est décrit, dans la Bible, avant l’Apocalypse. »
La véritable pathologie du savoir
Belle réflexion d’Etienne Klein, dans un des « Tracts » de Gallimard : « Ainsi est-il devenu possible d’avoir suffisamment confiance dans son seul ressenti (sans doute dopé en intraveineuse par un surdimensionnement de l’ego) pour trancher d’un simple coup de phrase – en reconnaissant ne rien y connaître ! – des questions vertigineusement complexes. Par l’effet de quelque étrange paradoxe postmoderne, se savoir ignorant n’empêche donc plus de se considérer tout de même comme un savant, et de très vite le faire savoir urbi et surtout orbi. Croire savoir alors même qu’on sait ne pas savoir, telle me semble être devenue la véritable pathologie du savoir. Les vrais sachants, les spécialistes, les experts n’ignorent pas le savoir, eux, et ils savent également dire ce qu’ils ignorent : ils savent ce qui est déjà établi, mais aussi tout ce qui fait encore trou dans la connaissance, tout ce que le savoir ne contient pas encore et qu’ils viennent inquiéter.
La peste et le théâtre
Dans le même tract, Etienne Klein écrit : « Dans Le Théâtre et son double, Antonin Artaud faisait remarquer que la peste a ceci de commun avec le théâtre qu’elle pousse les humains à se voir tels qu’ils sont : « Elle fait tomber le masque (sic !), écrivait-il, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie. »
samedi 4 avril 2020
Les perfections disparaissantes
De nouveau un belle note de Patrick Corneau sur son site « Le Lorgnon mélancolique » autour d’un livre de l’architecte-designer Ettore Sottsass (1917-2007):Citation de Sottsass : « Le propre de la perfection est de se perdre, l’enchantement est voué à disparaître. C’est comme ces framboises que je cueillais en forêt, au petit matin, souvenir ordinaire, certes – mais j’ai tant de nostalgie pour ces souvenirs personnels, souvenirs d’anciennes perfections perdues. En fait, je suis hanté par les nostalgies privées, et d’ailleurs aussi, d’une certaine façon, par les nostalgies collectives, qui remontent bien loin, à des temps très anciens, parce que je sais toujours quand une perfection des plus particulières se perd à jamais. On abandonne toujours quelque chose, on n’en finit jamais de dire adieu. Il faudrait peut-être essayer d’inventer de nouvelles perfections, penser à tout instant à une perfection que l’on pourrait perfectionner encore – autrement dit, le problème est permanent : il faut se construire sans cesse des perfections nouvelles, pour sans cesse nourrir en nous la nostalgie qu’elles nous laisseront. »
→ Ce qui me ramène loin en arrière, à la charnière de mes brèves études d’histoire de l’art et de mon métier de journaliste. J’étais passée à mi-temps au journal de décoration pour lequel je travaillais et forte d’un stage passionnant, deux ans auparavant, au Centre de Création Industrielle du musée des Arts Décoratifs créé par François Barré, j’avais eu l’idée de poursuivre mes études et de faire un mémoire sur le design italien. J’ai un tout petit doute sur le designer que j’avais choisi, mais si ce n’était Ettore Sottsass c’était donc son frère !
Cette nostalgie là
Patrick Corneau continue : « Tonalité qu’il est difficile de cerner en un seul mot car elle participe de la nostalgie, de la saudade lusitano-brésilienne, d’une mélancolie empreinte du regret des choses passées – ce qu’au Japon on trouve exprimé par le concept de Mono no aware (物の哀れ) – « sensibilité pour l’éphémère » – et merveilleusement illustré chez l’écrivaine et poétesse Sei Shonagon. S’il me fallait risquer un mot pour qualifier l’esthétique qui, en filigrane, court le long de ces vignettes décousues, je parlerais aussi de wabi sabi – cette vision esthétique japonaise, ou plutôt cette disposition spirituelle, dérivé de principes bouddhistes zen qui célèbre la vie dans sa perfection imparfaite, la beauté cachée dans l’inhabituel, les lieux ou les objets passés de mode qu’on néglige ou qu’on rejette. ». Et il conclue : « Écrit la nuit : un livre qui compte moins par les évocations ponctuelles de faits vécus que par les résonances multiples que le souvenir fait éclore par la grâce de l’écriture. Mieux même que le souvenir : l’ombre qu’il laisse à travers une réminiscence ! Il y a là un art musical de l’anamnèse tout à fait étonnant chez Sottsass. »
→ à rapprocher du propos de Joubert ! : La réminiscence est comme l'ombre du souvenir.
→ Et bien sûr du titre de Jacques Roubaud : mono no aware, sous titre, Le Sentiment des choses. Et à toutes ses recherches, jusqu’en ces « Tridents » souvent cités dans ce Flotoir.
dimanche 5 avril 2020
Les virus, tous les virus
Ce grand et fort article publié par Bernard Umbrecht sut sur son site Le Saute Rhin. C’est très scientifique et porte sur les virus, tous les virus, c’est passionnant.
Les lectures souvent ont cette capacité
Les lectures souvent ont cette capacité d’allumer certaines zones très obscures en nous, comme s’il y avait une longueur d’ondes propre à certaines formulations qui allaient rencontrer tel ou tel point-cible dans notre intériorité la plus enfouie.
Joseph Joubert
Retour à Joseph Joubert dont j’inscris chaque jour une courte citation en tête de ma compilation quotidienne de propositions culturelles pour ceux qui doivent rester chez eux.
« La réminiscence est comme l'ombre du souvenir. »
mardi 7 avril 2020
De la musique
Cette citation magnifique de Clément Rosset : « Le monde est trop plein d’images, de renvois, de références et de reflets : sa teneur en réel s’y dilue sans cesse dans le jeu de la réplique et dans l’espace du point de vue. Tandis que la musique met au pied du mur, produit soudain un réel sans réplique et sans appel. On ne s’attendait pas à cela – au réel, ainsi livré sans commentaires ; et il est déjà trop tard pour réagir, pour accommoder un point de vue. Face à la musique l’auditeur est toujours pris de court, pris par surprise. C’est que l’effet musical est avant tout un "effet de réel ", et que le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s’habitue jamais complètement. »
Clément Rosset, L'Endroit du paradis
jeudi 9 avril 2020
De la radio
Cette curieuse expérience : j’ai remis en service un ou deux petites radios à transistor dans la maison. Or j’ai constaté, tout à fait inopinément, que je n’avais pas du tout la même sensation de proximité et de présence avec ceux qui parlent à la radio lorsque j’écoute la radio sur Internet (et a fortiori en podcast) ou quand je l’écoute sur ces petits postes. Comme si quelque chose en moi savait instinctivement que dans un cas, la radio, il y a un vrai direct (relatif bien sûr mais cette sensation-là née de la transmission par les ondes radiophoniques) et dans l’autre, une épaisseur, une transmutation (n’est-elle pas effective dans la numérisation ?) qui altéraient ce sentiment de présence ?
Rencontre paréidolique
J’aime cette remarque de Jean-Nicolas Clamanges qui m’envoie une photo : « Je vous joins une récente rencontre paréidolique sur un sentier d'ici. ». Je l’aime parce qu’il y a bien un sentiment de rencontre dans ces brusques apparitions, ces surgissements de visages ou d’êtres plus ou moins bien constitués que nous voyons soudain dans telle forme naturelle, une pierre, un arbre, une branche, un rocher, etc. Je me souviens de ce sentiment très étrange, un jour, que ce petit caillou bleuté qui affleurait sur le sol d’une allée voulait me dire quelque chose, me parlait.
samedi 11 avril 2020
Et pendant ce temps-là dans les parcs et jardins
de la Ville de Paris : « Dans les parcs et jardins, il n'y a plus de piétinement, de gens qui s'allongent, jouent au foot, font leur jogging… Les pelouses ne sont plus tondues systématiquement. La flore peut s'exprimer librement, d'autant que nous sommes au printemps, période propice. Nous allons redécouvrir des fleurs vivaces comme les orchidées (on en compte 12 espèces à Paris). Les plantes vernales, c'est-à-dire celles qui fleurissent au printemps, s'épanouissent en ce moment. C'est le cas des jonquilles ou des narcisses qui vont être pollinisés par des abeilles solitaires tels que l’abeille charpentière ou le bourdon. Les primevères sauvages, les muscaris, les giroflées, les fumeterres rose bonbon, les chélidoines, qu'on appelle aussi herbes à la verrue, vont émerger. Il va y avoir pléthore de nourriture pour les insectes. Ils vont profiter de toutes les plantes qui seront moins impactées que d'habitude. Les papillons, hibernants durant l'hiver, vont se montrer comme le citron et sa couleur jaune-vert ou le vulcain, avec ses ailes noires, blanches et rouges. » (Xavier Japiot, expert biodiversité à la Ville de Paris)
lundi 13 avril 2020
Le sommeil
Il est, pour reprendre la formule de Pierre Pachet, « une enveloppe dans laquelle l’humanité de chaque homme se préserve ». » (cité dans Chez soi de Mona Chollet. Le livre de Pierre Pachet, La Force de dormir, est malheureusement introuvable sauf d’occasion à des prix astronomiques qui oscillent entre 50 et 200 euros !!!! – j’ai tenté un tweet à Gallimard pour une réédition rapide !)
jeudi 16 avril 2020
Les tridents de Jacques Roubaud
Mais pas cette fois dans la lecture continue et tranquille que j’en ai entrepris, mais via un article de Joseph Mouton que Pierre Le Pillouër a publié sur Sitaudis et qu’il me signale. Je relève :
« 6 Le trident aurait donc l'ambition de figurer ‘un atome de langue entendue’. Dans un de ses tridents, justement, Jacques Roubaud explique que la langue ne se compose pas de mots mais de phrases. Les mots sont en quelque sorte infra-atomiques, si l'on suit la métaphore que je file ici. Les vrais atomes de langue ressemblent à des phrases. J'ajoute ici le mot ‘entendue’ pour distinguer la langue-structure de la langue-parole (l'action effective de la langue). Or si l'on cherchait à fabriquer une sorte d'unité pour la langue-structure, on irait vers la grammaire, par exemple vers Chomsky. Mais l'ambition de Roubaud, telle du moins que je la comprends, est de fixer la forme d'un atome de langue parlée (d'abord entendue). Or un atome de langue entendue, nous dirons que c'est immédiatement de la poésie.
7 La poésie est atomique. Toutes les opérations de langage utilisent les propriétés de type atomique de la langue mais ne montrent pas leurs atomes. La poésie est intensivement atomique, parce qu'elle manifeste les atomes dont elle compose ses vers/ses phrases. L'atome se ressent dans la métamorphose du vers en phrase ou de la phrase en vers. Le trident est le plus petit atome saisissable de la poésie.
8 Ça paraît très ambitieux ; — mais l'œuvre, et plus encore le projet (s'il est permis de distinguer les deux), de Jacques Roubaud sont extrêmement ambitieux. Il s'agit de refonder rationnellement la poésie, dans la postérité, ou plutôt dans l'élan continué, du projet moderne de réduction des mondes à leurs éléments fondamentaux. Pensons par exemple à Bourbaki, qui fascina si longtemps Jacques Roubaud mathématicien, ou pensons à Frege, à Hilbert, à Brouwer, à Gödel, etc. Le trident est le nom d'un fondamental obtenu par réduction logique. »
Et aussi
« 15 Jacques Roubaud n'en parle pas : mais comme beaucoup de tridents (tendanciellement tous les tridents) accrochent un instant (ou pour mieux dire, la triple référence dont il est inséparable : un maintenant-ici-moi), le poète re-marque l'instant avec les sensibles immenses dont il est traversé, contrastés par les déterminations fines qui le singularisent. Rien de traditionnel du point de vue de la technique, mais un même fond immensément ancien. » (source)
vendredi 17 avril 2020
Lectures
Je continue le Mona Chollet, Chez soi et après lecture du Monde j’ai mis sur ma liseuse Écoute l’arbre et la feuille de David George Haskell. J’adore le début, montée dans un arbre remarquable d’Amazonie alors que se déclenche une immense pluie. C’est un peu comme le texte extraordinaire de Ponge sur la pluie en moins bien écrit (c’est une traduction) mais en plus sensuel. Et je continue le Mona Chollet avec plaisir. Ce matin lu les trois premières pages de Bureau de tabac de Pessoa (traduction de Max de Caaarvalho chez Chandeigne). Quelle œuvre !
Liliane Giraudon
« A nouveau entrer dans un petit cercle (ce carnet est mon cercle) celui d’un feu mais pas question de s’y réchauffer compte tenu de la température extérieure, peut-être y dormir, une forme du sommeil quand les images se dressent et fabriquent du son, pas du chant parce qu’on en est devenu incapable, plutôt une tension avec miss destruction en veilleuse dans le dos sans cesse présente et surveillant, elle n’est qu’assoupie et parfois comme ces derniers temps son nom est ‘découragement’. (Petite anthologie pour Poezibao)
mardi 21 avril 2020
Deux images récurrentes
Ces derniers temps deux images récurrentes. Nous sommes dans la cabine d’un immense tunnelier devant une paroi immense, opaque et très coriace. Nous sommes devant un mur mais nous essayons de l’effriter. Et pour cela, dans notre dos, la puissance de nos acquis, en particulier depuis deux siècles, notre savoir-faire, nos techniques et technologies. Ce mur nous l’effritons bien trop lentement, les dégâts vont être gigantesques, mais tout aussi importantes les prises de conscience. Il semblerait que cette fois nous n’ayons plus vraiment le choix et que nous n’allons pas pouvoir continuer à tout détruire sur notre passage. Même si certains pensent que tout recommencera comme avant, voire en pire.
L’autre image est celle d’une fourmilière. L’humanité est une fourmilière. Comment peut-on imaginer que des mesures de distanciation sociale soient possibles entre des fourmis ? C’est une vue de l’esprit, notamment dans les pays comme l’Inde, le Bengladesh, certaines pays d’Afrique. Et beaucoup disent aussi que nous manquons de leadership international. Chacun pour soi et plus de Dieu pour tous. Pas de reine dans la fourmilière. Ce qui fait craindre que le seul épilogue de la catastrophe en cours soit l’effondrement de pans entiers de la fourmilière et la mort de millions d’ouvrières.
vendredi 24 avril 2020
La poésie
D’une note de Jean-Nicolas Clamanges à propos d’un essai de Jean-Claude Pinson : « La poésie est intempestive ou ce n’est pas elle. Et pourquoi ? Mallarmé l’a dit : ‘sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement, se retranche’. Il eût pu écrire ‘se confine’, selon l’ancien usage signifiant la relégation aux limites, aux frontières, voire le ban. »
samedi 25 avril 2020
Note de passage
Je sais maintenant qu’on ne sait rien et que tout ce qu’on croit savoir à un moment est caduc peu après. Alors mieux vaut lire les classiques qui n’ont pas de date de péremption. Joubert est formidable. Il faudrait reprendre Valéry aussi.
Médecine
à laquelle je m’intéresse tant depuis des années, ce que ne trahit pas du tout ce Flotoir. Extrait d’un très passionnant article du journal Le Temps, « Bien plus qu’une pneumonie, le Covid-19 est une inflammation systémique des vaisseaux sanguins. Elle entraîne de graves micro-perturbations de la circulation sanguine pouvant endommager le cœur ou provoquer des embolies pulmonaires, voire obstruer des vaisseaux sanguins dans le cerveau ou le système gastro-intestinal, souligne l’institution dans un communiqué. Cette découverte pourrait expliquer les disparités entre individus face au nouveau coronavirus. ‘Alors que l’endothélium des personnes jeunes se défend bien, ce n’est pas le cas de celui des groupes à risque souffrant d’hypertension, de diabète ou de maladies cardiovasculaires, dont la caractéristique commune est une fonction endothéliale réduite’, écrivent les experts zurichois. De quoi réfléchir à de nouvelles pistes thérapeutiques qui combineraient à la fois le combat contre la multiplication du virus et la protection du système vasculaire des patients.
Note de passage
C’est par le contraste que l’on sent, que l’on voit, que l’on entend.
L’âme désarmée
Je ne parviens pas à reconstituer quel chemin m’a conduite vers ce livre, l’Ame désarmée d’Allan Bloom. Une émission de radio, un podcast, oui, mais lequel ? Mystère et boule de gomme. Bref, étonnante préface de Saul Bellow où il parle presqu’autant de ses propres livres que de celui qu’il est censé préfacer. À propos de son héros Herzog, il écrit par exemple : « L’état de confusion mentale dans lequel Herzog se débat a quelque chose de primitif : certes, comment pourrait-il en être autrement ? Pourtant, il y a tout de même une chose à laquelle il peut, aidé de son sens du comique, se raccrocher. Même dans le plus grand désarroi, il existe toujours un chemin qui mène à l’âme. Ce chemin peut être difficile à trouver parce que, quand nous arrivons au milieu de notre vie, il s’est effacé, et que les épaisses broussailles qui le recouvrent proviennent en partie de ce que nous appelons notre éducation. Mais le chemin est toujours là et il nous appartient de le maintenir ouvert pour pouvoir accéder à la partie la plus profonde de nous-même ‒ à cette part de nous qui est consciente d’une plus haute conscience, celle qui nous permet en définitive de comprendre et de juger. Assurer l’indépendance de cette conscience, lui donner la force de ne pas être affectée par le vacarme de l’Histoire et par les distractions de notre environnement immédiat, tel est le sens réel de ce combat qu’est la vie. L’âme doit découvrir son domaine et le défendre contre les forces hostiles, parfois déguisées en idées, qui vont fréquemment jusqu’à nier son existence, et souvent même tentent de la détruire purement et simplement. » (Allan Bloom, L’âme désarmée, avant-propos de Saul Bellow, traduction française de Paul Alexandre et de Pascale Haas, Les Belles-Lettres, 2018). Ah voilà que tapant ici le nom de l’éditeur, je retrouve le chemin et il est important de le dire ce chemin. Il s’agit de la très belle lettre que Les Belles Lettres envoient plusieurs fois par semaine depuis le début de la quarantaine (40 jours aujourd’hui en effet), avec des extraits de livres de leur catalogue, beaucoup d’Anciens, des livres de toutes époques sur un thème. C’est remarquablement soigné, choisi, édité. « Métamorphoses » ; « Une main tendue », « Cultiver son jardin », « Un supplément d’âme » et c’est dans cette dernière missive que j’ai lu un extrait du livre d’Allan Bloom qui m’a poussée à l’acheter.
De l’importance de la culture
et donc de la lecture ! : « La question qui se pose à tout jeune être humain : ‘Qui suis-je ?’ et le besoin puissant de se conformer à l’ordre de l’oracle de Delphes : ‘Connais-toi toi-même’ qui est congénital en chacun de nous, signifient en premier lieu ‒ en dépit de tous les efforts qu’on a déployés pour en subvertir le sens et dont quelques-uns seront exposés dans cet ouvrage ‒ ‘Qu’est-ce que l’homme ?’. Or, compte tenu des défaillances chroniques de nos certitudes, cela revient à tenter de connaître les diverses réponses possibles à cette question et à y réfléchir. La culture générale donne accès à ces réponses (...) L’homme qui a reçu une culture générale est capable de ne pas s’en tenir aux réponses faciles qu’il préférerait peut-être adopter, et cela non par esprit de contradiction, mais parce qu’il a connaissance d’autres réponses qui sont dignes de considération. Il est certes ridicule de croire que ce qu’on apprend dans les livres représente l’alpha et l’oméga de l’éducation, mais la lecture est toujours nécessaire, en particulier à une époque où les exemples vivants de valeur élevée sont rares. Et l’enseignement des livres constitue une bonne partie de ce qu’un professeur peut apporter à ses élèves : une instruction fondée sur la lecture et dispensée de façon adéquate dans une atmosphère où les relations entre le livre et la vie sont naturelles. »
Les arbres de nouveau
et cette fois je sais très bien qui m’a conduite vers ce livre, Mathias Enard dans sa sélection de poches du Monde des livres. Il s’agit de Écoute l’arbre et la feuille, Flammarion (traduction au fond assez maladroite du beau titre original, The songs of trees, de David George Haskell. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Piélat. Très belles illustrations de Valentine Plessy, dont on profite malheureusement bien peu sur la liseuse. Voici la présentation de l’éditeur : « Douze arbres mythiques, de l’olivier de Jérusalem au noisetier d’Écosse en passant par le sapin baumier d’Ontario et le poirier de Chine. Chacun à sa façon, ils sont porteurs d’une sagesse millénaire. Pour la recueillir, David G. Haskell est parti à leur rencontre. Attentif au moindre bruissement dans la canopée, au craquement de l’écorce, au suintement de la sève ou au ballet des fourmis coupe-feuille, Haskell révèle un monde d’une beauté inouïe. Alliant une écriture poétique au savoir du naturaliste, il montre que les arbres forment un immense réseau encore insoupçonné, qui raconte l’histoire de tous les êtres vivants – à commencer par la nôtre. »
→ Ce qui frappe, on le verra au fil de la lecture, c’est l’extraordinaire dimension d’écoute qui se manifeste dans ce livre. Une dimension qui me semble assez rare chez les naturalistes, sauf peut-être chez les ornithologues ? Dans son introduction, Haskell écrit : « Pour les Grecs des temps homériques, kléos, la renommée, consistait en un chant. Les vibrations de l’air recélaient la mesure et la mémoire de la vie d’une personne. Écouter, c’était donc apprendre ce qui se perpétue. Je me suis mis à l’écoute des arbres, en quête d’un kléos écologique. Je n’ai trouvé ni héros, ni individus ayant marqué l’histoire. La mémoire vive des arbres, qui s’exprime dans leur chant, nous parle plutôt de la communauté du vivant, d’un réseau de relations. Nous, les humains, prenons part à cette conversation, en tant que parents et membres incarnés de cette communauté. Écouter, c’est donc entendre notre voix et celles de notre famille. Chaque chapitre de ce livre est consacré au chant d’un arbre spécifique : la réalité tangible du son, sa genèse, et nos propres réactions physiques, émotionnelles et intellectuelles. La majeure partie de ce chant se déploie à la limite de l’audible. Écouter, c’est donc appliquer un stéthoscope sur l’épiderme du paysage pour entendre ce qui s’agite en dessous. »
Ainsi le livre débute-t-il par une scène extraordinaire que j’ai déjà rapidement évoquée. Le narrateur est dans la forêt amazonienne, en Équateur, auprès d’un ceibo. Et la pluie se déclenche. « Si nous entendons la pluie, c’est non grâce à sa chute, silencieuse, mais par le biais des multiples traductions fournies par les objets qu’elle rencontre. Comme tout langage, surtout un langage qui a tant à épancher et par l’intermédiaire de tant d’interprètes, les bases linguistiques du ciel s’expriment dans une exubérance de formes : martèlement strident d’une averse sur des toits de tôle ; clapotis sirupeux sur les ailes de centaines de chauves-souris, chaque goutte explosant en gouttelettes qui retombent dans la rivière sous leur vol rasant ; nuages d’épais brouillard suspendus à la cime des arbres, mouillant les feuilles sans qu’il en tombe une seule goutte – le son d’un pinceau encré sur une page. »
Le ceibo, qu’il faut prononcer seilbo ? : « un fromager, ou kapokier (Ceiba pentandra), une espèce d’arbre que beaucoup d’autochtones appellent ceibo ». Celui-ci mesure 50 mètres de haut et DG Haskell peut monter dans sa cime. « Cet arbre est un géant. Un pilier cosmique, axis mundi ? Peut-être, mais le son de la pluie voue à l’échec toute tentative d’isoler par la pensée l’arbre de sa communauté. Chaque goutte qui tombe frappe un petit coup sur une peau de tambour foliaire. La diversité botanique est muée en sons, elle se fait entendre sous le rythme du batteur. »
Une vraie symphonie de sons
« Au cours de mon ascension de quarante mètres par une succession d’échelles métalliques, j’ai traversé les couches de pluie : le son que celle-ci produit sur la litière et les plantes du sous-bois s’estompe à un mètre ou deux au-dessus du sol, remplacé par le clapotis net et irrégulier sur les feuilles éparses, les tiges tendues vers la lumière, les racines adventives descendant à la recherche du sol. À vingt mètres de haut, le feuillage s’épaissit et les rapides commencent à gronder. À mesure que je monte, les sons émis par les autres arbres se rapprochent puis s’éloignent, d’abord un cliquetis rapide de dactylo provenant d’un figuier étrangleur, puis le bruit de râpe des gouttes ricochant sur les feuilles d’une vigne hirsute. »
→ tout de suite, lisant cette description, tentant d’imaginer tous ces sons, j’ai pensé à la magnifique description d’une averse de Francis Ponge. « La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c'est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. A peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. (...) » Mais la pluie de Ponge me semble plus froide et cérébrale que la pluie tropicale d’Haskell. !
Le texte de Haskell est à la fois très savant (et quel régal, une fois encore, avec tous ces noms d’espèces, sans parler des mots propres à la botanique) et abordable. Pas tout à fait comme si on se promenait avec un vieux grand-père connaisseur de plantes et d’arbres, mais ce serait un peu l’idée !
On retiendra aussi l’aventure d’une piqure terrible par une « fourmi balle de fusil » ! qui suscite cette remarque qui résonne aujourd’hui étrangement : « C’est ainsi que j’ai été initié à l’une des réalités de la forêt : dans ce réseau de relations interspécifiques, aucune trace de l’« innocence et [de] la générosité indescriptibles » dont parle le philosophe, poète et naturaliste Henry David Thoreau. Dans la forêt tropicale, l’art et la science de la guerre biologique atteignent leur plus haut degré de sophistication. ».
On peut lire aussi de nombreuses pages très intéressantes sur les peuples autochtones, ainsi que sur les immenses problèmes écologiques de la région, autour de la question des forages pétroliers.
Pastoral
Peut-être que je reste un peu sur les mêmes terres, d’une certaine façon, en abordant Pastoral, De la poésie comme écologie, vers lequel j’ai été portée par la belle recension qu’en a fait Jean-Nicolas Clamanges dans Poezibao.
Il y a une sorte de constellation autour de ce thème et de la relation écologie et poésie. J’y vois Michel Deguy, il y a un moment déjà, Jean-Claude Pinson donc et bien sûr Pierre Vinclair. Bien d’autres aussi dont l’œuvre est traversée de part en part par cette question, Fabienne Raphoz, Aurélie Foglia... mais de manière plus diffuse. Préoccupation qui me semble plus que « normale » chez les poètes, pour ne pas dire essentielle.
Pinson pose la question du rapport de la poésie et de la Nature, qu’il voit comme un « rapport de très archaïque connivence » et il ajoute « parce qu’il y a entre elle et la Nature, tacite, ce qu’on peut appeler, après le critique Paul de Man, un ‘pacte pastoral’. Il poursuit : « J’avance, telle est l’hypothèse centrale de la réflexion qui va suivre, primo qu’elle peut être définie, au plan théorique comme une écologie ‘première’ (au sens où l’on parle de l’ontologie comme d’une ‘philosophie première’ ; secundo, au plan pratique, qu’elle s’est posée, de longue date, en ‘gardienne et vengeresse’ de ladite Nature (selon les mots de Schiller). Ce qui revient à dire qu’elle est aussi écologie dernière, écologie des temps finaux, précédant l’extinction de l’humanité, en même temps que ‘discours’ dont la visée ultime, la fin dernière, est aujourd’hui de s’inquiéter de Gaïa et de tout ce qui est en elle vivant et survivant (revenant aussi bien, s’il se peut). (p. 10).
Voilà bien posé l’objet du livre mais cette présentation ne doit pas faire craindre une lecture trop ardue, des termes trop abstraits. En fait Pinson procède par séquences, non pas titrées, mais introduites par une sorte de petit panneau indicatif, en italique. « Affinités électives », « pacte pastoral » ; etc.
Une affinité élective
« De cette affinité élective entre poésie et Nature, de cette sensibilité en quelque sorte musicale du poème à l'ouverture sensible (plutôt que conceptuelle) au monde, découle une modalité du dire qui lui est propre. Son ontologie, sa diction de l'être (onto-logos), de l'être-au-monde, de l'existence, est de façon privilégiée celle où trouvent à se dire, plus spécifiquement, des façons d'être au monde dans la Nature, au contact étroit de la Nature, en lien avec elle. Si ‘écologie est un hétéronyme ou cognomen de poésie’, comme l'écrit Michel Deguy, s'il est possible de définir la poésie comme une ‘écologie première’, c'est en vertu de cette onto-logie qui lui est propre. C'est une métaphysique qui peut par conséquent éclairer cette relation privilégiée de la poésie et de la Nature. » (p.14)
Tout ce qui nous touche
Jean-Claude Pinson donne une très belle citation de Jean-Christophe Bailly : « Considérer que nous n'aurions plus affaire qu'à une ‘technonature’ n'est, pour lui qu'une ‘vulgate’ infondée : ‘Par-delà l'envahissement des objets, des filtres et des écrans, par-delà les quantités qui la peuplent et la perturbent — par-delà les hommes — Nature (phusis, natura naturans), écrit-il, demeure et résiste: elle est et continue d'être l'habitacle et le lieu, la somme déployée des espaces où les formes de vie viennent s'inscrire. Ce sera l'air et l'eau, la pluie, le vent, l'alternance du jour et de la nuit i. e. la course autour du soleil, les marées, les lunaisons et en nous l'équivalence ou le répons rythmique de tous ces cycles, sous la forme du respirer (le souffle), du circuler (le sang). Tout ce qui nous touche et tout ce qui nous parcourt. Tout notre toucher, tous nos contacts ».
Note de passage
Et comme tout ce qui nous arrive s’infiltre, s’insinue partout en nos lectures où nous détectons inconscience ou au contraire plus ou moins claire (ou obscure) prémonition !
Et retour indirect à Haskell
avec ces mots du musicien contemporain François-Bernard Mâche « partout, consciemment ou non, les musiques trahissent leurs attaches avec les sons du biotope ». Ces sons que traquent David George Haskell.
Chez soi et ailleurs
J’ai aussi entrepris en ces temps où on y est tout le temps, « chez soi », la lecture du livre éponyme de Mona Chollet. Une superbe anecdote à propos de Nicolas Bouvier : « Un épisode illustre son rapport très direct et pratique à la culture. Au cours d’une hibernation forcée à Tabriz, en Iran, où ils pensaient ne passer qu’une nuit et où la neige les a surpris, Vernet et lui découvrent un quatrain du poète persan Hafiz qui leur paraît saisir la quintessence de l’état nomade. Enthousiastes, ils demandent à un calligraphe de le peindre sur la carrosserie de la Fiat Topolino dans laquelle ils voyagent. Lorsqu’ils repartent, au printemps, le poème, ajouté à la taille minuscule du véhicule, fait sensation auprès des Iraniens. Bouvier raconte les scènes auxquelles donne lieu leur arrivée : ‘Retrouvé, aux étapes, ces meutes de curieux serrés autour de la voiture, et le flic qui déchiffre laborieusement sur notre portière cette inscription qui pourrait être subversive. Dès le second vers, le public enchaîne en chœur, l’exercice se transforme en récitation murmurante, les visages grêlés s’éclairent, et les verres de thé qu’il était, tout à l’heure, impossible d’obtenir surgissent comme par enchantement’ ». (Mona Chollet, Chez soi, éditions de la Découverte)
jeudi 30 avril 2020
Acoustique
Écoutant le ténor Christophe Prégardien s’exprimer sur l’acoustique des différents lieux où il pouvait être amener à chanter et comme cela influait sur sa préparation de tel ou tel concert, selon que l’acoustique était riche ou sèche, je me pose cette question : qu’en est-il de l’acoustique de notre for intérieur ? . Je la tiens pour variable en fonction de notre état d’humeur et que donc la musique, les voix, les mélodies, les paroles et les cris n’y résonnent pas toujours de la même manière.
vendredi 1er mai 2020
Réalisme
N’être ni pessimiste ni optimiste (ce qui suppose des projections si difficiles pour ne pas dire impossibles à fonder) mais réaliste. De cette manière énoncée ce matin par Edgar Morin dans un tweet : « Il importe de ne pas être réaliste au sens trivial (s'adapter à l'immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d'être réaliste au sens complexe : comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible. »
Le cantique des trois enfants dans la fournaise
Découverte ce matin du magnifique Cantique des trois enfants dans la fournaise de Philippe Hersant. Le Cantique des trois enfants dans la fournaise est une œuvre composée par Philippe Hersant en miroir à la Messe à 4 Chœurs de Marc-Antoine Charpentier, elle en reprend les effectifs : quatre chœurs, instruments d’époque (baroque) et un cinquième élément (trois voix d’enfants solistes). Il s’agit d’une commande de la Maîtrise de Radio France et du Centre de musique baroque de Versailles, créée pour la première fois à Abbeville le 17 mai 2015 et enregistrée à l’occasion de ce concert à l’Auditorium de Radio France (aux éditions Radio France). Elle en reprend également la disposition spatiale en forme de Croix. Philippe Hersant, compositeur français né à Rome en 1948, est parmi les compositeurs les plus influents de notre époque. Tranchant avec le courant moderniste des années 70, sa musique s’inscrit dans la tonalité et demeure profondément personnelle, un style libre empruntant à de nombreuses époques musicales. Voici ce qu’il dit à propos de son œuvre : “Les références à la musique baroque (que j’aime particulièrement) sont souvent présentes dans mon œuvre, tant instrumentale que vocale. J’ai écrit plusieurs pièces pour viole de gambe, utilisé les cuivres anciens dans mes Vêpres, et rendu hommage à Marin Marais dans mon Trio, Variations sur la Sonnerie de Sainte-Geneviève. Je vais sans doute plus loin encore avec ce Cantique, en n’utilisant que des instruments d’époque et en m’inscrivant ouvertement dans une tradition baroque. Olivier Schneebeli, directeur des Pages et des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles m’a fait découvrir à cette occasion les Poésies d’Antoine Godeau, évêque de Grasse et poète mystique, me suggérant de mettre en musique un de ses poèmes. J’ai longuement hésité, puis suis finalement tombé sur une longue et très belle paraphrase du Livre de Daniel, qui m’a semblé parfaitement convenir. Le Cantique des trois enfants dans la fournaise se souvient du chapitre 3 du Livre de Daniel, dans la Bible : Nabuchodonosor, roi de Babylone, fait jeter dans une fournaise ardente trois jeunes garçons juifs parce qu’ils refusaient de se prosterner devant sa statue. Marchant au milieu des flammes, Sidrach, Misach et Abdénago entrent en prière, bénissent Dieu et chantent la beauté du monde, des astres, des éléments et des créatures. Un ange leur apparaît au milieu de la fournaise et les sauve. » Écouter et voir le concert en suivant ce lien. (un concert de 2019). On peut lire le poème d’Antoine Godeau (1605-1672), en suivant cet autre lien.
samedi 2 mai 2020
Beethoven
Dans la très belle lettre périodique et thématique qu’envoie les Belles Lettres depuis le début du confinement, en puisant dans leur catalogue, je relève cette note de Maxence Caron, intitulée Beethoven ou l’héroïque vérité de l’oreille confinée : « La musique porte en soi un moment incomparablement révolutionnaire. Son histoire s’infléchit infiniment lorsque dans le silence et la solitude d’une décision maîtresse de sa science et libre de son audace, le travail d’un homme aboutit en 1804 à cette Symphonie ‘Héroïque’ qui est la IIIe de Beethoven. Que s’est-il passé entre cette inimaginable IIIe et, plus jeune seulement de quelques mois, l’extraordinaire IIe Symphonie qui dépassait déjà tout (et l’œuvre orchestrale de Schubert en est la méditation perpétuelle) ? Comment arrive-t-on des symphonies de Mozart, ou de celles d’un Haydn, qui est encore en activité, à un tel bouleversement de la parole musicale ? Que Beethoven possède-t-il, et par-dessus tous ? Point ici de ruptures épistémologiques chères à Bachelard, mais une épreuve, redoutable, qui, une fois dominée, ouvre l’oreille musicienne à une dimension vibratoire que nul n’a jamais entendue et qui devient principe d’une écriture nouvelle. Ce que Beethoven a de plus, c’est exactement ce qu’il a en moins : l’ouïe, qu’il perd à galopante vitesse dès le milieu de la vingtaine. Or cette surdité a ceci d’un destin, qu’elle est cliniquement liée à l’exercice musical même et aggravée par lui. Tel un penseur voué à une migraine chronique par une surhumaine abondance de découvertes, Beethoven est condamné à la surdité par l’activité qui lui montre les siennes. Une vie de confinement poétique en résulte, qui devient peu à peu un érémitisme joyeux. L’Héroïque correspond à cette décision de retrait : union de l’héroïcité des vertus et de celle de la pensée, l’œuvre est précisément le moment et le récit de ce choix. L’artiste est touché à l’organe du génie pour que le génie dépasse les facilités de cet organe. Coupée de toute parole issue du monde, et tenue par un devoir d’indépendance inscrit jusque dans la chair, l’écriture s’enfonce absolument seule dans la différence de sols inconnus, dont elle rapporte ce qui est absolument nouveau. Aussi l’œuvre véritable, messagère de rupture, est-elle incomprise un temps, comme le fut l’Héroïque par ses premiers auditeurs, tous gens fort cultivés et qui la jugèrent inaudible, illisible, insupportable, pompeuse, arrogante et vulgaire. À l’écart de la roterie collective, l’homme de l’art écrit pour l’avenir. Résolu à l’érémitisme, nourri de Plutarque, de Shakespeare et des Évangiles, Beethoven est le premier à retranscrire musicalement la Différence infinie de l’espace en qui est enchâssée la résonance, la vibration, soit la musicalité elle-même. La profondeur des contrebasses obstinées qui ponctuent la Marche funèbre de l’Héroïque ne pouvait être entendue que par une surdité à l’entendement de qui s’ouvrait le double-fond du coffre où sont accordées, par une volonté plus grande que l’homme, les offrandes musicales les plus démesurées.
→ j’apprendrais le lendemain que le violoniste Ami Flammer prépare un spectacle avec François Marthouret sur le Testament de Heiligenstadt de Beethoven, texte où Beethoven se rend compte qu’il devient définitivement sourd, et dit adieu au monde.
dimanche 3 mai 2020
Musique encore
Ce matin, sur ma terrasse marchant, j’écoute « Talmudiques » sur France Culture. Je prends l’émission en route, on parle de musique ! L’invité est Ami Flammer. Marc-Alain Ouaknin donne lecture d’une très belle citation de Jankélévitch sur la musique : « Oui, j'en viens parfois à me demander si le fait d'avoir une existence un tant soit peu musicienne, d'avoir consacré beaucoup de temps à un instrument, ne provoque pas une très légère ivresse qui à chaque instant nous accompagne et nous grise [...]. Ébriété presque impalpable, impondérable, comme une vapeur qui monte dans le soleil et nous soulève avec elle et nous donne un cœur printanier. Car la musique est là, sur terre, elle existe à nos côtés, comme une amie, et la plénitude de son évidence donne le courage de vivre, d'écrire, de continuer. Sans cesse je me dis : notre compagne la musique est encore là [...]. La griserie musicale ressemblerait peut-être à une espérance, pourvu qu'on ne se demande pas : l'espérance de quoi ? L'espérance en quoi ? J'espère... à condition de ne pas peser trop lourdement sur le complément d'objet direct ou indirect »
Histoire de violon
Beaucoup aimé l’histoire du violon d’Ami Flammer. C’est un Guarnerius de 1720, « l’année de la Chaconne de Bach ». Le violoniste fait une amusante comparaison entre les deux génies de la lutherie, Stradivarius et Guarnerius. Il décrit le premier comme un homme très sage, très méthodique et méticuleux, aux horaires rigoureux, extrêmement attentif dans le choix des matériaux. L’autre, qui travaille dans la même rue de Crémone, au même moment, il le décrit comme un excité, qui se bat en duel « et drague tout le monde dans la rue », capable de choisir un bois qui a des défauts mais qui lui parle, etc. Il ajoute que dans le milieu des violonistes on dit que ces deux-là sont comme Dostoïevski et Tolstoï et qu’on ne peut aimer les deux ! Il dit encore de Guarnerius qu’il est sublime mais pas serein. Et enchaîne sur son violon... propos qui ouvre d’infinies perspectives : les derniers quatuors de Beethoven auraient été créés sur cet instrument qui appartint à Ignaz Schuppanzig, violoniste ami de Beethoven.
Ces petites histoires
J’aime beaucoup le sous-titre de l’émission de Talmudiques, « ces petites histoires qui nous portent ». Contes hassidiques, koans zen, anecdotes... qui parfois font sens, en raison de leur ouverture, bien plus que maints concepts fermés ou élaborations théoriques. Les grands enseignements se sont toujours appuyés sur ces petites histoires. Envie de les collectionner, d’en faire recueil, simplement, comme une réserve de trésors. Le mot anecdote vient du grec, a privatif et εκδοτος : non publié, inédit. Publier des anecdotes serait alors un non-sens ?
Une petite histoire qui nous porte
La mère de Yehudi Menuhin, enceinte, cherchait un appartement pour la famille. Elle finit par en trouver un et c’est alors qu’elle s’apprête à signer que la propriétaire lui dit : « Ici, Madame, vous serez tranquille, nous ne louons jamais à des Juifs ». Rentrée chez elle, ulcérée, la jeune femme, enceinte, déclare que son enfant s’appellera Yehudi, ce qui veut dire Juif.
Tous les matins
Quand on se saisit de son violon le matin, pour faire ses gammes, dit encore Ami Flammer, à la première note c’est le violon qui vous dit comment vous allez. Si ça sonne bien c’est que ça va pas mal. (Source)
→ mutatis mutandis, j’ai tellement souvent éprouvé cela. Cette incroyable instabilité du sentiment que l’on peut avoir en abordant l’instrument, pour moi le piano, et à quel point les deux ou trois premières notes sont révélatrices. Energie, capacités à percevoir, à entendre, à écouter, souplesse ou dureté... tout un monde intérieur se révèle en un instant. Oui, exactement cela : « comment ça sonne ? ».
Une petite histoire qui nous porte
À propos de Ravel et de sa mélodie « Kaddish ». Ravel aurait découvert petit à petit une ascendance juive par sa mère, marrane précisément. Un jour, déjà âgé, il se décide à entrer dans une synagogue et entend le cantor qui cantille. Cela lui inspirera « Kaddish », la première de ses mélodies hébraïques. Ami Flammer dit adorer les minuscules petites ponctuations au piano qu’il décrit comme les commentaires des vieux Juifs dans le fond de la synagogue, à propos du texte lu ou du commentaire du rabbin.
Rédigé par Florence Trocmé le 03 mai 2020 à 18h27 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
dimanche 8 mars 2020
Patrick Corneau et le temps mort
Oui je tempère mon premier jugement. Je trouve de très belles choses dans ce livre Un souvenir qui s’ignore : « Le temps mort, c’est la mesure pour rien dans le tempo de l’existence, l’‘intervalle mort’ en musique ou la césure en poésie, temps de halte après la syllabe accentuée. Le moment de l’alternance entre deux polarisations ; cette latence entre temps excité et temps réfractaire, entre faim et satiété, entre désir et frustration, entre crise et rémission. Entre On et Off. C’est le temps de la maturation, le temps de l’incertitude. Le temps de la disponibilité, le temps des options divergentes qui doivent être confrontées l’une à l’autre. Pour certains, cet entre-deux constitue ‘la ouate de la vie quotidienne’ (Virginia Woolf) où s’accomplissent les gestes machinaux tandis que nous flottons ; pour d’autres, c’est un lieu géométrique et temporel secret, ils y sont ‘présents ailleurs’, dans l’angle mort, au ‘point-repos’ (still point) du monde :
Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair ;
Ni venant de, ni allant vers ; au point-repos, là est la danse ;
Mais ni arrêt ni mouvement. (T.S. Eliot)
Chez certains la paresse se pare du nom d’ennui ; cela évite de reconnaître qu’elle est une peur. Celle d’avoir à affronter « tout l’effrayant de ce qui est », comme disait Montherlant. (Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore, Editions Conférence, p. 52)
Flacon de sels... et de poivre
regretter que dans cet article d’un hebdomadaire sur la poésie -certain printemps oblige et tirant les ficelles- seuls soient cités comme poètes contemporains bobin et cheng – me réjouir toujours des titres merveilleux des parutions des Classiques Garnier, tel ce Gascon extravagant (1637) de Onésime Somain de Claireville – ou Onomastique et plaisir de la lecture, lire le nom propre dans la littérature médiévale de Adeline Latimier-Ionoff
Secouer son propre cœur
« ‘Je réfléchis’ se dit en japonais : je ne cesse de secouer mon propre cœur. Je ne connais pas de meilleure définition de la pensée. Et peut-être est-cela être un homme : ne pas cesser de secouer son propre cœur, quoiqu’il puisse nous en coûter. » (Patrick Corneau, de nouveau, p. 54)
De l’attention, encore
Après Pierre Pachet, voici Patrick Corneau se focalisant sur l’attention (en s’appuyant sur Simone Weil) : « Le ‘divertissement pascalien’ dans sa dimension sociale serait-il essentiel pour bénéficier d'un surcroît d'attention, accéder à cette ascèse dont Simone Weil pensait qu'elle seule nous permet de sortir de la ‘coquille’ de l'existence personnelle ? ‘Il y a quelque chose en notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue ; ce quelque chose est beaucoup plus proche du mal que la chair, c'est pourquoi toutes les fois qu'on fait véritablement attention, on détruit du mal en soi.' Fonder toute la morale sur l'attention et les stratégies qui nous détournent de la posture égotiste pour nous amener à polariser notre attention vers le réel (ou autrui), le faire advenir dans une attitude d’accueil, d’hospitalité, est une idée extraordinairement riche que l’on peut continuer d’accompagner et cultiver (même si les hyperboles weiliennes nous sont existentiellement assez étrangères). » (58)
lundi 9 mars 2020
L’édition des poèmes
Salutaire rappel de Jean-Yves Masson, fondateur avec Philippe Giraudon de la maison d’édition La Coopérative, à propos de l’édition de la poésie : « Un grand nombre de poètes majeurs n’ont été, de leur vivant, ni édités ni vendus. La plupart des grands poèmes de Hölderlin moisissent pendant plus d’un demi-siècle dans un panier d’osier avant d’être enfin édités, à partir de 1913, par Norbert von Hellingrath. Ils ont bien failli être perdus. Les Illuminations de Rimbaud échappent de peu à la destruction ; faute d’édition du vivant de l’auteur, nous n’avons aucune certitude sur l’ordre des poèmes, et nous savons qu’il nous en manque. Les derniers poèmes de Mandelstam n’ont eu pour support, jusqu’à leur publication, que la mémoire de son amie Anna Akhmatova et de son épouse Nadejda Mandelstam, qui en ont assuré la publication en comparant leurs versions lorsqu’elles purent enfin se revoir, à Paris, au temps de la déstalinisation. Et l’on pourrait allonger la liste. Pour quelques poètes reconnus et célébrés de leur vivant, que de poètes dont le nom est passé inaperçu de leurs contemporains et dont l’œuvre a failli disparaître… ». Lire l'article de Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon.
Julien Blaine
J’ai lu hier l’opus 2019, qui inclut en fait les « almanachs » (je les baptise ainsi) 2018 et 2019. Le livre comporte son texte de 2002 sur la performance qui est en fait un manifeste. Il est doté d’une kyrielle de post-scriptums qui ne sont pas les premiers de la série puisqu’on commence à 93. Je relève par exemple le n° 176 : « Au plus je connais et reconnais l’inutilité de mon travail, au plus je deviens frénétique (hystérique !) dans ce travail névrotique. Ces post-scriptums sont assez sombres, mais Julien Blaine a pris la peine de préciser que son art, la performance, est un art désespéré. Je sens dans ces pages toutefois comme des vases communicants entre le désespoir et l’énergie. Envers et contre tout, n’est-ce pas : « je m’évertue à changer le cours des choses : à mettre l’aval en amont, à remonter vers la source, rien à faire, ça s’écoule... (PS n° 179). Mais c’est aussi que « Hui, à 77 ans (presque), j’ai des moments de vieillesse terribles et des passages de jeunesse (des retours) délicieux... ».
Je note aussi que si l’art en est désespéré « la performance c’est l’expression artistique et poétique de la vie et du temps. » (p. 22).
Une poétique et/ou un inventaire ? « En ce qui me concerne, une littérature imagée typographiquement ou photographiquement. Une union de quelques mots et de rares images (des Proseintures), des vers libres et indûment illustrés (des Versicônes), des poèmes que j’articule, que j’anime en chair et en os, des versicônes incarnés. » (p. 23)
Lire pour déchiffrer, Patrick Corneau
Je reviens donc au livre de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore qui désormais me retient beaucoup. Notamment dans l’ensemble si bien intitulé « L’Ardeur des livres ».
Une bonne petite leçon de lecture pour commencer : « Comme Mallarmé – jugé confus par un public hâtif – s’éclaire à le lire avec attention, Wittgenstein nous a prévenus : ‘Toutes mes phrases sont à lire lentement.’ Lire Wittgenstein, c’est comme découvrir qu’il y a une autre lumière, la lumière du langage. En le lisant, je me suis aperçu que je n’avais pas appris à lire. J’avais tendance à dévorer les pages au lieu de ralentir en contemplant la simple combinaison des mots, en laissant la phrase s’imbiber doucement de sens. Lire pour déchiffrer, plus que pour consommer. Pour se concentrer et pour se purifier. S’aérer le cerveau en entrant dans ce qu’il appelle ‘l’atmosphère poétique’. Wittgenstein écrit pour ouvrir le regard. Parfois seulement pour éclaircir un problème, le ‘dessiner’ en le contournant avec des phrases. Le génie fait les oreilles à sa voix. N’appelons pas obscur ce qui agace nos paresses. » (77)
→ Il faudrait faire ici une analogie entre lire la musique, qui est véritablement la déchiffrer puisqu’il s’agit de transposer tous ces signes (tellement beaux, je le note au passage) sur le clavier, passer du papier au clavier, ce qui implique en fait des opérations d’une complexité assez costaud si on y pense. Un apprentissage infini aussi. Alors pourquoi ne pas tenter de lire le texte comme on lit la musique, en imaginant le transcrire quelque part, le mettre en scène par exemple ? On revient aux remarques récentes sur l’attention, celles de Pierre Pachet comme celles de Patrick Corneau. Non sans faire remarquer que le summum de la maîtrise est de pouvoir faire attention sans faire attention, être totalement présent à ce qu’on fait, lire, jouer de la musique, mais sans être entravé par une attention pointilleuse qui brise l’élan et casse les courbes. Se souvenir du petit livre sur le Tir à l’arc d’Eugen Herrigel : « Oublieux de soi, comme perdus dans leurs pensées, ils exécutent les gestes préparatoires avec calme ; ils s'absorbent dans l'acte de la création et de la réalisation en formes qui, du premier geste jusqu'au complet achèvement de l'œuvre, donne chez tous deux l'impression du complet déroulement d'un tout ».
Comment lit-on ?
Jubilation à lire ce paragraphe où Corneau décrit ma manière de faire « un de mes écrivains préférés cite-t-il un auteur ? J’achète tous ses livres. Un cycle nouveau de lectures s’enclenche qui me mène vers un écrivain, un pan entier de littérature (...) Il y a pire méthode, sauf que celle-ci, flâneuse et affinitaire, n’a pas de fin. C’est une canonnade de coups de foudre incessants. ». Et Patrick Corneau, lucide, de ne pas sous-estimer le « risque de ressembler à Bouvard et Pécuchet » !
Le nombrilisme
Comment ne pas souscrire à ces mots, alors que de ces plaintes, on a à se tenir à distance, chaque jour : « Tout ce nombrilisme fait de plaintes immatures, de gémissements égoïques, de demandes de consolation perpétuelle, de quête de reconnaissance chichiteuse, est proprement asphyxiant et délétère. On aspire à rencontre des hommes ‘sans qualités’ ayant choisi de se perdre dans les derniers recoins et fissures de la vie, exemptés de ce monstrueux moi-même qui nous accable de droits et de devoirs. » (79)
→ je ne crois pas avoir entendu une seule fois Antoine Emaz demander quoi que ce soit à qui que ce soit à propos d’un de ses livres. Or, oui, ces quêtes constantes (avez-vous reçu mon livre ? --dûment répertorié, à grands frais, dans la liste du samedi matin même pas consultée-, avez-vous lu mon livre ?, je vous envoie un fichier de trois cents pages de poèmes, j’aimerais savoir ce que vous en pensez...) sont délétères et asphyxiantes.
L’écueil avec l’écriture
Une remarque qui me semble profondément juste et là encore, une petite leçon de choses : « L’écueil avec l’écriture, c’est d’être dupe de sa pratique et de traiter les idées comme des valeurs abstraites. On s’échauffe et on jongle. Car la tentation est grande de jouer avec la profonde polymorphie du langage : tout peut être dit, il n’y a pas de hors-champ... Si l’on suit cette pente, vient le moment où vous êtes écrit par la langue. Le stylo vous a été volé et vous ne le saviez pas. Vous vous êtes absenté du cœur de votre écriture, celle-ci est devenue latérale. Pourtant vous n’êtes pas moins vous-mêmes là où vous n’êtes pas sûr d’être. Là est toute la difficulté. » (80)
Lamartine
Oui Lamartine et on va voir de quoi il en retourne : d’un grand éclat de rire, si rare, au milieu d’une plage de lecture silencieuse. Hugo détestait Lamartine, nous explique Patrick Corneau et aurait dit : « Et d’abord si Lamartine était un homme, il se serait appelé Lemartin ». Même si je n’aime pas beaucoup en général les plaisanteries sur les noms de famille, tout en étant friande des rapprochements magnifiques entre nom et métier et les traquant dans les « obituaires », celle-ci est savoureuse. L’auteur dresse une liste de quelques aménités entre auteurs, plutôt du XIXème siècle et cite notamment Jules Renard : « Le succès des autres me gêne, mais beaucoup moins que s’il était mérité ».
Les papillons
Patrick Corneau cite souvent Jean Grenier. Voici une merveilleuse histoire que racontait celui-ci : « C’est une peinture chinoise dont le titre est le passage des cavaliers dans la plaine. Que voit-on sur cette peinture. Uniquement des papillons qui voltigent.... Les cavaliers sont passés dans la plaine et ont soulevé le pollen des fleurs, alors les papillons viennent butiner. L’artiste chinois n’a représenté que les papillons. (...) Fécondité de l’allusif et de l’évasif. » (93)
Une page d’écriture
« Une page d'écriture, quelle qu'elle soit, vous laisse toujours un goût. Il est variable même dans un registre restreint (je pense à la rédaction de ces fragments en forme de work in progress). Ce goût ne tient pas au contenu, mais à la manière dont celui-ci se déploie dans les mots, phrases, syntaxe qui nous sont extérieurs, imposés, à la différence de ce qu'ils rassemblent en nous. Ce goût est un sentiment, souvent obscur, qui traduit le regard que nous portons sur ce qui a toujours été là, nous accompagnait silencieusement, mais que nous considérons pour la première fois. Avec une sorte d'évidence, de fraîcheur qui parfois surprend. Avant de laisser place à quelque chose de plus ambivalent et qui laisse un goût d'inutile, de terriblement vain comme le geste d'une main à l'ami qui passe trop loin, et sans doute ne vous a pas vu. Crainte d'avoir commis un récit artificiel et surfait, d'avoir laissé passer ce genre de généralités plates qui paraît si vulgaire chez les autres, etc. Je veux effacer, jeter à la poubelle mais je me dis alors — en relisant tous ces riens égrenés, ces rendez-vous manqués avec ce qui nous faisait signe, ces souvenirs improbables, ces réflexions inabouties — que, peut-être, c'est l'inutile qui rend le monde aimable. » (94) (belle justification pour ce Flotoir !)
La double longueur d’ondes
En ces pages encore, Patrick Corneau se livre à une analyse d’une introduction, signée Barthes, à La vie de Rancé de Chateaubriand, retrouvée par hasard dans une bibliothèque familiale. Il est question d’un chat jaune dans le texte de Chateaubriand. Barthes de commenter le « scandale de la parole littéraire. Cette parole est en quelque sorte douée d’une double longueur d’ondes ; la plus longue est celle du sens (l’abbé Séguin est un saint homme, il vit pauvrement en compagnie d’un chat jaune ; la plus courte ne transmet aucune information, sinon la littérature elle-même : c’est la plus mystérieuse, car à cause d’elle, nous ne pouvons réduire la littérature à un système entièrement déchiffrable : la lecture, la critique ne sont pas de pures herméneutiques. » (96-97).
Et Patrick Corneau de ramasser tout cela en une formule percutante : « Miracle de la parole littéraire qui commence très exactement là où se perdent les traces de l’intentionnalité »
La littérature nous tourmente
« La littérature nous tourmente de ses questions sans réponses et ceci est une bénédiction, une indicible grâce que rien n’explique – la condition même de sa survie. Le génie propre de la littérature ne vient-il pas aussi de ce qu’aucun des états du vivre dont elle s’efforce d’être l’expression, le reflet, n’échappe à une indécision de fait, aussi inscrite dans la chair du monde que celui-ci nous paraît objectivement fini, clôturé dans son évidence et l’absence de tout secret ? » (99)
mardi 10 mars 2020
Bialoszewski, Beethoven et Hölderlin
Une lettre très belle de Jean-René Lassalle dont j’ai publié hier dans Poezibao de très intéressantes traductions du poète polonais Miron Bialoszewski. Il me parle aussi dans cette lettre des cérémonies anniversaires autour de Beethoven et Hölderlin. Voici ce qu’il m’écrit : « J'ai traduit Miron Bialoszewski avec une plus grande lenteur que quand je connais la langue-source, mais j'emploie là mon habituel système de croisement des traductions allemandes et anglaises avec l'original et mon français. Évidemment il faut que je sente que j'ai assez d'informations pour que cela fonctionne. J'ai eu une bonne introduction à son œuvre par la poète germano-polonaise Dagmara Kraus (je prépare un livre sur elle). En tout cas elle est la spécialiste de Miron en allemand et elle a publié un livre sur cet auteur où plusieurs poètes allemands donnent chaque fois des versions différentes des mêmes poèmes, ce qui m'a aidé à voir les poèmes de Miron par plusieurs perspectives comme au travers de prismes cubistes, que j'ai alors pu agréger et affiner dans mon français habitué à l'expérimental. (...) Cette année il y a en Allemagne deux anniversaires culturels du 250ème anniversaire : Beethoven et Hölderlin. Ils sont nés en 1770, mais je n'ai pas découvert de points de contact entre eux. Le catalogue des évènements sur Hölderlin dans le Baden Würtemberg fait 200 pages.
mercredi 11 mars 2020
Lichens, encore et toujours
Amusement ce matin de recevoir une lettre d’un lecteur qui me dit : « Je trouve chez Stendhal, Lucien Leuwen, chap. LXI ‘...la petite table où Madame Leuwen prenait son lichen’ ! » Courte recherche faite, je constate qu’on buvait des infusions de lichens à l’époque ! « Lichen d’Islande. Lichen utilisé sous diverses formes (infusion, gelée, sirop) particulièrement à cause de ses propriétés toniques et antitussives. ‘Si vous voulez, madame dont la toux est légère ou très forte, ne pas troubler par ces accès la fête qui se donne dans trois jours (…) prenez : mousse de Corse (lichen gélatineux), lichen d’Islande, racines et fleurs de guimauve…’ (Mallarmé, Dern. mode, 1874, page 806). Par métonymie ‘Ces conversations se renouvelaient tous les soirs autour de la petite table où Madame Leuwen prenait son lichen’ (Stendhal, L. Leuwen, t. 3, 1835, page 289).
Et à cette occasion, je trouve une occurrence du mot sous la plume de Jules Verne, dans le très beau Pays des fourrures et en écho avec Pierre Gascar qui ouvre son livre sur cette nourriture des rennes : « Et en effet, la nature avait tout fait pour les y attirer, en prodiguant sur le sol cette espèce de lichen dont le renne se montre extrêmement friand, qu’il sait adroitement déterrer sous la neige, et qui constitue son unique alimentation pendant l’hiver. — (Jules Verne, Le Pays des fourrures, J. Hetzel et Cie, Paris, 1873)
S’emmitoufler de lecture
Je relève cette citation faite par la chercheuse Nathalie Raoux sur son compte twitter : « Stratégie Benjamin par gros temps : ‘s'emmitoufler de lectures’ avant de repartir au combat. »
Lire un livre six fois
Pour qui s’interroge beaucoup sur les manières de lire, ses propres manières de lire serait-il plus juste de lire, ce texte de D.H. Lawrence cité par Patrick Corneau dans une note de son site « Le Lorgnon mélancolique » : « Une fois qu’on a fait le tour d’un livre, une fois que son sens est fixé, c’est-à-dire figé, il est mort. Un livre est vivant tant qu’il a le pouvoir de nous émouvoir, et de nous émouvoir différemment à chaque lecture – tant que nous le trouvons différent à chaque fois. Nous sommes aujourd’hui inondés de livres superficiels, qu’on épuise effectivement en une seule lecture, et l’esprit moderne a tendance à penser que tous les livres sont ainsi, achevés en une seule lecture. Mais il n’en est rien. Et l’esprit moderne en reprendra peu à peu conscience. La vraie joie d’un livre est qu’on puisse le lire et le relire en lui trouvant toujours un autre sens, un autre niveau de sens. […] Il vaut mieux, beaucoup mieux, lire le même livre six fois, de façon espacée, que six livres différents. Parce que si un livre est capable de vous donner envie de le lire six fois, l’expérience de lecture sera plus profonde à chaque fois, et enrichira l’âme tout entière – l’âme sensible et l’âme intellectuelle. » Et comment ne pas relever cette autre remarque de D.H. Lawrence, qui réveille de douloureux souvenirs : « Toute la démarche de Lawrence va être de récuser, puis dépasser les lectures allégoriques et/ou dogmatiques-moralisatrices qu’on lui a assénées durant son enfance, jusqu’au dégoût, jusqu’à la révolte contre cette bien-pensance catéchisée ‘piétinant nos consciences pour y enfoncer la Bible, tels d’innombrables pieds foulant avec force un champ, mais les empreintes de pieds étaient toutes semblables, comme mécaniques, et l’empreinte si figée, que cela ne présentait plus le moindre intérêt’ ».
→ oui innombrables pieds foulant avec force un champ, empreintes mécaniques, tout endoctrinement est de cet ordre qu’il s’agisse du « catéchisme » ou de la doxa chinoise inculquée de force aux Ouïgours.
Tridents
Retour aux chers Tridents de Jacques Roubaud après une petite pause.
1158 La chasse au ‘squark’ squark est le cri du / ⊗ héron se / lon William Morris
et un squark est un superpartenaire du quark dont l'existence serait suggérée par la supersymétrie.
1159 Elizabeth Bowen la retenue comme / ⊗ un principe / grammatical. point.
Elizabeth Bowen, écrivain irlandaise (1899-1973), n’est pas Elizabeth Warren, ex-candidate à l’investiture démocrate aux États-Unis.
1184 (fastes) eau, i pas d’image d’eau / ⊗ que l’eau même / elle même même
Construction en fer
Nouveau chapitre dans le Livre des Passages de Walter Benjamin dédié à la construction en fer. « Le verre venu trop tôt, le fer prématuré. Le matériau le plus fragile et le matériau le plus solide ont été brisés, pour ainsi dire déflorés dans les passages. On ne savait pas encore au milieu du siècle précédent comment il fallait construire avec le fer et le verre. C’est pourquoi le jour qui tombe des verrières portées par les poutres en fer du plafond est si sale et si triste. » (172).
→ Quelle acuité non seulement de l’analyse mais aussi de l’observation. Il suffit de se transporter mentalement dans un passage (Cour du Commerce Saint André à l’Odéon mais aussi au passage Pommeraye à Nantes, pour comprendre très exactement ce que dit Walter Benjamin. Je pense aussi à une structure de ce type, très loin, tout au bout du Cape Cod, à Provincetown, un de ces lieux à demi-morts à quelques pas d’une intense et très factice agitation, qui a toujours fait sur moi un effet déplorable. Et a contrario je pense au Grand Palais, où fer et verre créent une lumière parfois si belle. Benjamin parle des années 1850, le Grand Palais a ouvert en 1900.
Cette remarque aussi : « Les ‘rails de chemin de fer’ avec le monde onirique à nul autre pareil qui leur est propre, sont un exemple très frappant de la grande violence naturelle qui accompagne, au plan des symboles, les innovations techniques. » (178).
Machines amoureuses
Benjamin les a-t-il utilisés ? Lui qui a tant « enregistré » : « pour moi, le magnétophone, la machine à écrire, et l’appareil photographique constituent vraiment des machines amoureuses, dit Denis Roche, cité dans La Montée des circonstances (154).
→ Certains s’en servent comme des armes, pour dénoncer, détruire. D’autres en effet comme enregistreurs du monde, par nécessairement dans sa beauté, mais dans sa vérité et sans but délétère.
jeudi 12 mars 2020
Christophe Esnault
Beaucoup aimé son livre, ville ou jouir et autres textes navrants (éditions Louise Bottu). Le récit d’une errance en ville et dans la vie après un suicide raté (pourtant une défénestration du 9ème étage). Ce matin il m’envoie des poèmes sur les apatrides culturels, qui me touchent. Cela rejoint un peu le thème des zèbres (alias surdoués) déjà abordé dans ce Flotoir. Beau poème aussi sur des femmes ostracisées car « sans profession » et qui élèvent leurs enfants.
George Steiner
J’écoute des entretiens « à voix nue », récemment diffusés sur France Culture, entretiens avec Laure Adler, qui en fait ont été en grande partie transcrit dans le livre dont il a été beaucoup question dans ce Flotoir, un long samedi. J’entends là les souvenirs et anecdotes du livre. Mais j’ai noté cependant dans la première émission cette interrogation à propos du jugement critique sur la musique, la littérature, qui ne peut pas se prouver. Ces jugements-là ne sont pas réfutables dit Steiner, qui ajoute « Il y a toujours dans le jugement esthétique un éphémère profond ». A mettre en rapport avec les propos de Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon récemment cités quant aux difficultés éditoriales d’un Rimbaud, d’un Hölderlin.
vendredi 13 mars 2020
Je m’emmitoufle de lectures
J’ai voulu savoir quel verbe allemand avait employé Benjamin dans ces propos que Nathalie Raoux avait cités dans son fil twitter : « par gros temps : s'emmitoufler de lectures avant de repartir au combat. ». Elle me répond très vite et très gentiment que ces propos ont été écrits dans « une lettre à Hannah Arendt du 9 août 1940, rédigée en français "je m'emmitoufle de lectures" ».
Le propre de la littérature
Patrick Corneau toujours in Un souvenir qui s’ignore (titre dont je n’ai pas encore trouvé la clé dans le livre, soit parce que je ne l’ai pas encore eue sous les yeux, soit par négligence !) « Ainsi le propre de la littérature pourrait être de ne jamais apporter de réponse à l’interrogation sur la condition humaine, mais de faire constamment resurgir cette interrogation. » (108)
Je retiens aussi cette proposition de l’auteur : « Sauver la contradiction, en quelque domaine que ce soit, c’est sauver la réalité » (110)
Bartleby et Robert Walser
« I would prefer not to... Il y a quelque chose d’insolent et même de profondément subversif dans les refus doux et polis — mais intraitables — de Bartleby, l’impeccable scribe de Melville qui ne disait rien et n’acceptait rien, sauf des biscuits au cumin. Cette réponse blanche, ce retrait supérieur est la manière très aristocratique qu’a l’‘idiot intelligent’ de suivre sa ligne de fuite, d’être là où personne, c’est-à-dire le social, ne peut l’atteindre, le contrôler. Ainsi la réponse de Robert Walser au visiteur qui vient un jour lui rendre visite à l’improviste et à qui il se donne pour son propre domestique : ‘Robert Walser n’est pas là.’ Walser était un zéro qui ‘préférait’ être rien plutôt que quelque chose, que quelqu’un et n’avait rien à communiquer. Et en cela précisément réside sa richesse. Richesse du ‘fou’ qui rend fou les autres : avec lui nous ne savons plus où nous en sommes et, à la limite, qui nous sommes ! Il fut copiste comme Bartleby et consacra toute sa vie à copier, à transcrire des écritures qui le traversaient comme une plaque transparente. Lignée des intraitables, des incomparables, des uniques auxquels il faut ajouter, le Lenz de Büchner, le Prince Muychkine de Dostoïevski, le Champion de jeûne de Kafka, Jakob von Guten du même Walser, Mister Chance (La présence) de Kosinski et tant d’autres qui tiennent les ‘petits arrangements’ et la soumission — dont nous pensons que ‘c’est la vie’ qui nous les impose — pour intenables, inacceptables. Ces tenants du ‘ni..., ni...’ rendent d’autant plus insupportable la cohorte des artistes sans chair ni poisson qui transforment la brutalité du monde, c’est-à-dire tout excès ou étrangeté en «mi-..., mi... ». (118-119).
→ de façon générale je préfère les pages où Patrick Corneau célèbre, et il ne s’en prive pas. Mais certaines pages acides font aussi mouche.
La prière du dimanche matin
Et c’est étonnant (ou pas ?) de voir surgir au milieu de ces pages dont j’ai relevé, surtout au début, l’aspect un peu aigri, la misanthropie, la fameuse prière du dimanche d’Etty Hillesum. Patrick Corneau écrit d’abord « peu importe combien de fois l’on hésite, trébuche, désiste, ce qui compte c’est de continuer à vouloir ». Ne plus continuer à vouloir, n’est-ce pas une des grandes signatures de la dépression ? Il y faut des intercesseurs pense-t-il avec raison et il cite donc Simone Weil mais aussi Etty Hillesum. Dont il dit qu’elle a fait « tomber le kyste de préjugés moralisants que le simplisme d’un catéchisme bigot » avait laissé en lui. Il célèbre son importance, elle qui fut, à son insu selon lui, « proche de la spiritualité juive la plus authentique telle qu’on la trouve chez le grand Martin Buber ». Et il donne alors in extenso sa célèbre prière du dimanche matin, écrite le 12 juillet 1942. « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu (...) pour l’instant chaque jour suffit à sa peine (...) Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. » (120)
Michaux
Bel hommage à Michaux aussi qui revient souvent, par intermittences, dans les pages du livre de Patrick Corneau « De loin en loin je reviens à Michaux. J’aime le lire. J’aime tout lire de Michaux. Cela me lave le cerveau. Et j’aime le citer : ses phrases incisives, profondes et énigmatiques. » (123).
→ Il y a une évidence Michaux dont on parle si peu, y compris dans les milieux poétiques. Michaux que je connais depuis la fin de mon adolescence, donc des lustres avant mon immersion dans la poésie contemporaine. Que m’aura-t-elle apporté de plus ?
Encore une très belle histoire :
« Joyce et Wittgenstein aimaient particulièrement Tolstoï et notamment une petite fable écrite en 1886 qui s’appelle Combien de terre faut-il à un homme ? Elle raconte ce qui arrive à Pahom, un riche paysan qui veut acheter de bonnes terres pour une bouchée de pain à des Bachkirs prêts à les lui céder à une condition : il pourrait prendre autant de terres que ce qu’il peut parcourir, aller et retour, en une journée. On devine la suite : poussé par son avidité, Pahom va de plus en plus loin, et quand il se rend compte qu’il n’aura plus le temps de faire le trajet de retour, il est trop tard. Pahom meurt d’épuisement, les paysans l’enterrent. Conclusion : ce qu’il faut de terre à une homme, c’est six pieds de long : de la tête au talon. »
Petits récits
Comme une envie de collecter ces brèves histoires, contes hassidiques, petits koans zen, fables brèves. Souvent de tant de portée dans leur apparente modestie. Portée d’autant plus grande qu’elle a quelque chose d’énigmatique, que la question demeure ouverte, appelant à la reprise en tête permanente.
En voici une encore, toujours rapportée par Patrick Corneau : « Ce qui te reste à faire après avoir subi l’obscénité informationnelle des journaux télévisés : penser contre, ou du moins penser à part. Être une sorte de marrane et ‘judaïser’ en secret, en méditant, par exemple, les récits pleins d’alacrité de la tradition hassidique rapportés par Martin Buber : ‘comme on avait demandé à Rabbi Menahem Mendel de Worki en quoi consistait le Juif véritable : "trois choses nous conviennent, déclara-t-il : un agenouillement debout, un cri sans voix, une danse immobile ». On pourrait imaginer poursuivre cette liste, la pousser très loin. Il y a bien sûr le couteau sans manche et sans lame ! « ‘Quel est le son d'une seule main qui applaudit ?’ (Hakuin zenji; les Nine Stories de J. D. Salinger s'ouvrent sur ce kōan. »
Et alors ?
« Andy Warhol a créé la philosophie du ‘Et alors ?’. Les humains, enseigne Warhol, laissent souvent un même problème faire leur malheur pendant des années, alors qu’ils pourraient dire simplement : ‘Et alors’. C’était d’ailleurs une de ses locutions préférées : So what !
- Ma mère ne m’a pas aimé... Et alors ?
- Mon mari et moi avons perdu la confiance... Et alors ?
- Je réussis mais je suis toujours seul.... Et alors ?
Andy Warhol nous offre, l’air de rien, un moyen de vivre avec ‘l’insolubilité de sa propre vie’ comme dit João César Monteiro. » (155).
→ Le double sens d’insolubilité : ce qui ne peut être dissous d’une part ; ce qui ne peut être résolu d’autre part.
jeudi 19 mars 2020
Les vertus communes
Très belle note de lecture dans Poezibao, par Marc Wetzel, d’un livre de Carlo Ossola. Je relève par exemple : « D'abord, s'il y a, dans les vies sociale, politique, économique, culturelle, des moments calmes ou anodins, et d'autres critiques ou extraordinaires, la vie morale, elle, ne cesse d'être critique, car elle est, même dans l'existence commune et tranquille, le lieu même des dilemmes incessants (les cas de conscience), des choix douloureux ou délicats, car la crise de confiance entre les libertés, et, en chaque être, celle entre sa liberté vécue et sa liberté rêvée, sont permanentes : la vie morale ne connaît que la crise, car les êtres humains ne vivant que les uns des autres, leurs consciences ne peuvent choisir, en toute situation, de vivre que les unes pour ou contre les autres. La cohabitation des personnes démultiplie dramatiquement l'imprévisibilité et l'irréversibilité de leurs intrications, que par exemple (Hannah Arendt) la promesse et le pardon peuvent atténuer sans jamais les abolir. »
Cela encore sur la patience : « La patience qui (dit remarquablement Comte-Sponville) consiste à « faire ce qui dépend de nous pour attendre au mieux ce qui n'en dépend pas » - puisqu'elle est, explique-t-il, l'art d'accueillir le présent à son rythme à lui, non au nôtre – risque, cependant, de laisser passer une opportunité d'agir en attendant trop sagement que la porte s'ouvre ; l'impatience fait l'inverse : elle enfonce vainement la porte du temps, rêvant, à tort, d'une sorte de réel à volonté (comme si courir à la satisfaction pouvait en rapprocher l'horizon !), mais joue parfois avec succès la carte de l'attention active (là où l'attente passive de la patience s'asservit à la lenteur des choses ou surestime l'incompressibilité des durées). C'est pourquoi la posologie du bien est toujours délicate, et les vertus, même « communes », jamais facultatives. »
Une expérience
Expérience curieuse : c’est quand je sors, brièvement, d’un livre évidemment écrit avant et que je reviens à la réalité, celle de cette effrayante pandémie, qu’elle me saute au visage, qu’elle acquiert un peu de réalité alors même que j’ai passé une bonne partie de la journée à m’informer, sans résultat sensible en définitive. Je lève les yeux du livre, assez pessimiste, de Patrick Corneau et je ressens comme une déflagration de sens de ce qui est en train d’arriver. L’énormité de tout cela. Le coronavirus SARS-CoV-2 a un diamètre de 125 nanomètre (nanomètre, un milliardième de mètre).
Étonnant de voir que c’est par le contact avec un livre qui n’a a priori rien à voir avec cette catastrophe, qu’une forme de lucidité advient. Et que cela, toutes les émissions, même de qualité, regardées ou écoutées à longueur de journée ne l’auront pas fait. Comment accédons-nous à une perception, même imparfaite et partielle de la réalité ?
lundi 23 mars 2020
La viralité
Belle réflexion de Patrick Corneau, dont je viens de terminer le livre, sur son site, le Lorgnon Mélancolique, sur le thème de la viralité. Démonstration aussi que l’on peut être lu sur le net comme dans un livre, avant ou après un livre, voire sans livre jamais. « La ‘viralité’ parce qu’elle est accélération, multiplication, instantanéité des échanges – toutes possibilités offertes et portées par notre fascination pour la technologie – aura montré non seulement ses limites mais sa face délétère puisqu’elle a pris la forme non d’une métaphore mais celui nettement plus terrifiant de sa manifestation bio-épidémiologique. Cette viralité qui opère comme un diabolus absconditus nous l’avons sous-estimée car nous ne nous intéressons dans l’univers qu’à ce qui est à notre semblance… Depuis un siècle, nous lui avons offert un fantastique champ d’expansion mondial en multipliant à la surface de la Terre de redondantes copies d’une seule et intenable forme de vie : la nôtre.
Ce choc planétaire n’a pas le caractère d’un avertissement ou d’une sommation – et, quelque part, c’est heureux – car plus personne ne croit aux avertissements. Ceux du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) montrent que même si nous sommes près du ‘point de basculement’ vers la catastrophe nous n’y croyons pas suffisamment pour prendre des mesures radicales. Non, cette pandémie s’impose comme un puissant et cruel levier, un bras armé atroce pour contraindre cette pauvre humanité à sortir de son inconscience, de son irresponsabilité, de ses errements.
Il faudrait, dit-il encore, repenser « toute cette socialité affairée, cet économisme hégémonique impatient de faire système, cette mobilisation infinie (Sloterdijk) qui n’est que le revers de la solitude angoissée des monades métropolitaines. »
Et si forte sa conclusion : « À concurrence de combien de morts – riches et/ou pauvres, jeunes et/ou vieux – allons-nous, ces prochaines semaines, payer cette épreuve de vérité ? A proportion de combien de faillites, d’emplois perdus, de foyers fracassés allons-nous entreprendre cette metanoia ? Quel montant en sacrifices de toutes sortes (faux rêves, illusions infantiles, utopies aberrantes) sommes-nous prêts à accepter pour enfin prendre soin de nous, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas ? Jusqu’où supporterons-nous la contraignante étroitesse du confinement, l’immense béance du désœuvrement pour grandir en humilité, croître en patience (ne parlons pas de sagesse) plutôt qu’en avidité prédatrice ? Sommes-nous prêts à nous asseoir ‘aux pieds de l’ordinaire, du bas, du familier’ comme le demandait le philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882) ? On le sait, rien de plus difficile que de se satisfaire de l’ordinaire, une vie n’y suffit pas, une civilisation non plus peut-être… ».
Un site à suivre, comme celui de Bernard Umbrecht, Le Saute-Rhin, des chroniqueurs complètement à part du mainstream, interrogeant en profondeur l’art et la littérature.
Un envahissement paisible
Toujours le même bonheur à publier le feuilleton réalisé à partir de notes de journal de Jacques Robinet : « Je laisse cette pièce se remplir lentement de la nuit. Dehors, le bruit assourdi de la ville. L’âge m’isole et me protège à la fois. Il y a cette faiblesse accrue qui me contraint à ménager mon corps. Tout se rétrécit et, inexplicablement, m’ouvre un espace inexploré. Je regarde s’évanouir la lumière de ce jour glacial et en même temps je m’aventure dans une autre clarté, d’une grande douceur. Ici, les mots trébuchent. Il s’agit de décrire un envahissement paisible qui se fait malgré moi, simplement parce que je suis là, sans bouger, attentif, offert. Je ne suis qu’assentiment à la vie qui s’épuise avec une exquise lenteur. On peut retrouver ce sentiment dans certains adagios de Schubert, aussi dans le deuxième mouvement du Quintette de Mozart pour clarinette. Mais s’agit-il de musique, de paroles ? Plutôt de consentement à l’invisible qui nous borde de toutes parts. »
Flacon de sels
la beauté insolente de la lumière sur la ville morte en ce jour de début de printemps – les goélands bien importuns et criards qui semblent avoir déserté les lieux (plus rien à manger ?) – et pax hominibus du gloria de vivaldi le matin – la lecture de plusieurs beaux livres – la découverte du premier numéro des cahiers michel butor et la reprise de contact avec cette œuvre dont je me sens si proche – les petits voix de deux petites filles et d’un petit garçon très aimés au téléphone – pouvoir écouter mozart (voir ci-dessous)
Pouvoir écouter Mozart
Même si je suis un peu plus jeune, une part de ce que dit Jacques Robinet ici, je l’ai aussi vécu : « Pouvoir écouter Mozart ! Don prodigieux de ce siècle, effroyable par tant de côtés. Je suis d’un temps d’avant la musique, comme on dit d’avant -guerre, ce qui est vrai aussi. Hormis quelques très rares concerts, parfois retransmis par la radio, — mais on écoutait peu la radio chez moi —, j’ignorais tout de ce monde qui ne cesse de sublimer le nôtre. A quinze ans, je faisais tourner la manivelle d’un tourne-disque pour écouter un Nocturne de Chopin, à dix-sept entra le premier « microsillon » et le premier électrophone Teppaz, me semble-t-il. Pensant à cela, je mesure le don qui met à ma disposition tout l’univers musical et ses plus merveilleux interprètes. Mes arrières grands parents sont morts sans rien savoir de ces richesses, auxquelles seuls quelques privilégiés avaient accès. »
Ma mère l’Oye
Quand je pense qu’on adule Ravel pour le Boléro et pas pour le Jardin féérique de Ma mère l’Oye.
vendredi 27 mars 2020
Rêve
« Je prends mon rêve pour la possibilité », Claude Minière, in Anthologie personnelle 2020.
samedi 28 mars 2020
Chaînes de résistance
La situation est catastrophique et ne cesse de s’aggraver.
il nous faut faire des chaînes de résistance, pas tant contre le virus, nous ne sommes pas trop qualifiés pour cela sauf à respecter les mesures de confinement le mieux possible, mais contre le désespoir qui peut vite nous envahir. En créant, en inventant, en partageant ce que nous avons à disposition, livres, textes, musiques, etc.
Premier geste de résistance, ouvrir le Flotoir. Qu’il soit là, ouvert, sur le bureau, prêt à recevoir ce qui lui est destiné, de quelque ordre que ce soit, comme une sorte de puissant antidote.
La vie est unique
Extrait de l’un des « Tracts » de Gallimard, une collection de petits opuscules de quelques pages que l’éditeur a commandes à ses auteurs. Ici Erik Orsenna : « Cette épidémie nous contraint de revenir à l’évidence : la vie est unique. Ce concept de ‘santé globale’ est développé dans le monde entier, à l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) comme à l’Institut Pasteur, notamment avec le professeur Arnaud Fontanet. Si l’environnement va mal, comment les animaux peuvent-ils aller bien ? Et, à l’intérieur du monde animal, comment nous, les humains, pourrions-nous être les seuls à demeurer en bonne santé ? Comment préserver l’Océan si nous continuons de jeter dans les fleuves nos ordures, plastiques et autres ? L’idée de frontières étanches entre les partenaires du vivant est une idée fausse. Voilà l’un des héritages de Louis Pasteur, et sans doute le premier. Quand la vie est attaquée, c’est que d’autres êtres vivants avaient intérêt à cette attaque. Cette idée qu’on peut morceler la réalité vivante n’est pas seulement une idée fausse, c’est une idée qui peut être meurtrière. »
Ou encore « Après avoir travaillé sur la ‘géopolitique des moustiques’, et maintenant sur la peste porcine, je commence à connaître un peu mieux la mécanique des épidémies. Allons-nous savoir tirer des leçons de cette nouvelle crise sanitaire ? Pernicieux cocktail que notre monde : une volonté infantile et /ou cynique de tout vouloir maîtriser, en même temps qu’un abandon aveugle à une course folle qui nous dépasse. Avant Pasteur, la médecine était surtout faite d’observations. Grâce à lui et à d’autres, nous avons avancé dans la découverte des causes. Ce qui est frappant, c’est de voir que les responsables des maladies infectieuses qui causent la mort sont de minuscules êtres... vivants, voire des particules inertes encore plus petites, composées d’un simple génome (ADN ou ARN) et d’une enveloppe – les virus. Je suis économiste et ce n’est pas le genre de choses, pourtant essentielles, qu’on vous apprend. Cette crise nous renvoie à notre fragilité. Plus le monde est relié, plus nous dépendons de ce qui paraît le plus insignifiant. Nous sommes beaucoup plus dépendants du plus faible que du plus fort. C’est ce que nous dit le formidable essayiste Bertrand Badie. C’est par le plus faible qu’arrivent les menaces. »
dimanche 29 mars 2020
Kafka, les images
Dans l’excellent livre de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore (éditions Conférence), je relève ce passage sur des réflexions de Kafka à propos des images : « Avec toujours la même précision prophétique, Kafka avait pressenti que la sophistication toujours croissante des images et des moyens de communication avait pour fin la tyrannie la plus implacable et que ‘l’humain’ passerait à la trappe. Comparant les illustrations d’un journal aux gravures sur bois d’autrefois, il fit à Janouch le commentaire suivant : ‘Celles-ci offraient encore un stimulant à l’imagination, laquelle pouvait les dépasser. C’est ce que ne font plus ces journaux. Ils brisent les ailes de la faculté imaginative. C’est tout à fait naturel. Plus la technique de l’image s’améliore, plus nos yeux s’affaiblissent. L’appareil paralyse les organes. C’est le cas de l’optique, de l’acoustique, des transports » et comment ne pas être frappé par la fin de ce passage de Kafka cité par Patrick Corneau, de manière là aussi quelque peu prophétique : « Je crois qu’avant peu nous devrons être en possession d’un passeport spécial pour descendre dans notre cour. Le monde se métamorphose en un ghetto. » (p. 167)
Hal
Amusant de retrouver évoqué dans deux lectures toutes fraîches, Corneau et Pachet, le fameux ordinateur HAL 9000 de 2001 : l’odyssée de l’espace et qui plus est, tous les deux faisant allusion à la même scène du débranchement de l’ordinateur dont Corneau va jusqu’à dire que c’est « sans doute une des plus effrayantes scènes de meurtre jamais filmées. ».
Sauvage
J’ouvre, ensemble, les deux livres de Pierre Vinclair qui paraissent en même temps (mais ils ne seront mis en librairie que plus tard... Agir non agir et La Sauvagerie. Un essai et un livre de poèmes. Profonde admiration devant l’intelligence, le caractère ardent et la productivité de Pierre Vinclair. Et comme il pose les bonnes questions ! On tourne ici autour de la question du sauvage. A partir peut-être déjà de cette précision « plus généralement, il faudra toujours tenir non pas deux, mais trois états dans l’analyse de la nature : sauvage (dont le développement est indépendant des plans de l’esprit), cultivée (objet d’un soin qui accompagne le développement des processus naturels) et domestiquée (dont le comportement obéit à des décisions humaines=. Les baies sont sauvages, les tomates sont cultivées, les OGM sont domestiqués. (Agir non agir, Corti, P. 23)
Sauvage le poème ?
« Ainsi, à partir d’un germe initial, qui peut être une idée, une référence, une vision, le poème sauvage se développe selon des directions imprévisibles, qu’il doit moins à sa correspondance aux attendus d’un genre littéraire ou d’illustres ainés, qu’à des opérations dictées par l’état chamanique dans lequel on est lorsqu’on écrit un poème. Par ‘état chamanique » je veux dire une attention à la fois flottante et aigüe à toutes les potentialités et ressources qui peuvent nous aider à accompagner le poème dans son développement, jusqu’à sa forme finale (par exemple entendre les assonances plutôt que les références faites aux choses, voir dans un mot son anagramme ou dans une expression sa conformité ou son écart à un schème métrique, plutôt que sa signification. » (24).
→ je trouve ça très culotté mais très sain aussi d’écrire cela dans une époque ravagée par le conceptuel !
Un peu plus loin, Pierre Vinclair précise : « l’état chamanique (...) étant celui d’une extrême disponibilité à toutes les invitations, il implique un relâchement ou un flottement de la réflexivité » (28)
→ je pense aussi à l’opération visuelle de désaccommoder, pour obtenir une sorte de floutage. Et bien sûr, une fois de plus à l’écoute flottante de l’analyste.
Le poème, un lieu d’articulation
« Les logiques qui peuvent amener un élément (qui n'est pas là pour s'imbriquer dans une démonstration, dans un schème narratif ou dans n'importe quel autre système surplombant le texte) à trouver sa place dans un poème sont multiples. À la différence d'un discours, un poème n'est en effet pas un morceau de matière linguistique dont tous les éléments tendraient à se synthétiser dans une chose unique, quelle qu'elle soit (sa signification, son effet, etc.) : il est plutôt un lieu d'articulation sans résolution de la diversité. C'est-à-dire, un corps. Cette diversité peut se ramener à au moins six logiques différentes : pour rendre compte de la place d'un mot dans un poème (pour répondre à la question : pourquoi ce mot est ici ?), on peut en effet mettre en évidence une logique référentielle (c'est le réel qui commande sa place), mais aussi pragmatique (c'est parce qu'on parle comme ça avec cette langue, dans tels contextes de la société), phonique (jeux de mots, allitérations, assonances, paranomases), syntaxique (c'est la phrase qui l'a mis là), textuelle (c'est un écho à un autre endroit du texte qui l'a mis là), culturelle (c'est un répertoire d'œuvres qui l'a mis là). L’écriture de poésie est comme un super-jeu de langage faisant coexister plusieurs de ces jeux de rang inférieur, chacun suivant ses propres règles. Le poème apparait alors moins comme une opération linguistique visant à réaliser un plan de l'esprit (comme peut l'être un discours), que comme un équilibre entre diverses logiques hétérogènes qui répondent à des enjeux qui ne se synthétisent pas. » (25)
Tapis d’échos
Très forte réponse d’Auxeméry donnée par Vinclair dans son livre : « tout est là : d’une part le poème suit la ligne de son ensauvagement qui lui accordera ou non tel développement et impliquera un réseau de relations et de correspondances qui constitueront son être final ; et d’autre part, il ne saurait se faire poème et espérer exister s’il ne répond pas à ce tapis d’échos auxquels il doit nécessairement trouver à se confronter (et parmi ces échos les exigences mêmes du lecteur pertinent, aussi sauvage que lui, au fond, et dont il faut bien supposer l’existence). Le poème est hanté de voix, oui, celles qu’il fait naître en se développant selon ses propres modes de réalisation/composition, et celles qui font appel, qui du dehors de son propre espace viennent lui rappeler qu’il ne peut advenir qu’en retour de sens. »
Sauvagerie encore
« La sauvagerie est ici une qualité d’articulation textuelle. Liée à la capacité de faire tenir ensemble le détaché » dit encore Pierre Vinclair analysant de façon remarquable un poème de Ted Hugues, « la sauvagerie d’un vers tient à son refus de se clore dans une proposition logique : le rythme déborde la phrase, chaque nouveau vers opère (notamment au moment du rejet) comme un tour de clé sur le précédent, et pousse le sens hors de ses gonds’.
→ et cela même c’est très sensible dans les dizaines du livre de poème publié en même temps que l’essai Agir non agir, La Sauvagerie.
Poésie inventaire
Vif attrait pour la poésie inventaire, celle de Butor, celle de Vinclair, celle de Baillieu dont je viens de lire un magnifique poème sur les lichens, celle de Ch'Vavar. La poésie où il y a « du monde » et pas celle où il n’y a que du vide ou, pire encore que le vide, que du Je-Moi
La pénombre des abstractions
Pierre Vinclair cite cette lettre de Ted Hughes : « J’étais conscient, à mesure que j’avançais dans mon écriture, que par-dessus tout je voulais débarrasser ma langue de la pénombre des abstractions qui, dans ma vision des choses, encombraient l’écriture de toute la poésie écrite après Auden... Donc je me suis décarcassé pour frayer un chemin vers une langue qui ne serait qu’à moi (...) Au sens où ce serait un abécédaire des termes plus simples que je pourrais ressentir, enracinés dans ma propre vie, mes propres sentiments à propos de certaines choses bien définies. Donc cette recherche consciente d’un réservoir, basique (et donc ‘limité’) de mots, défini par sa ‘solidité’ irréfutable, m’entraîna inévitablement vers le répertoire basique, défini par sa solidité irréfutable, de mes expériences – et donc vers les animaux, en gros : le panthéon des créatures sauvages de mon premier âge et de mon adolescence, saturées de sentiments vécus, intenses, de première main, qui remontaient à mon enfance. »
Pierre Pachet, toujours champion de l’ennui
« On peut sortir de l’ennui ou essayer d’en faire sortir autrui en (se) proposant une activité, une relation ; en interprétant l’ennui comme un appel (comme on le dit de certains suicides) : appel à l’aide, appel du vide à ce qui pourrait le remplir. Quand on agit ainsi, on suppose qu’il est bon non seulement de sortir de l’ennui, mais de se détourner de lui. La musique m’ouvrit une autre voie, ou me révéla une voie qu’à vrai dire je ne cessais d’emprunter sans m’en apercevoir. Au lieu de regarder jalousement mon douloureux ennui, lui préférant toute forme d’activité, refusant de loger en lui quelque chose qui risquerait de le dénaturer (refusant même de comprendre que l’ennui était un logement), il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde.
Ces cartes qui font rêver
« Sombre profondeur des atlas historiques, où les drames, le bonheur campagnard, les forêts et les bourgades sont cachés derrière des tracés et des couleurs. » (Pierre Pachet)
→ j’ai chez moi une carte ancienne, superbe avec ses moutonnements verts, de la région d’Alsace. Souvent je la photographie ou la regarde et m’y promène. Surtout en ces temps !
Agaitier
Le gros livre Un écrivain aux aguets qui regroupent des écrits autobiographiques et des essais de Pierre Pachet, livre qui m’a tant retenue pendant plusieurs semaines, se clôt sur une forte postface de Martin Rueff. Je relève cela notamment : « En tout cas, il aima les résistants (de Michaux à Chalamov, de Chénier à Naipaul) et ceux qui les aimaient (je pense à Lefort) et les résistances, il les aima, ses propres résistances aussi, les colères, et la soif de justice qui les motive. C’est le sens profond de l’expression “aux aguets” qui sert de titre à ses Essais sur la conscience et l’histoire (2002). Pachet eût pu citer Hugo dans La fin de Satan : « Toujours être aux aguets ! Toujours être en éveil ! ». Il eût pu aussi employer ce verbe de l’ancien français : “agaitier” (guetter, être aux aguets, en embuscade). Pachet ne cessa d’agaitier. La conscience est l’exercice des aguets comme résistance : « cette contrainte est celle que la conscience, par sa nature même, par sa disposition, exerce sur elle-même, et qui fait qu’aussi rêveuse, ou somnolente qu’elle soit, elle penche constamment vers la vigilance, se privant elle-même de repos, nouant ainsi de troubles alliances avec ce qui lui fait peur (la violence, la torture, la cruauté, et ce qu’elle prétend combattre) » (Aux aguets). (pp. 954-955).
Acte de création, résistance, faire œuvre
Toujours dans la postface de Martin Rueff : « En mars 1987, Gilles Deleuze prononce la conférence ‘Qu’est-ce que l’acte de création ?’ Il y définit l’acte de création comme un « acte de résistance ». Résistance à la mort, avant toute chose, mais résistance aussi au paradigme de l’information à travers lequel le pouvoir s’exerce dans ces sociétés que Deleuze, appelle des « sociétés de contrôle » pour les distinguer de celles que Foucault avait analysées comme des « sociétés de discipline ». Tout acte de création résiste à quelque chose ; par exemple, dit Deleuze, la musique de Bach est un acte de résistance contre la séparation du sacré et du profane. Deleuze ne définit pas ce qu’il entend par « résistance », et il semble donner à ce terme la signification courante de s’opposer à une force ou à une menace extérieure. Dans la conversation sur le mot résistance dans l’Abécédaire, il ajoute, à propos de l’œuvre d’art, que résister signifie toujours libérer une puissance de vie qui avait été emprisonnée ou offensée ; pourtant, ici encore, une véritable définition de l’acte de création comme acte de résistance manque. Il me semble que Pachet nous permet de mieux penser ce qui résiste dans l’acte de création : c’est le faire œuvre. Le faire œuvre comme résistance à l’œuvre, et comme résistance à l’œuvre même de l’œuvre. » (ibid.)
Rédigé par Florence Trocmé le 31 mars 2020 à 15h37 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
ceci n'est ni un virus ni un Klee, c'est un lichen - ©florence trocmé, février 2020
[Cette livraison est disponible au format PDF, plus facile à enregistrer ou à imprimer. On peut l'ouvrir d'un simple clic sur ce lien.]
samedi 15 février
Les portraits du Fayoum
Dans le livre Imagement de JC Bailly, très belles pages sur les fameux portraits égyptiens du IIIème siècle ap. J.-C., les portraits du Fayoum : « ce sont les plus anciens dont nous disposions [et avec eux] nous sommes devant une sorte d’absolu du portrait ». Et il établit une comparaison assez fascinante avec certaines des images prises dans le métro new-yorkais par Walker Evans. Ou avec une photo d’hirondelle en vol de Bernard Plossu, prise au 1/1000e de seconde :« Vingt grammes d’existence pendant un millième de seconde », « une contraction extrême », « un ‘à peine quelque chose’ saisi dans un éclat de temps si petit qu’il est comme une évasion. » (p. 58)
Les Tridents de Jacques Roubaud
J’entame la deuxième série de mille de ces Tridents de Jacques Roubaud, qui sont comme un journal par éclats, sous forme de simili-haïkus, brèves annotations de mémoire, images ou mots, peu, axés sur le pivot d’un signe mathématique. Toute une petite machinerie pour dire le travail, le temps qui passe, l’âge qui vient, les réflexions créatrices ou désemparées, le chagrin ou les petits instants heureux, etc.
1001 (compl) les mots les mots qui reposent / ⊗ et repoussent / les durs mots absents
1031 feuilles feuilles couleur d’eau / ⊗ couleur feuille / qui coulent ensemble
10 (oct) souvenirs jour sur jour je fais / ⊗ le calcul / des effacements
Martin Rueff et la jonction
Très belle émission de Paul de Brancion avec Martin Rueff qui fait que je me précipite vers ma bibliothèque d’attente pour en extraire La Jonction de Martin Rueff. Il y est question de ce lieu à Genève où l’Arve et le Rhône se rejoignent, du bleu et des bleus, du sang, d’hématopoïétique, etc. Le livre fait son petit trajet dans le bureau, et passe de la bibliothèque d’attente à l’étagère d’en cours. La jonction est faite.
jeudi 20 février 2020
Marie Claire Bancquart
Je pense beaucoup à Marie-Claire Bancquart dont c’était, hier, le premier anniversaire de la mort. J’ai choisi ces mots pour Poezibao mais je les transcris ici : « Écrire ? //Oui, pour susciter présence/de toutes les vies/ surtout les très minces//étoile de mer/ fourmi sur feuille de bardane //et la feuille même.// Peu, lentement, la vie/affleure au positif/et se suffit. //Sans glose » (Toute minute est première, suivi de Tout derniers poèmes, paru au Castor Astral en mai 2019, p. 83)
→ Oui écrire, œuvrer aussi aux différents sens du mot pour Susciter présence de toutes les vies, surtout les très minces. Le travail de Poezibao, celui du Flotoir parfois, mais aussi les photos, qui sont une autre forme d’écriture peut-être ? Et concernant les très minces, je pense bien sûr à cette rencontre récente avec les lichens. Bonheur d’en découvrir quelques-uns à Paris, ville qui en empêche la présence en raison de la pollution, comme l’explique Pierre Gascar dans Le Présage. J’en ai vu quelques-uns sur le mur d’enceinte des Invalides et d’autres, très beaux, sur des érables de Cappadoce, dans l’île aux Cygnes.
jeudi 27 février 2020
Mots
Jetzt’ langs’t, ça suffit, ça va bien en alsacien, communiqué par Isabelle Howald, j’aime bien, je vais adopter. Je me cherche par ailleurs un équivalent plus élégant de je m’en fous et moins violent, du genre je m’en daisse, (désintéresse, désengage, désiste, désabonne, déshabitue, désarrime, désagrège,).
Mémoire, échange avec Philippe Giraudon
Philippe Giraudon m’écrit (mail du mercredi 26 février 2020, je reproduis avec son autorisation, bien sûr) : « En parcourant le Flotoir, je suis tombé sur un passage où vous déploriez une certaine difficulté à apprendre par cœur. Je vous recopie à ce sujet ces mots consolants de Montaigne : "Savoir par cœur n'est pas savoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre" Je l'ai lu récemment dans l'essai De l'Institution des enfants, dans le train qui me ramenait à Paris. » Cédant à mon goût pour les citations, je vous recopie une autre phrase de lui, que je trouve admirable : "Toute autre science est dommageable à celui qui n'a la science de la bonté." L'expression de "la science de la bonté" m'a fait rêver. »
Ma réponse : « Un grand merci pour les mots, consolants en effet, de Montaigne. Oui j’ai passé plus d’un an, en me basant sur la réflexion de Fred Griot prônant que la mémoire est un muscle qui se travaille, à tenter d’apprendre une vingtaine de poèmes par cœur. Avec la fougue et la ténacité qui peuvent me caractériser. Mais j’ai lamentablement échoué. J’ai aussi beaucoup de mal à apprendre la musique par cœur. Cela dit, je suis en train d’explorer une nouvelle piste : ne serait-ce pas une question d’attention ? La musique, je n’y fais pas assez attention dans le moindre détail, car je suis emportée par le flux, la mélodie, ce que j’ai en tête.... Ces poèmes, si je commençais par les regarder, étudier mot par mot, ne serait-il pas alors plus aisé de les retenir ? En fait, mes proches s’étonnent toujours que je retienne tant de noms de famille : c’est qu’en fait les noms, en tant que tels, m’intéressent et que je fais à leur sujet des associations, des comparaisons avec d’autres... donc je les retiens mieux, je pense. Au fond, est-ce que je ne rejoins pas votre autre citation sur la science de la bonté. Peut-être que ces poèmes, j’ai voulu les forcer, me forcer à les apprendre et que je ne leur ai pas assez témoigné de bonté ? »
Neige
Ravie d’apprendre (via le blog de la BNF) qu’en 1784, Denis Pierre Jean Papillon de la Ferté publie ses leçons élémentaires de mathématiques, dans lesquelles il donne la définition d’un flocon de neige ; qu’en 1807, lors de son voyage dans les régions polaires, l’explorateur William Scoresby étudie les flocons de neige et en réalise de nombreux dessins ; que par la suite la photographie s’associe à la science pour mieux comprendre la structure de la neige ; qu’à la fin du 19ème siècle, Wilson Bentley se spécialise dans la photographie des flocons et réalise plusieurs milliers de clichés grâce à la photomicrographie
Flacon de sels
Découvrir une nouvelle interprétation du Winterreise de Zender sur YouTube – échanger comme au ping-pong des mails avec une amie – faire tourner et tourner encore mes toupies avec une petite fille très aimée – marcher tôt le matin dans une atmosphère lavée par la tempête – ouvrir un petit groupe de messagerie pour parler d’une ancienne maison de famille avec des cousins et des cousines – jouer à chercher des souvenirs, mener une inspection virtuelle de la maison, à plusieurs –
dimanche 1er mars 2020
La Voix du fleuve
Première lecture, éblouie, du livre de Mireille Gansel La Voix du fleuve. Autour des thèmes de la terre et de l’eau, elle revient par le poème autour d’expériences cruciales de sa vie. « La terre comme un animal gorgé de vie ». Mémoires matérielles, au plus exactement de la matière des lieux, des choses, la petite maie en noyer, les cruches en terre sur une étagère ; le chemin de terre creusé par des générations de chemineaux et colporteurs paysans à pied qui m’a fait songer à mon P’tit Bonhomme vernien. Les sources et les fontaines, la première maison de cailloux polis, comme un cheminement dans une vie, les objets de terre qui, d’un lieu inhospitalier et désert, font une maison. Un véritable chant de la terre, qui joint Hanoï à la Dombes ou à la Camargue, Anna Akhmatova à l’amie de Moravie ou encore au Maître-berger transhumant Pierre Tellène. Trésors des mots aussi, les mots hébreux, le terme provençal neissoun « que le poète Mistral a transcrit en français : endroit où naît une source – petite source. ». L’eau aussi qui irrigue littéralement le texte et qui deviendra la coda du livre. Dans la ville de Budapest où pour elle il n’y a plus personne de ces langues qui n’existent plus, où dormir ? Le plus près possible des sources. Puis s’ouvrent de fortes pages autour de Jean de la Croix et du Greco, retable de L’Expolio, dialogue imaginé entre ce même Jean de la Croix et Nelly Sachs, (que Mireille Gansel a traduite). En Allemagne précisément, l’eau encore à Bad Orb, le sel, la déportation, les petites plaques de cuivre dans le sol, le Gradierwerk avec ses troncs creusés qui menaient les eaux salines dans de grands caissons de bois orientés vers les vents et le soleil.... « fragments et mémoires collectives d’un passé de labeur et de misères ». Et tous ces chemins de terre et ces voies d’eau ouvrent sur la coda du livre, « Te Reo o Te Awa », le fleuve Whanganui qui irrigue la terre des Maoris en Nouvelle-Zélande et auquel fut reconnu, en 2017, le statut de personne juridique. Ce fleuve dont il va s’agir maintenant d’écouter la voix en compagnie du jeune anthropologue Sebastian Lowe, d’écouter ce qu’en disent les Maoris qui vivent sur ses bords. Et c’est alors comme si tous les textes du livre devenaient les affluents qui creusaient leur lit vers le Whanganui. À travers les sons et les mots ou phrases de la langue maori distillés dans cette prose, c’est tout un immense système d’écoute qui se met en place pour le lecteur attentif : La Voix du fleuve.
Une morale d’absolue fidélité à l’expérience
Je poursuis ma lecture de Pierre Pachet dans ce gros volume titré Un écrivain aux aguets (Pauvert) et qui compile des textes autobiographiques et des essais. « Auteur d’une vingtaine de livres, cet homme qui avait été un grand professeur, subjuguant ses étudiants et encore plus ses étudiantes, un critique de la volée d’un Jean Starobinski, et qui avait sur le tard quitté la prose d’idées pour l’écriture intime, ne se voyait pas comme un homme de lettres mais comme un sursitaire, un stagiaire dans la vie, un essayiste aussi, au sens où Robert Musil définissait l'‘essayisme’ : pas une forme littéraire, mais une façon de vivre, une morale d’absolue fidélité à l’expérience. »
→ extrait de la préface d’Emmanuel Carrère et mon envie d’insister sur l’idée d’une morale d’absolue fidélité à l’expérience, surtout après avoir déjà lu de très nombreuses pages des différents ouvrages de ce recueil. Quelque chose parfois d’un Hubert Lucot, mais d’une manière totalement différente, en particulier en ce qui concerne le travail de la langue. Pierre Pachet n’écrit-il pas, au début de L’Œuvre des jours : « La littérature est pour moi liée aux idées, à la capacité d’avoir des idées, et non au langage, à la langue. » (365). Et il y a peut-être cela aussi qui les rapproche : « En replongeant les « idées » dans l’ensemble des émotions, en les ajoutant à la liste canonique des émotions (...) j’espère mieux comprendre et faire comprendre ce que j’attends de la vie intellectuelle, pourquoi je ne la distingue pas – pour mon propre usage – de la vie émotive. » (385)
Si tu t’ennuies
Je retrouve ces mots entendus quelque part, ou lus peut-être dans le livre de la fille de Pierre Pachet, Yaël Pachet : « tu n’as qu’à avoir une vie intérieure », formule qui me poursuit depuis que je l’ai lue. Voici le passage, qui est aussi un très émouvant portrait paternel (dans Autobiographie de mon père) : « une fois, prenant en pitié mon corps et mon âme torturés, mon père me dit : ‘Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais.’ Entendant ces mots, je ne pensai pas d’abord, comme je le fais à présent, à ce qu’ils me révélaient de sa solitude à lui, de son ennui, si toutefois il avait accepté, à l’époque, de nommer ainsi l’état dans lequel il se trouvait. Mais, de cette objurgation agacée, impérieuse, je reçus le choc de plein fouet ; et, à vrai dire, mon âme était profondément touchée de la sollicitude que j’entendais vibrer dans son conseil : cette chose si intime (comment se débrouiller avec soi-même, avec l’intolérable poids que l’on est pour soi-même) – voilà que mon père me la confiait, à moi qui n’étais qu’un enfant. Comme chaque fois que mon père me parlait sérieusement, fût-ce en passant, j’en retirai un fort sentiment de dignité, et un formidable encouragement. »
Et si je suis malade
Autre passage fort de cette Autobiographie de mon père, où Pierre Pachet se fait voix de son père : « Et si je suis malade, est-ce autre chose que le contrecoup d’une maladie autrement grave qui s’est abattue sur notre monde il y a déjà vingt ans ? En parlant de typographie déformée, je ne dois pas oublier les lettres gothiques remises en honneur par Hitler, leur dessin compliqué et menaçant, ni surtout ce monstre d’écriture : les lettres JUDE, brodées ou peintes sur les étoiles jaunes, ces lettres issues du gothique mais dont les contorsions haineuses, faussement médiévales, voulaient aussi évoquer les formes traditionnelles de nos lettres hébraïques. Le mariage dément que le nazisme faillit rendre indissoluble entre notre mort et sa puissance se marquait dans ces caractères ambigus : car d’une part ils évoquaient chez les peuples soumis le sentiment salubre de terreur vis-à-vis de la barbarie germanique, immémoriale, surgie du fond des âges pour nier les progrès de la conscience ; d’autre part, désignant une victime d’élection, déjà prise au piège de lettres qui semblaient se tordre dans la douleur des flammes, ils rassuraient les Aryens en leur promettant la protection et la paix. »
Vrai et imagination
Toujours en cheminements un peu décousus, pour des raisons extérieures, dans l’Imagement de Jean-Christophe Bailly, ce qui laisse aussi le temps à ces pensées parfois déconcertantes mais qui touchent souvent si justes de décanter ! « Il faut que le vrai, qui est ce que nous cherchons, ait sous la main pour affirmer sa véridicité autre chose que la seule réalité connue. Le vrai, pour être, a besoin de l’ouverture, devant lui, d’un inconnu. Cette ouverture nous l’appelons l’imaginaire. Et dans cette perspective ou ce schéma, l’imagination, dès lors, peut être caractérisée comme l’action par laquelle la pensée se maintient au contact de l’inconnu qui l’ouvre à elle-même. » (70).
Deux formes d’imagination
Il y aurait, explique Jean-Christophe Bailly, cette imagination « connective, celle qui est créatrice de liens, qui va vite d’un point à l’autre, d’un domaine à un autre. Sa forme d’envol est le vol battu, puissant, celui des oiseaux que l’on appelle des rameurs. Les opérations qui peuvent la figurer sont, dans la gestuelle, le ricochet et parmi les opérations intellectuelles, le montage. ». (71). Elle est caractérisée par une productivité sérielle et pourrait être décrite « comme un « lubrifiant des formes articulatoires » : elle est « naturellement chez elle dans le discours, dans le langage. L’autre grande forme d’imagination dit encore Bailly est « glissée ou glissante, voire stagnante (...) Sa forme d’envol est celle du vol plané, du vol de ces oiseaux que l’on appelle des voiliers. Les images qui peuvent la figurer sont dans la gestuelle, l’arrêt contemplatif et silencieux et parmi les opérations intellectuelles, la rêverie avec ses effets de fondus-enchaînés et ses ralentis. » Une « productivité plutôt lente et intensive, où l’ivresse est celle de la noyade ou de l’évanouissement ». Deux modes différents mais qui peuvent bien sûr collaborer.
Jean-Christophe Bailly revient aussi sur ce qu’il dit être le rôle des images stupéfiantes, celui qu’on ne leur laisse plus toujours jouer à force de discours et vernis culturel : « effacer un temps le discours, le priver de son efficacité, de sa facilité mais pour qu’alors il se recharge à cette vérité qu’il a entrevue hors de lui. » On peut se souvenir de la bonne formule précédemment évoquée de « la lente remontée du discours », un temps arrêté, stoppé, bloqué par le côté stupéfiant de l’image.
Flacon de sels
déguster à deux pas d’un carrefour agité, avec une amie, une tisane roïbos très joliment servie avec un sablier pour bien évaluer le temps d’infusion – prendre un autobus tout neuf – apprendre une nouvelle naissance et une nouvelle grossesse dans le grand groupe familial – avoir le bonheur de ces grandes familles, de toutes ces vies connues – une merveilleuse balade en solo à l’île aux Cygnes, eau, écorces, lichens et photos – développer les photos de trois petits enfants très aimés – aller expressément sur un certain marché pour acheter des pommes, en arrivant guetter la présence du vieux camion et de l’anorak rouge de la dame aux pommes et poires – penser à Françoise Héritier qui m’a donné l’idée de cette collecte (de pommes ou de sels ?)
Feux nomades
C’est le beau titre d’un livre de poèmes de Jacques Robinet, daté de 2015 et publié par La Tête à l’envers. Deux images fortes en face à face : « C’est un tableau de neige et de nuit » écrit-il à propos d’une œuvre de Zurbaran » et en vis-à-vis, autour de l’adagio du 7ème quatuor de Beethoven : « Comment découvre-t-elle / ces routes ignorées de nous-mêmes / qui conduisent où nous refusons d’aller » (46 et 47).
Et ces évocations Zurbaran, Le Greco chez Mireille Gansel, à l’instant Giorgione chez Jean-Christophe Bailly, Beethoven, Schubert et la claire conscience de cet inestimable trésor accumulé au fil d’une existence. Serait-ce cela la vie intérieure, un de ses aspects en tous cas, prônée par le père de Pierre Pachet ?
Les idées
Dans L’œuvre des jours, essai de poétique, Pierre Pachet écrit : « Fortuites, liées à la chance, les idées sont, comme les occasions, données par les jours dans leur succession discontinue, par la chance que donne chaque jour nouveau de voir autrement, de vivre autrement (y compris quand c’est la même chose qui est à vivre). Par les jours, et souvent par les nuits, quasi détachées du temps de la vie (la nuit, la vie n’est jamais ‘quotidienne’). Toutes les idées sont tendanciellement des ‘idées de la nuit’ (j’avais donné ce titre, dans le Nouveau Commerce, cahier 17, automne 1970, à des pages qui voulaient ne faire que capter ces idées) (...) Mais plus profondément elles portent la marque du paysage sans lumière auquel elles s’arrachent, et où il semble qu’elles aspirent à retourner comme des ombres. »
Encore : « Surgissement, fuite, enfouissement dans le sommeil qui les absorbe jalousement, pour les effacer ou les emprisonner. Je me demandais où vont les idées perdues (« ces idées qui s’en vont, et m’emporteront dans l’oubli où elles reposent, vers l’être sans savoir… ») (370)
Éloge du hasard dans la création
« C’est le hasard qui donne, c’est lui qui est le maître. Et quand il ‘ôte’, il donne encore – à qui sait recevoir. Pas question de se substituer au hasard, de lui ôter l’initiative, simplement de lui faciliter la tâche et de se mettre en état de recevoir ses suggestions capricieuses. Le terrain mental doit être libre sans être vide, fertile et vivant sans être en cours d’exploitation méthodique. Ce qui donne accès au hasard, c’est la promenade, la lecture, la vaisselle ou le balayage, les mots croisés. La promenade en particulier, parce qu’elle vous prive des moyens d’écrire. » (370)
Ce qui ne fait que clignoter
Ce sentiment souvent que quelqu’un, quelque chose, quelque part me fait signe, insiste pour que je m’occupe de lui, d’elle. « Ce qui ne fait que clignoter me parle d’une ressource, d’une réserve à regarder comme telle – fourmillement dans le corps et la tête, fourmillement entre les gens, ce que chacun de nous fait dire et penser aux autres, ce que nous recevons et faisons nôtre… » (374)
Souvent, ce sentiment
Souvent ce sentiment, aussi, en compilant les notes du Flotoir d’un vrai foutoir, que tout part dans tous les sens, que ces lectures désordonnées je ne les maîtrise en rien... que je peine une fois retombé l’élan à tirer tous les fils qui me paraissaient si apparents. Et pourtant, souvent, à la relecture, cette autre impression que ça tient quand même un peu, parce qu’il y a un liant, les obsessions et les thèmes récurrents. Qui reviennent presque malgré moi à la surface, pour parfois redisparaître pendant des mois ou des années. Oui le hasard invoqué par Pierre Pachet, ou bien encore ce qui clignote, là, sur le bord des cheminements de lecture et d’écriture. « Comme Pascal qui voudrait que les idées gardent la trace du risque de disparaître qu’elles ont encouru, je voudrais que les idées gardent la trace de ce à quoi elles se sont arrachées pour apparaître, et qui est non pas leur contraire, mais leur terreau, leur milieu nourricier ; à savoir un certain état de la substance cérébrale elle-même, auquel je donne le nom d’ennui, une forme d’attente désintéressée pendant laquelle la machine cérébrale se concentre sur rien, sur un rien, sur une suite de riens. » (374)
De l’ennui, encore
« Il y a un type d’ennui qui empêche toute activité intellectuelle (dépression ? état pré-dépressif ?) et un ennui que je ne cherche pas à contrecarrer parce qu’il pousse à sélectionner dans la vie intérieure tout ce qui n’est pas ennuyeux, à écarter les traités, la logique, la pensée trop abstraite ou trop méthodique, pour leur préférer les histoires, anecdotes, images colorées, pittoresques. Il y a ainsi des livres dont je n’ai connu que les illustrations, dont j’ai refusé ou sauté l’argument (c’est le cas de Traces, d’Ernst Bloch, livre dont j’aime les anecdotes – non le pesant argument). En cela l’ennui me guide, me rendant sensible à la variété, à la ‘conversation’, dirigeant mes pas vers les amis, l’air du temps, si intéressant, désennuyant, si divertissant, m’incitant à m’allonger sur le tapis, à côté des enfants, pour partager leurs jeux de petites voitures, de petits chevaux, de ‘Mille Bornes’, de bataille ou de tarots, de Monopoly. La futilité y est riche, légère ; l’ennui en est écarté – et cependant sa tonalité grave s’y fait entendre en permanence. ‘Les enfants trouvent le tout dans le rien ; les hommes [il veut dire : les adultes] le rien dans le tout.’, écrit Leopardi. Productivité des enfants qui font feu de tout bois, de toute brindille, et que le pessimisme adulte ne doit pas faire oublier. » (375)
→ De façon générale, dans ces pages Pierre Pachet fait un très bel éloge de l’ennui : « Pour Heidegger, pour Pascal, l’ennui est une fenêtre qui donne sur le néant de la pensée. Au contraire, ou plutôt différemment, l’ennui ouvre pour moi (et pour mon père) sur la vitalité psychique elle-même – non sur un dysfonctionnement. C’est une activité virtuelle, une saveur dont toutes les autres découlent. » (380) ou encore « Garder le contact avec l’ennui me maintient sur les marges, me fait obéir aux sollicitations qui dispersent, au dilettantisme sans remords. Ce qui m’empêche de peser longuement les mots, de disposer mes textes et mes livres le long d’un projet unique, de leur donner l’équilibre ou la stabilité qui leur permettrait de reposer en eux-mêmes, c’est aussi ce qui oriente mon travail vers l’œuvre des jours. » (382)
Ce qu’il en coûte
Pierre Pachet fait une belle citation de Simone Weil : « Ce qui compte dans une vie humaine, écrit Simone Weil, ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années – ou même des mois – ou même des jours. C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son cœur, dans son âme – et par-dessus tout dans l’exercice de sa faculté d’attention – pour effectuer minute par minute cet enchaînement. » (377-378)
→ ce qui recoupe sans doute une question que je me suis très souvent posée en observant quelqu’un de très connu, un grand pianiste par exemple, un écrivain, un homme politique même parfois : « comment fait-il pour vivre sa vie quotidienne, se lever le matin, se coucher, se laver, etc. ? » Ressentant cela comme très mystérieux comme si le « corps du roi » ne pouvait assumer toutes ces fonctions du corps de tout le monde. Y compris les plus triviales.
Une bible d’aujourd’hui
Après avoir consacré quelques très belles pages à son métier de recenseur, Pierre Pachet écrit : « Il y a sans doute des livres gigantesques, des livres-Pyramides, des livres-cathédrales (ou qui se font passer pour tels). Des Bibles aussi : souvent, me demandant ce que serait, pour nos successeurs, la Bible de notre temps, j’ai pensé qu’elle serait constituée non pas d’un livre, mais d’un grand nombre de livres de nature et d’origine différentes (comme l’est d’ailleurs la Bible ancienne) ; il faudrait, pour la constituer, mettre ensemble l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale de Churchill, l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, la Kolyma de Chalamov, David Rousset, Primo Levi et Antelme et tant d’autres… Surtout les autres : ceux des témoins et des écrivains moins connus, à qui les plus grands livres ont ouvert la porte, leur permettant d’être écrits ou d’être lus. Les livres de Tadeusz Borowski, d’Ida Fink, Françoise Maous… Une Bible de notre temps serait nécessairement une œuvre ouverte ; aucun corps de rabbins ni de théologiens n’aurait le droit d’en fixer ou d’en clore le canon. Cela au moins me semble acquis (pourrait-on en exclure les Écrits enfouis par les membres du Sonderkommando d’Auschwitz, et le Journal de Ringelblum, celui de Czerniakow, et tant d’autres livres que j’espère on découvrira encore, qu’on publiera, rendra disponibles, qu’on lira et méditera ?…). Ce n’est donc pas sur des œuvres-phares que je me guide, ces œuvres qu’ont voulu désigner chacun à leur façon Hugo ou André Breton ou Sollers. La multiplicité des livres m’excite et m’intéresse plus ; elle me paraît mieux rendre compte de ce que sont vraiment les livres. Ils ne sont pas des cathédrales (même quand leurs dimensions ou leur force semblent le faire croire). Ils sont des tentatives, des actes. » (442-443)
Ouverts les uns aux autres
« Les livres, apparemment compacts, volumineux, refermés sur eux-mêmes comme des pierres tombales, tels que les décrit Sartre dans Les Mots, croyant retrouver en lui-même son regard d’enfant, ils sont pour moi au contraire ouverts les uns aux autres et les uns par les autres, entre leurs pages et leurs mots s’ouvrent d’autres pages en une série d’échos incertains et instables. Ce n’est pas de la ‘culture’ que je parle là, ni même de l’espace vertigineux de la Bibliothèque universelle tel que Borges le représente, – je parle de la façon dont, pour quelqu’un, avec sa culture et son inculture, les livres démultiplient et balisent l’espace, sans pour autant le rendre moins énigmatique ou plus assuré. » (444)
Liberté critique
« Aussi ma lecture de critique va-t-elle spontanément en deux sens : pour une part elle reconnaît et accompagne l’ouvrage, autant qu’il m’est possible, dans ses intentions majeures, ses nervures, ses orientations, tout ce qui l’organise et veut le faire œuvre. Mais en un sens opposé, mon attention et mon goût (mon sens critique) discriminent entre les pages et les passages, approuvent et chérissent certains lieux du livre, en négligent ou écartent d’autres. Bien sûr, si certains passages – si une seule phrase même – ont su m’électriser ou toucher à certaines de mes sensations les plus stables, pour les mettre en mouvement, je serai plus attentif au reste ; je serai enclin à penser que là où je reste indifférent, c’est plutôt par ma faute que par celle du texte. » (444-445)
→ aussi peu « critique » que je sois, je me suis en tous cas toujours sentie plus à l’aise dans l’exploration du microcosme, pages, passages, extraits que du macrocosme, les intentions majeures. C’est aussi sans doute pour cela que ma prédilection va à ce qui souvent n’est pas achevé, aux notes, aux carnets, aux journaux, aux correspondances où vibre tout le possible que l’œuvre achevée aura en général réduit. « Il s’agit pour moi de n’être ni intimidé ni irrité, et de rester moi-même aussi pleinement que possible. Car si je veux apprécier l’œuvre dans un esprit ouvert et informé, je veux aussi, par une sorte d’égocentrisme qui me guide toujours, en faire l’usage qui me convient. Je ne me prends pas pour un critique exemplaire, et le sens que j’ai de mes responsabilités de lecteur, s’il me pousse à lire l’ouvrage le plus complètement et le plus sérieusement possible, et à me renseigner, ne doit pas restreindre ma partialité. » 445-446)
L’attention
A la fin de L’œuvre des jours, Pierre Pachet consacre de belles pages à l’attention, notion qui me retient particulièrement. Il écrit ainsi : « Je sais qu’il y a des esprits capables d’une concentration formidable (j’imagine que Wittgenstein fut ainsi) et je les admire, je pense avec douleur à ce don qui me fut refusé. J’imagine naïvement leur puissance comme celle d’une vrille, d’une perceuse à laquelle des enveloppes granitiques ne résistent pas. J’ai vite compris que je n’étais pas comme eux. Ma tâche fut dès lors moins de me résigner (trop passif, la résignation, trop théâtral aussi) que de trouver le domaine qui m’attendait, où mettre à profit ma faiblesse. Un domaine forcément subalterne, mais où s’exercer serait en tout cas plus digne que de piétiner dans un coin de l’arène pour laquelle mon talent ne me qualifiait pas. Cet autre domaine, c’était justement celui du battement entre attention et distraction, entre dispersion et concentration. (...) Car l’attention est à ce point située au cœur du système psychique qu’on ne peut la quitter que par elle-même, en se réfugiant dans une zone alcyonienne qui est comme un nid au sein de l’orage cérébral. De même, en-dehors du sommeil proprement dit, dès que l’attention vigile se concentre fût-ce temporairement sur un objet, elle le fait en relâchant sa prise sur un contexte qu’elle transforme dès lors en fond sur lequel se détache nettement l’objet examiné : aussi n’y a-t-il pas d’attention qui ne soit simultanément distraction, ou plus exactement mobilisation d’une puissance négative de désintérêt. (in Un écrivain aux aguets, p. 452).
→ Ce qui me retient ici bien sûr c’est ce battement entre attention et distraction, zone de tous les possibles.
→ « Les jours alcyoniens, ce sont sept jours avant et sept jours après le solstice d’hiver, pendant lesquels les latins disaient que l’alcyon fait son nid et que la mer est ordinairement calme. » ou encore « Alcyon, (Mythologie) oiseau de mer fabuleux, au chant plaintif (souvent identifié avec le martin-pêcheur, la mouette, le pétrel, le goéland ou le cygne), considéré par les Grecs et les poètes, comme un signe d’heureux présage, parce qu’il ne construisait son nid, selon la légende, que sur une mer calme. »
A la naissance de l’essai
Essai et conversation seraient étroitement liés selon Pachet : « L’essai naît en effet de la conversation, de la stimulation qu’engendre la conversation, lorsqu’une idée vient qu’il est amusant de développer un peu. Alors on rentre chez soi répondre à ce que l’idée demande, quand elle veut être nourrie de lectures supplémentaires ou de documentation, prendre son temps, s’articuler pour devenir convaincante. Mais justement, se confier à l’essai (au lieu de se lancer dans le champ de l’article, de l’étude, du traité, de la dissertation, – de la thèse) conserve vivante l’origine et comme la vitalité initiale de l’idée : la conversation comme milieu où tout finit par s’engloutir a donné naissance à l’idée, la conversation peut à tout moment revenir l’interrompre en faisant surgir une suggestion nouvelle et qui ne peut attendre. » (459-460) ou encore « L’essai me paraissait convenir dans le cas (mon cas) d’une pensée impulsive, vite lasse, en proie au peu de temps et d’énergie. Cette pensée faible a un besoin vital d’une forme qui silencieusement la relaie et l’étaie, la soutienne et la porte au-delà, de façon que si le but n’est pas atteint, au moins le désir de l’atteindre soit engagé sans équivoque. Ce n’est pas assez dire : je voulais une forme qui permette de rendre sensible l’effort même de la pensée, la résistance qui s’oppose à elle, l’inertie en-dehors et au-dedans d’elle-même (un magnifique essai, en ce sens, c’est L’homme Moïse de Freud). »
mardi 3 mars 2020
La poésie
Cette belle introduction à une note de lecture du livre La Voix du Fleuve de Mireille Gansel, par Patrick Corneau, sur son site Le Lorgnon mélancolique : « L’effet magique avec la poésie est qu’elle nous oblige à lire autrement. Elle nous contraint à un autre régime de lecture : celui du déchiffrement patient qui nous renvoie à la période où enfant nous avons été confronté à la merveille de l’apprentissage des lettres. C’est un peu comparable, nous regardons le langage, les mots écrits comme s’ils naissaient sous nos yeux, le phrasé poétique nous montre la chair des mots, leur graphie, leur sonorité et un sens qui soudain résonne avec une ampleur, une jouvence inhabituelle parce qu’enfin nous les regardons pour eux-mêmes, avec l’attention que la singularité du poème réclame. Patience du regard sur la page où la ligne décroche, la ponctuation déraille ou s’absente, les blancs mangent l’espace et rompent le train-train de la linéarité, etc. Le poème dicte sa loi, son rythme ; il impose obéissance, patience, lenteur, concentration. Il y a de la morale dans tout cela. D’où la résistance de notre monde si imbu d’hédonisme, de paresse décomplexée, d’impatience boulimique… »
vendredi 6 mars 2020
Adieu
C’est le titre du très beau livre que Pierre Pachet a consacré à son épouse Soizic, après sa mort prématurée en 1999. J’ai rarement lu un portrait de femme aussi beau. Tenter de dire quelque chose de ce qui fut et de qui elle fut, épreuve redoutable à laquelle on voit Pachet s’affronter, avec obstination, alors même qu’il a le sentiment de « coller son oreille à une porte à présent fermée. » (487). Et tout le livre ouvre par de longues considérations sur la nourriture, les recettes (certaines sont même données ou presque), peut-être parce que « en parlant de cela, écrit Pierre Pachet, j’ai essayé de transposer sur le plan de la cuisine, de la pâtisserie – pour lesquelles elle avait effectivement du talent – ce qu’étaient son goût, son talent pour… Pour la vie ? Pour les saveurs de la vie intime. Pour ce qu’elle et moi avons partagé, savourant la vie jour après jour, moment après moment, et que pour l’instant je ne sais pas évoquer autrement que par ce biais. » (496)
Pour lire il faut avoir de l’espoir
Lire et écrire. C’est le titre d’un autre chapitre. Ce moment terrible où on annonce à Soizic et Pierre Pachet qu’on va suspendre les traitements. Incipit de ce chapitre : « ‘Tu ne veux pas lire quelque chose ?’, lui ai-je demandé. Elle venait enfin d’obtenir de rentrer à la maison, après un séjour terrible à l’hôpital (deux semaines de sonde naso-gastrique, et les déclarations répétées des médecins : nous interrompons la chimiothérapie, il y a eu ‘échappement’ de la maladie, nous n’allons plus vous donner que des soins ‘palliatifs’). – Tu ne veux pas tes lunettes, tu ne veux pas lire quelque chose ? Elle me répondit d’une voix calme, terriblement sobre : – Non. Pour lire, il faut avoir de l’espoir. Je ne rétorquai évidemment rien (j’avais pourtant envie de répondre, de ne pas accepter, d’argumenter). À la place, je lui proposai de lui faire la lecture ; elle accepta d’écouter un petit récit de Robert Walser, ‘Retour dans la neige’, dont je venais de recevoir la traduction parue à Genève aux éditions Zoé. » (504)
Pierre Pachet ajoute : « Son refus de lire était d’autant plus frappant, il me revient avec d’autant plus de force depuis des mois, qu’elle aimait beaucoup lire. Non, c’était plus qu’aimer lire : elle attendait des livres, de certains livres, qu’ils indiquent des voies pour vivre. » et fait aussi ce constat : « Elle lisait surtout parce qu’un élément du livre, une scène, une formule, un tour de phrase, un caractère ouvraient une direction inédite. »
→ comme je me reconnais dans cette lectrice-là qui peut me rendre parfois très indulgente pour un mauvais livre, parce que j’y aurais trouvé quelque chose qui m’a ouvert une direction inédite, une autre piste, quelque chose qui m’aura décalée par rapport à ma position habituelle.
Kathleen Ferrier
Et voici au milieu de cette évocation la passion partagée par Soizic et Pierre Pachet pour Kathleen Ferrier, qui donne envie de se précipiter pour tout réécouter des enregistrements de cette dernière et aussi de tout citer ! « La qualité de la voix de Kathleen Ferrier – quand peu à peu nous eûmes plus de renseignements sur sa carrière – nous touchait à la fois directement, comme par surprise, et à travers la compassion pour cette vie tôt détruite par la maladie (elle mourut d’un cancer à quarante-et-un ans, en 1953), pour ce talent sacrifié chez une femme jeune (de même pour Jacqueline du Pré, la violoncelliste qui fut l’épouse de Daniel Barenboim, elle aussi arrachée à la vie comme dans un mythe cruel, tel celui d’Eurydice ou celui d’Alceste). Mais la compassion n’était pas première, évidemment : d’abord était venue la séduction, violente et imprévue ; puis la découverte que cette beauté enveloppait et transfigurait de la souffrance. Une beauté qui ne se détournait pas de la souffrance, en conservait la morsure, mais en la transformant. Car la voix de Kathleen Ferrier, âpre, très évidemment dépourvue de l’habituelle suavité, on s’en trouvait comme intérieurement irrigué et baigné. C’était vrai dans Mahler, que nous découvrions à cette occasion, de Britten, dont nous avons alors commencé à découvrir l’œuvre, comme Britten lui-même avait découvert en 1943 la beauté de la voix de Kathleen Ferrier quand il l’avait entendue chanter Le Messie de Haendel (il écrivit alors pour elle le rôle principal du Viol de Lucrèce qu’elle créa en 1946. » (544-545)
« Kathleen Ferrier avait chanté le rôle d’Orphée, le poète qui descend aux Enfers, d’où il espère ramener Eurydice. Mais dans la voix de la cantatrice on entendait aussi la peine d’Eurydice. Et on entendait surtout, au cours des années Soizic a entendu de plus en plus distinctement, un appel, un encouragement à chanter l’essentiel de sa vie, à donner expression à ce qu’il y avait de plus juste dans son désir de vivre. Cette voix lui apprenait quelque chose d’elle-même, un possible, une ligne nettement orientée qui demandait à se faire entendre derrière les hésitations de la vie, les crises, les doutes. Autrement dit l’espoir d’être soi. Non pas s’affirmer sur le mode du ‘moi aussi j’existe, écartez-vous pour me laisser une place’ (mode qui semble souvent être le mien), – mais plutôt : ‘j’ai quelque chose en moi, qu’est-ce au juste ? il me faut trouver le silence et la concentration de mes forces qui me permettront de le faire venir au jour’. Cesser de considérer les autres comme l’obstacle qui vous empêche d’exister, considérer que l’obstacle majeur est en soi : opacité, timidité, penchant à la rêverie diffuse, incertitude. » (547-548)
→ si important sur ce que peut, très concrètement la musique. Et il ne s’agit pas ici de vanter les bienfaits, indéniables, de la musicothérapie mais de cet élan profond, de cet espoir envers et contre tout que peut parfois donner la musique, fût-elle elle-même tragique.
Sur le mariage
« Le mariage a ceci de particulier que ce qu’on y partage ne peut être totalement explicité, exposé ; il est mis en jeu, et l’exigence de Soizic y veillait, mais souvent l’essentiel ne peut être dit. Par pudeur, ou parce qu’on a décidé de préserver ensemble quelque chose qui nous fait vivre, à quoi on se donne, mais qui n’est pas à la disposition de la pensée ou de la parole. » (547)
Apprendre à être seule à aimer quelque chose
« Dans son enfance, on aimait à plusieurs, les goûts – en matière de cuisine, de musique, d’objets, de personnes – étaient souvent hérités, entretenus en commun, totalement partagés. Soizic s’enseigna à elle-même à accepter d’être seule à aimer telle ou telle chose, et surtout d’être seule à l’aimer de telle ou telle façon. » (548)
→ tellement important, tellement difficile d’oser aimer contre son milieu, contre ses amis, contre son groupe, contre ses maîtres.... Plus difficile encore de faire savoir ces goûts-là, dissidents, contraires à la norme, à l’air du temps, à la doxa.
Que d’échos !
Pierre Pachet évoque différentes découvertes cruciales qu’il a faites avec son épouse. Par exemple « 1971, le choc du premier spectacle de Bob Wilson, ‘Le regard du sourd’ : un spectacle si surprenant, avec ses gestes d’une lenteur jamais vue auparavant et qui éveillait en chacun de nous une zone de sensibilité ignorée (...) On apprenait que son art s’était formé dans la coopération avec un groupe de sourds (d’où son titre). Quelques années plus tard, j’appris que le poète hongrois Janos Pilinszky, lui aussi sous le charme, s’était lié avec Sheryl Sutton, qui dansait chez Bob Wilson. Des poèmes de Pilinszky rendent hommage à Sheryl Sutton, avec qui il eut aussi des dialogues, dont une traduction française a été publiée (nous eûmes connaissance de tout cela par Lorand Gaspar, qui était le traducteur et l’ami du poète. » (550-551)
Savoir mourir ou une religion à la Vermeer
Chapitre tellement prenant où l’on s’approche avec Pierre Pachet de la mort de son épouse. Il y dit cette chose magnifique : « se tenant au niveau du quotidien, pas du sublime trouvant sa grandeur dans le quotidien des gestes, de la simple présence, dans une sorte de religion sans Dieu, intime, dépourvue de grandiloquence, une religion à la Vermeer. »
→ On peut rêver longuement sur ce que serait une religion à la Vermeer. J’ai envie aujourd’hui où je fréquente beaucoup son œuvre et sa parole de dédier cette formule si profonde à Jacques Robinet. Parfois avec Dieu, souvent sans Dieu, la plupart du temps entre les deux mondes, mais tellement attentif aux choses de la création.
Aptitude à vivre
Pierre Pachet décrit aussi les différentes formes du manque après la mort de Soizic : « Qui elle fut et qui elle est, c’est tout simplement celle qui me manque à chaque instant où je ne parviens pas à penser à autre chose. Elle me manque en un autre sens : elle était tout ce qui me manque comme aptitude à vivre, talent pour vivre. La capacité de laisser vivre ensemble des choses très divergentes, des gens différents ; la capacité de les accueillir, de leur offrir un espace accueillant où ils étaient invités à simplement exister, être ce qu’ils voulaient être. L’aptitude à se donner ; à se donner, pas à donner son attention (car de cela, si, je suis capable). Et pour préciser encore : se donner, cela inclut forcément d’aller jusqu’à la crédulité (on peut se donner à tort, par exemple à un charlatan, à quelqu’un de trompeur). Mais se donner quand même. » (575-576)
→ et comme je me reconnais dans cette capacité à accueillir des gens très différents. Aussi différents que les livres qui voisinent dans la corbeille des livres reçus, avant que j’en dresse la liste, le samedi matin ! Eh oui parfois, la crédulité, le fait d’être bien trop bon public, d’acheter une énième moulinette sur un marché parce qu’incapable de résister au bagout du démonstrateur, etc., de me laisser emporter par un raisonnement habile ou pire encore d’être sensible à une manipulation évidente mais bien faite ! L’esprit critique finit en général par se faire jour, mais en général à retardement, en décalé. Un peu tard et à mes frais parfois.
Philippe Grand : mes œuvres sont des multiples
Je reviens au livre de Philippe Grand, laissé de côté pendant un moment. A la fin de la grande et passionnante explication qu’il a livrée un jour à ceux qui étaient venus l’écouter lire, il dit encore : « Je suis finalement porté à penser que je suis plus proche de l’artiste que de l’écrivain,
mais en manipulant ce terme d’artiste avec des pincettes.
J’utilise les mots et cela prête à confusion.
Mais il y a encore ceci pour compliquer mon apparentement au genre artiste :
mes œuvres sont des multiples.
Toutefois, j’aimerais que l’on considère ceci : un soir de vernissage, le public pénètre dans un espace que l’artiste a particularisé. Les regardeurs ne sont pas venus écouter l’artiste mais faire l’expérience de cet espace particulier. Présent, l’artiste éventuellement converse avec tel ou tel, mais il ne lui est pas demandé de prendre la parole et de dire à la cantonade ce qu’il montre. Les regardeurs se contentent de regarder.
J’aimerais qu’on considère le livre comme un espace similaire, en plus réduit, où le lecteur est invité à entrer et se déplacer. Il s’arrêtera là ou là longuement, ici au contraire passera plus vite, mais à mon sens, il ne devrait pas pouvoir, au prétexte que ce sont des mots qu’il voit, demander en plus à les entendre car c’est un peu comme s’il demandait à un peintre d’interpréter à la guitare ce qu’il expose. » (PDF, 68 ; édition, 30).
→ A propos de Soizic Pachet il était question tout à l’heure de ce qui dans une lecture vous décale, vous ouvre une porte, une voix nouvelle. Cette suggestion de considérer un livre comme un multiple, voire une sorte d’installation et de s’y promener comme on se promènerait dans une exposition, avec la même liberté de s’arrêter ou pas devant telle partie de l’œuvre me semble très féconde et pourrait m’aider à aborder certaines œuvres qui me restent difficiles d’abord, parce que je les considère trop comme un livre !
« C’est à pénétrer dans ma tête qu’il y invite » dit encore un peu plus loin Philippe Grand en parlant de son livre.
Aller moins loin, moins muet
Les mots ne me suivent plus où je vais.
Dois-je les secouer pour me freiner ?
Aller moins loin moins muet ?
Devenir le vu ma vieille rengaine
mais complément et le rester.
Soleil de 19 heures (le 19 août).
Dans un panorama de verts, une ligne de pierres à demi enfouie.
Être là comme elle. (Et il n’y a que par l’os.)
La page m’est nécessaire
La page m’est nécessaire, son office d’élimination.
Il faut – crois éprouver comme besoin verser à la feuille.
Garder dedans m’attaque – les mouvements, la
panique de l’idée contre les parois de l’esprit clos.
Pas animal prisonnier qui fout tout en l’air, mais chose prisonnière qui sape les murs de sa prison.
= Je ne peux pas encore cesser d’écrire, même si écrire, aussi, autrement, me mine.
Patrick Corneau
J’ouvre le livre de Patrick Corneau Un souvenir qui s’ignore. Patrick Corneau signe aussi, dans son blog Le Lorgnon Mélancolique, des chroniques très fines, justes et profondes, notamment sur les livres de Mireille Gansel ou de Jacques Robinet. Mes débuts dans le livre sont un peu difficiles, contrariés : j’y trouve une sorte de misanthropie, une aigreur. Quelques notes cependant : « Ce qu’on appelle le ‘sel de la vie’ est sans doute en relation avec le principe leibnizien des indiscernables – il n’a, selon Leibniz, jamais existé deux feuilles d’arbre identiques. Tout est ouvert. Tout est possible. L’entrée dans l’ordre de la soudaineté autorise alors l’inattendu, l’inespéré, l’inouï, la grande surprise, le renversement des situations par des ruptures innovantes... La volonté schopenhauerienne qui nous attelle, nous accroche à la vie, n’est-elle pas la conscience instinctive de cette réalité. »
→ aurais-je été injuste ou simplement mal disposée lors de ma lecture ? Ces mots sont justes et forts. Je les ai retrouvés en me portant p. 28 où j’avais noté une toute autre remarque : « Être sensible aux changements de lumière n’est plus à la mode ».
→ eh bien je ne suis pas à la mode (on s’en doutait !). Je passe mon temps à être captée par la lumière, jouissant d’un spectacle souvent extraordinaire dans mes deux ciels, dans mon 11ème étage moderne à grandes baies, le ciel ouest sur les coteaux de Seine et ses verts renversants ; le ciel nord-est sur le minéral, l’urbain à perte de vue. Théâtres de tous les changements de lumière, même pas d’heure en heure, parfois de seconde en seconde, impossibles à rendre par la photographie...
Je relève aussi cette brève note à laquelle je ne peux être que sensible, pour deux raisons : « La Bretagne : un triangle vert sur fond vert (vision suprématiste à la Malevitch). (p. 32)
Peut-être pas si loin de la vérité
Je n’étais en effet pas si loin de la vérité, dans mes premières perceptions, puisque Patrick Corneau dresse lui-même cet autoportrait : « Chaque matin le miroir de la salle de bains me renvoie l’image du parallélogramme sournois qui encadre l’espace de ma bouche, pli amer – ‘les commissures labiales tombantes’ dit un auteur – qui se creuse davantage d’année en année. Expression d’une acrimonie existentielle, d’un ronchonnement atavique, d’un dégoût inscrit dans la chair et programmé par un gène rebelle. » (p. 35)
Devant ma mère
Tel est le titre du nouvel opus de Pierre Pachet que j’aborde maintenant. En 2003, sa mère qui jusque-là « avait vécu, droite, autonome et soucieuse de le rester, la vue vacillante mais l’esprit intact, succombe aux premières atteintes d’un mal qui attaque le plus précieux : la conscience de soi. Le langage s’effondre par pans entiers, la capacité de communiquer ne se laisse apercevoir que par éclairs dans cette nouvelle obscurité de l’être qu’il va falloir traverser encore de nombreuses années. » (Présentation du livre).
Après l’autobiographie de son père et le très beau livre consacré à sa femme, voilà donc Pierre Pachet qui se penche sur la fin de vie de sa mère. « L’étendue dans laquelle elle réside, où elle est allongée ou assise, je ne saurais la nommer ‘espace’ ni ‘temps’. Cela n’est pas orienté, ne conduit nulle part, pas même vers la mort. » (737-738). D’emblée, je sens que ce livre va me donner aussi des clés pour imaginer un peu mieux le monde de ceux-là que je côtoie, de plus ou moins près, qui bien que vivants en apparence, ne sont plus dans le même monde que moi, qui sont, oui, dans cette étendue où les notions de temps et d’espace n’ont plus cours, où souvent tout est chamboulé, à l’envers, avec sans doute parfois des éléments qui nous renvoient à nos premières sensations, premières expériences. Pierre Pachet : « À quoi sert cet espace-temps qui ne sert à rien, celui des condamnés à de longues peines, des gens abandonnés, des internes et des internés, des malades sans espoir, de ceux qui attendent sans rien attendre ? Ils ne méditent pas, ne prient pas pour le salut de nous tous. Ils sont pourtant comme nos envoyés aux frontières du domaine humain, dans ces déserts qui nous concernent. »
Souvenirs
Il parle des souvenirs que sa mère est désormais seule à détenir. En ces temps où avec quelques cousines et cousins, nous tentons de réveiller l’image endormie d’une maison de famille où nous avons passé de longs moments de vacances ensemble, ce sentiment si fort qu’à la génération de ma mère, qui n’a plus de mémoire, il n’y a plus personne pour nous parler de ce temps-là, pour répondre à nos questions. Les « grandes personnes » (étrange de voir comment elles restent des « grandes personnes » lorsque nous sommes projetés dans ce temps de notre enfance) qui pourraient nous renseigner sur tel détail, sur tel souvenir partiel, tronqué, ne sont plus là pour nous les dire et c’est au fond très douloureux, comme une amputation. Et quand il reste une seule personne de cette génération et que ses souvenirs sont mangés par l’amnésie, que cette personne vous dit « c’est toi qui me l’apprends » lors du récit de tel ou tel fait, un immense sentiment d’impuissance assaille et dévaste devant ces pans entiers de temps qui s’engloutissent dans la nuit la plus noire.
Rédigé par Florence Trocmé le 08 mars 2020 à 14h29 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
jeudi 30 janvier 2020
Pour moi être juif
Encore une belle remarque de George Steiner, dans ses entretiens avec Laure Adler : « Pour moi, être juif, c’est rester élève, être celui qui apprend. C’est refuser la superstition, l’irrationnel. C’est refuser de courir chez les astrologues pour savoir quel va être son destin. C’est une vision intellectuelle, morale, spirituelle ; c’est avant tout refuser d’humilier ou de torturer l’autre ; c’est refuser que l’autre souffre de mon existence. » (George Steiner, Un long samedi).
Les tridents de Jacques Roubaud
583 (oct) déglinguer le genou, le cou /⊗ l’œil le froid / aux pensées, la suite
→ Oui au fil des jours les tridents
616 (compl) le masque d’après Basho sur la tête vieille/⊗ jour après / jour ma tête : vieille
621 (oct) London logic London logic : Russell /⊗ Square, Herbrand / Street, Montague Place
→ Les logiciens aussi, toutes les thématiques, entremêlées, comme elles furent ou sont jour après jour. Herbrand est un jeune mathématicien et logicien français mort plus que prématurément. Ces vies sont parfois étonnantes. On pourrait écrire un livre à partir des notices Wikipédia. Ainsi de ce Richard Montague, mathématicien et philosophe américain, qui a eu une influence notable en linguistique, qui était aussi organiste, investisseur immobilier et qui est mort assassiné chez lui. Meurtre non élucidé.
Les femmes, le flair, la mode, l’avenir
C’est Walter Benjamin qui l’écrit dans Le Livre des passages : « La mode est en contact beaucoup plus constant, beaucoup plus précis, avec les choses qui arrivent, grâce au flair incomparable que les femmes, dans leur ensemble, possèdent pour ce que l’avenir réserve. » (p.90) Il poursuit et c’est assez étonnant si on le suit bien : « Chaque saison de la mode, avec ses toutes dernières créations, donne certains signaux secrets des choses à venir. Qui serait capable de les lire, connaîtrait par avance non seulement les nouveaux courants de l’art, mais aussi les lois, les guerres et les révolutions nouvelles. »
De nouveau, fortement impressionnée par la multiplicité des sources de Benjamin. Sur ce chapitre de la mode, il cite aussi bien un certain F. Th. Vischer, auteur de « pensées raisonnables sur la mode actuelle » (1861), que le chapitre sur la mode dans Le poète assassiné d’Apollinaire, en 1927. « Aucune éternisation n’est plus bouleversante que celle de l’éphémère et de la mode dans les musées de cire. Qui l’a aperçue une seule fois doit éprouver la passion d’André Breton pour cette figure féminine du musée Grévin qui attache sa jarretelle dans l’ombre d’une loge. » (p. 94)
Sont aussi cités dans ces pages Brecht, Mac Orlan, Paul Valéry, Georg Simmel, etc.
La frontalité
Le Flotoir évoquait tout récemment la mise en évidence de la frontalité de l’image, de toute image par Jean-Christophe Bailly. Denis Roche en est bien conscient aussi et cherche à la contourner : « J’ai mis beaucoup d'années avant de me rendre compte que je faisais beaucoup de photos qui étaient des reflets ou des miroirs ou des ombres projetées, toutes sortes de variations, et j'ai fini par comprendre que c'était très lié à mon activité d'écrivain, c'est-à-dire que j'avais beaucoup de mal en photo à me planter devant le sujet et à le prendre frontalement. Il y a une espèce d'obscénité. Très souvent j'essaie d'échapper au côté frontal de l'image, et donc j'ai recours à tout ce qui me permet de l'aborder par un biais, un reflet, peut-être le biais d'une ombre, un décadrage, un miroir de l'eau, et au fond je me dis : toutes ces espèces de truc que je m'invente pour ne pas regarder d'un coup, c'est propre à l'écriture, l'écriture frontale n'existe pas. Quand on veut raconter, décrire quelque chose, que ce soit un souvenir, une personne, un visage, une action, ou même un enchaînement de phrases, en considérant qu'un enchaînement de phrases est un sujet, on le prend toujours par un bout, une pelote, il n'y a rien de frontal, ça n'existe pas quand on écrit. (Le Bon Plaisir, « Denis Roche », entretiens avec Colette Fellous, France Culture, 12 mai 1990, cité dans La Montée des Circonstances, p. 78
L’ouverture du journal d’Etty Hillesum
Après une lettre étonnante à Mr S, qui est en fait le chirologue allemand Julius Philip Spier qui a énormément compté pour elle et qui l’a sans doute encouragée à tenir un journal, elle se lance en mars 1941, non sans peine et grande lucidité : « Intellectuellement je suis suffisamment entraînée pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse. » Puis elle pose que sa sincérité n’est peut-être pas encore assez impitoyable et que « ce n’est pas non plus une mince affaire que d’aller au fond des choses par le seul biais des mots. » (p. 34)
vendredi 31 janvier 2020
Jenny et Roche
Contrepoint entre deux livres en cours de lecture autour de la photo, celui de Laurent Jenny (La brûlure de l’image, Mimésis) et celui de Denis Roche, La montée des circonstances.
Laurent Jenny : « Denis Roche est sans doute le seul photographe à avoir cultivé sciemment la bévue de la présence du photographe dans son cliché, parce qu’il se souciait moins de photographies que d’analyse de l’acte photographique dans toutes ses ambiguïtés. Il a volontiers pris pour objet son ombre et celle de son appareil, comme des mises en évidence du dispositif photographique et de son impureté foncière. » (p. 96)
Heureuse de découvrir
Heureuse de découvrir (grâce à Laurent Jenny), les inventions de Talbot (William Henry Fox), et notamment le calotype, premier procédé négatif/positif. Et qu’il fut l’auteur du premier livre illustré de photographies, The Pencil of Nature (Le Crayon de la nature), paru en 1844.
Heureuse de retrouver dans la bibliographie de la fiche Wikipédia de Talbot le nom de Pierre Gascar, dont je viens d’acheter Le Présage (à cause des lichens) et qui est l’auteur d’un Botanica : photographies de végétaux aux XIXe et XXe siècles, Centre national de la photographie, Paris, 1987
Flacon de sels
éprouver une fois encore la fascination de l’empreinte en regardant certaines images réalisées par talbot (des photogrammes obtenus par simple application d’objets sur du papier sensible – penser à ce magasin de freudenstadt qui vend des fossiles – rêver d’un beau fossile végétal –
Tridents de Jacques Roubaud
635 (compl) voir ce que je ne vois /⊗ que longtemps / après avoir vu
→ Lucidité !
704 dépluie comme doucement /⊗ en dépluie / les gouttes s’éloignentt
→ comme si souvent / avec pluie / l’averse de ponge ! Et quelle superbe idée que la dépluie : on replie son paradépluie.
Kireji
Souvent ce mot revient dans les Tridents de Jacques Roubaud. Un kireji, « caractère de coupe », ou mot de césure, est un mot-outil utilisé dans la poésie japonaise traditionnelle. Il peut s'agir d'une particule enclitique (adverbe, conjonction, postposition) ou d'un auxiliaire verbal. Il est généralement considéré comme obligatoire dans le haïku, le hokku, le renga et le renku. Il n'existe pas d'équivalent exact dans la langue française et sa fonction peut être difficile à définir.
Je comprends mieux alors ce Trident :
710 cutting word kireji for me /⊗ is not word/ but the ⊗ symbol
Le Paris antiquisant
Nouvel ensemble dans Le livre des passages : « C. Le Paris antiquisant, catacombes, ‘démolitions’, déclin de Paris. » D’emblée cela : « Le père du surréalisme fut Dada. Sa mère était une galerie appelée ‘passage’. Dada, lorsqu’il fit sa connaissance, était déjà vieux. Fin 1919, Aragon et Breton, par dégoût de Montparnasse et Montmartre, transférèrent dans un café du passage de l’Opéra le lieu de leurs réunions avec leurs amis. Le percement du boulevard Haussmann a fait disparaître ce passage. Louis Aragon lui a consacré un livre de 135 pages, un chiffre dans lequel on retrouve caché le nombre neuf, celui des neuf Muses qui ont donné leurs présents au surréalisme nouveau-né. Elles s’appelaient : Luna, la comtesse Geschwitz, Kate Greenaway, Mors, Cléo de Mérode, Dulcinée, Libido, Bébé Cadum et Friederike Kempner. »
Trait d’identification ? : « Pausanias écrivit sa description de la Grèce au IIème siècle avant Jésus-Christ alors que les lieux de culte et nombre d’autres monuments commençaient à tomber en ruine. » N’est-ce pas ce que fait aussi Benjamin, un inventaire des disparitions, à l’image de celle de l’aura ?
Un paysage composé de vie pure
Après avoir établi que des dizaines de milliers de volumes sont exclusivement consacrés à l’étude de ce minuscule coin de terre, à savoir Paris, Walter Benjamin offre cette comparaison : « Dans l’attraction qu’elle exerce sur les hommes agit une sorte de beauté qui appartient en propre au grand paysage – plus exactement au paysage volcanique. Paris est, dans l’ordre social, le pendant de ce qu’est le Vésuve dans l’ordre géographique. C’est un massif dangereux et grondant, un foyer de révolution toujours actif. »
→ comment ne pas penser ici à certaines pages des Misérables ou de Notre-Dame de Paris ? : massif dangereux et grondant, c’est souvent ce que l’on éprouve à la lecture de certaines descriptions de Victor Hugo. Ainsi des entrailles de Paris, dans les scènes hallucinantes où Valjean tente d’échapper à l’enlisement ou l’engloutissement dans les égouts de Paris, alourdi qu’il est par le poids du corps de Marius, inanimé, sur son dos. Véritable Saint-Christophe dans la fange. « Mais de même que les pentes du Vésuve sont devenues des vergers paradisiaques grâce aux couches de lave qui les recouvrent, l’art, la vie mondaine, la mode s’épanouissent comme nulle part ailleurs sur la lave des révolutions » (P. 108). Lecture de la ville, lecture de ses strates, de son histoire, à partir de ce qui se voit à la surface, de ce qui peut apparaître comme épiphénomènes. Fascinant de voir petit à petit se dessiner la méthode et l’objectif de Benjamin.
→ le titre de ce paragraphe est une citation de Hofmannsthal, faite par Benjamin. Qui convoque ensuite Balzac qui est « parvenu à donner un caractère mythique à son univers grâce à certains contours topographiques » : « ce que la topographie a été pour Pausanias en ce qui concerne la Grèce, l’histoire et la situation des passages doivent le devenir pour ce siècle d’enfer dans lequel Paris s’abîma. »
Photos de Denis Roche
Je regarde les photos de Denis Roche reproduites dans La Montée des circonstances. Jeux de reflets, de cadre dans le cadre, indécisions des frontières entre les plans, superpositions, miroirs. Toutes ne sont pas aussi fortes mais toutes déstabilisent le regard, un peu comme dans cette expérience d’images qui se reproduisent à l’infini par le jeu de miroirs en face à face, ou à l’intérieur même d’une image comme dans la célèbre étiquette de la Vache qui rit. Dans cette image de Denis Roche, datée de 1979, le sol, un pied, deux chaussures un miroir où l’on voit le photographe et sa compagne et sur lequel est posé un petit miroir face à main où l’on voit de nouveau le visage de la femme. « Je ne suis pas un photographe de la décantation, plutôt de la sédimentation » dit Roche un peu plus loin (86). Et de la mise en abyme aussi.
Un instantané
« Un instantané c’est à la fois un échafaud et un champ de coquelicots, une façon de trancher net dans ce que l’on voit, une découpe carrée ou rectangulaire d’une brutalité inimaginable, et puis la beauté que l’on en tire. » (p. 98)
→ Lisant ces mots, on se dit qu’après avoir fait une photo il faudrait toujours adresser ses condoléances à ce qui était autour et que l’on n’a pas intercepté. Faire ses excuses à ce que l’on a laissé pour compte (ce remords parfois en faisant un « reportage » dans un évènement familial, d’avoir oublié quelqu’un, qui n’apparaît sur aucune photo, à commencer par soi !!! On en devient l’absente de toute photo, ce contre quoi Denis Roche semble avoir lutté avec un certain succès).
Second visage
« Déchiffrement de mon second visage, mes mains », écrit Etty Hillesum dans ce Cahier premier de son Journal en parlant de Julius Philipp Spier. C’est en fait une expression de lui, qui était chirologue. L’art de lire dans les lignes de la main. Né en 1887, mort en 1942, il avait suivi une formation thérapeutique auprès de Jung. Etty fit sa connaissance en 1941 et décida d’entamer une thérapie avec lui. Il fut un personnage central pour elle et il est souvent cité dans les passages choisis pour l’anthologie Ainsi parlait Etty Hillesum des éditions Arfuyen. Dès les premières pages de son Journal on est frappé par la liberté de son ton, par sa capacité à exposer honnêtement ce qu’elle ressent, à faire la part à toutes les ambiguïtés et les contradictions, par une lucidité hors du commun.
Belle leçon
Etty Hillesum se fustige pour son manque de courage et de méthode : « Dans mon travail, c'est la même chose. Il est des moments où je suis capable de percer et d'analyser avec beaucoup d'acuité une matière quelconque, de grandes pensées vagues, à peine saisissables, ce qui me donne un vif sentiment d'importance. Mais si j'essayais de noter ces pensées, elles se ratatineraient, se réduiraient à néant, et c'est pourquoi je n'en ai pas le courage ; je serais sûrement trop déçue de voir la montagne accoucher d'une souris, d'un petit essai de rien du tout. Mais il y a une chose dont tu dois te persuader une bonne fois, ma petite : ce n'est pas la concrétisation de grandes idées vagues qui t'apportera quoi que ce soit. L'essai le plus mince, le plus insignifiant que tu parviens à écrire vaut mieux que tout le flot d'idées grandioses dont tu te grises. Garde tes pressentiments et ton intuition, c'est une source où tu puises, mais tâche de ne pas t'y noyer ! Organise un peu tout ce fatras, un peu d'hygiène mentale, que diable ! Ton imagination, tes émotions intérieures, etc., sont le grand Océan sur lequel tu dois conquérir de petits lambeaux de terre, toujours menacés de submersion. L'Océan est un élément grandiose, mais l'important, ce sont ces petits lambeaux de terre que tu sais lui arracher. » (p. 40)
L’apprentissage par cœur
George Steiner, en son long samedi (entretiens avec Laure Adler) ravive une blessure, mon échec total, malgré un travail acharné de plus d’un an, à apprendre par cœur. Il écrit : « Ce qu’on connaît par cœur, personne ne peut vous l’enlever. Cela reste en vous et ça croît et ça se transforme. Un grand texte que vous connaissez par cœur depuis votre classe de lycée change avec vous, change avec votre âge, avec les circonstances, vous le comprenez autrement. »
→ Admirable intuition. À défaut de pouvoir les rappeler en moi, sans aucun support, il m’arrive de relire la vingtaine de poèmes que j’avais choisis et tenté d’apprendre par cœur. Et je constate que comme une partition de musique, ce que je ressens à leur égard, ce que j’en comprends n’est plus tout à fait identique à ce qui était il y a quelques mois. Je pense que même si la mémoire ne veut rien savoir pour retenir le mot à mot, ce qui était ma visée, elle est profondément imprégnée par la répétition nécessaire à l’apprentissage, que ces poèmes, ces vers sont engrammés en moi et que comme les partitions musicales travaillées puis mises de côté, ils continuent les uns et les autres à bouger, à muter, à se recombiner sans cesse dans le for intérieur. À propos de for intérieur, je crois que c’est Steiner encore qui dit qu’il n’y a pas d’équivalent français au mot anglais privacy. J’ai pensé que le for intérieur, que j’utilise souvent parce qu’il a l’avantage de ne pas définir précisément une part de nous-mêmes, ferait l’affaire. « La souffrance humaine, cette chose terrible, ce mystère, c’est ce qui nous donne, je crois, notre dignité. N’est-il pas frappant que la langue française n’ait pas de mot pour traduire privacy (l’espace privé au sein de l’âme ; le fait d’avoir une vie privée intérieure) ? »
→ Ce livre me déçoit parfois car trop souvent on nage dans les lieux communs. Et puis soudain, lorsque Steiner est complètement lui-même, des pages éblouissantes qui ouvrent cent perspectives.
Un crayon à la main
Et j’ai trouvé la citation du livre faite dans l’émission « L’Art est la matière » et pour laquelle, en fait, j’avais acheté ce livre d’entretiens. Elle est magnifique : « On peut presque définir le Juif comme étant celui qui lit toujours avec un crayon en main parce qu’il est convaincu qu’il pourra écrire un livre meilleur que celui qu’il est en train de lire. C’est une des grandes arrogances culturelles de mon petit peuple tragique. Il faut prendre des notes, il faut souligner, il faut se battre contre le texte, en écrivant en marge : ‘Quelles bêtises ! Quelles idées !’ Il n’y a rien de plus passionnant que les notes marginales des grands écrivains. C’est un dialogue vivant. »
dimanche 2 février 2020
Philippe Grand
Bien avancé dans ma lecture, passionnée, du livre Appendice(s) de Philippe Grand. J’ai fait de nombreux relevés, que je serre ici soigneusement. J’éprouve une sorte d’affinité très profonde avec sa manière d’écrire et de penser, même si je bute souvent sur de vraies difficultés de compréhension, mais dont je me fiche, en fait. J’y reviendrai me dis-je ou bien je ne peux pas tout comprendre.
Écriture à la plongée
Étrange idée, mais qui n’est peut-être pas si éloignée de celle que j’ai eue, à savoir que Grand touillait le for intérieur, j’aurais d’ailleurs dû écrire le chaudron intérieur. Il parle lui aussi de cerveau personnel, titre de son livre chez Héros-Limite.
« J’aurais aimé que la manière dont j’élabore mon texte ressemblât si fort au mode traditionnel de production des cierges qu’on pût parler d’écriture ‘à la plongée’ // mais si à l’instant où j’ai appris (dans un gratuit de train, le 12/12/14) comment sont faites les bougies de culte j’ai reconnu le process qui préside à la fabrication d’une phrase, s’il me paraît bien que je trempe et retrempe quelque chose, que cette trempée et retrempée s’accroît de la matière du bain et que la liquide et chaude cire qui embaume la ciergerie a pour équivalent dans la phraserie l’élément guère caractérisé que je nomme faute de mieux le mental // force m’est de reconnaître que je ne vois rien dans l’atelier abstrait qui, substituable à la <tresse-de-coton-tendue-sur-un-cadre-de-bois>, puisse empêcher la métaphore de couler ; plongée remontée replongée, c’est tout au plus une idée d’idée, rien d’entier avant ni après, rien de tel qu’une âme de phrase la traversant de bout en bout, ou… // – « … » ? N’est-ce pas une mèche qui sort là, et dont l’inaugural conditionnel passé montre le cul ? La comparaison serait-elle…– Lecteur un instant l’ai cru mais auteur sais que non ; ce qui la ruine simplement est ailleurs. Allumons, remontons/descendons jusqu’à ce faux : « s’accroît de la matière ». Comme souvent traître est le sûr : le mental ajoute et retranche.
→ Formidable description. Ce processus accumulatif qui n’est en vérité pas celui qui est ou devrait être à l’œuvre dans l’écriture car dans l’affaire de la bougie, il manque la phase essentielle de la coupe, de la suppression, de l’évidement, du retranchement.
Égocentré non narcissique
« Je ne peux pas écrire ça de ça ou comme ça de ça : c’est maintenant trop souvent tout ce que je peux dire de ce que je veux dire. // Qui a son temps a loisir d’arrêter le mot qui vient – plus longue la station, plus longue l’auscultation, plus / élevée la probabilité qu’y perce le défaut qui le fera chasser. // J’ai, ici, dans cet espace abstrait, tout mon temps. // Qui n’a pas un mot pour avancer dans le sujet / répudiés tous à tour de rôle par le sujet lui-même / tente de se persuader qu’à dire pourquoi ce mot-là non / et ce mot non plus ni ce mot / il finira par avancer dans le sujet. /// N’aime pas être à la vue des autres. / Ainsi ne fais pas de jaloux. /(Ainsi en fait-elle ma discrétion ?) // Égocentré non-narcissique. » (Appendice(s), p. 49)
De la précision
« Les choses que je pourrais dire et qui ont été écrites (et il y a de fortes chances pour qu’elles l’aient été), je préfère qu’on les lise plutôt. Les dire serait les redire sans précision et j’aime la précision, au point que ce qui m’excite à écrire, et j’y insiste, est peut-être plus ça, la précision du dire, que les choses dites elles-mêmes – à supposer qu’on doive distinguer manière et matière, ce que je ne fais ou plus exactement essaie de ne pas faire –, le revers de cette obsession de la précision étant que l’écriture s’arrête quand elle ne peut être obtenue. »
→ et je réalise donc comment il me faut être scrupuleuse quand je reproduis des extraits du livre. Je garde la composition en paragraphe habituelle du Flotoir, mais j’indique par des barres transversales, toutes les coupes faites par Philippe Grand. Et il y a le projet de publier de beaux extraits de ce livre quasi inédit dans Poezibao, qui respectera à la lettre la disposition travaillée et choisie par Philippe Grand, en toute précision.
Du jugement
Que le critique (moi !) en prenne pour son grade : « Il me plaît de placer le lecteur (c’est-à-dire, en premier lieu, moi) devant un fait linguistique dont le sens, c’est le moins que l’on puisse dire, n’éclate pas à la gueule. [Il faudrait à cet endroit un développement sur le fait que l’opacité d’un texte ne reste pas longtemps un manque ou un trou : très vite quelque chose vient le combler ou résorber, tel qu’un jugement non pas sur le travail mais sur l’auteur.] »
Comprendre le difficile
« Reconnaissant ici qu’à cette fin de réserver ou retenir ou retarder ce sens je complique délibérément la structure de la phrase ou du texte, je prends le risque d’être compris de travers, car ce n’est pas pour que le lecteur en bave et pense qu’il lui faudrait des muscles cérébraux qu’il ne possède pas que j’opacifie ma prose, ce n’est pas pour le mettre par rapport à moilauteur en situation d’infériorité, par pour l’obliger cruellement à traverser un Sahara avant de boire mon eau, mais parce que la construction du sens ou la façon dont le sens prend est mon sujet souvent ou une partie de mon sujet, et je chéris particulièrement les textes, dans ma production tout comme dans celle des autres, où ce méta-sujet est opérant, ceux dont le sujet est particulièrement propice à une sorte de dédoublement. » (p. 60)
→ la construction du sens ou la façon dont le sens prend : voilà le sujet de Philippe Grand. Pensé aussi à la structure de la phrase allemande où bien souvent le sens se décide tardivement, une fois qu’on a enfin accosté au verbe final !
Magnifique mode d’emploi
Il est rare que le lecteur soit autant aidé dans sa lecture : Philippe Grand retranscrit ici ses propos lors d’une soirée de lecture
« Mentionner quelques sujets qu’on croise dans Jusqu’au cerveau personnel à la façon de Thomas Browne dans son Museaum Clausum ou Lichtenberg dans son Inventaire d’une collection d’ustensiles.
Tentons-le. Il est question en vrac dans ces pages :
- d’un souci massif avec le produire se combinant avec un désir d’exploiter mes carnets de citations
- de divers moments de crise où ce qui s’écrit s’écrit faute de mieux, et de comment j’en sors après m’y être longtemps complu
- de la mort de mon père
- des noms d’animaux qui traversent le corpus entier de mes livres
- d’une phrase problématique de Don De Lillo
- d’un projet (avorté) consistant à explorer mon passé à partir de mots choisis par d’autres que moi
- du tactisme, soit de la question fond/forme ou quoi/comment
- du rapport entre l’enjambement poétique et la prose coupée
- des transferts d’un cahier dans un autre
- de la réduction à 158 morceaux et des poussières du tout premier « tas » dans l’ordre d’écriture : NOUURE
- du couteau de Lichtenberg
- de la réparation d’une kora
- d’un manuscrit lacunaire de Damascius, le dernier philosophe néo-platonicien
- d’une dette envers un lecteur qui comprit si bien de quoi il retournait dans mon premier livre publié, Tas IV, qu’il m’a soufflé les mots cerveau personnel pour le titre du dernier
- de la troublante position dans laquelle place le fait d’avoir publié tout ce que l’on a écrit
etc. etc. // On pourrait penser que dire de quoi ça parle suffit, le comment étant justement ce que découvre le lecteur dans le livre. Le problème, c’est que mon écriture aspire à ne pas les distinguer, qu’idéalement un quoi est un comment, et que ce distinguo quoi-comment lui-même, qui revient comme sujet et apparaît à ce titre dans la liste courte que je viens de lire est précisément celui sur lequel ma volonté de les confondre s’exerce prioritairement. » (p. 61)
→ et si je m’attarde autant dans ce Flotoir c’est que tout ce qui est écrit ici me semble de la plus grande importance pour qui réfléchit à la question de l’écriture, de la création, de la poésie. Il y a une acuité de perception des processus impliqués qui est fascinante. Et qui fait que même si parfois (pas ici) la manière de Philippe Grand est en effet difficile, on a le sentiment de « reconnaître » (mutatis mutandis bien sûr) des choses que l’on a vaguement entrevues ou perçues soi-même. Dans la réflexion comme dans l’écriture. »
Histoire de l’œuvre
Philippe Grand, toujours : « Avec [Nouure] et Jusqu’au cerveau personnel sont rendus publics les deux bouts, l’origine et la fin, du chemin que je trace depuis 1984. Aucun projet a priori n’ayant jamais été posé, ce n’est qu’après-coup, avec la parution des livres documentant mon ‘faire’, que m’est apparu qu’un peut-être le sous-tendait, celui de ‘penser sur le papier’ et en acceptant comme ‘objets de pensée’ tous les ‘sujets’ que vivre me présentait : les rencontres esthétiques, les joies, malheurs, poisons, etc. de la vie réelle, toutes les questions liées à mon activité de ‘fabricant de phrases’, soit les aspirations et limites de mon mode d’écriture, les arrêts et reprises, les interférences entre l’écrire et le publier etc.
Entre 1984 et 1989 s’accumulèrent des pages finalement resserrées sous le titre Nouure. Le cycle des ‘Tas’ qui démarra à la suite (1989-1999) m’éloigna de cette première phase, pour la raison que l’écriture y affichait un caractère poétique et aphoristique marqué et sous influence, en décalage avec le mélange plus libre des genres et l’impureté que je voulais plutôt promouvoir.
Nouure toutefois ne fut pas jeté au feu, et je revins régulièrement à mon idée de réduire cet ensemble démesuré aux seuls morceaux en phase avec ma propre actualité ou auxquels je sentais ma ‘biographie’ indissolublement attachée. Dans le [Nouure] d’aujourd’hui, une préface datée de 2009, ‘Comment 158’, détaille les motifs, étapes, accidents, réticences qui ont ponctué ce travail de réduction.
C’est dans Jusqu’au cerveau personnel qui paraît en même temps et dont l’élaboration a couru sur dix ans (2003-2013), que l’idée de publier finalement les 158 morceaux et poussières de Nouure a pris corps : il formerait en tant que livre son ‘pendant’, et le plus ancien paraissant avec le plus récent, les ‘fondements’ avec l’‘extrémité’, le corpus se refermerait, en même temps qu’une période de vie. Quelques pages de JCP développent cette idée de publications simultanées et symétriques (que mes éditeurs marseillais et genevois ont acceptée) et le fantasme de clôture qui lui est associé. Une double transposition graphique en est proposée, issue elle-même d’un diagramme que j’ai récemment complété.
Jusqu’au cerveau personnel n’appartient pas plus que les divers ‘tas’ à un genre défini : même matière impure et mélangée (anecdotique, poétique, philologique, etc.), même principe a minima de composition (la successivité), même écriture excessivement spéculaire qui impose l’impression de lire le journal de l’écriture elle-même…, tous traits qui en font un objet réfractaire à la présentation, qu’il assume en quelque sorte tout seul et de façon extrêmement précise et nuancée dans de denses blocs de prose.
Sous la notion de ‘cerveau personnel’ que le titre convoque, il faut concevoir une sorte de penser intime que chercherait à atteindre l’écriture, un noyau qu’elle touche peut-être parfois ou a cru toucher mais qui serait finalement incompatible avec elle, un ‘point d’opacité’ au-delà du pouvoir-dire ou même de tout vouloir-dire. » (p. 62)
Lichens, lichens, encore
Je viens de retracer pour Poezibao toute l’histoire qui s’est tissée autour de mon allusion aux lichens dans ce Flotoir. Et j’ai retranscrit le scanner envoyé par Jean-Baptiste Para, magnifique texte de Camillo Sbarbaro, que j’ai inclus dans l’article de Poezibao.
Les sous-sols de Paris
Formidables fragments, dans Le Livre des Passages, sur les sous-sols de Paris : « Paris est construit sur un système de grottes et de galeries souterraines d’où monte le grondement du métro et des trains (...) ce grand réseau technique de tunnels et de canalisations se combine avec les caveaux, les carrières de plâtre, les grottes, les catacombes. » (Le Livre des passages, Cerf, p. 110). Benjamin semble très sensible à la topographie, à la disposition des lieux, à leur organisation : « La ville n’est homogène qu’en apparence. (...) Nulle part, si ce n’est dans les rêves, il n’est possible d’avoir une expérience du phénomène de la limite aussi originaire que dans les villes. Connaître celles-ci, c’est savoir où passent les lignes qui servent de démarcation, le long des viaducs, au travers des immeubles, au cœur du parc, sur la berge du fleuve ; c’est connaître ces limites comme aussi les enclaves des différents domaines. La limite travers les rues ; c’est un seuil ; on entre dans un nouveau fief en faisant un pas dans le vide, comme si on avait franchi une marche qu’on ne voyait pas. » (113)
→ ce sentiment si souvent quand on rentre de quelque part, loin ou près au demeurant, de franchir en effet ce seuil à une distance définie de son domicile qui fait que l’on est « chez soi ». Ce sentiment aussi de changer d’univers, parfois en une station de métro seulement. Ce quartier, pourtant tout proche du sien et qui est si différent. Lignes invisibles, fractures parfois mais opérant fortement sur le psychisme et le corps.
La montée des circonstances
Bien beau titre, je l’ai déjà dit, mais il se trouve que le texte même de Denis Roche qui porte ce titre ne me convainc pas et les photos encore moins. Il s’agit d’une série de prises de vue, où le hasard semble jouer un rôle, mais comme un rôle un peu contraint. Il s’agit toujours de se photographier au retardateur. Une des photos est très belle, c’est une photo de reflets, les reflets superposés de Denis Roche et de sa compagne Françoise dans la glace de leur chambre d’hôtel sur fond de très mauvais temps, aux Sables d’Olonne. Les autres, par exemple Kheops prise depuis le taxi, me semblent d’un intérêt limité, même conceptuellement. Il se peut que je n’aie rien compris. Mais pour être toute de même un peu photographe, je peux imaginer la démarche et les méthodes de Denis Roche. Cela ne me pousse pas à adhérer à sa thèse selon laquelle ce sont les circonstances de la photo qui font l’intérêt de la photo.
mardi 4 février 2020
Georges Steiner
J’apprends ce matin par une alerte du Monde la mort de Georges Steiner. Étrange que j’aie été poussée, presque compulsivement, à me procurer Un long samedi, son livre d’entretiens avec Laure Adler et à le lire in extenso la semaine dernière !
Bel article de Nicolas Weill dans Le Monde, dont j’extrais ici le début, notamment pour la question posée : « La mort de George Steiner nous confronte à un paradoxe, celui de savoir pourquoi, dans une ère mondialisée comme la nôtre, la disparition d’un érudit polyglotte et nomade, d’un penseur errant entre les cultures, mais jamais superficiel, s’accompagne d’une nostalgie pour le type d’intellectuel qu’il a incarné et qui semble disparaître avec lui ? Critique littéraire hors pair, théoricien de la traduction à laquelle il a consacré l’un de ses chefs-d’œuvre Après Babel (Albin Michel, 1978), comparatiste inégalé des littératures française, allemande et anglo-saxonne comme du théâtre, George Steiner aimait à se définir en ‘hôte’ de la vie, en lecteur ‘invité’ des grands écrivains avec lesquels il aura jusqu’au bout conversé. Mais il ne manquait pas non plus, dans les nombreux entretiens qu’il a accordés, comme dans ses récits autobiographiques en forme de « bilan » (Errata, récits d’une pensée, Gallimard, 1998 ou encore ses Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux Editions, 2012), de témoigner du pessimisme culturel que suscitait le spectacle de l’éloignement grandissant des ‘classiques’ et l’évolution de la planète depuis Auschwitz –sans jamais que s’érode son ironie mordante, cruelle parfois, pour ceux qui en faisaient les frais. »
Le livre impossible
Je reprends ici ces mots de l’ouverture d’une note de Régis Lefort autour d’un livre de Stéphane Sangral : « Préface à ce livre est le livre impossible. Non pas le réel impossible. Mais bien le livre. Selon Stéphane Sangral, le réel est une forme d’absolu que nous sommes capables de sentir même si nous n’en avons pas une connaissance savante ou scientifique livrable, en raison d’outils imparfaits pour le décrire – formule mathématique ou autre. L’impossible serait le langage pour le définir. Et comme toute quête poétique est une forme de quête du/de réel, tout livre est impossible ou une impossible préface au livre que l’on tente d’écrire. Nous sommes toujours dans les prémices ou dans l’antérieur à ce qui peut s’exprimer, nous allons à tâtons attendant que quelque chose d’un langage nouveau dise en quelque sorte au moins correctement notre embarras sinon le réel. Mouvement sans fin. »
La perte et la fuite
De la même note : « Comme souvent dans ses livres, Stéphane Sangral s’interroge sur quatre éléments récurrents : le réel, le langage, le Je (donc le rien) et l’écriture ou, plus justement, écrire. Et il semble que tous ces éléments aient un point commun : la perte et la fuite. La perte parce qu’ils paraissent liés à la perte du frère, à la perte du sens de la vie, à la perte d’un goût de vivre, à la perte endémique du mot juste dans le vortex langagier qui s’épuise à mesure, à la perte du principe de réalité, etc. La fuite parce que le réel permet de fuir la réalité même s’il est inatteignable, le langage est une fuite éperdue en avant car le poète court sans cesse après lui, le Je est une fuite dans le sens où il fuit (il perd de sa consistance) et fuit l’identité, l’écriture car c’est le seul lieu d’habitation et il faut entrer dans son courant qui fuit. Écrire permet aussi de fuir les contingences, de fuir le langage-universel-reportage mallarméen pour aller vers un nouveau signe, de dimension supérieure si possible, de fuir le Je qui s’abîme ou s’oublie, car le flux noie l’identité sociale par sa puissance indomptable. Écrire permet d’être en liberté.
‘La communication cherche à coudre la pensée sur le langage ; la littérature cherche à découdre – et en découdre avec – le langage pour entrapercevoir le fond de la pensée.’ »
Flacon de sels
voir un éclairage encore jamais vu depuis la fenêtre, premier plan urbain gris et au fond, complètement fantomatiques, comme ces dessins au lavis blanc, les maisons esquissées dans un mélange de brume et d’éclat de lumière – lire (déguster ?) les annonces de parution des Classiques Garnier, avec ces titres extraordinaires (Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique), ses trésors d’érudition mais aussi sa diversité – toutes les informations, contacts, rencontres autour des lichens et ça continue -
Heureuse d’apprendre
Heureuse d’apprendre (grâce à Siegfried Plümper-Hüttenbrink) que les lichens servent à la teinture végétale depuis des siècles. En général, plus difficiles à extraire que ceux des plantes vasculaires, leurs pigments sont plus résistants à la lumière et à l'eau. Ce sont eux qui donnent aux tweeds irlandais et écossais ces tons si particuliers de lande anglaise à l'automne.
Heureuse de découvrir l’étymologie de lichens donnée par la même source : Lichen vient du latin qui l'a lui-même emprunté au grec leikhên, qui veut dire lécher, à cause de la façon qu'ont ces végétaux de s'accrocher aux rochers ou aux arbres sur lesquels ils poussent.
mercredi 5 février 2020
Lichens, toujours
Que l’on aurait aimé qu’après Lichen, lichen et Lichen, encore, Antoine Emaz nous donne un Lichen, toujours...
Mais l’histoire des lichens se poursuit et suscite nombre de réactions de la part des lecteurs aussi bien du Flotoir que de Poezibao. Ce matin ces mots de Camille Loivier, qui ajoute une belle touche au débat, via la nomination : « En chinois c'est "di yi" (地衣), vêtement de la terre. ». Je lis avec le plus grand intérêt et une vraie stupéfaction quant à son caractère prémonitoire (le livre est écrit en 1972) Le Présage de Pierre Gascar où les lichens sont très présents. Mots aussi du poète de Belgrade Bojan Savić Ostojić qui évoque « les Lichens de Jacques Dupin, sa suite de fragments publiée pour la première fois dans son livre Gravir » (précisant que ce fut l'une de ses premières traductions de son œuvre). Ou encore le jeune chercheur en littérature Vincent Zonca qui écrit à propos des lichens, d’Antoine Emaz, de Sbarbaro et de Pierre Gascar : « Après des études universitaires en littérature comparée et en poétique, j’ai précisément effectué depuis trois ans des recherches sur ce thème, et ces trois auteurs, qui devraient se concrétiser en septembre de cette année par la publication d’un livre. C’est un sujet passionnant, autour d’un organisme complexe rattaché aux champignons, qui dit beaucoup de notre monde contemporain. »
Les Tridents de Jacques Roubaud
949 (oct) Carcassone-Toulouse, 1942 tunnel escarbille /⊗ nom perdu / sur la vitre suie
965 Talbot imprimé-soleil /⊗ disait-il / malgré les nuages
→ écho à une récente mention de Talbot dans le Flotoir !
991 L’autre Si je est un autre /⊗ de quel autre / alors, suis-je l’autre ?
997 (oct) plus Je ne trouve plus /⊗ cent poèmes / que ma tête sût
→ fin du premier mille des Tridents.
Les passages
Grand et fort chapitre de notes sur les démolitions, les ruines, les sous-sols de Paris, avec nombreuses citations de Victor Hugo, Charles Péguy, Baudelaire, Jules Romain, etc. Et cette remarque de Walter Benjamin lui-même : « Les rêveries sur le déclin de Paris sont un symptôme du fait que la technique n’était pas acceptée. Elles traduisent la conscience obscure de ce que la croissance des grandes villes s’accompagne de celle des moyens qui permettent de les raser. »
→ en ce temps d’interrogations non pas sur les villes rasées, mais sur les villes désertées, ces fourmilières chinoises où tout semble suspendu, plus une voiture, plus un piéton, à se demander où sont en vérité passés les habitants.
On s’amuse bien aussi parfois dans Le Livre des Passages : « Sur la bicyclette : ‘il ne faut pas, en effet, se tromper sur la portée réelle de la nouvelle monture à la mode qu’un poète appelait, ces jours derniers, le cheval de l’Apocalypse’ » (citation tirée de L’Illustration du 12 juin 1869) ce qui montre que Walter Benjamin s’abreuvait à toutes les sources pour son projet de livre sur Paris, capitale du XIXème siècle. Livres, guides, littérature, journaux et magazines.
Fin de la section C.
vendredi 7 février 2020
Heureuse d’apprendre
Heureuse d’apprendre (grâce à Pierre Gascar) que l’on « servait jadis du cerf-volant, par gros temps, sur les côtes, pour passer une amarre aux bateaux repoussés vers le large par le vent –
Et encore les lichens
Via la lecture du livre Le Présage de Pierre Gascar (L’Imaginaire/Gallimard). Il se trouve en Transbaïkalie, à l’endroit où se touchent la Sibérie, la Mandchourie et la Mongolie et s’intéresse aux rennes. Or la nourriture principale des rennes : « les lichens. Habitués aux maigres efflorescences qu’on trouve sous ce nom, dans nos pays, nous imaginerions pour un peu que ces animaux s’usent le mufle contre les troncs ou les murs. En fait, la plupart des lichens du Nord, des cladonias, se dressent sur le sol à la façon des végétaux supérieurs, mais sous une taille réduite. Une structure sommairement ramifiée, un tissu charnu et sans vaisseaux, qui a le soyeux des cicatrices : les lichens gardent quelque chose de fœtal. Il n’est pas pourtant de plante plus achevée et présentant un mode d’organisation plus complexe puisque le lichen résulte de la symbiose d’une algue et d’un champignon » (p.23). Gascar continue en disant des lichens que ce sont des « plantes crépusculaires » et que « proches des créations les plus obscures de notre esprit (moins créations peut-être que souvenirs aussi anciens que notre espèce), les lichens glissent facilement hors de leur réalité et nous contraignent souvent à vérifier leur existence. Beaucoup d’entre eux se présentent sous la forme de taches, de macules sans épaisseur, faisant corps avec le substrat, en général pierre ou bois, sur lequel ils se développent : une empreinte, un frottis. » (p.25) Mais dans ce premier chapitre de son livre, après avoir montré l’étonnante longévité et la résistance des lichens, Pierre Gascar va démontrer que ceux du Grand Nord ont la propriété de fixer la radioactivité présente dans l’atmosphère. Or dans ces régions nombreuses ont été, furent (et peut-être sont ?) menées les expériences atomiques souterraines des Russes. « Ces plantes, les plus anciennes que porte la terre (...) deviennent les dénonciatrices de ce qui, pour la première fois, menace toutes les formes de vie existant sur le globe. » (p.30)
→ Il faut dire et redire que ce livre a été écrit en 1972 et qu’il est incroyablement prémonitoire comme on le découvrira dans le chapitre suivant consacré à Venise, à l’aqua alta, au pourrissement par la base de la ville, etc. 1972, il y a près de cinquante ans, comme si Pierre Gascar avait déjà tout compris de la menace qui pesait sur notre monde. Et son fil conducteur ce sont les lichens que l’on retrouve dans le chapitre sur Venise : « Les lichens supportent le froid, la raréfaction de l’oxygène (on les rencontre jusqu’à 6000 mètres d’altitude), la chaleur extrême, l’absence d’eau (ils revivent plusieurs mois après une dessication complète), mais meurent aujourd’hui dans le centre de Paris, de Londres, de New York, et Tokyo et même de Venise où cependant des herbes, des arbres (...) continuent tant bien que mal de pousser. » (p. 69)
samedi 8 février 2020
Les lichens, toujours
Je n’imaginais pas que les lichens susciteraient tant d’échos. Ce matin encore, cette lettre de Rémy Jacqmin dont je reprends une partie ici : « Et pour ceux qui voudraient approfondir la question d'un point de vue curieux et naturaliste, parmi les livres existant sur le sujet, on ne peut que recommander, chez Belin : Guide des lichens de France ; Lichens des arbres, Guide des lichens de France ; Lichens des sols, Guide des lichens de France ; Lichens des roches soit 3 volumes pratiques, descriptifs et illustrés. Au vrai, il suffit de prendre une loupe et d'en regarder (il y en a partout) de près : un monde s'ouvre... »
dimanche 9 février 2020
De la mélancolie
Bel entretien dans Le Monde daté dimanche 9 février 2020. Antoine Compagnon qui a perdu sa mère très jeune, à quatorze ans, dit : « La mélancolie n’est pas un mauvais état. Elle rend actif. Montaigne, sans doute un grand mélancolique, reste très modeste devant elle. Il fait tout pour ne pas la revendiquer, car elle était considérée par les Anciens comme le mal des créateurs. S’en réclamer, ce serait de l’outrecuidance, de la prétention. »
Les lichens et la manne
Le livre de Pierre Gascar est décidément passionnant. Plusieurs régions du monde, un fil rouge, les lichens. Dans ce chapitre IV, il est en Inde, dans le Gujarat et le voici qui évoque la manne biblique. « En réalité dans l’histoire des Hébreux, l’apparition de la manne n’a pas été un miracle. Tous les botanistes l’affirment aujourd’hui : cette nourriture inespérée était constituée par un lichen des régions arides appelé le leconara esculenta (le lichen comestible). » (p. 101) Et un peu plus loin : « que le peuple de Moïse ait découvert la manne un matin, après l’évaporation de la rosée, s’explique par le fait que les lichens desséchés par la chaleur du jour et réduits à des lamelles, des sortes d’écaille dont la couleur se confond avec celle du sol, se gonflent de l’humidité de l’aube : elle est le levain du désert. » (102) Et il est savant, Pierre Gascar, de surcroît et non seulement historien. Long et beau développement sur les algues et notamment la chlorelle, pour en venir à la manne, car « tout indique que la manne viendra, plus ou moins directement, du monde aquatique (...) Les lichens, et parmi eux, le lecanora esculenta, la manne de l’Écriture en apporte la preuve. Ils constituent sur terre les vestiges du monde aquatique originel (...) Le peuplement végétal de la planète ne révèle aucune solution de continuité entre les algues et les lichens. » (109). Je relève encore cette note magnifique : « les lichens les plus continentaux restent fondamentalement des algues et représentent au milieu des déserts ou sur les sommets des montagnes le legs vivant de la mer. Sans doute faut-il s’entendre quand on parle de vie à propos des lichens. Ils sont une momification des algues. La lenteur de leur croissance immobilise le temps. Comme embaumés sous leur écorce, étroitement enfermés dans l’éternité, déposés ici par le reflux des époques, ils perpétuent le souvenir des plus anciennes dynasties de la mer. » (p. 110 : on commence à comprendre pourquoi ils fascinent les poètes !).
Lire les lichens
Nous ne comprenons pas les « messages que le lichen appelé graphis scripta, semblable à une écriture déliée et, en même temps refermée sur elle-même, à la façon d’une devise à l’intérieur d’un sceau, multiplie, à notre intention, sur le tronc des arbres. »
La lèpre
Gascar consacre aussi des pages étonnantes à la lèpre ce qui l’amène à une réflexion plus générale sur la maladie : « les maladies font ressortir nos parentés universelles. Qui n’a senti, dans les rêves de la fièvre, que notre être redevient ce qu’il était aux premiers jours de notre existence : l’écho douloureux du monde ? Malades, nous revivons la coupure d’avec ce monde, dont nous sommes issus. Dans la souffrance, le délabrement corporel, nous sommes comme replongés dans la Genèse, le démêlement laborieux de la création : nos maladies ont des formes d’algues. »
→ formes d’algue, d’animaux, de lichens, de mousse, que sais-je. Recopiant ces mots à partir du carnet, je songe aussi à une forte lecture en cours, celle de Pierre Pachet, en ce gros volume récemment paru, Un homme aux aguets, compilant ses écrits autobiographiques et notamment à l’écrit qui s’intitule Le Grand âge.. Réflexions extraordinairement profondes, près du corps et de l’esprit, rédigées in situ si on peut dire. Il y a quelque chose de similaire, dans l’intuition profonde entre les deux Pierre, Pachet et Gascar. « Cette personne âgée, là, devant moi, a été jeune ; que la jeunesse lui a pleinement appartenu, en son temps ; et que c’est bien la même personne, pas seulement parce qu’elle a conservé des souvenirs de ce temps-là de sa jeunesse, plus ou moins nombreux, plus ou moins vivaces, mais parce qu’elle est toujours le même lieu crucial du monde, le même corps pensant qui vit la même aventure continue, à travers le tunnel des nuits, des crises de croissance, des maladies, des expansions ou des rétrécissements de la conscience. Le même sentiment de soi qui voyage dans le Temps. » (Pierre Pachet, Un écrivain aux aguets, « Le Grand âge », Fayard/Pauvert, pp. 135-136).
Signatures
Les lichens sont souvent vus dans le livre Le Présage de Pierre Gascar comme une signature, la marque d’un dérèglement ou au contraire d’une résistance, d’une ténacité qui suscitent l’espoir. Pour conclure ces notes sur le livre, je relève celle-ci qui me semble bien rendre compte de son propos : « je trouvais dans ces plantes une image fidèle des faits qui, au cours de mes voyages à travers le monde, suscitaient mon inquiétude ou alimentaient mon espoir. » (p. 138) Et encore : « Dès qu’on se penche sur une plante, l’essentiel entre en jeu. (...) La plante ramène la vie au point d’énigme. (...) La botanique est, plus qu’une science, une tentative de réponse, du moins la réception d’une question. (...) Ici, la connaissance est amour, l’amour n’étant jamais autre chose qu’une tentative de réponse à ce qui est. » (p. 164).
mardi 11 février 2020
Flacon de sels
éprouver une douce jalousie à l’égard de zsuzsanna gahse, qui a eu l’idée des cubes danubiens sur lesquels elle descend le danube – découvrir cette annonce de parution chez garnier classiques encore : andrés g. freijomil, arts de braconner, une histoire matérielle de la lecture chez michel de certeau, à partir de ses traces matérielles : soulignements, marginalia, etc. – penser sa propre manière de lire comme herborisation plus que comme braconnage – observer le ciel côté ouest et côté est et ses incessants changements – retrouver de très anciennes et très justes remarques d’edith azam en marge de relevés de sons et de lumières de 2005 – revisiter par la mémoire mais à deux la maison des vacances de l’enfance.
samedi 15 février 2020
Sur l’accompagnement forcé
Forte remarque de Jean-Christophe Bailly (dans L’imagement), sur l’attitude qu’il faudrait avoir devant une image (et bien sûr je transpose et pense à celle qu’il faudrait avoir devant un texte) : « Aucun individu bien sûr n’arrive nu devant une image et aucune image n’est véritablement nue et débarrassée de toute scorie devant celui qui la voit. Mais la plus grande nudité possible est souhaitable, et ce qui tombe ici, c’est la parure, c’est l’uniforme, autrement dit le patrimoine, les valeurs, la redondance de l’accompagnement forcé [je souligne] : non seulement il y a des images si célèbres qu’il faut un effort considérable pour parvenir à les revoir, mais surtout il y a autour des images en général tout un travail idéologique d’enveloppement et d’enrobement, tout un culte qui empêche qu’on les voie dans toute l’étrangeté de leur leçon (...) et qui les apparente d’abord et pour finir à des documents ou à des symptômes ». (L’Imagement, p. 37)
Plus loin dans le livre, Bailly précisera sa pensée : « les conditions d’accompagnement de ce contact avec les images, surtout quand celles-ci ont acquis une grande renommée, peuvent constituer à l’heure de la généralisation du réflexe patrimonial, un obstacle puissant, qu’il faut alors apprendre à contourner. ». « Entretenir les conditions de la surprise et glisser dans le temps la pure incision de l’image, c’est une seule et même énergie. » (p. 65). Si ces conditions sont remplies pourra alors se produire ce qu’il appelle magnifiquement « la lente remontée du discours » (p. 64)
Les redoutables verbes en -oir
→ quand on regarde une image, quand on lit un texte, il faudrait essayer de ne pas mettre en œuvre tous les redoutables verbes en -oir : savoir, pouvoir, vouloir, valoir,devoir, falloir, croire Tant d’accompagnement forcé présent alors. Depuis ce que je crois savoir à ce que je pense devoir comprendre ou trouver, etc.
Effet de césure, de coupe
En écho il me semble avec ce qui se découvre si bien dans La Montée des circonstances de Denis Roche (que Bailly cite souvent au demeurant), ce constat : « L’effet de coupe ou de césure des images dans l’écoulement du temps m’a toujours frappé et c’est en cherchant à le comprendre que je suis descendu non à l’intérieur des images, car c’est impossible, mais dans ce qu’il faudrait appeler leur consistance – le fait, avéré, vérifié, qu’un surface sans épaisseur ait tout de même une intimité à soi et en même temps une capacité de feuilletage et de dilatation infinie, étant pour moi une surprise toujours renouvelée. »
Un rapport et un nouage
Il poursuit : « Le moment de la rencontre avec l’image fonctionne comme un enclenchement : on peut décrire ce moment comme un point, mais qui résulte de la rencontre, toujours unique, de deux parcours – celui que l’image a accompli pour pouvoir être rencontrée et celui de l’individu singulier qui la rencontre. Ce point est un point d’intensité, c’est-à-dire un rapport et un nouage. » (p. 41)
→ et là également, cette idée qu’il en va de même devant un livre, un texte. Rapport et nouage, point d’intensité. Et désencombrement aussi grand que possible devant ce qui est donné, là.
Toute image a été lancée
« Bien qu’elle soit présente à la façon d’un dépôt immobile retiré du cours du temps, toute image contient le récit de sa provenance et de son envoi, toute image a été lancée : à la vision statique d’une simple imposition spatiale recueillies en tant que présence se substitue un roman de formation intégral où l’image, partie en voyage vers elle-même, nous conduit. » (p. 43)
→ toutes ces assertions, complexes, difficiles de Jean-Christophe Bailly, on peut tenter d