Il est curieux, il est étrange même de voir comme certaines
présences quittent soudain leur vie souterraine en nous pour remonter à la
lumière. Ainsi de Jacques
Roubaud. Jacques Roubaud si essentiel pour moi mais dont je peine tant à
dire en quoi et pourquoi. Jacques Roubaud dont je me demande si on ne va pas
annoncer bientôt la sortie d’un opus supplémentaire dans le grand œuvre commencé
avec Le Grand
incendie de Londres.
Jacques Roubaud que je lis comme j’écoute Schubert, avec
cette impression que tout ce qu’il dit, écrit, ressent j’aurais pu le dire,
l’écrire (mais bien sûr je ne saurais le faire !), le ressentir de façon
similaire. Pour Schubert, c’est question de navigation intime sur un océan où
éclats de lumière à la surface et appel des fonds abyssaux sont liés à chaque
instant de la musique de façon aussi structurelle que le noyau et ses électrons
dans l’atome. Pour Roubaud, une fois encore, je peine à définir cette affinité profonde, originelle
qui me lie à lui. Roubaud le poète, écrivain de poésie et connaisseur de
poésie, ô combien, et du sonnet en particulier, Roubaud l’oulipien et le mathématicien,
Roubaud l’arpenteur de toutes sortes de territoire à commencer par ceux des
villes. Et puis Le Roubaud de Quelque chose noir.
C’est celui-là qui vient de surgir de façon inattendue alors que je lisais La
Fleur du Temps, les carnets 1983-1987 de Claude Roy. « Alix Roubaud
est morte cette nuit » écrit en effet Claude Roy, le 28 janvier 1983 « Jacques
l’a trouvée morte à 6 heures du matin. Depuis des années, l’angoisse en elle
entretenait l’asthme qui entretenait l’angoisse, qui entretenait le besoin d’alcool,
qui "protégeait" l’asthme. Elle luttait contre le malheur avec les
armes de l’intelligence et de la création. Elle était passionnée par la pensée
sans passion de Wittgenstein. Elle était devenue une photographe tout à fait
originale, poursuivant dans ses clichés le reflet des reflets. […]
Jacques : la douleur pétrifiée »
Claude Roy, La fleur du temps, 1983-1987, Gallimard,
1988, p. 34.
Et puis, deux ans plus tard, dans les mêmes carnets, en juin
1986, Claude Roy note « Depuis la mort d’Alix, il y a deux ans, Jacques
Roubaud était comme foudroyé de mutisme, frappé dans la parole même, médusé,
accomplissant dans un silence de mort le tissage du regret, de la stupeur, des
remords d’être vivant, qu’on appelle le travail du deuil.
Il me donne à lire aujourd’hui le lvire de son retour à la
parole, du retour (lent) de la parole à lui.
Quant, en 1983, la mort de l’être aimé frappe Jacques à bout
portant, il avait beau savoir, qui alors sait quoi que ce soit ?
Quelque chose noir est l’histoire d’une parole qui revient du silence –
et en restera habitée. "Poèmes" ? Lentes, difficiles, exemplaires
avancées vers des sortes de poèmes. Méditation de l’inméditable. Exercices de
dévisagement de ce qui ne peut être ni dévisagé ni envisagé. Patient,
impossible "entraînement" à regarder en face ce qui ne peut être
regardé en face : ni le soleil ni son envers. […] Extraordinaire journal
de ce parcours, depuis l’aphasie de l’âme jusqu’à la parole peut-être
retrouvée, parole rendue qui n’est pas un dénouement, mais le courage de
se regarder à jamais noué ». (ibid. p. 239).
Magnifique note de lecture. Bouleversante parce que d’un ami
qui est aussi poète.
©florence
trocmé
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