En écho au texte de Francis Giauque que j'ai choisi aujourd'hui pour l'anthologie permanente de Poezibao :
Portraits de Sainte Anne
Là,
un samedi de mars, aux
urgences du centre psychiatrique parisien Sainte Anne,
Il y a
…celui qui, venu d'où, on
ne sait, de quelle contrée, Caraïbes sans doute,
quelque chose d'un
oiseau, petite tête sur un long corps, couleur indéfinie, marron clair, attend
et déambule, calme et digne. Et voilà une jeune femme si différente de lui, une
jeune française pure souche apparemment, qui l'embrasse avec un joyeux "papa
!" ; un peu plus tard elle dit à une infirmière "je ne l'ai pas
vu depuis six ans. Nous nous sommes vus trois fois en seize ans".
Alors on se demande pourquoi elle est ici, quelle est leur histoire à tous les
deux ? Est-ce lui qui l'a appelée
? Depuis cet endroit-là ? Et puis ils
repartent, paisibles et heureux d'être ensemble." Il ne faut pas rater
le train de 20h03 , le suivant est à minuit". Train pour où, on ne
sait. On n' a pas vu cet homme à son arrivée, on n'a donc aucune idée des
raisons de son passage ici.
Il y a
….celle-qui, âgée, petits
cheveux courts très blancs en baguettes raides autour de la tête, -on ne la
verra que de dos car on l'installe tout de suite dans une des chambres- est amenée par une équipe de six jeunes de
la Croix-Rouge, dans un drôle de fauteuil jaune. Sont-ils bénévoles ? Dans l'équipe,
une jeune femme toute petite et toute ronde qui parle doucement à la vieille
dame. Plus tard, on entend comme un hululement, un pleur d'enfant mais
différent de celui de l'enfant car il ne s'interrompt pas pour reprendre
ensuite, un pleur anormalement prolongé, très aigu, qui n'est donc pas
d'enfant, mais de retour en enfance… Oui, sans doute….sans doute, la vieille
dame.
…celui qui, jeune
bourgeois agité, parle à tout le monde. Il est avec son père, digne et sobre,
mais avec ce père, aucune communication. Le garçon raconte à voix très haute à
l'infirmier qui le prend en charge de sombres histoires de dealers, de plaintes
à porter. -on n'entend que des bribes, on ne veut pas trop écouter, même si on
est très intéressé- . A-t-il eu une véritable histoire avec police, drogués et
voyous ? Ou hypothèse qu'on se formule peu à peu et qui semble plus en rapport
avec le lieu, est-il en plein délire, sans doute paranoïaque ? On aura du mal à
oublier le geste que fait le père, repartant en laissant son fils là, le soir,
dans une des petites chambrettes d'accueil, d'orientation, de transit, on ne
sait trop comment les appeler, petite tape amicale sur l'épaule alors que le
jeune maltraite les distributeurs de boissons et de friandises ; geste amical
et tendre qui se force à la distance, sans doute imposée, et accompagné d'une
sorte de grimace infiniment douloureuse du visage. On aura du mal à oublier,
aussi, la crise du jeune homme un peu plus tard, le débarquement en force de
cinq infirmiers et infirmières dans sa chambre et cette vision fugitive qu'on a
eue d'une sorte de sangle, camisole sans doute avant que les médicaments
apportent un peu de calme et interrompent les injures et vociférations du
garçon….
Il y a
… celui qui, clochard,
laissé-pour-compte, ronfle comme un sonneur sur une banquette. Quand il se réveille et se lève, on voit
qu'il n'a quasiment pas de bras et des embryons de mains au bout. Il a perdu
une chaussure. Elle lui aurait été chipée par un autre patient. Rapportée par
l'infirmière. On est saisi par la gentillesse et la patience de tous les
soignants, calmes, tolérants, apaisants, impliqués dans leur tâche. On se
souvient des autres fois, c'était la même chose, exactement.
Il y a
…celle qu'on ne voit pas,
elle est quelque part derrière les plantes vertes, elle parle beaucoup au
téléphone, dans son portable, fort, haut, on entend des bribes, elle parle de
sport, de malheur, elle est très violente dans sa parole. Est-ce d'elle qu'une
infirmière parle à mi-mots au médecin en disant "c'est une fille-garçon".
On se demande si on a bien entendu, ici par moments, on doute de soi-même et ce
que c'est qu'une fille-garçon, transsexuel peut-être ? Et comment on peut vivre ça, oui, on se
demande vraiment….
Il y a
…celui qui, jeune homme,
ô très jeune homme, déambule dans toute le service avec son petit sac à dos
bleu pâle et qui parle et parle et dit "pourquoi elle pleure celle-là",
on se demande de qui il parle, on n'a pas vu s'il est seul ou accompagné, on
imagine que c'est une mère peut-être qui ainsi pleurerait. "Pourquoi elle pleure, oui elle
pleure, mais elle ne pleurera pas longtemps. Je vais mourir, oui, la mort,
c'est mieux, je vais aller au ciel. Pourquoi elle pleure, au ciel, je serai
bien et puis je pourrai penser à niquer les filles. Il y a longtemps que j'ai
pas niqué une fille. Il y a que ça que je veux, j'y peux rien. Au ciel, je
serai tranquille, je pourrais penser à niquer les filles".
Discours répétitif, formé de quelques
phrases presque identiques ; qu'on regrette de ne pas avoir notées, mais on se
pose la question de la légitimité de noter ça et du pourquoi, pourquoi noter
ça, pour en faire quoi? Comme si c'était plus problématique de noter sur le
coup que de reconstituer a posteriori, comme si on savait que la
reconstitution n'était pas exactement conforme à l'original, à la vérité du
discours démantibulé, cassé, pitoyable. On le voit passer tout près et dire
d'une toute jeune fille qui est là aussi, "dommage, elle est si
charmante". Immense détresse de ce garçon, sous un discours qui se
donne les apparences d'une certaine violence, de l'agressivité.
Il y a
…..cet homme, ce garçon,
ni jeune ni vieux, drôle de silhouette, torse légèrement dévié dans le tiers
supérieur, petit pull-over un peu court, curieuse démarche. Lui aussi parle,
parle, parle. Avec l'infirmier, on entend le mot méthadone revenir,
insistant. On pense à la drogue bien sûr. Il s'explique. Deux femmes avec lui,
plutôt jeunes mais pas très belles, tristes, fatiguées, angoissées. On comprend
plus tard que l'une est sa sœur. On entend dire la longue interruption des
relations avant les retrouvailles d'aujourd'hui. L'autre femme on ne sait pas
très bien qui elle est pour lui. Il téléphone à une troisième personne "on
en sortira mon bébé". "Méthadone, oui j'aurais la méthadone ce
soir, oui je vais à Maison-Blanche, je
suis content, je connais". Il semble soulagé. Quelle lutte, quelle
bagarre, quelle souffrance derrière cette flopée de mots, ce discours cohérent
mais un peu trop volubile ?
Il y a
…celle qui se jette
littéralement sur vous, puis sur vos proches en demandant à chacun "êtes-vous
avocat ?". On imagine un internement d'office bien sûr, sans doute
justifié, mais insupportable.
Il y a
…. tous les autres, ceux
qui débarquent ou qu'on débarque aux urgences du centre hospitalier Sainte
Anne, un quelconque week-end de mars.
©florence trocmé
La vitre est si fragile entre ceux qui restent et ceux qui partent de cet endroit.
Rédigé par : myriade | 26 novembre 2005 à 11h06
Votre Flotoir, chère Florence, "radeau" sur lequel je me suis aventuré ce soir, est aussi une "anthologie permanente": d'impressions, de récits, d'observations de toutes sortes, d'un large spectre de poésie captée à la source - du présent si généreusement partagé. Merci.
André
Rédigé par : André Ughetto | 13 décembre 2005 à 22h37