Il y a parfois comme une
étrange insistance du hasard. Ces œuvres, ces auteurs qui traversent le champ
intérieur, une fois, par hasard, mais qui y reviennent à nouveau, en principe
encore par hasard. Et que dire quand deux œuvres qui s'interpellent ainsi se
croisent. Yves Leclair citant Claude Vigée dans lequel je suis immergée. Deux
articles très différents du Matricule citant Walser, alors même que j'ai reçu
récemment Petits textes poétiques de
l'auteur des "microgrammes" qui m'ont tant occupée il n'y a pas si longtemps.
Ainsi :
samedi 24 mai 2003
Acheté hier Le
territoire du crayon de Robert
Walser, sur la foi d'un article du Matricule des Anges.
Walser :
Entre 1920 et 1933, il a
couvert au crayon à papier d'une écriture microscopique et sans ratures,
d'innombrables bouts de papier -enveloppes, formulaires, marges de journaux - ;
on a appelé ces papiers des microgrammes. Dans l'article de Richard Blin, j'ai
noté :
"espace intime qui tient autant du laboratoire que du dédale"
"il faut défier tous les codes, cultiver l'art de sa bouffonnerie
transcendantale "
"écriture qui fait du fourvoiement, de l'esquive et du tâtonnement le
principe de sa progression"
"tout ce qu'il voit, lit entend (voix des promeneurs, bribes de
conversation) vient nourrir son texte, l'orienter provisoirement, le nourrir à
coup d'associations et d'échos"
Associations, échos, ce sont les principes de tout mon travail actuel et sans
doute depuis longtemps.
Bien entendu, ces microgrammes ont attiré mon attention au même titre que les Cahiers de Valéry, le Zibaldone de Leopardi, les carnets de Joubert, etc. C'est
la même fascination et cette même tentation de mimétisme pour ces entreprises
folles de notation poussée à l'extrême. Noter tout de tout serait l'horizon de
cette tentation, noter tout de tout au jour le jour, pendant des décennies, en
venir à ces 20 000 pages dont on parle à propos de Valéry et des Cahiers, des ces 12 000 pages de Leopardi, etc. Ces
fleuves de mots écrits jour après jour, pour explorer, découvrir mais aussi
endiguer l'angoisse de ce qui fuit, temps, idées, images, impressions
fugitives….
22 juillet 2004, note de
lecture
Robert Walser, Le
Territoire du Crayon, Éditions
Zoé
Depuis des années déjà,
je suis fascinée par certaines entreprises littéraires qui, non contentes de se
déployer sur une durée souvent considérable, sont aussi des monstres
proliférants de plusieurs milliers de pages. Sans parler des caractéristiques
graphiques de ces aventures qui sont souvent en elles-mêmes passionnantes.
Emblèmes : Les Cahiers de Paul Valéry, 259 cahiers représentant quelque
26 000 pages auxquelles s'ajouteraient plus de 60 000 pages de feuillets épars,
fabuleux travail d'investigation sur le fonctionnement d'un esprit, mené au
petit matin pendant presque toute la vie de l'auteur ; mais aussi le Zibaldone de Leopardi, tenu pourtant seulement de 1817 à
1832, environ 4500 pages de réflexions, ébauches de système, esquisse de
poésies, notes de lectures philologiques et philosophiques.
Dans ce contexte, on comprendra
facilement que dès que j'ai été alertée par un ou deux articles sur les
"microgrammes" de Walser, j'ai absolument voulu savoir de quoi il en
retournait. Je vais essayer d'en dire l'histoire, tout à fait fascinante elle
aussi, en quelques mots.
Robert Walser (
1878-1956, auteur notamment de Les enfants Tanner et de L'Institut Benjamenta) connaît vers 1917 une très grave crise
d'inspiration, caractérisée notamment par "une véritable faillite de la
main", une sorte de crampe physique et mentale : il ne peut plus tenir la
plume avec laquelle il a coutume d'écrire. "Pour se libérer de ce dégoût
de la plume, il se mit à crayonner, à esquisser, à batifoler". Cela sous
une forme bien particulière : au crayon à papier et sur n'importe quel support,
marge de journal, vieille lettre, enveloppe, dans une écriture microscopique,
sans aucune rature, en couvrant au maximum la surface disponible, en disposant
le texte souvent en colonne et sous une forme graphique que l'on a cru tout un
temps cryptée. Jusqu'à ce que l'on découvre qu'il s'agissait en fait de la
graphie du vieil allemand. On pense que de 1918 à 1933, début de son silence
littéraire, Robert Walser n'a rien écrit qui ne soit d'abord passé par ce
filtre des microgrammes qui l'ont complètement guéri de son impuissance à
écrire. Il a lui-même donné à l'ensemble du processus le titre générique
magnifique de Territoire du crayon. La quasi illisibilité, le recours au
crayon, garants très efficaces d'un total secret, lui ont en effet permis de se
libérer complètement, d'inventer des formes, des styles, de jouer avec son
écriture avec une audace tout à fait nouvelle. Comme le dit Peter Utz dans sa
remarquable postface, "avec le territoire du crayon, c'est un espace privé
qui s'ouvre, mi-vestiaire, mi-plateau de répétition caché derrière la scène sur
laquelle l'écrivain se montre en public". Car le microgramme une fois
produit, plusieurs voies s'ouvrent à Walser qui selon divers processus de
copies et recopies en tire nouvelles, billets pour son feuilleton quasi quotidien
dans les journaux, voire même romans. "Lui seul y a accès, il peut y
tester toutes les attitudes possibles, il peut s'y laisser aller [...] y
chanter, gazouiller et gronder".
C'est ainsi qu'un jour
ont été découverts pas moins de 526 feuillets qui une fois décryptés donneront
environ 4000 pages de textes. Le travail de décryptage est en lui-même
extraordinaire. Plusieurs années ont été nécessaires à deux chercheurs, armés
de loupe à fort grossissement et qui ont du déchiffrer le texte mot à mot, voire
syllabe par syllabe. L'édition allemande, intégrale, achevée en 2000 compte six
volumes.
C'est aujourd'hui un
choix de 77 textes qui est proposé par les éditions Zoé dans une très belle
édition qui reproduit deux ou trois microgrammes (on rêve d'une exposition) et
qui s'articule autour de quelques grands thèmes. Car ce territoire du crayon
n'est pas un journal intime même si un "je vagabond qui change sans cesse
de lieu et de direction" s'y fait entendre.
Je dois dire pour être
parfaitement honnête que mon plaisir est plus venu de l'étude du processus, de
la rêverie sur le travail de Walser, des textes d'accompagnement qui apportent
leur éclairage sur l'ensemble de l'aventure que sur les textes eux-mêmes. J'ai
été décontenancée devant ces textes, extrêmement originaux, variés, dont
certains m'ont ennuyée, mais qui aussi par moments m'ont donné une sorte de
vertige, très agréable pour le coup ! Walser démarre de façon apparemment
anodine et puis de fil en aiguille, change de position, de perspective. Il semble
se décrire ou décrire ce qu'il veut dire comme s'il (se) regardait dans un
miroir lui-même face à un autre miroir, en un jeu de dédoublement à l'infini
extrêmement troublant. Ces textes "se lisent eux-mêmes. Ils se commentent
et se glosent, s'interrompent, trébuchent sur leurs propres jambes, pour
s'arrêter sur une nouvelle formation lexicale inattendue".
Alors aux Cahiers et au
Zibaldone, j'ajouterai à partir de maintenant Le territoire du crayon et ses
microgrammes comme objets de fascination !
©florence trocmé
un
revue de presse sur le
Territoire du crayon