LISANT CLAUDE VIGÉE
(in le livre d'Anne
Mounic sur la poésie de Claude Vigée)
Victor Hugo à propos de Shakespeare : "toute la multitude humaine avec sa
rumeur"
→ Magnifique terme de rumeur qui s'applique aussi bien me semble-t-il à la collectivité, à la masse des
humains qu'à la collectivité qu'est chacun d'entre nous. Rumeur de
notre pluralité.
IMAGES
Pourquoi les images que nous avons
dans la tête ne peuvent-elle jamais être traduites reproduites rendues par
l'illustration une représentation dessinée peinte filmée, etc. Sans doute parce
que cette image intérieure est composite et mouvante, imprécise pour cette
raison qu'elle oscille sans cesse entre différents pôles magnétiques, se
connecte alternativement à différentes sources de mémoire, selon des strates
plus ou moins profondes. Ainsi l'image intérieure que j'ai de la Duchesse de
Guermantes, de Swan, d'Odette de Crécy est-elle impossible à reproduire. Et je
supporte assez mal qu'autrui fût-t-il génie plaque sur cette image-là ses
images à lui. Qui pour moi seront toujours étrangères et réductrices et qui de
surcroît viendront lutter avec mon image intérieure la figer lui retirer son
noyau pulsant de vie imaginaire.
©florence trocmé
Et s’il existait, Florence, d’autres process mnémoniques ?
En ce qui me concerne, par exemple, il se peut que je voie des images imposées à moi par un film et que ces images viennent se superposer à celles que je m’étais faites par moi-même à partir de ma lecture. Il se peut en effet que les images d’autrui effacent momentanément les miennes et j’enrage parfois de les voir s’imposer à moi, « étrangères et réductrices ». Pourtant, j’ai de nombreuses fois constaté que les images anciennes reprenaient tout tranquillement leurs chemins/cheminements et leurs droits et chassaient – du moins en apparence - les intruses. Elles reprennent à nouveau vie et forme dans les strates de ma mémoire, telles que leur limon les y avait été déposé auparavant. J’ai vérifié cela aussi dans le domaine des souvenirs d’enfance. Il m’est souvent arrivé de revenir sur des lieux anciens, lieux chéris et préservés comme par miracle dans des strates accessibles de ma mémoire. Confrontées à la réalité, les images ont en effet pâli, appauvries qu’elles sont par le carcan du réel, laissant momentanément dans ma bouche un après-goût de déception et d’amertume. Pourtant, là aussi, progressivement, le réel recule dans ma mémoire vers un apparent oubli, et les souvenirs d’enfance rejaillissent en moi aussi précis et précieux qu’avant, mais paradoxalement enrichis – à mon insu - par des sédimentations nouvelles.
Peut-être la mémoire ne fonctionne-t-elle pas pour chacun de nous de la même manière ? Peut-être nous apprend-elle surtout que ce qu’elle retient, filtre, garde en réserve, restructure à sa mode est intimement lié à l’affect de chacun. Elle nous parle de nous et nous ramène sans cesse à notre individualité, à notre ego, cette « laisse de mer » à laquelle nous nous agrippons coûte que coûte, et que nous ne supportons pas de voir altérée par l’autre.
Pourtant, l’âge et l’expérience aidant, je prends conscience que les images de l’autre, étranges parce qu’étrangères à mon propre monde, dérangeantes donc, sont loin d’être inhibitrices. Elles sont autant de déclencheurs d’imaginaire, de mon propre imaginaire. Elles ouvrent des pistes inexplorées du moi, empêchant ce moi de rouler sur lui-même comme un fœtus dans l’utérus de sa mère (dans le mot mémoire n’y a-t-il pas à la fois « mère » et « moi » ?). Si je ne dépasse pas ce noyau primitif, est-ce que je ne m’interdis pas tout processus créatif ? La confrontation au réel et l’engrangement de ce réel ne constituent-ils pas notre mémoire et notre imaginaire de demain ?
« Ce que nous percevons du monde extérieur se transforme dans notre cerveau en sensations et impressions, qui vont sans cesse constituer nos souvenirs mais aussi modifier, réagencer, ceux que nous possédions déjà. Ils sont la base de notre personnalité, de notre imagination, de notre esprit créateur : ce mouvement incessant qui se fait à l’intérieur de nous à « ces chevaux qui pensent » dans les « grands galops souterrains » de Supervielle. »
Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, Gallimard, 1999, page 295.
Rédigé par : Angèle Paoli | 12 janvier 2006 à 11h45