(Extrait, légèrement remanié, d’une
lettre à Alain Marc*)
j'aime beaucoup, mais vraiment
beaucoup tes mots sur le fragment, cette question sur le souci de précision, la
fine pointe du dire par rapport au ressenti, de ce qui se présente là, à la
conscience, dans les doigts, dans la main, presque physiquement, de ce que l'on
veut dire écrire et la précision si difficile à atteindre ; j'ai la même expérience
(mais là c'est faute de technique), j'ai la même expérience avec le piano,
quelquefois les choses me semblent vraiment "être", deux trois quatre
mesures, ce qui est au fond en quelque sorte la mesure de la phrase écrite, du
fragment ; je ne maîtrise pas la durée, je ne sais pas lire l'élan de la
partition qui n'en a pas toujours d'ailleurs et les quelques très rares grands
interprètes sont ceux qui bâtissent leur interprétation de la première à la
dernière note ; quand il y a ce bâti derrière, dans les sonates de Beethoven,
dans les partitas de Bach, dans les balades de Chopin.
Alors oui, le fragment, la note, le
débris même, car au fond, n'est ce pas cela, un petit morceau cassé de quelque
chose qui s'est présenté achevé souvent dans notre conscience, subconscience
mais qu'il nous est impossible d'amener au jour, un peu comme une poterie
retrouvée : il y a une intégrité, il y a une entité brisée perdue fragmentée,
dont seul un fragment est accessible, dont seul le fragment peut rendre compte
et ce fragment, l'éthique de l'écriture c'est de le rendre tel qu’il émerge,
aussi proche de ce que nous essayons de dire, d'écrire, aussi précis et là je
reprends ton terme, la précision, la fine pointe insoutenable, à peine un petit
amas de mots si facilement pervertis par le développement (en musique aussi il
y a développement comme si tout créateur savait qu'il ne peut atteindre le très
fort que quelques très brefs instants que de toutes façons le très fort n'est
pas soutenable non plus pour l'auditeur, le lecteur). Et je me dis te lisant
que non seulement j'écris aussi par fragments mais que plus les choses vont,
plus je lis par fragments et que c'est ainsi que je lis bien, que je lis peut-être
paradoxalement avec une certaine précision.
Le fragment serait pour moi souvent un
croisement, une hybridation de l'aphorisme et du haïku, ce que je cherche est à
la croisée de la pensée et de la perception, les deux sous-tendus uniquement et
nécessairement par une vibration qui est celle de l'émotion
Et là dessus, le répétitif dont nous
avons parlé déjà mais c'est un autre sujet (j'écoute la transcription pour
piano de la musique du film The Hours, musique que certains disent creuse et dieu sait que au
bout du compte il y a peu de choses de Phil Glass que j'aime, mais ce que
j'aime c'est inconditionnellement sans pouvoir faire quelque critique que ce
soit ; quelque chose est touché en moi d'extrêmement profond si je dis
bouleversement je n'emploie pas ce mot à la légère)
*voir le tout nouveau blog CorrespondanSes, où nous publions une large partie de notre
correspondance, Alain Marc et moi