La bibliothèque, la nuit, la bibliothèque le jour, bibliothèque aux livres de nuit, serre dans ses rayons les persécutés, les suicidés, les abandonnés, la bibliothèque virtuelle que je crée jour après jour. Vit-elle la nuit ? Qui lit ces poèmes ? Quel usage font-ils eux, elle, toi, lui, tous, de ces centaines de poèmes que je poste, chaque jour, comme bouteilles à la mer. Que font-ils de toi Gelman au fils enfoui dans un baril de ciment largué dans un canal, que font-ils de toi Primo Levi rescapé d’Auschwitz et jeté dans ta cage d’escalier, de toi Alejandra morte à 36 ans « ne pas oublier de me suicider », de toi Virginia poches pleines de cailloux, de toi Gherasim rejoignant Paul Celan dans la Seine. Et moi, que fais-je de vous tous ? Non pas devoir de mémoire mais devoir de passage, ouvrir la scène de vos livres, de vos poèmes, de votre douleur. Chaque jour, une rencontre avec l’un de vous, aussi proche parfois qu’un proche. Les mots de vos livres assemblés comme vous les avez assemblés sont-ils vos âmes de disparus, vos mots, ceux de vos livres, viennent-ils agrandir un peu les nôtres, empêcher leur étiolement, leur dessèchement ? Suffit-il que quelques-uns, parfois, déplient vos mots et comme des avions de papier, les envoient d’un souffle d’un geste dans les airs pour que vos voix ne meurent. Ouvrir les livres, choisir les mots, écarter les feuillets, remettre les signes en mouvement comme des colonies de fourmis, bibliothèques la nuit, bibliothèques le jour, bibliothèques réelles, imaginaires, intérieures, leurs bibliothèques, la tienne, la vôtre. Veille, veille silencieuse. Tant qu’il y a des livres, tant qu’il y aura des livres.