De la lecture, aujourd’hui
Je relève dans le blog d’Hubert Guillaud, cette traduction d’une
réflexion de Sara Lloyd (directrice des éditions électroniques McMillan)
« La lecture n’est pas une activité qui peut être
définie de manière simple et elle est trop souvent décrite comme solitaire,
immersive, comme quand on lit un roman pendant des heures. Il s’agit là d’un
seul type de lecture, et il est important de reconnaître que la fiction narrative
représente moins de 25% de l’ensemble du marché du livre[...] La lecture est
beaucoup moins passive que l’activité ne le laisse supposer, et elle est liée à
de nombreuses et diverses activités connexes.[...] La façon dont les livres
commencent à vivre sur l’internet sera certainement la plus palpable
incarnation des théories de Roland Barthes sur la mort de l’auteur, dans
laquelle l’auteur n’est plus considéré comme un créatif influent, mais comme un
scripteur, dont chaque travail est éternellement en cours d’écriture et de
réécriture, parce que l’origine du sens repose uniquement sur le langage
lui-même et son impression sur le lecteur. »
De ce charabia, je retiens quelques idées notamment parce que je suis de très près la
question de l’édition aujourd’hui et de la mutation induite par le numérique (qu’on ne peut balayer d’un revers de main).
Parmi ces idées : la multiplicité des modes de lecture. N’est-elle pas
tout simplement l’expérience de l’enfant apprenant à lire et découvrant,
dévoilant petit à petit un monde écrit, du paquet de biscuit à l’affiche, de la
méthode de lecture au livre de contes et aujourd’hui de l’imprimé à l’écran. On
tend dans certains milieux (ceux de l’éducation sans doute en particulier) à
sacraliser la lecture et cette sacralisation aura sans doute eu l’effet
néfaste, comme toute sacralisation, d’exclure d’immenses cohortes de cette
pratique. Il me semble que le vrai lecteur est presque par définition un
lecteur boulimique (j’ajouterais volontiers et bordélique !), qu’il fait
feu de tout bois. Que d’écrivains avouant, presqu’à regret, le caractère
profondément hétéroclite de leurs lectures de jeunesse ! Et si cet
hétéroclite-là était fondateur, si cette approche multiple, ouverte était aussi
la meilleure manière de former son jugement ? Et s’il n’y avait rien de
tel pour goûter la force d’un Balzac ou d’un Flaubert que de lire juste avant
un petit truc mal torché, mal écrit, avec des grosses ficelles qui ont su,
malgré tout, vous capter !!!! ?
L’autre idée tourne autour de la mort de l’auteur, en tant que tel. Auteur lui
aussi sacralisé jusqu’à l’excès. L’auteur (on ne dit pas écrivain) devient une
star, une vedette pub et paillettes, un élément du grand show (« people »)
et en général il s’y brûle définitivement les ailes. Merci à Julien Gracq pour
son attitude profondément juste. Merci à la poésie d’être ce qu’elle est et
donc peu susceptible d’attirer les regards prédateurs des faiseurs de vaches à
fric. Attention, vous qui voulez l’entraîner sur des tréteaux douteux, pour
faire spectacle à cette sauce-là !
Qu’il puisse y avoir une nouvelle approche du texte écrit, une sorte
d’arborescence documentaire, pourquoi pas ? Mais prenons un exemple
concret, un livre de Julien Gracq par exemple : le lecteur a-t-il vraiment
besoin d’un fonds documentaire ? Et là aussi n’est-on pas dans une
approche stérilisante, scolaire. Quel ennui respire ces petits fascicules
dédiés aux œuvres « au programme » de tel ou tel examen, quel
assassinat la plupart du temps ! Alors si utiliser les ressources du
numérique consiste à induire ce type de bruits ou des gadgets autour de
l’œuvre, non !
Quant à la question de l’œuvre en cours, du fameux work in progress, la mutation permanente du texte, de ses avatars :
à manier avec la plus grande précaution ! L’atelier peut-il supporter l’intrusion,
le laboratoire de développement peut-il tolérer l’exposition à la lumière,
c’est toute la question.
Détournement
On (se) détourne de l’œuvre et de l’expérience de l’œuvre par la glose,
l’appareil, le commentaire à perte de vue.... Autre expérience, hier soir en
visionnant un DVD, au programme a priori très attirant : quelques œuvres-phares
de la musique du XXe siècle, commentées par quelqu’un de grande
réputation, le chef d’orchestre Simon Rattle. Las ! Un discours totalement
creux, ennuyeux, stérile, des bouts d’œuvres (une pincée de Debussy, un zeste de
Boulez, un chouia de Messiaen et quelques mesures de Takemitsu) et cerises sur
le gâteau, à part quelques très rares plongées sur l’orchestre en train de
jouer (pourtant très bien !), les dites œuvres, un flot d’images kitsch,
chevaux au galop faisant gicler l’eau d’un étang, couchers de soleil, vols d’oiseaux.
Mais de qui se moque-t-on ! Édulcoration, affadissement, détournement.
Il suffit de penser, par opposition, à ce que fait un Léonard Bernstein, à
partir de la même visée. Il joue l’œuvre (quelle idée !), donne à voir les
solos de chaque instrument, on ne quitte pas l’orchestre un instant, le montage
est saisissant d’intelligence et de connaissance de la partition. Et Bernstein,
ensuite, commente brièvement l’œuvre, donne son contexte et l’éclaire,
vraiment, simplement, fortement.