« Une douleur de
phrase », en lisant Nicolas Pesquès, 9 et fin
Notion très importante p. 167 et qui ne semble pas avoir été énoncée
aussi clairement jusque là (dans Juliau,
V en tous cas) : « j’ai décéléré le train descriptif ». Car
au fond, c’est une des surprises de ce livre : il ne contient pas de « description »
au sens usuel du mot (si je me souviens bien du livre de Jacqueline de Romilly
sur la Montagne Sainte-Victoire, nombreuses y sont les descriptions au sens habituel
du mot). La confrontation avec la colline, le jaune, la perdrix ne passe pas
par la description, il s’agirait au contraire de l’éluder, d’y renoncer. Précisément
pour toutes les raisons énoncées précédemment dans ces notes de lecture, et
notamment par ce que les « mots séparent ». Et pourtant ce livre
donne à voir et beaucoup. Qu’est-ce donc qu’il donne à voir ? Un jeu de
forces, de couleurs, de formes, une figuration de l’abstrait si on peut oser
cette formulation un peu paradoxale. L’achevant je n’ai pratiquement aucune
idée de Juliau, mais j’ai d’intenses visions de jaune, de genêt, de perdrix,
cette perdrix jamais rencontrée dans la nature et pourtant désormais
durablement installée dans l’univers intérieur. Et cette image d’un arpenteur
qui ne marche pas ! Autrement dit, ce livre mine aussi la notion d’image
ou plutôt force le lecteur à admettre l’idée d’images paradoxales et qui
pourtant ne sont pas des chimères, car ce ne sont pas des raboutages plus ou
moins arbitraires, ni des constructions purement imaginaires. Elles résultent
de la claire conscience de la complexité irréductible du vivant, confrontée à l’extrême
limitation de la langue pour commencer même à en rendre compte.
« J5 faisant semblant de changer de sujet [...] comme si les yeux
pouvaient toucher à autre chose qu’à la vue » (de nouveau un écho avec le
travail de Jean-Luc Parant ?)
Il y a bien fusion et déchirement, en même temps « de ça, qui fusionne et
déchire, jaune est un rendu possible » (180). Est-ce à dire que jaune est
un artifice (il semble que le doute en vienne parfois au poète) : sans
doute non parce qu’il est travaillé, abordé avec une détermination intense,
forte de nombreuses années de confrontation à la colline qui permet de déjouer
les pièges de la facilité et parce qu’il est plus abstrait notamment pour le
lecteur qui ne voit rien, donc il demande un surcroit de tension pour entrer
dans le champ du poème (il semble qu’il y ait une différence entre visualiser
intérieurement une colline, même peu ou pas décrite et visualiser un jaune ?)
Pour terminer cette traversée en neuf temps de La Face nord de Juliau, V, ce poème (182) qui semble très
emblématique :
tout à côté dedans, intouchable
le plus jaune du jaune
une douleur de phrase
et une réfutation de ce qui pourrait ne pas avoir
d’apparence
…
douleur qui ne sera ni incorporelle ni hors-langue
ni à l’intérieur de l’expression
Débaptiser « H » :
En lisant Pierre Le Pillouër, 9 et fin
On approche de la fin de partie (comme dans une fugue, quand tout se
resserre dans la strette avant l'accord final), mais il y a encore bien des fusées à
tirer. Par exemple : « le processus qui aboutit à une découverte exige [...] la faculté d’acquiescement
qui consiste à laisser venir et tutoyer sans crainte le moment crucial entre
tous… celui de la grande Bêtise [oh comme, souvent, lisant PLP lisant Rimbaud,
en écrivant, je les ai senti poindre sous mon crayon l’Anerie monumentale, la
Crétinerie inqualifiable, la bourde gourde. Car quoi ? Il faut oser
(surtout quand on n’est pas du sérail, hein, Pierre ?)]. Et c’est quoi le
risque auquel s’affronter : et bien prendre le texte au pied de la lettre (sous
titre du livre, journal de lecture à la
lettre des Illuminations), alors que jusqu’à présent « personne n’a
osé venir sur le plan de la simple Littéralité (121).
Alors, on « solde » ? (laquelle Illumination, soit dit en
passant, lue dans le contexte actuel, est hallucinante d’actualité).
A l’abri de l’assertion-bouclier qu’il n’a « presque pas eu peur d’être
con comme la Lune » (mais c’est dit comme chante un enfant dans le noir,
pour se rassurer), l’horrible traducteur s’enhardit
et brosse un portrait de Rimbaud en roi de carte à jouer, celui du Haut, « érudit,
savant et sage » et celui du Bas qui dégoise en « sabots » et « grogne ».
Au passage une petite allusion pertinente à l’école de Palo Alto (l’auteur n’est
pas sans ressources, y compris savantes) mais le but de tout ça est de dévoiler
une intuition majeure : « la profonde intrication spirituelle et
temporelle des deux œuvres (Illuminations
et Une saison en enfer).
Le livre aborde de nouveau, on sait maintenant que c’est cylique, aux rives de
la dé-raison et on comprend le vœu de Pierre le Pillouër que « son errance
infiniment assoiffante, puisse s’arrêter.
Mais n’est-ce pas un des magnifiques paradoxes de ce livre que de montrer que l’explication
même lumineuse, rend l’œuvre encore plus mystérieuse, profonde. Que l’illumination
à la fois révèle et éblouit, donne à voir et désarme la vue ?
Et il y a bien processus d’illumination qui arrive à une acmé à la page 131 :
les épis épars sont rassemblés dans la pâte d’un pain, la « preuve des
pieuvres », à 5 heures du matin
(une bonne heure pour faire du pain), un court passage de « Mouvements »
permettant de reconduire, ensemble, tous les éléments avancés auparavant et
donc… de trouver Hortense !
Vraiment enhardi, dans l’aura de la découverte, PLP y va de sa petite idée sur
la fameuse interruption de l’écriture (il met ça en note ! pour atténuer
le culot ?). L’adieu à l’écriture pourrait être ainsi repensé :
Rimbaud n’a-t-il pas « clos son œuvre parce qu’il la savait prête à une
nouvelle éclosion ? » (133).
Feu d’artifice final (le lecteur à la tête un peu farcie, c’est un veau), avec
le retour, encore une fois, à « H » qui « exhibe un propos ″érotique″
envahissant, mais nous parle d’Eau en douce et en force, c’est-à-dire de l’écriture,
la Monstresse ». C’est l’Hydre, animal mythique qui « donne une image
adéquate de la structure même des Illuminations ».
Et trouver H, c’est s’attaquer à
toutes ses têtes et surtout de couper » l’infiniment repoussant » de « l’œuvre
dévorante ». Où l’on voit bien de nouveau quelle affaire extrêmement
dangereuse s’est jouée là et qui aurait pu être fatale, sans l'arme (tranchante ?) du livre
pour la rapporter.
Je ferme trouver Hortense. Je sais que je suis très loin d’avoir tout compris, tant le livre
est dense, complexe, fourmillant. Mais je sais aussique j’ai fait/vécu une lecture hors
du commun, à maints égards. Cette empoignade à bras le corps d’un texte
terrible, magnifique et énigmatique, porté aux nues et quasi intouchable a
quelque chose de bouleversant. Émotivement à cause de l’enjeu (de vie, de mort,
de folie), mais bouleversant aussi dans le sens qu’il dynamite bien des idées
reçues et présupposées. Bouleversant par ce que l’auteur donne à voir de sa quête,
de sa gravité, de sa nécessité et qu’il démontre à quel point une œuvre peut
changer une vie (à l’heure où il semblerait que l’on puisse rendre optionnelle l’étude de la littérature
dans la fin du cursus scolaire !), à quel point une œuvre peut être une
école (une échelle de Jacob presque) pour grandir, sur tous les plans.
Il faut se garder de dire qu’il y a un inconscient du texte (ce serait
con-sciant) mais en revanche les Illuminations
comme tous les grandes œuvres, parlent haut et fort à l’inconscient de chaque
lecteur et Pierre Le Pillouër, par son métier, sa formation et son côtoiement
quotidien de la détresse psychique est particulièrement apte à percevoir cette
dimension et à en restituer quelque chose.
Alors la lettre H du titre, on a envie de la
voler à Hortense pour le donner à Humain. Parce que le livre rend Rimbaud extraordinairement humain (mais sans le rabaisser, au contraire, sa dimension "au-delà de l’humain
d’aujourd’hui " est très perceptible), parce que Pierre Le Pillouër a eu le courage de vivre
puis de dévoiler une confrontation à cette œuvre-là (l’intouchable, le Saint
Sacrement des doctes, mais aussi des pairs et des pères), de tisser (un peu) de sa
propre vie avec les Illuminations. Et
ce faisant, faire… [peur de le dire mais Pierre Le Pillouër n’apprend-il pas à
aller aux bord de la grande Bêtise…] de Rimbaud un frère et de l’auteur un
Pierre à briquet, un éclaireur qui entraîne dans un vrai signe de piste dans « l’épaisseur
amazonienne » des Illuminations.
Lire, c’est vivre.
©florence trocmé