Fourcade et Poussin
Cette manière qu’a Fourcade de traiter les morts comme s’ils étaient non
seulement là mais ayant besoin de nos soins. Il voudrait que Saskia, sa
petite-fille, prenne René Char dans ses bras (« Char, prends-le dans tes
bras Saskia/il en a tant besoin, son corps est atrocement meurtri cette année,
atrocement menti »), il voudrait que son amie grande poète américaine
fasse du bien à Nicolas Poussin : « celle à qui j’ai indiqué Poussin
dès février, avec le plus d’insistance. Presque chaque jour de ces trois mois
je les ai recommandés l’un à l’autre, Poussin et elle convaincu qu’ils
pouvaient se faire énormément de bien. » (24) Que j’aimerais parfois
prendre dans mes bras, mais n’est-ce pas ce que nous faisons les lisant,
Michaux ou Milosz, Nerval ou Dadelsen !
En effet, en plus des deux parties, Char et Saskia déjà
évoquées, il y a un post-scriptum, (placé en tête du livre !) et qui est
en quelque sorte l’histoire du livre, la découverte du titre dans l’exposition « Poussin
and Nature » à New York, et la claire conscience du « ressort »
que la découverte de ce titre donne au livre.
Cria cuervos
Epouvantails des jours durant perchés sur les corniches, corneilles
criallantes entées dans la chair même du cœur ouvert – ces cris, ces crissements, ces sarcasmes,
plaintes agressantes modulées en tirs, armes rouges, armes blanches ou noires,
dentées, crantées – touchent au vif, dans le vif opèrent la faille, découpent
net la béance, baille en gouffre, avaloir insatiable – gorgone, gargouille,
grotesque, goitre gobeur, garcisant toute joie – destruction du doux, laminage
du sourire, essorage du tendre, arasage de l’espoir – énergie limée, limaille
par limaille corrodée, décapée, émoussée – faire de chaque pas proie, de tout
désir captation, de l’ailleurs un ici mortel – cria cuervos.
Revenant à Fourcade
« Pourquoi dans l’exposition et pourquoi citoyen ? Parce que
tout fermentait sur tout » (25)[curieusement cela me fait penser à Pierre
Michon disant que dans un moment d’écriture intense, quand il trouve la voie
vers Vies minuscules, tous les
passants lui semblent des personnages de Vélasquez].
Ces états particuliers où tout fermente, où tout résonne, où tout s’assemble et
prend sens du voisinage, comme si chacun appelait et trouvait chacun, chacun
qui est multiple, multitude. Et l’exact inverse, quand esprit et cœur
solidement alliés s’essaient à maintes animations voire résurrections et que
tout, absolument tout, demeure inerte, plat, gris, vide, dans l’absence de
relation, de joie, de désir. Rien ne fermente, ne germe, ne jaillit.
citizen do
« Dans la réalisation d’un artiste s’accomplit une obligation
cruelle et amorale, celle de faire à fond les choses et coûte que coûte, devoir
lui-même lié à l’obsession de transcrire l’humanité, des bribes d’elle au
moins, passions, foudres, dégâts en réseau, tâche citoyenne entre toutes, avec
le plus d’art possible pour le plus de vérité possible, fut-ce celle d’un bleu
estropié » (26), texte essentiel qui résonne comme un manifeste !
Retour sur le titre. Citizen, citoyen, la référence à Orson Welles est bien là,
énoncée. Citizen do : « quatre
syllabes imprévues de jeunesse » et « la première de la gamme de mon
nom ». J’avais bien entendu le do, la note, mais n’étais pas sûre que, car
do c’est aussi l’abréviation de Dominique bien entendu et mon obsession de la
musique pourrait me faire prendre do pour do. Mais do est aussi do et j’en suis
profondément heureuse. Cela renforce un très étrange sentiment d’intimité avec
ce livre.