En écho avec les intuitions récentes concernant Thierry
Martin-Scherrer et de façon plus générale à propos de l’influence que peut
avoir la passion musicale sur la
pensée, cette phrase extraite du beau livre de François Noudelmann, Le toucher des philosophes (Gallimard,
2008), livre dans lequel il interroge la pratique musicale de Sartre, Nietzsche
et Roland Barthes :
« la pratique du piano les a accompagnés, même quand
ils n’en jouaient pas car elle constitue une disposition : une réceptivité
à des corporéités sonores, imaginaires et instables qui débordent les
significations [ce qui leur a permis] de penser, rythmer, entendre et toucher
autrement le monde » (p. 177).
Remarque que je rapproche aussi de certaines des analyses d’Yves
Bonnefoy dans son livre Notre Besoin de Rimbaud (le Seuil, 2009). « Sous
le moi est un ″je″ qui, à l’amont du recours aux mots, garde le sujet parlant
au contact de façons d’être au monde perdues de vue par la pensée ordinaire ».
(p. 28)
Yves Bonnefoy fait sans doute ici allusion aux expériences
de l’enfant d’avant le langage, à cet informe, in-informé, informel encore du
monde, mystérieux, inentamable, pas encore classifiable, impossible à mettre en
coupe. Donc à couper de soi ou dont on se coupe. La visée de la poésie serait d’entrer
en contact à nouveau avec ces contrées intérieures-là qui sont entièrement
occultées, masquées par la conscience claire et la raison, par la formalisation
induite par le recours aux mots, la logique et tout l’acquis, notamment l’acquis
de la formation intellectuelle. Jamais ou si peu de place pour le pulsionnel, l’indifférencié,
l’expérience du contact avec la réalité, en direct et sans médiateurs. Toujours
des filtres, des voiles, une interposition.
Le rapprochement que j’imagine ici vient du fait qu’il me semble que la visée de Thierry
Martin-Scherrer est en partie du même ordre que celle dont parle ici Yves
Bonnefoy, mais que pour lui le moyen de déjouer ce que Bonnefoy regroupe
souvent sous le terme de conceptuel,
est la musique. La musique qui permet, notamment via ces musiques originaires, entendues très tôt, de
lever ces voiles, d’aller sous le moi. Musiques originaires qui si elles ont indéniablement une fonction que l’on
pourrait baptiser « petite madeleine » permettant de retrouver des scènes ou des
sensations oubliées ont une fonction plus profonde encore, remettre le moi d’aujourd’hui
en contact avec ce je originel, ce je au contact direct du monde, de la réalité
et de ses sensations, avant que la chape des mots et des concepts ne se soit tombée sur lui.