lire.2. chimère
Dans l’acte de lire, deux entités, le livre (et son auteur ?) et le
lecteur. Entre les deux, un espace, un interstice neutre mais sujet à polarisation.
S’instaure une bipolarité, émissions du livre vers le lecteur, émissions du
lecteur vers le livre. Cet espace est mobile et extrêmement fragile. Il doit
pouvoir être réglé finement, agrandi, rétréci, lové, plus ouvert, plus fermé ;
inatteignable ici, il peut être plus vulnérable là. Il est très sensible à ce
qui est émis par le contexte, personnes, lieux, ambiances. Il est la résultante
des deux forces en présence, le livre et son auteur d’une part et le lecteur,
sa polarisation captante ou son indisponibilité indifférente, voire son rejet
agressif. Comme dans la relation entre deux personnes, il se crée une sorte de
chimère – ou plus précisément, pour une pleine lecture, il doit se créer une
chimère, espace particulier d’enfantement duel, espace de rencontres où deux
consciences, deux imaginaires, deux pensées et deux inconscients se
(re)trouvent, fusionnent et divergent en produisant une énergie nouvelle.
Cet espace, cette chimère sont fragiles, éphémères. La chimère se forme assez
naturellement, aujourd’hui encore, dans les conditions ancestrales de la
lecture : un volume ouvert entre les mains, un regard qui suit les lignes,
une personne qui tourne les pages. Mais peut-elle se former entre un appareil
électronique et un être humain ? Si non, pourquoi ? Si oui, à quelle
condition ? Voilà une des questions posées par la lecture sur écran ou sur
appareil électronique mobile.
En refermant le livre, je replie la chimère, je la renferme dans le livre où
elle n’était pas auparavant, mais dont elle fait désormais partie. Le livre va
garder trace de la chimère, fantôme de fantôme ! Un écran ne peut,
semble-t-il, endosser ce rôle, devenir l’armoire ou la tombe de la chimère de
lecture. Peut-être cela tient-il au fait qu’il accueille tous les textes, de
façon indifférenciée et in-différente : un texte chasse l’autre, une
chimère, s’il elle parvenait à se créer, l’autre. Il n’y a pas place pour la
survivance de la chimère, hors la conscience du lecteur. Est-ce suffisant pour
la survivance du texte ?
©florence trocmé