Journal de lecture de La Main de Sable de Laurent Margantin,
1ère série
La Main de sable est un livre numérique, publié
par publie.net. C’est aussi ma première véritable expérience de lecture sur
l’iPad.
Je trouve ce type de lecture très agréable, le texte est de très bonne
dimension, la surface de la page est généreuse, la tourne des plus fluide.
Instants tanés
D’abord un assez mauvais jeu de mots mais qui convient à l’impression
produite par certains de ces textes, si on joue sur l’ambiguïté créée par le
jeu de mots : des instants tannés et pour ce tanner, appliqué à des instants prélevés dans le cours du temps ou
dans la mémoire, on peut sans doute prendre diverses acceptions du mot. Il y a
en tous cas l’idée d’une « prise », souvenirs, états, situations,
portraits dont on ne sait s’ils concernent la même personne ou plusieurs, lieux
souvent magnifiquement décrits, avec une grande puissance d’évocation bien que
le vocabulaire soit sobre. Mais tout cela avec une distance, non pas une
froideur, elle est apparente seulement, mais donnant tout de même par moment le
sentiment que ce qui est considéré est placé sur une table de dissection.
→il y a des fondus enchaînés, à l’intérieur même des textes, on bouge dans le
flux temporel, on passe de l’hier à l’aujourd’hui, par glissements souvent
presqu’imperceptibles
Composition
Chaque texte, bref, un ou deux
feuillets, est précédé d’un titre, un mot unique, sans article, précédé d’un
slash.
/lieux ; (des signes)
« on était pareil à un de ses insectes
tapis dans l’ombre en attendant que la nuit vienne » (44) : position
de l’écrivain, sans doute pas, mais cette idée tout de même d’une sorte de
guet, souvent. Pas du tout dans le registre voyeur, non dans celui qui attend
des signes plutôt. Des signaux épars pour composer un ensemble.
→Allers et retours incessants entre présent et passé, même si les textes me
semblent être tous à l’imparfait (sans doute une des raisons de l’effet de
distance évoqué plus haut). Le livre est composé de textes (dire textes pour l’instant, car ils sont de nature
à mon avis différentes) brefs, avec un titre appuyé sur un slash, formé d’un
mot unique sans article, le même titre pouvant revenir comme « /maison »
par exemple, ces textes sont à l’imparfait donc et à la troisième personne.
/revenants
(un processus de révélation)
→le terme de « revenants » (45) me semble important. Il y a
quelque chose de très fort, dans l’ordre d’un processus de révélation (au sens
photographique) et de réanimation (au sens du réveil du conte de fée presque)
d’un passé. Il est bien réactivé mais demeure mort, passé, comme les revenants,
les fantômes, ce qui nimbe le livre d’une aura très particulière, très prenante
et belle. Il y aurait re-visitation d’ailleurs et d’autrefois par coups de
sonde, chacun des textes
« Il n’y avait pour lui de vie possible que dans ces demeures abandonnées
un jour, et dont la vie intérieure avait été démolie » (46).
→Le présent est disqualifié, il n’existe pas, il est dévitalisé, seul le passé
est habité et recherché par l’écriture.
Parfois, sans peser car rare, un texte qui peut être pris comme une
dénonciation ou une satire à propos des pratiques contemporaines (48)
/colombe
(un conte)
→Très curieuse insertion d’un conte (50), on pense à Ariane dans le
labyrinthe, on pense à Eurydice, on pense surtout à tous les contes du Nord,
Andersen, Grimm, etc.
Du temps et de la ruine
→Il y a bien une quête de l’avant (Proust et Quignard passent en
fantômes mais très évanescents, vagues)
→tout tourne autour de la réminiscence, même la scène de rue de l’homme au
téléphone portable, en conversation avec un ancien amour : « le passé
avait raccroché au bout du fil » : sentiment que le passé raccroche à
chaque fin de texte mais décroche aussi à chaque nouveau texte (52). Chaque
texte donne le sentiment d’un trajet temporel.
→Il y a quelque chose d’une ruine,
ici, d’une fin du monde, avec des effets palimpsestes et des fondus
enchaînés : « il fallait que des mondes divers fussent superposés
sans jamais se toucher » (54) – je pense ici aussi à ce récit qui m’avait
fait si forte impression, Le Mur
invisible de Marlène Haushofer. Une catastrophe a eu lieu et tout est comme
vitrifié. L’écriture est
travaillée pour donner ce sentiment de ruine, de vitrification.
→le livre est traversé par de curieuses figures, semi-fantastiques (influences
du romantisme allemand ?), comme ces « innomés » de la page 55.
→Atmosphère de fin du monde, d’écroulement, de poussière, poussière seul reste
de ce qui fut, personnel et général, mondes évanouis, écroulés, disparus. Écroulés
plus qu’engloutis, la matière-maître ici me semble plutôt celle des
constructions, pierre, bois, délités.
Travail sur le temps historique aussi avec une position du rédacteur qui varie,
mais qui peut aller dans le sens d’une projection vers un futur imaginé et
post-catastrophique.
/Innomés
& /noms
→Très belle évocation de la formation des noms, avec ces innommés, qui sont identifiés par leur
fonction ou une caractéristique, « tailler des haies » ou « boire
cul sec », qui finiront pas leur coller à la peau et devenir des noms dits
propres, dont il faudra de nouveau s’échapper pour vivre ce qui semble
l’esquisse d’une utopie, un monde sans nom. (Sans mots ?). En effet les innommés attestent d’une volonté
d’anonymisation, dans un climat qui est celui de l’utopie mais aussi de la
satire. Il s’agit de « brouiller les pistes et ainsi de rester innommables »
(58)
→La page « /éveil » me semble très importante mais elle est aussi en
partie énigmatique, à ce stade de la lecture. Mais je note des récurrences de
thèmes, comme « /maison » ou comme ce conte de la colombe qui revient
périodiquement. On verra s’il a une fonction propre et s’il mute au fur et à
mesure du livre. Dans la page « /éveil » en effet il y a bien
évocation de la « condamnation à nommer, la malédiction ancienne ».
Il est question aussi un peu plus loin de « parole et écriture :
dimension circulaire et obsessionnelle » : question du nom, dimension
obsessionnelle, on est confronté ici à quelques unes des problématiques sans
doute les plus fortes de l’écrivain.
/langue
(et langues)
« /langue » : me touche profondément car fait allusion à
l’apprentissage, du moins je le suppose, de l’allemand et à cette extradition
dans un ailleurs par le biais de cet apprentissage qui permet de « rompre
avec l’emprise des noms et des images de l’enfance ».
Il s’agit de « passer dans l’autre langue », bien souligner le dans, ce n’est pas à l’autre langue, c’est entrer dans l’autre langue. La question des
deux langues est sans doute très importante dans la vie et le travail de
Laurent Margantin. (62)
Quelque chose de légendaire
→et voici en effet, comme dit plus haut, la première réapparition du
conte de la princesse à la colombe, p. 69
On trouve aussi ici ou là comme des petites légendes, ainsi de l’histoire de la
vie inversée, l’homme naissant vieux et rajeunissant jusqu’à la naissance.
→double question de la trace et du mouvement, avec des textes souvent axés sur
une problématique ontologique ou métaphysiques mais toujours médiatisée par une
situation concrète, une sorte de tableau.
→nombreux personnages dans le refus, notamment de participer à la vie commune
« refus de participer à la ronde ambiante » (80)
→il y a sans doute de l’autobiographique, de façon intense même, dans ces
textes mais « traité » d’une manière très particulière, comme
blanchi.
→85, /journaux, préfiguration d’un
avenir proche, terrible texte, très lucide. →du légendaire, en effet avec la
chute de « /quartier » : « un long voyage dans un pays
légendaire ».
Divers registres
→les textes appartiennent à des registres très différents, du souvenir
apparemment autobiographique à la mini-satire sociale, du croquis au portrait,
de l’évocation au conte, à la légende, voire sans doute à des récits de rêve,
mais tous concourent à un même sentiment de désolation, de poussière, de temps
mort
→nouvelle réapparition de la princesse, dans « /faim », (89)
/couteau
(peut-être un art poétique ?)
« / couteau », l’évocation de cette syntaxe « à couper au
couteau » me fait penser à la langue allemande. Il y a là aussi peut-être
un art poétique : « il fallait savoir écrire au couteau, comme
d’autres peignent. Joindre des éléments a priori disparates mais qui se
rejoignaient par leurs bords tranchants [qu’est ce qui est évoqué ici si ce
n’est précisément, sans doute, la technique de composition du livre. J’écrivais
ce matin à Auxeméry : J’aime voir
naître quelque chose progressivement de cette lecture, c’est une impression
rarement éprouvée, de quelque chose, que je ne peux encore définir et qui se
forme petit à petit, de ces approches multiples, qui semblent disparates mais
bien évidemment ne le sont pas]. Comme la chair des mots coupés était
encore fraîche, la greffe prenait vite, en l’espace de quelques secondes. De
l’opération un organisme pouvait apparaître, même minuscule [et moi qui parlais
d’une entité naissante].
/draps
« /draps », 99, très beau texte, poignant, emblématique, que
je vais publier dans l’anthologie permanente sans doute : « certaines
matières alors conservaient quelque trace des corps morts : pellicule,
tissu, quoi encore ? » eh bien, oui, sans doute, suggéré
subliminalement le livre, le texte. Et comme un effet comme pourrait dire effet Suaire.
« /villa », 102, sans doute un récit de rêve, un rêve très
retravaillé. Ai pensé parfois, curieusement, à Piranèse, en lisant ces pages. Sans
doute pour l’alliance ruine et labyrinthe ?
à suivre....
©Florence Trocmé