Journal de lecture de Plaie,
d’Antoine Emaz, paru tout récemment chez Tarabuste, avec des encres de Djamel
Meskache. (Entre le 14 et le 20 juin 2010)
son & sens
Le son engendre souvent l’effet, qui n’est pas un effet au sens d’une
ficelle mais une action quasi physique, les mots venant toucher, de façon assez mystérieuse et difficile à définir, quelque
chose du corps du lecteur : « le ciel/une presse », ces ″ai″,
ces ″ss″, accablent « la soute d’être » (p. 9)
Tous les champs de la chute et de la brûlure, enlacés.
Une forme dynamique essentielle, presque animale « on se serre sur/ce
qu’il reste du cœur ».
Mise À Nu Du Ressenti
Avec Antoine Emaz, sensation de mise à nu d’un ressenti mais un ressenti
qui prend une dimension universelle et quasiment ontologique, qui met en
contact en quelque sorte avec l’être ″brut de décoffrage″. Le sentiment très
particulier à partir de ces mots si simples, de cet apparent dénuement du
texte, d’être « sur zone », là où bat l’humain, où il bat et se bat,
avec notamment l’asthénie, le découragement, le manque d’énergie (cruciale
question dans l’œuvre et la vie d’Antoine Emaz), là aussi où il se racle
pour trouver encore du combustible. Il est d’ailleurs beaucoup question de
« feu » et de « cendres ».
Il y a une justesse saisissante de certaines formulations, jamais lues me
semble-t-il : « la mémoire/paquet de colle/coagulée ».
écrire pour survivre à
Il y a comme une alliance des mots et de l’écriture avec la survie, un
déplacement à « tâtons lents ». Il dit bien le « retour /
possible pénible /vers les mots » (17) et un peu plus loin parle de drain,
comme si l’écriture avait une fonction vitale, d’aider à assainir la plaie, la
vider de son pus, même si « la mort/on en emporte une part / avant
l’heure »
les dessins de djamel meskache
Des dessins qui ponctuent les différentes sections de
Plaie et qui pour une
fois (c’est assez rare, il y a le plus souvent « illustration » au
mieux, simple juxtaposition le plus souvent) entrent en résonance profonde avec
les mots d’Antoine Emaz, permettent de les re-projeter dans ces taches d’encre
et de les refondre au noir en quelque sorte.
livre de poésie
bien évidemment, oh combien, que Plaie, qui s’attelle à reconstruire la « charpie de
langue », non pendant, mais après, à partir de l’épreuve, la blessure (23)
parce que le « n’importe comment / hors / dedans » est une limite,
mais non tangible, plutôt une sorte de marais, de marasme, de marécage,
auxquels la langue doit se confronter. Il s’agit de sortir de cet informel du
marasme. (23) (pour lire la suite cliquer sur le lien ci-dessous)
emaz, concentration extrême
A force d’être creusée, l’économie de moyens d’Antoine Emaz atteint
souvent à une concentration extrême, stupéfiante : « le temps / pas
vite », 2 vers, 4 mots, des résonances innombrables, quelque chose qui
bouleverse... (24) et qui là encore, rencontre très en profondeur l’expérience
humaine essentielle.
poésie, travail de résistance
Résister, même si « poésie usée à cœur / juste dire / seul / pour
n’être pas tout à fait seul » (26)
Tout le conceptuel est gommé même si on sent qu’il y a une pensée active
derrière les mots. On n’est pas ici dans du vague psychologique. On a le
sentiment d’être devant ce qui peut rester d’une opération drastique de
réduction et du coup en présence d’un dire extrêmement concentré, et chargé en
énergie – on pense ici à ces noyaux de matière dont on dit qu’ils ont une
densité et un poids extrême, malgré leur taille infinitésimale, à ces énergies
considérables contenues dans des têtes d’épingle.
construction
Alternance de constatations, presque statiques, même si chez Antoine
Emaz, on sent toujours, sous-jacente, une tension dynamique et cette dernière
orientée quasi systématique dans le sens de la vie, très rarement dans le sens
de la mort. Quand elle s’oriente vers la mort, elle est souvent récupérée et
retournée à même le poème, dans l’autre sens. Tirée par la langue, en
tirant sur les mots (on pense au titre récent de James Sacré) dans
l’autre sens, le seul qui fonde la poésie, la rende possible pour Antoine Emaz.
Des constats d’états, à la précision clinique, mais aussi de loin en loin une
scène de vie saisie comme par un appareil photographique (on est là, un matin,
devant l’évier, envie de vomir, sentiment de l’immensité du jour à venir (26)
Il y aussi semble-t-il comme une tresse de motifs, la plaie, la résistance, la
tentative de soin à soi, construction par flux coexistants qui rappellent
d’autres livres d’Antoine Emaz.
progression
On a le sentiment, même dans les quarante premières pages, les seules
lues jusqu’à présent, d’une progression, là aussi d’une dynamique
sous-jacente, très loin du ressassement de tant d’œuvres contemporaines. Et
même si « va la vie/dans la gélatine du temps », précisément, elle
va, comme la poésie d’Antoine Emaz. On est parti du point initial, non nommé,
non précisé, le trou noir d’origine, la blessure qui occasionne la plaie et
on est témoin de la lutte pour et contre : « à chaque passage / on
gagne quelques mots / pour colmater / un peu. »
→Le livre est l’histoire d’une douleur et de sa très lente réparation. Il dit
le recours aux mots pour cela mais aussi la lutte avec les mots. Il s’agit de
nommer mais aussi d’éviter, de dire mais aussi d’oublier, mots alliés et mots
ennemis. Il faut sans cesse se situer dans l’entre deux de cette tension-là, en
toute connaissance de sa dangerosité, pour la poésie et pour l’être. Ces
quelques mots oui, mais de haute lutte, c’est « cher payé » car ils
œuvrent à la fois pour et contre. (Et il semble bien que l’on soit là au cœur
du travail poétique comme chez Pesquès où devant la difficulté à nommer, à user
du langage pour dire l’expérience, il n’y a comme seuls recours que ceux-là
même qui sont aussi les plus redoutables ennemis, les mots, la parole. Avec les
mots tout peut rebasculer.
La page 36 pourrait aussi à mon sens « décrire » parfaitement une séance
d’analyse.
à chaque passage
on gagne quelques mots
pour colmater
un peu
c’est cher payé
à chaque fois
on embarque aussi
une large vague de peur
antoine emaz, douleur
Encore une trouvaille magnifique : « il faudrait interdire /
l’arrière-tête »
→le livre parle de toute douleur. On ne sait pas quelle est la nature de la
douleur qui a engendré ce livre et au fond peu importe ou même tant mieux. Car
elle en devient universelle et elle peut s’appeler deuil, rupture, échec,
ruine, ces mots-là la décrivent sans la préciser de façon individuée
les taches de djamel meskache
Et encore une fois, coup de génie éditorial des taches de Djamel
Meskache en ouverture de chaque nouvelle séquence – on lit la tache comme un
poème, on regarde le poème comme une tache. A la fois personnels et peu
caractérisés, ils acquièrent résonances et profondeur
laisser se lire en soi
On aimerait aller plus avant dans cette lecture maintenant. Mais on sait
qu’il faut fermer le livre pour se garder totalement réceptif et sensible à
chaque poème, à ce qu’il émet (qui n’a rien de ténu, soyons clair !). Ici
il s’agit plutôt de l’incapacité du lecteur à rester longuement totalement
capteur :
Une économie de l’écriture
l’économie de l’écriture d’Antoine Emaz, économie au double sens du mot,
du peu d’une part et de la gestion des énergies d’autre part, les tensions,
dé-tensions, etc.
Antoine Emaz, syntaxe
Donne à réfléchir aussi sur la syntaxe, en liaison avec la douleur, sur
le futur que l’on caresse avec espoir, sur le présent du « pour l’heure ».
Bonheur de trouver p. 47 mon expression chérie : « sur zone ».
une stratégie avec les mots
Très passionnant cet usage qu’il en fait, il y a l’apparition de
« chemins de langue » et « le balisage des zones dangereuses »
(47), car il nous le dit clairement « les mots sont au travail »
« on les entend s’affairer/recoudre la nuit ».
Le poème prend sa propre matière pour sujet et en même temps le dépasse. Fait
de mots, il parle de mots. Ce serait un peu comme un miroir qui se regarderait
meskache
Le dessin de Djamel Meskache qui ouvre la section V est particulièrement
bienvenu en face du poème dur qui lui fait face avec ces « dents »
« crochant la tête ».
→Changement de rythme soudain dans le séquencement du livre, plusieurs sections
très courtes. Le rythme est aussi dans la construction du livre et il faudra en
refaire une lecture rapide, suivie.
énergie
p. 67, toujours ce même combat qui se présente en termes d’énergies
« retrouver non des forces / mais du nerf / des défenses
« la marée du rien »
Formule saisissante à nouveau « la marée haute du rien ».
Lisant cela, je corrèle immédiatement et comme naturellement (là, la force de
l’image) certains visions de plage à marée haute et certaines sensations
psychiques mais aussi quasi métaphysiques de vide plein et de plein vide.
Quelque chose aussi qui a à voir avec la saturation ou l’obnubilation. Mais il
n’est pas ici question de rendu clinique d’états psychiques. Cela va bien
au-delà.
combat
toujours oui, encore, le combat avec les mots, ceux-là qu’il faut éviter
à tout prix mais qu’on ne peut chasser qu’avec des mots, le chassé et le
chasseur sont une seule et même chose.
« mais tenir ça épuise » et alors « même plus la force / de
soulever des comme » (69), c’est un recours qui se dérobe, la langue est
défaite, inopérante, « elle patine / sur la vie brusque brute tue
fermée » : rare accumulation de qualificatifs qui chacun ouvre une
direction. Il y a empêchement, oblitération. Ce qui est arrivé bloque l’énonciation,
sidère encore en partie, la parole doit être retrouvée, petit à petit, très
lentement, comme après un accident.
→il y a tout un processus de métamorphoses qui est passionnant à suivre, on a
le sentiment d’une entité qui se reforme sous les yeux, un dessin qui apparaît.
Ce serait le journal d’une douleur, pas de date, mais le temps très perceptible
« quand ça fera partie des choses / ce sera plus facile » (73)
De ce dépouillement total naît un très fort sentiment d’émotion.
les infinitifs
Les infinitifs, une façon discrète, comme au second degré, de se
convaincre, pas un impératif, non, mais l’indéfini de l’infinitif « ne pas
trop faire attendre la vie / devant » (74)
Ce livre est à la fois, en plus de toutes ses qualités littéraires un manuel de
résistance et une leçon de survie (et de courage), « un refus têtu / pas
de ce qui a eu lieu / mais d’être pris / dans le poids » (77)
froid
Revient la notion de froid (78) après son apparition dans les premières pages
et la nécessité de se réchauffer : « on tisonne / les bons
souvenirs » assortie de celle, très émazienne, de poser de « simples
diagnostics / exacts sûrs clairs » (80) et à ce sujet, on se dit qu’il
doit procéder ainsi par rapport à ce qu’il écrit, le scruter, le penser, le
peser, pour établir à ce sujet un diagnostic...
lutte
Lutte permanente en effet, tangible concrètement, dans tout le livre,
avec ce qui revient, il y a vraiment là quelque chose de palpable, de presque
matériel dans cette remontée malgré les « bouffées de vide » &
les « vagues d’obscur » (formulations presque romantiques pour A.
E. !)
L’écriture rend très bien compte, avec très peu de moyens apparents, de ce qui
est éprouvé « on reprend le quotidien / où on avait été laissé « (85),
elle rend compte sans emphase et de manière non spectaculaire mais efficace de
ces sortes de raptus par la douleur, son poids qui tire vers le fond, la
puissance des forces passives et la difficulté à mettre en branle les forces
contraires. Parfois par décision, parfois par évitement du plus douloureux.
des trajets
Très souvent, malgré la brièveté des poèmes sentiment d’un trajet
emprunté par le texte, ce qui lui donne mouvement, forme et tension (on peut
dire cela aussi du livre entier). On part d’un point souvent très sombre, un
constat et on va sinon vers le mieux, du moins vers du plus clair et vers la
possibilité d’une décision ou d’une remise en route, tout ça se jouant au
millimètre ce que traduit parfaitement une écriture qui est sans doute dosée au
milligramme. (85).
la matérialité
« pouvoir faire la vaisselle / tranquille », confrontation
chez lui avec le réel trivial, celui de son quotidien dont il fait souvent part
dans le courrier aussi, comme partie prenante, sans distinguo, de la réalité et
même de la vie intérieure. Ici le réel trivial et l’enjambement, double effet
de grande force pour camper ce désir-là et la scène et dire l’ampleur du
travail de récupération à effectuer (86). Plus loin on trouvera une « poubelle
de futur ». Énoncé de la place de l’ordinaire du quotidien au cœur du
poème.
l’ennui
tout l’ennui d’ennui, tout l’ennui du chagrin, tout l’ennui de la
déprime, tout l’ennui du monde en 4 mots « compte-gouttes du
temps » !, manière si émazienne de condenser l’image, de matérialiser
l’abstraction aussi, il encarafe, empote les idées et les concepts. Et de filer
la métaphore à peine pour ouvrir le poème en chemin, le propulser vers la fin.
Le temps qui goutte → fond → fuit → suinte = ça finit par finir. Toute la
longueur d’un processus ramenée à huit vers (99)
Et toujours cet art de la formule d’autant plus forte qu’elle est brève et donc
assénable : « seul-sûr » (101)
Et il « faut tirer profond / pour passer les jours / sans voir / sauf être
en vie » (104)
Le livre, chaque poème, ressentis comme cet effort, un chemin dans l’effort, -
ce « tirer profond » est très concret - par l’écriture, l’écriture ici est active,
sur le corps et la pensée, de l’auteur et du lecteur. Elle fait quelque chose,
elle vous fait quelque chose.
les artifices
Très peu d’artifices, aucun même sans doute, chez Antoine Emaz, pas
d’histoires de blancs, de dispositions, de typographies, sa poésie est assez
forte pour n’avoir besoin d’aucun de ces recours, juste la découpe
(essentielle) des vers sur la feuille, le peu de mots, leur juste répartition
qui « pèse » autant que le choix des mots : « cette faille
noire // un couteau » [double interligne, la faille → la lame] (107)
se remettre à flot
Le livre est cette tentative pour « se remettre à flots »
(110) alors qu’on est échoué, la métaphore est sous-jacente, très souvent, chez
Antoine Emaz, pas explicitée mais suggérée, un bateau, une maison, un animal
(″influence″ de Reverdy ?)
Le livre est temps
Sentiment extrêmement fort que le livre est temps, livre pendule qui
donne le sentiment du temps, du temps qu’il faut et du temps qui passe ou ne
passe pas. Les « sensations » [comme disent les sportifs] sont
retrouvées, marcher sur le « gravier des mots », cela rassure.
Antoine Emaz en vient souvent à une sorte de sentence, presque une formule de
sagesse : « si on ne s’en sort pas tout seul / on n’en est pas
sorti » [fantôme de Gherasim
Luca ?] (118). Avec parfois une sorte de rejet, presque violent de la
présence des autres, de leur intrusion, des formules creuses. Mieux seul,
dirait-il !
inventaire de têtes
On pourrait dresser une sorte d’inventaire des formules émaziennes qui
associent la tête et un autre objet, de ses tandems à tête : caserne de
tête, bocal de tête (119) : de nouveau cette sorte de matérialisation,
d’incarnation presque de l’abstrait – domestication mais en cela que c’est
l’univers domestique qui souvent est convoqué, invoqué, celui des éviers, des
poubelles, des bocaux...
Parfois l’ambivalence de la formulation ouvre l’espace imaginaire (ce dernier
assez peu mis en jeu dans la lecture d’Antoine Emaz, qui ne suscite pas tant
d’images que des sensations, presque des pré-images en quelque sorte, des
formations intérieures d’avant les mots, ou là où les mots ne sont pas, plus,
pas encore possibles ?). Ambivalence par exemple de « on
revient / à la rame / d’un pays seul » : pays de la solitude,
pays dont on revient seul ? etc. (121)
connaissance
de la douleur
En plus de tout ce que j’ai déjà noté, le livre témoigne d’une immense connaissance
de la douleur et du travail de la douleur en chacun, et des processus de
cicatrisation. Presque parfois un cours de médecine urgentiste : La
fameuse Plaie, elle, finira « en ride / épaisse / bizarre » (124).
Ici pas l’ombre d’une complaisance, nulle part dans ces pages mais des
constats, et l’histoire d’une tentative de sortie de la souffrance, de l’épreuve,
une observation minutieuse de ce travail, par le travail poétique.
matérialisation des affects
Un aspect très intéressant chez Antoine Emaz, c’est cette façon qu’il a
de matérialiser très concrètement les affects, il en fait une matière, matière
première du poème certes mais ce qui est encore plus prenant, c’est la façon
dont il emploie des mots qui ont trait à la matière, terre, fer, béton,
gravier, eau, glace, pour décrire des ressentis, notamment les plus pesants ou
collants, d’une façon plus que convaincante. Il y a ce « bloc » à
travailler, qu’il faut « submerger, enterrer, embourber profond »
(133).
Cette fois, la tête est à la fois « cage » et « cave » à
« quatre murs d’os » (134)
Et quand il rend compte des « ratés de l’esquive », c’est presque une
chronique de sport ; « s’éviter / fatigue » avec ce « coup
de boule / sa propre tête / en pleine tête » (135). Étonnant et fort ce
mélange de chronique sportive et de sentences paradoxales : « ce
qu’on gagne en trichant / c’est payé deux fois plus cher / quand on perd »
(135) (On dirait presque une devise des Shadocks)
Et puis un peu d’embellie et ce si beau et émouvant : « être heureux
/ en coup de vent »
Fragile (Emaz, Kunze, Gansel)
Tout cela est « fragile » dit Antoine Emaz et je repense au
« sensibel » de Reiner Kunze et à tout ce que Mireille
Gansel a raconté l’autre soir sur sa confrontation à ce mot et à sa double
traduction à trente ans de distance, depuis le fragile initial jusqu’au retour
au sensible ?
→l’un et l’autre disent l’importance et la difficulté du mot juste, au bon
endroit.
Et petit à petit - « certains câbles portants / sont rouillés à
cœur » - le lecture d’Antoine Emaz prend conscience de l’ampleur du
désastre initial. Le livre s’alourdit progressivement de cette connaissance et
en même temps il s’allège par enregistrement de tout petits progrès.
Antoine Emaz et le vert
un poème très énigmatique à ce sujet (p. 113, « quand on pissera
vert/on sera guéri »), mais cela aussi « se laver dans le vert » :
que de fois j’ai éprouvé ce bienfait du vert, : se laver, s’infuser du
vert à corps ouvert, se transfuser du vert, manger le vert des yeux, en
ruminant d’un nouveau type, jamais repu de vert, de tous les verts, de toutes
les feuilles et de toutes les herbes, des champs et des bois, des forêts et des
eaux, le vert pâle des champs givrés en allant vers l’Est l’hiver, le cuivre
verdi des toits de la basilique de Saint Denis, le vert, tous les verts
« On doit se faire pencher / vers vivre » : en une formule tout
le livre, qui accomplit ce trajet dans et par l’écriture mais sans trop
d’illusions sur ses capacités présentes : « garder un horizon court /
la journée / se donner des buts maigres / et les atteindre » : livre
de sagesse aussi que ce livre et ces phrases-là.
p. 163, retour sur s’en ″sortir sans sortir,″ entre guillemets, c’était donc
bien le fantôme de G. Luca qui passait précédemment dans le livre.
Le temps
Le temps aussi est appréhendé (comme la douleur) comme une matière,
souvent de façon très précise : « un temps / comme en gelée »
(169). Parfois dans le tissu métaphorique sous-jacent, aux motifs très effacés,
comme des interconnexions : ainsi p. 178, entremêlement dans la trame du
réseau nerveux, de la toile d’araignée et des techniques de survie, au moins
trois champs très différents invoqués, neurologie, entomologie et sciences de
la survie et de la catastrophe.
Et la tête encore, cette fois en « araignée de tête »
Écrire accompagne
« Écrire / ne soigne / ni n’avive / accompagne seulement »
(184). Oui, si vrai, on le sait depuis l’enfance, depuis les premières
séparations, écrire déporte de la douleur, accompagne l’absent dans l’absentement,
le représentifie, le représente (introjection
dirait les analystes). Écrire fait sas de décompensation : » même
seul / on est toujours avec ».
Pour « l’ontologie permanente »
Très ontologique : j(e fais ici allusion à une coquille très drôle,
d’un correspondant qui me parle d’un poème trouvé dans « l’ontologie
permanente ») : « il faudra s’y faire / jusqu’à la poussière de
corps » (196)
Laurent Jarfer, revue Gruppen
« la poésie, celle qui laisse des traces dans les crânes et dans
les chairs »
→cela va si bien avec Antoine Emaz. (Laurent Jarfer, introduction éditoriale,
revue Gruppen, n° 0, p. 8