Gruppen et Lachenmann
& le jaillissement du copeau
Dans la toute nouvelle revue Gruppen*,
un article sur le compositeur Helmut Lachenmann, par Ilan Kaddouch. L’article s’intitule
« le Jaillissement du copeau » et parle de l’approche très
particulière de Lachenmann par rapport à l’instrument de musique. Qu’il
désacralise en quelque sorte, ou plus exactement dont il repense l’usage et l’approche.
Autrement dit pas un instrument à prendre et à jouer de telle façon, très
étroitement définie et stéréotypée mais un générateur de son, dont on peu user
à sa guise, un peu comme le ferait un enfant. L’article dit « Lachenmann
parle d’un processus de déconstruction d’un geste emphatique », manière un
peu compliquée de dire une chose simple et importante et d’attirer l’attention
sur le stéréotype et sur le conditionnement de nos comportements, une fois
encore. « Le développement de la technique instrumentale qui trouve son
plein épanouissement au xixe
siècle va vers un polissage du son, le but étant de raccourcir autant que
possible le moment de l’attaque : ce qu’on appelle le transitoire d’attaque, souffle du flûtiste, grincement de l’archet.
Cette durée du transitoire varie de 20 à 300 millisecondes et c’est une
variable extrêmement importante dans l’identification d’un son ». Lui,
Lachenmann, va dire « qu’il ne faut pas préjuger de ce qu’est
fondamentalement un instrument et de ce qu’il peut produire comme son »
[on pense aussi ici à Cage, traficotant notamment les pianos, les préparant pour
obtenir un autre son]. Autrement dit l’instrument peut devenir, et c’est cela
qui m’intéresse le plus, l’objet de manipulations profanes. Lachenmann a d’ailleurs
écrit un cycle Ein Kinderspiel, pour
piano seul, non pas une pièce pour enfants mais « une pièce composée à partir
de gestes enfantins : systématisme, catégorisation, comptage, rythmes
archétypiques, répétitions » [!!!]. Lachenmann « parvient à se mettre
dans la peau d’un enfant qui se délecterait de s’écouter découvrir le son d’un
piano » (ici description des 7 temps de la pièce, chacune avec son geste,
son jeu presque, p. 25) – je songe à l’instant que le nom du compositeur est
sans doute prédestiné à cette approche libre, ne s’appelle-t-il pas L’homme du
rire (le verbe lachen en allemand,
rire et der Mann, l’homme)
« Lorsqu’on écoute une œuvre de Lachenmann, l’ouïe est hantée par le
toucher » : magnifique, merveilleux !
→cette approche de Lachenmann permet, dans le geste introspectif, de pointer à
nouveau le conditionnement extrême dans lequel nous sommes, dans tous les
champs. Je m’étonne souvent qu’on puisse vivre, comme beaucoup le font à
commencer par certains de mon entourage immédiat, avec un piano à la maison
sans jamais y toucher, sans jamais avoir essayé quoique ce soit ! Et on a
peur devant l’instrument inconnu, on n’ose pas s’en emparer, peur de l’abimer,
peur de ne pas être compétent, de « cracher » dedans, etc. Au lieu de
jouer librement avec. Et pour moi c’est vrai aussi du piano, j’en joue, je le
travaille, mais je ne joue presque jamais « avec », sauf dans de
mauvaises improvisations ! Alors même que le son est tellement important
pour moi. Je pense ici à nouveau à Scelsi dont on dit que, en proie à une
profonde dépression, il passait des heures dans son palais romain à jouer une
seule note, toujours la même et sans doute à l’écouter jusqu’au fond du son. Ce
qui donnera ensuite naissance à l’œuvre que l’on sait et à la fascination qu’elle
exerce sur beaucoup.
Pourquoi ce titre à cet article ? Réponse : « ce qui intéresse
Lachenmann c’est le ″copeau qui jaillit de l’enclume frappée par le marteau, la
corde qui éclate au moment de l’anacrouse violente au troisième range des
cordes″ » (la citation n’est pas référencée, je ne sais d’où elle vient. Peut-être
du livre cité en note, Martin Kaltenecker, Avec
Helmut Lachenmann, Van Dieren, 2001 ?
Les langues
« Chacune des langues que l’on parle permet de développer un
système de pensée différent » (Robert Kaddouch, revue Gruppen, n°0, p. 63)
→Sans doute une des raisons de ma fascination pour l’allemand, pour le peu que
j’en perçois encore, quant à la structure. La question de la construction de la
phrase est passionnante avec cette sensation curieuse que j’ai, lorsque je
construit une proposition relative, de retenir mon verbe, comme en amont, comme
un chien en laisse, d’accumuler les strates de ma phrase puis de poser
tranquillement et conclusivement mon verbe. Ce processus qui ne m’est pas
spontané et naturel m’en apprend aussi infiniment sur la manipulation de ma
propre langue. Sur les processus en œuvre, les effets produits, etc. En
allemand, je ne connais qu’à la fin la nature de l’acte de la relative. Avec
cette sensation que la conjonction agit comme un double aimant, positif et
négatif, l’un qui retient le verbe, l’autre qui propulse tous les morceaux de
la phrase vers l’avant.
Parler plusieurs langues : « l’idée n’est pas de développer une
poly-performance, mais de déclencher des ″moteurs instrumentaux″, de nourrir la
pensée créatrice. Un enfant qui parle plusieurs langues fait plus que parler
plusieurs langues, puisque chacune des langues qu’il parle lui permet de développer
un système de pensée différent. Les personnes qui parlent français, allemand ou
russe ne pensent pas de la même manière. Et donc à partir du moment où la
langue peut agir sur la pensée, la pensée va se structurer au contact de la
langue et cette dernière va permettre à la pensée de s’affiner sur certains
secteurs. Eh bien il en va de même pour les instruments. Le fait de jouer de
différents instruments permettra d’aller plus au fond dans la reconnaissance
musicale, dans la pâte musicale, dans la forme musicale » (Robert
Kaddouch, revue Gruppen, n°0, p. 63)
→Il s’agit, ici et ci-dessus, de deux articles différents signés par deux Kaddouch, Ilan & Robert,
dont je ne sais s’ils ont un lien de parenté, mais qui traitent d’un sujet
proche. Et cela me permet de percevoir la cohérence de ma double passion, pour
la musique et pour la/les langues. Et de comprendre une fois encore à quel
point nous sommes très profondément conditionnés et comme une part de « jeu »
peut déjouer parfois ces conditionnements. On dit que le jeu est constitutif
pour l’enfant mais il peut sans doute aussi être « déconstitutif »
pour l’adulte !
*Ici, le numéro 0 mais le numéro 1 vient de paraître, voir présentation
dans Poezibao.