Journal de lecture de
La Main de Sable
de Laurent Margantin,
4ème et dernière série
une des caractéristiques du livre est
que même si il y a des récurrences thématiques nombreuses, il n’y a quasiment
pas de relâchement de la tension. Sauf dans un sens peut-être : il me
semble que la contrainte de soi et les contraintes s’allègent vers la fin. Je
sais mais n’ai pas voulu en connaître avant d’avoir fini ma lecture qu’il y
aurait une contrainte à la toute origine des textes. Je ne la connais pas même
si je la perçois. Or il me semble que plus on avance, plus elle se desserre et
plus l’émotion, une forme de tendresse, un soupçon même de lyrisme font de
brèves et belles apparitions.
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/ voix
(202), latente la question de la trouver, sa voix et aussi sa voie, de
s’entendre et de se perdre, le « je » est non pas divisé, mais
diffracté plutôt, tellement multiple que parfois insaisissable
/ visage,
satire
autre thème ou titre récurrent, qui permet cette fois de dénoncer la
médiatisation médiocre, voire vulgaire (tendance dite people, horrible expression) des écrivains en vue. Pour avoir hier
lu en diagonale un article aussi manichéen que sans doute mal informé d’un
certain Frédéric B. dans les colonnes de l’Express (Express Culture soi disant,
oui express, vraiment !), je
comprends bien de quoi il est question. Marchandise à vendre que la binette de
l’écrivain, fait partie du « plan de com ». Fi aujourd’hui des
« ermites et des errants ennuyeux » retirés dans leurs montagnes,
place aux « sourires figés » patinant sur un « lac gelé »,
probable image de l’écran cathodique (204).
maître et disciple
(206) une question qui peut sembler dépassée, relation désirée et
rejetée, on pourrait classer les textes selon ces deux directions, mais ici il
est montré comme le disciple dépend du maître jusque dans son existence
symbolique propre. Or ce maître-là, qui pourrait être un maître bouddhiste, a
la fâcheuse idée de s’éclipser périodiquement puis définitivement.
L’emprise et la déprise surtout seraient ainsi parmi les thèmes majeurs de ce
livre, qui relate au fond notamment une sorte de « struggle for
life ».
/ peau, rupture du neutre
oui ce /peau me semble venir
rompre avec l’esthétique qui est sans doute aussi une éthique (cf. Paul Audi)
du neutre, de la neutralité, du retrait de l’écrivain en marge ou hors du champ
de l’affect et de l’émotion. / peau
me fait penser aux si fortes pages d’Hélène Cixous sur la peau de sa mère, elle
aussi atteinte d’une maladie, rare, de la peau. Ici c’est une affection plus
courante, le psoriasis et la peau est vue comme support de l’affect, des
tensions, oui le narrateur a une peau, oui son rapport avec le monde est
problématique et il produit psoriasis et écriture
/
étranger, de la géographie et
des langues
en fondu enchaîné avec le thème peau, sans rupture (alors que souvent de
texte en texte, on change complètement d’univers), / peau n’est pas une question de couleur mais pourrait l’être, / étranger est une question de langue,
c’est un texte important qui porte la double marque de l’éloignement et du
bilinguisme (212) « lui toutefois pensait trouver la paix dans cette
absence à toute langue ». Il faut être à l’écart, ailleurs,
géographiquement et linguistiquement (les deux thèmes sont très importants chez
Laurent Margantin, qui s’est longuement intéressé au point d’en écrire un livre
sur la question de la géopoétique de Kenneth White et qui est traducteur assidu
de l’allemand, auteur d’une anthologie du romantisme allemand). Occasion ici
donnée de parler de l’extrême cohérence, de la tenue de ce livre, qui ne
desserre pas son emprise (!) sur le lecteur et par rapport à sa visée.
Intéressante remarque incidente de ce texte /
étranger, qui montre comment le statut d’étranger peut vous coller à la
peau, une fois rentré dans votre soi-disant pays.
/
double, de la projection et du
contemporain
(220), très beau texte. On comprend bien que le double est le fait d’une
projection censée alléger la solitude abyssale du un, seul. Le double est
potentiellement partout (en raison de l’urgence à être trouvé ?) :
« tel ruisseau pouvant être un double, disant des rythmes qui le
parcouraient parfois, tel geste d’un inconnu ». / double atteste aussi d’un besoin de fusion avec une autre
réalité, celle d’un objet, celle de la nature, celle d’un passant, sans doute
faut-il que cet autre, ce double, ne soit pas susceptible à son tour d’exercer
une emprise sur le narrateur. Lui se choisit des doubles mais on a vu à maintes
reprises à quel point il craint d’être le double, le clone d’autrui, d’où le
besoin d’éloignement, d’écart, voire de fugue, géographiquement et
linguistiquement. Ici encore se trouve posée la question de l’identité, de
l’identification (ces questions rendent ce livre très contemporain, sans qu’il ne
relève en rien de la mouvance avant-garde, mais il traite de questions
cruciales pour l’homme d’aujourd’hui, si souvent hors de chez lui, ailleurs,
exilé, extradé, déplacé, réfugié). Il traite du désir éperdu de rompre la
solitude, par projection de soi vers l’extérieur.
/portrait (de la lectrice que je suis ?)
ce portrait de la page 221 pourrait être le mien, en train de lire
Laurent Margantin !
/éléments, de la plasticité
(222), curieusement, alors que le mot psoriasis est de nouveau écrit, on détecte ici comme un soupçon de
lyrisme et comme une sortie de la stricte neutralité visée, ce n’est qu’une
longue phrase (se souvenir de la note sur les différents régimes syntaxiques
des textes), une longue phrase qui donne le sentiment de se bousculer elle-même
et d’avoir été écrite dans une sorte d’urgence.
Notion de mélange, déjà relevée (registre des textes) et celle de flux, il y a
une plasticité intérieure étonnante et aussi une plasticité recherchée et très
souvent obtenue par l’écriture
/éléments, la cohérence
Un second texte sous le même titre et l’idée que la vie est une
construction – rêvée – de fragments (c’est un portrait du livre, construction
de fragments, mais comme dans toute construction qui se respecte, ou plutôt qui
tient debout, il faut un liant). On sent là affleurer une inquiétude de
l’auteur d’avoir mené une entreprise artificielle. Je peine à définir ce qu’est
le ciment dans cette construction, mais indéniablement elle tient debout !
/
parole, de l’absence (mais
aussi de la lecture numérique !)
« quand d’autres désiraient atteindre – parfois désespérément – une
présence à travers une parole, lui cherchait à consolider une absence »
(226)
→aparté pour les détracteurs sans nuance de la lecture numérique : je
n’avais pas noté précisément la page de ce fragment, il m’a suffi de
copier/coller « consolider une absence » dans la case de recherche
d’Adobe et instantanément la page en question s’est ouverte. Redire ici cette
évidence que le reproche fait à la lecture sur écran d’être une écriture
éparpillée, impropre à la concentration, à la lecture en profondeur me semble
totalement démenti par tout ce travail en cours sur ce « fichier »
passionnant qu’est la Main de Sable
et je me dis que j’aimerais bien que le difficile Créer de Paul Audi existe aussi sous version électronique !!!
Cela dit cette histoire d’absence et d’effacement, c’est toute l’affaire de ce
livre, qui au fond n’est qu’une immense aporie (curieux cette propension que
j’ai à détecter les tensions contradictoires et l’aporie dans certaines
lectures, cf. celles que j’ai faites des livres de Nicolas Pesquès – serait-ce,
cette tension, cette aporie, un de ces nœuds cruciaux où peut se construire une
œuvre contemporaine.)
Et je note encore sous /partage (227)
un adoucissement des règles de retrait et neutralité, hors affects. Partage
c’est un désir, il me semble et très clairement exprimé !
/langue (de l’allemand)
« Cette langue n’avait cessé de l’occuper. Pendant des années, il
en avait listé les mots et les expressions » (229). Passionnante
introspection sur le développement du territoire de cette langue dite étrangère
en lui, langue qui « plante ses racines » et qui « augmente son
emprise sur ses perceptions actuelles »
→où je retrouve l’idée notée il y a peu que chaque langue est à la fois
créatrice et émanation d’un système de pensée propre à un peuple, à un
territoire. On ne pense pas de la même façon en allemand et en français et
Margantin parle de « ces stimulants étrangers aux vertus inconnus »
→à mon très modeste niveau actuel de réapprentissage d’une langue apprise
exclusivement dans le contexte scolaire, sans aucun séjour significatif en Allemagne,
ces propos me sont lumineux. Et rompent l’isolement devant cet état de fait
incompréhensible à la plupart, cette relation intérieure, intime, étrange avec
une langue autre que la sienne (la plupart des germanistes, à l’exclusion
peut-être des traducteurs de poésie ne comprennent pas ce sentiment-là, il me
semble) – faute peut-être aussi de capacités introspectives ?
En (241), de nouveau la langue allemande qui « même inutilisée,
travaillait encore la conscience, creusant des galeries ». De la langue
étrangère au fond comme une des données de l’inconscient ?
→il me semble aussi que cette langue allemand me fait un effet intérieur comme
n’en a jamais produit l’anglo-américain, c’est pour moi comme pour LM une
langue qui « travaille la conscience » : « elle était sous
la langue courante une série de rivières souterraines qui taillaient dans la
roche, elle était une vie inconnue et souvent ignorée » Question cruciale
et éminemment littéraire pour ne pas dire poétique que cette question d’une
langue étrangère qui permet aussi de penser le rapport à sa propre langue et
j’espère que Laurent Margantin consacrera un livre entier à cette question,
cela le mériterait amplement !
Ce qu’il dit là non seulement j’en comprends parfaitement la portée, j’en
ressens la vérité mais je crois pouvoir dire que je connais un modeste début
d’expérimentation de cette vérité-là.
/visions, de la perception
(245) certains textes ont une tonalité presque valéryenne (le Valéry des
Cahiers), ainsi de cette nouvelle
série sur la perception. L’auteur pointe la complexité de la question de la
perception et de ce qui fusionne dans l’instant présent de perception,
perception actuelle et faits antérieurs engrangés quelque part.
→été provisoirement traversée aujourd’hui même par cette pensée de la
superposition en soi, à un moment M, d’une perception en cours et d’images
antérieures, en identifiant instantanément, à plus de trente mètres de
distance, une personne du quartier et en m’interrogeant sur cette faculté
d’identifier de très loin des personnes à partir de ce que je serais tentée
d’appeler des patterns, à la seule vue de leur silhouette et de leur attitude
corporelle, me repérant en fait à mon insu à une minuscule caractéristique.
→Ce qui pose en effet la question du choix intérieur de « faits
antérieurs », projetés, plaqués sur le perçu en cours.
→et l’idée développée dans la chute de ce même texte sur l’extrême porosité de
l’univers intérieur en « communication permanente avec toute ce qui
l’entourait »
Processus comme développé dans /histoire
(247), ce feuilleté des perceptions et ce trajet à partir d’une perception en
cours vers d’autres entités psychiques.
Et la conscience de l’infini des perceptions : /masse (252) « la masse des perceptions le laissait
muet »
Du nom et de l’identité encore
(253), une phrase-clé sans doute, quant à l’absence de nom(s) et
d’identification(s) : « De cette absence de noms et d’identités
ressortait un ensemble de traits qui leur donnaient une réalité plus neutre,
plus essentielle aussi ». C’est un condensé de la thématique et du projet,
me semble-t-il ! La question de l’identité, du départ de l’identité,
l’idée que le neutre essentialise, universalise (mais Laurent Margantin n’est
pas un philosophe, c’est un écrivain et il sait donc d’instinct qu’il faut
mettre des grumeaux même minuscules dans le neutre !) ? Il fait de
ces figures sans nom et sans identité (mais avec visages, tout de même, c’est
très important) des archétypes
/
passé : une image du
projet
avec ce « fourmillement de visions et d’émotions » (chaque
texte semble capter un point nodal de ce fourmillement) et aussi le côté
plastique du texte qui m’a fait si souvent employer les mots de superposition
et de fondu enchaîné, avec parfois des sortes de coalescences, une frontière
floue, osmotique plutôt, entre dedans et dehors, soi et l’autre. Cette page 255
me semble importante pour la compréhension du projet.
/passé
(280) : il y a une dimension quasi proustienne finalement dans
ce livre, un Proust mâtiné de Valéry pour le double aspect réflexions profondes
sur le temps et le travail du temps mais aussi pour l’analyse des processus
psychiques, notamment autour de la perception et de la mémorisation « son
passé c’était celui de tous les jours », formule bien saisissante !
L’auteur dit qu’il procède à « d’immenses collages », « à son
insu », il parle aussi d’un grouillement de mondes qui s’entremêlent. Il y
a comme une tentative de dévalorisation du passé, le souvenir est suspect car
il est variable. Tout le livre est une réflexion sur le souvenir, sa nature, ce
que nous en faisons. Méfiance à l’égard du passé mais aussi affirmation de la
prégnance et de la résurgence continue des « mondes disparus » (283),
en un processus très actif « le foyer d’images autour duquel toute son
enfance s’était construite »
/fond, de la méthode de composition
Ici il me semblent est exposée la méthode de composition de chaque texte
et partant du livre, travail articulé sur sensations & associations ;
les sensations, il « tentait d’en
associer quelques-unes, ou bien, se contentant d’une seule, de l’analyser, d’en
décomposer les éléments un à un. Cela faisait récit, même très court, même
fragmentaire, et contrastait avec cette diffusion incessante de nouvelles qui
filait dans la conscience comme une série d’étincelles dans la nuit. »
/fond, de la méthode de lecture !
La fin de ce texte me semble bien en accord avec le travail que j’ai
tenté sur le livre et que par définition l’auteur ne pouvait anticiper !
« Se pouvait-il alors que ce mince assemblage de mots pût, lui, demeurer
quelque part dans le fracas intérieur, agissant en secret, faisant naître ou
renforçant chez le lecteur la volonté de saisir quelque chose, même d’énigmatique,
afin, non pas de le laisser filer d’une manière ou d’une autre, mais d’y
travailler en son fond, là, inconnu ?