Journal de lecture de La Main de Sable
de Laurent Margantin, 2ème série
Lire ici la première série
/homme, julien gracq ?
Peut-être, sans doute, mais peu importe – ce portrait correspond à celui
que F. me dresse souvent de ce Louis Poirier qu’il eut comme professeur de
géographie à Claude Bernard, dans les années 50, lequel « rasait les murs ».
Ici phrases courtes, sans verbe. Ce personnage serait un modèle par rapport à
la question de la distance, de l’éloignement, un autoportrait déguisé, une identification
« on se disait que cet homme si seul gouvernait quelque contrée inconnue »
(magnifique définition de l’écrivain, ce solitaire qui gouverne un monde
inconnu). Souvenir aussi peut-être dans ce texte d’une proximité de Laurent
Margantin avec la géopoétique de Kenneth White ?
de la syntaxe
Chaque texte semble avoir son propre régime syntaxique. Contraste entre /homme (106) avec ses phrases courtes,
presque hachées et /cimetière (107),
périodes longues, juxtapositions et relatives, etc.
→(111), on se rend compte que des fils sont tendus alors même qu’on pensait à
un système de points uniques. /rupture
reprend l’opposition entre un groupe de travailleurs (en fait on apprend qu’ils
sont deux) hostiles et un « nous », aussi indéterminé que le « il » dont il est
question.
/homme, de la nécessité de se cacher
« Il aimait se cacher dès qu’il pouvait, et là soudain je repense à
Quignard et à ses récits d’enfance et son amour de la nuit qui seule lui
permettait d’échapper aux regards (et à la volonté implicite et explicite) des
adultes. Et confirmation de cette idée avec le « diagnostic » : « peur de
devenir une image pour les autres »
Texte très fort, avec une sorte de logique implacable qui donne le vertige,
comme dans l’affaire des miroirs en face à face démultipliant l’image de soi,
mais donnant une sensation comme inversée par rapport à celle produite par le
reflet infini.
L’enfant a caché très soigneusement, trop soigneusement, « le moindre évènement
de son existence » : peut-on dire que l’écriture est le mouvement inverse, la
recherche, l’invention (au sens archéologique) de ce qui a été si bien caché.
/effacement, de la réalité et de l’effacement
(116), le texte donne le sentiment d’un combat acharné quoique sur le
mode feutré avec sa propre réalité et l’effacement. Oui, souvenirs blanchis,
réchappés du « bannissement ». Peut-être une question de corps, corps propre et
corps de la réalité, lutte contre la déréalisation et contre la violence du
refoulement. Il y a quelque chose d’extrêmement courageux (dans le contexte
légendaire latent et déjà évoqué, on pourrait même écrire d’héroïque) dans la démarche
d’écrire.
Et voici ici prononcé le mot « extradition » que j’avais spontanément employé
dans mes notes précédentes ! (116)
Oui il s’agit de se donner un corps (et un cœur, bien caché mais audible) par
l’écriture « ce rêve devint toute sa vie, sa vie effacée des mémoires »
/pays, corps oui, pays aussi, ce «
lieu évanoui ». Il y a dans tout le livre quelque chose qui tourne autour de la
question du lieu, de la maison.
/pays (118), de la fiction
« Ce n’était pas l’enfance, non, c’était plus que cela. ». Question abordée
très complexe puisque l’auteur écrit un peu plus loin « les réminiscences
étaient alors purement fictives ». Il y a donc bien de l’enfance et en large
mesure mais l’enfance étant sans doute insuffisante ou manquante, moitié de
corps, elle est remembrée avec du fictif ce qui fait qu’on a à faire avec une
trame inextricable (et tant mieux !) d’autobiographique et de fictif, souvenirs
réels mais retravaillés de plusieurs façons, souvenirs fantasmés, réminiscences
créées de toutes pièces mais sans doute à partir d’un germe de réalité,
souvent. Il y aussi des souvenirs d’ordre littéraire, artistique, linguistique
et même archétypique (au sens de Jung), des souvenirs propres à la race
humaine, notamment manifestes dans le fond légendaire qui affleure parfois.
Ce texte de la page 118 me semble très important, en ce qui concerne la
compréhension, ou plutôt l’analyse du livre, couplé avec la « poétique » de /couteau
(94)
On y trouve aussi peut-être le premier (?) et qui sait le seul « je » du texte,
mais il est inclus dans un discours indirect, donc distancié. On ne peut parler
de soi que par décalement (il faudra revenir à l’importante question du
neutre).
A la liste des types de textes déjà élaborée, on peut ajouter le récit mythique
ou apocalyptique, comme /déluge
(121). Le désastre individuel se dresse sur fond de désastre collectif.
/renard (122) (de l’hallucinatoire)
Il peut y avoir comme une sorte de visitation hallucinatoire, dans la
réalité de la vie ou par l’écriture qui alors la redouble. Le cadavre exposé du
renard qui hante l’enfant, le papier peint et le récit. Le mot hante me semble
soudain bien approprié à ce livre, livre de la hantise, livre hanté
/adieu (125) (de l’image)
Souvent dans un texte bref une multitude d’affects et d’impressions
convoqués chez le lecteur. Le texte réveille des souvenirs personnels, mais
aussi fait surgir des images subliminales de tableaux (Courbet peut-être) ; le
texte se mue en une « image »
multiforme, devant lequel/laquelle le lecteur/spectateur se livre à une «
lecture », sautant à vitesse très rapide de questions en questions :
composition du paysage, personnages, contexte, qui est là, comment se
distribuent les éléments, qui sont les protagonistes (parents et fils qui
s’éloigne, les laissant dans l’adieu) ? Effet de déplacement saisissant, on ne
cesse de bouger, avec la route, le tournant, les herbes hautes, les
silhouettes. Là encore une scène à la fois typiquement personnelle et quasi
archétypale.
/vie (126), de la réalité de soi
« Avait-il une vie en vérité » ; ne semblent avoir d’existence que des «
phénomènes de papier », des « pages écrites quotidiennement ». La seule vie est
la vie rêvée
/lettre (131), rêve mais aussi une
sorte d’emblème de la démarche littéraire. Il y a une lettre, à soi adressée,
la lettre attendue depuis toujours, mais on ne peut pas la lire. Sans doute
qu’écrire est tenter de lire cette lettre-là.
Henri Droguet
Magnifiques les quelques poèmes de la dernière petite plaquette rouge de
la collection Wigwam, boucans, de Henri Droguet. Et comme si souvent, échos
entre les lectures « la mémoire plombée / dépourrit dans les langues ». Il me
semble que cela s’applique bien au livre de Laurent Margantin. Et que langues
soit au pluriel convient, puisque même s’il ne l’a pas encore évoqué dans le
livre, au stade de lecture où j’en suis, la question d’un quasi bilinguisme me
semble importante.
et que lis-je dans une note de lecture de Bruno Fern à propos de Boucans ?!!! , ces deux notes :
1. « Oui, dans ma vie, puisqu'il faut bien l'appeler ainsi, il y eut trois
choses : l’impossibilité de parler, l’impossibilité de me taire, et la
solitude, physique bien sûr ; avec ça je me suis débrouillé. » (S. Beckett,
L'innommable).
2.Autre nom de l’amnésie, en particulier celle qui règne dans l’usage
strictement communicationnel des mots, puisque « la mémoire plombée / dépourrit
dans les langues ».
Quel écho !