Je publie ici un nouveau "journal de lecture", en un seul épisode, notes prises en lisant Un Hymne à la paix (16 fois) de Laurent Grisel, paru aux éditions publie.net
Je tiens à préciser que j’ai lu ce livre de poésie sur un iPad, dans un parfait confort de lecture.
Par ailleurs, j’ai souhaité faire lire ces notes à Laurent Grisel avant de les publier et il a réagi sur certains points. J’ai jugé intéressant cet enrichissement de la pratique du "journal de lecture", par l’apport de l’auteur même. Les remarques de Laurent Grisel sont en italiques.
Laurent Grisel, Journal de lecture de un hymne à la paix (16 fois)
1. Homme « comment dire aux vivants que nous sommes morts ». Condensation de tout un ensemble de choses sues, lues, entendues, voire même de « clichés », dont la force est d’être extrêmement évocateurs et par leur vertu de clichés précisément de convoquer tout un monde intérieur d’images, de réminiscences de l’Histoire, des histoires, des livres, un carnet d’aïeul, des récits ou non-récits des survivants des camps, de Shoah de Lanzmann...
Belles allitérations qui me renvoie à la remarque de Chambaz sur le mot générateur1 et l’impulsion donnée ensuite par la recherche des sens et des sons : haie haine. Quelques majuscules intérieures à la phrase « pour dire Cesse/pour dire Non »
La question du silence de ceux qui sont revenus et celle, liée, du rejet inconscient de leur parole par ceux qui n’y sont pas allés : « nous sommes restés dans leur cécité/dans leur surdité » : murs opposés par les autres devant l’insupportable, l’inconcevable de ce dire. Qui mettrait la paix (mais laquelle) en péril ?
3. Bourreau « être séparé de soi, c’est le plus grand malheur ». Aucune complaisance envers le bourreau, la volonté de rapporter sa vérité, de façon distante et non impliquée, ce qui est évidemment extrêmement difficile. Il ne s’agit pas de le justifier mais de rapporter son point de vue, pas de se mettre à sa place mais de rendre compte, de façon neutre si possible, de la place qu’il a occupée.
L. G : Je ne « rapporte » pas son « point de vue », c'est plus direct que ça : c'est sa voix.
Il a la science de son propre malheur. Il sait que ce clivage de la personne (les psychologues disent « clive », voire « schize », termes concis) est ce qui permet son activité « professionnelle » et il sait aussi qu'elle est source de malheurs (je ne développe pas ici).
Sa voix, dans le monologue, 3, je l'ai entendue tout le temps comme un grommellement, des réflexions pour lui-même, comme quelqu'un qui parle seul à voix haute plus ou moins (et la voix de femme, je l'entends, elle est adressée, etc.)
Multiplication des voix antagonistes, des points de vue, pour construire, par diffractions en quelque sorte, une image de vérité qui ne soit ni simpliste, ni grossière, mais vivante : « et s’ils écrivent un hymne à la paix / je saurai le chanter » dit le Bourreau (11)
L. G : « je saurai le chanter » - une des choses qui caractérisent cette voix, c'est qu'elle est sûre de connaître la vie et les hommes mieux que quiconque - il est sûr de lui, très sûr de lui, à partir de cette position forte il peut être ironique, il peut mettre au défi
Il y a un « défi » caractéristique de cette voix
Sa bascule dans la paix, tout à la fin (en 16) prend appui, entre autres, sur cette capacité de défier – il finira par se défier son propre déni – et le défaire
Des phrases choc, précisément dans la bouche du bourreau ce « j’exécutais » à double tranchant, c’est bien le cas de le dire, éternel discours du meurtrier, j’ai fait ce qu’on m’a dit de faire. Le bourreau qui dit aussi « leur mort ma vie ». D’autant plus glaçant que sans jugement apparent là encore. Plutôt une sorte de dissection sans recul du cliché, du lieu commun.
L. G. : Oui, c'est sans recul, ce n'est pas une analyse extérieure, c'est sa voix, directe, c'est une voix de bourreau
Et une confrontation de ces lieux communs qui justement ne font pas un terrain d’entente, quoique puisse tenter le quatrième protagoniste, la Justice.
Et peut-être la voix du poète, off, ici : « tes pouvoirs, sers-t-en pour fouiller, pour faire/se contredire, bafouiller, pour déchiffrer/la dérobade » (15)
L.G. : Pas une voix off, c'est direct, c'est la voix de justice
J'espère que les lectures à voix haute, en préparation, rendront cela plus évident ; il y a une très grande mobilité des voix, tantôt chacun parle pour lui-même sans écouter l'autre (mais quand même leurs paroles, dans leurs chemins parallèles, font des sortes de réponses ou d'échos), tantôt c'est l'affrontement yeux dans les yeux, tantôt ce sont des voix intérieures, etc. Cette mobilité, part de la composition musicale.
Ici, dans « tes pouvoirs, sers-t-en pour », voix de justice se parle à elle-même (voix intérieure ou parole solitaire
Il s’agirait de « forcer » dérobades, faux-fuyants et mensonges. Avec ce rôle difficile pour celui qui veut faire émerger la vérité, qui doit « remettre ensemble ce qui a été séparé ». (16). Il faut pour cela, formule très impressionnante, difficile à appréhender dans toutes ses dimensions, répétée au moins trois fois (sous bénéfice d’inventaire plus précis) : « il faut lier le style et le sang ». Ce pourrait être l’annonce de ce qu’est le projet de ce livre,
L. G. : Oui, c'est ça, mots et paroles sont question de vie et de mort
à condition de préciser qu’il n’y a ici aucun pathos, aucun lyrisme, plutôt quelque chose de clinique, de l’ordre du constat. Ce qui de nouveau me renvoie à certaines impressions reçues en visionnant Shoah.
En 5. Homme et bourreau, premier dialogue après l’exposition (au sens musical) des quatre voix (qui sont donc Homme, Femme, Bourreau et Justice). Dans l’impersonnel apparent, par l’impersonnel,
L.G. : oui, l'impersonnel un des enjeux de ce texte
celui qu'on atteint par innombrables vies et expériences cumulées
celui du monde sans nous
faire surgir mille figures de douleur, la mère dont le fils a été tué (et surgissent toutes les mères de toutes les places de mai du monde) (mais passe aussi Bernard Chambaz et son petit m.pêcheur).
Douleur de la femme : « qu’ils descendent dans le trou, vivants/et qu’ils entendent leur douleur/dans leur oreille d’os » (24) : ces quelques formulations personnelles, cette ébauche d’émotion ne rendent que plus forts tous les faits ici relatés. Cette oreille d’os est saisissante. On pense ici, se demandant comment comparer, au livre de Reznikoff d’après les documents du procès de Nuremberg.
En 7. Dialogue Justice et Bourreau, avec de nouveau la force effrayante de l’ambivalence de certains mots, ce « j’exécutais » déjà relevé dans la bouche du bourreau.
En 8. le dialogue Homme et Femme ressemble un peu à un dialogue de sourds,
L.G. : plutôt deux discours parallèles, chacun pris dans sa gangue et ses répétitions
ont cependant en commun le désir de vivre après
c'est seulement tout à la fin qu'on bascule dans la paix, « faisons des enfants qui vivront », brusque coïncidence des deux paroles
avec reprises de bribes déjà énoncées « désir de silence », « envie de dormir », autrement dit la tentation de la fuite, tressée avec cette tentative courageuse, risquée qui est celle du poète, de dire.
L.G. Je suis gêné par « cette tentative du poète »
j'espère être absent, j'ai tout fait pour ça
les voix, ces voix, rien qu'elles, c'est ce que j'ai essayé d'atteindre
la rigueur était là : s'en tenir à ces voix que j'entendais
9. Femme et justice : « combien de voix dans votre voix » ? : c’est aussi ce projet, autour de la voix en creux, en retrait de celui qui écrit et qui est comme le canal, le courant porteur de voix multiples.
L.G. : Tu as saisi cela
je t'en suis très reconnaissant
10. Homme et Justice, avec toujours l’idée de « remettre ensemble ce qui a été séparé » : le bourreau et les faits, les mots et leurs sens changeants. Il s’agit de « lier le crime à l’oubli du bien commun ».
Avec une visée sous-jacente qui est de l’ordre de l’utopie : « une paix drôle, active, hargneuse contre le faux [...] vigilante », avec de nouvelles lois et la notion centrale d’hospitalité. Il faut LIER.
En 11. Homme et Femme, de nouveau leur antagonisme : « la paix n’est pas peur de dispute, ni silence/par peur de blesser, mais disputes parlées/chantées...(45)
L.G. : « leur antagonisme » ? mais ils disent cela ensemble, simultanément
Seize fois on va de la guerre à la paix
le modèle sous-jacent c'est celui des métamorphoses (à la Ovide) – dans chaque hymne il y a un moment de bascule
En 11 la bascule est plus complexe, il y a un premier tournant quand la voix de femme sort brutalement du rapport de force (à deux contre un ils ont voix de bourreau à merci), quand on l'entend dire « je ne veux pas entendre crier merci » - à partir de là une nouvelle possibilité leur est offerte, celle de chercher comment faire – ils se le demandent ensemble – ils cherchent à convertir vengeance en justice ; le deuxième tournant, la bascule de la guerre dans la paix, une rupture, se produit quand ils semblent répondre à la voix de bourreau qui parle pour elle-même à tourner en rond à répéter toujours la même chose toute seule dans son coin, et un élément visible de rupture est qu'ils parlent, voix d'homme et voix de femme, d'une même voix, c'est la première fois qu'on entend deux voix à l'unisson ; l'ironie, la joie (ici ces deux une seule et même chose) que cet unisson soit un éloge de la dispute
Et cela : « celui qui change le sens des mots prépare des massacres » (49), un aphorisme-mise en garde pour tous les temps, hier et aujourd’hui !
Après les voix soli (4 séquences), après les duos (6), il y les trios (4) et les quatuors (2) ; il y a une construction musicale donc, autour du thème central, la paix, mais un thème varié par le jeu des voix et par le jeu des « attaques » différentes. Il y a contrepoint, les voix s’enlaçant, se contredisant, tentant de se rejoindre, non pas dans un unisson mortel mais dans une polyphonie vivante, contrastée, chatoyante. A chacun sa vérité, peut-être, mais autour d’idées communes, en particulier du bien commun.
En 13, Femme, Homme et Bourreau, mise en lumière de l’impossibilité pour le bourreau de sortir de sa logique, il a fait ce qu’on lui disait de faire, il ne fut qu’un agent ; il n’avait pas le choix.
En 14. antagonisme de l’Homme et de la Femme à propos du bourreau, femme qui « le laisse seul » qui lui « ôte [s]a colère » et cette colère de l’Homme en effet qui ne supporte pas « qu’ils [le]nient » (51).
L. G : la voix de femme précède celle d'homme, elle est la première à « pardonner » (le sens de ce mot spécifique à ce moment, sa haine perdurant tant qu'elle n'a pas entendu d'aveux), la voix d'homme ne comprend qu'à partir de « Qu'ils s'éveillent » et à cet instant bascule vers la paix
Et la pression toujours des victimes qui veulent repentance et paroles du Bourreau qui jamais ne les exprime.
L. G : Repentance je ne crois pas mais aveux, explication circonstanciées et surtout transformation de soi-même (qu'il soit homme enfin, c'est-à-dire non plus divisé (clivé) mais un, etc. - ce sera en 16 seulement)
par Florence Trocmé
1. Bernard Chambaz, Eté II, Flammarion, 2010, séquence 521 : « un mot donne le pli, puis question de sens et de rythme «