effroi
effroi considérable de la situation au Japon : séisme + tsunami + accidents nucléaires – remuement de peurs ancestrales, compassion impuissante pour les engloutis, les tremblés de terre, les irradiés, les perdus, les sans nouvelles de – par dizaines, centaines de milliers.
Sereine Berlottier
entre dans Attente, Partition (Argol, 2011). Très beau début, comme par touches, la situation au bord de l’écriture, la recherche de la phrase, la présence diffuse du vécu quotidien et cela que je croise avec mes lectures de Qui si je criais... ? :
« la question est levée au milieu d’un champ de silence. Le champ est étroit et la question craintive, on dirait qu’elle redoute d’être exécutée avant d’avoir pu gagner l’ombre pacifique des arbres. » (16)
l’attente (Sereine Berlottier)
Par l’écriture dire l’attente, que l’écriture se fasse elle-même attente, quasi matériellement, cela veut dire donne le sentiment d’être au bord de – d’une « révélation » toujours différée notamment, d’un caché, d’un obscur plus simplement, car n’est-ce pas ce que l’on attend, écrivant : mettre au jour de l’insu. En ce sens toute écriture est attente et travail de sourcier.
→ curieux sentiment : irruption répétée d’un titre de Sereine Berlottier, Nu précipité dans l’escalier, qui me fait penser à Duchamp. Décomposition ici du mouvement de l’attente, de cette oscillation presque imperceptible qu’est l’attente.
→ songe aussi que la vie à partir de l’instant où elle est, est attente de sa fin. Ce mouvement-là la fait vie.
enfant ? (Sereine Berlottier)
Petit à petit se fait jour l’idée que l’attente est aussi (peut-être, principalement ? emblématiquement ? ) celle d’un enfant (et je pense à cette rencontre au Marché de la poésie l’an dernier, ce coup de foudre comme il m’arrive quelques fois, pour un tout petit, par l’échange d’un regard, pour cet(te) iris là !
« habitée/mais aussi succédant » pourrait en tous cas dire cela, la présence de l’enfant qui habite le corps et par cette présence l’inscription dans la chaîne séculaire. , la succession millénaire.
fragments (Sereine Berlottier)
Tout procède par fragments, comme en un régime d’apparitions disparaissantes.
Et signe d’une écriture forte (même si ici tout semble si impalpable, si fugace, si fragile !) : les associations fusent à chaque instant, avec d’autres livres, avec des choses vécues, des situations actuelles – ici une évocation du miroir évoque de fortes pages d’Emanuele Coccia dans La Vie sensible, tel autre fragment fait songer à la maladie de l’amie proche.
→ « C’est tout l’inconnu du chemin à venir qui courbe le front » : exemple parfait de cela, qui résonne à la fois avec l’hypothèse de l’attente d’un enfant et avec la situation de l’amie proche.
journal de lecture
Ce que je pratique ici, ce serait bien un journal de lecture, une lecture-journal, un journal avec lecture, intrication pour moi naturelle et surtout nécessaire, vitale, de ce que je lis et de ce que je vis.
sentiment presque tactile (Sereine Berlottier)
Sentiment quasi tactile du presqu’imperceptible, avec des images quasi matérielles, souvent inattendues qui ouvrent quelque chose : « c’est une rumeur lointaine et mystérieuse, plus frêle que le grésillement d’une ampoule à sa dernière heure. » (23)
de quelle attente ? (Sereine Berlottier)
Il s’agit bien « d’écrire au bord du sens d’être (26)
« sans faire ni / (un) poids / (deux) l’enfant / (trois) le livre, / (quatre) le nécessaire » (27)
Sentiment naissant que s’il s’agit bien d’une attente d’enfant, ce n’est pas une grossesse dont il est question mais du désir d’une grossesse. Et que cela chemine avec le livre, le désir du livre, l’impossibilité partielle du livre comme celle de la grossesse. Un différé permanent qui constitue l’attente.
Tout cela par fragments courts, comme tremblés « toute la vie écrire durant. Durera aussi longtemps qu’un enfant vivant quand il n’est pas né pense-t-elle. » (37)
« dans quelle pièce en soi » (S. Berlottier)
« dans quelle pièce en soi
s’asseoir simplement
et pleurer » (50)
→ ce livre a quelque chose de bouleversant, très beau, avec une écriture que l’on ne veut pas dire maîtrisée, tant ce mot est peu approprié. Disons plutôt que c’est une écriture qui se sait, ou se veut, ou se cherche écriture, qui cherche à approcher le silence de la douleur, l’intenable de l’attente (l’enfant, le livre), le « fatum déceptif » (B. Gorrillot) de l’attente et qui y parvient par des moyens simples, par une sorte de biais, écrire, regarder, dire (souvent) à côté, comme pour voir une étoile peu brillante la nuit. Il y a là comme un récit mais non narratif ou linéaire, plutôt une sorte de prisme qui se construit par éclats et dont on s’interroge constamment sur la lumière qui en sort, de l’autre côté de la lecture. C’est une écriture qui construit une sorte de chimère dans l’espace entre le livre et le lecteur et à l’intérieur du lecteur, un peu comme le fantôme de cet enfant, ou de ce livre, tant désirés et qui n’adviennent pas.
Qui si je criais... ?
Claude Mouchard à propos de Chalamov : « il faut qu’il défasse dans le travail de l’écriture, phrases après phrases, les emprises sur lui du pouvoir »
→ Ce travail-là de l’écriture, dans des conditions si extrêmes.
Mais devrait être aussi l’enjeu de toute écriture :
Défaire les emprises sur soi des pouvoirs, pour le contemporain occidental d’aujourd’hui cela signifie emprises du pouvoir politique et de son lénifiant et castrateur discours mais aussi de tous les pouvoirs insidieux qui appuient de toutes leurs forces sur tout corps, tout esprit, tout cœur dans ce monde, notamment via l’excitation permanente et obnubilante des fonctions du désir sous toutes ses formes.
Dévoiler tout ce qui recouvre la vérité nue et la plupart du temps terrible.
poète ou versificateur (Chalamov)
Distinction faite par Chalamov qui dit que le poète doit avoir la force d’offrir son propre sang pour donner vie à un paysage surgissant ». (Qui si je criais... ? p. 29)
Appelfeld et les souvenirs d’enfance
Aharon Appelfeld rapporte qu’il n’avait pas de témoignages à offrir de ce qu’il avait vécu et subi enfant, l’abandon et la plus angoissante errance. Qu’il ne se souvenait ni de noms ni de lieux mais d’une « obscurité, de bruits, de gestes » dont il mit longtemps à comprendre que « ces matières premières étaient la moelle de la littérature. »
→ la littérature versus le témoignage ; la littérature (et ce que Claude Mouchard appelle les œuvres-témoignages), ce qui tente de donner forme à l’informe, au brut de la sensation, de l’émotion, de l’effroi, de la douleur. Et surtout qui va tenter de travailler cette matière-là avec le seul outil des mots, celui que l’on s’est forgé depuis l’enfance (mais aussi en prenant conscience de ce qui en eux a été gauchi par les pouvoirs en tous genres, y compris les pouvoirs introjectés, gauchi aussi par l’expérience, par l’épreuve). Double affrontement de l’œuvre-témoignage, à ce qu’il y aurait à rapporter et à tout ce qui en l’auteur a pu être tordu, gauchi, altéré par l’expérience.
réception de l’œuvre (Claude Mouchard et HG Adler)
L’œuvre en formation au sein de l’écrivain se confronte à la présence hallucinatoire d’une écoute immédiate et à l’anticipation d’une réception à jamais indéterminée, dit Claude Mouchard.
→ cela on le perçoit très bien dans la fin d’Un voyage, de HG Adler, dans l’errance de Paul. L’écoute espérée qu’il « hallucine » dans son monologue intérieur, la question de savoir à qui faire part de ce que lui et plus encore les siens (surtout les disparus) ont vécu et les premières tentatives de dire se heurtant au déni.
de la méthode (Claude Mouchard)
Claude Mouchard explique qu’il n’y a rien de systématique ni de prémédité dans la composition du livre, qui est né de « l’impact de lectures et de situations non préméditées » (ce qu’il appelle l’irruption sans doute).
Et comme il est souvent profondément déculpabilisant ! : « il faut se déprendre de toute image [...] d’une écoute universelle, d’une totale, égale et juste attention à ce qui est arrivé ou à ce qui a été dit » (33)
journal de lecture, écho
Et en effet ce bel écho à ce que j’écrivais sur le journal de lecture : « ces lectures n’avaient pas cessé d’être contemporaines de multiples présents – ceux des rues, des vies mêlées ou séparées, de l’université, du retour, inopiné parfois, de souvenirs personnels ou collectifs. » (33)
→ le lire imbriqué insécablement au vivre, le lire qui nourrit, dérange, force à avancer, démolit les défenses ou les constructions trop faciles, le lire qui sape le déni omniprésent en soi et hors de soi, le lire tissé à la vie se vivant au jour le jour.
→ le lire d’aujourd’hui dans l’ombre de l’effroi causé par la situation au Japon : séisme, 8,9, tsunami, accidents nucléaires.
Lire, remise en question perpétuelle. Meilleur agent de ce dérangement-là, dans la lutte contre la sclérose.
somme toujours croissante de la douleur
failles, flots, flux, irruptions au cœur du calme, mises en mouvements-cataclysmes, ondes de chocs jetées à pleine vitesse sur le frêle de la vie : éboulements, empilements, effondrements – l’inexorable puissance des éléments et des particules, force brute de l’eau et des atomes dangereusement asservis – effroi des masses, effroi des flux fous, somme toujours croissante de la douleur.