Kurtág, Sch. et la voix intérieure
Kurtág toujours, écoute et lecture. Très belle contribution de Florence Fabre, dans le livre Ligatures, la pensée musicale de Kurtág, lui-même émanation d’un colloque. Elle se penche sur l’un des innombrables hommages qui émaillent l’œuvre de Kurtág (qui a pour figures tutélaires principales Bach, Beethoven, Bartók et Ligeti).
Il est donc ici question de la pièce pour alto (cordes), piano et clarinette, Hommage à R. Sch.
Ce que je veux en retenir ici c’est une sorte de variation sur la voix intérieure avec trois entités : ce que Dumézil appelle l’audition thymique, sorte d’audition intérieure du héros homérique lorsqu’il entend les paroles des dieux ; rapproché d’une particularité saisissante et de moi jusqu’ici inconnue de la partition de l’Humoresque de Schumann, où, entre les deux portées de main gauche et de main droite, il y a à un moment donné une troisième portée, avec indication Innere Stimme, autrement dit voix intérieure. Il ne s’agit pas de jouer matériellement cette phrase en valeurs longues, blanches et noires, mais de la jouer intérieurement en même temps que les deux mains. Toute personne qui pratique un peu un instrument de musique sait intuitivement que cela peut avoir une grande influence sur le jeu lui-même. Comme une sorte de fantôme informant la mélodie, idée émouvante et très excitante. Chez Kurtág, le procédé est le suivant : écrire des paroles sous un instrument soliste ; il n’y aura évidemment personne pour « chanter » ce texte mais là encore le phrasé de l’instrument en sera comme informé, marqué. « Ces indications sont dépourvues de mise en œuvre sonore, au sens courant du terme. Il n’y a pas d’ "incarnation sonore". Ces textes s’inscrivent en filigrane ; ils sont destinés à être énoncés intérieurement. Mais on peut supposer que leur présence inaudible en tant que telle se fait sentir de manière diffuse, ténue, indéfinissable [inafferando, dit Scriabine sur la partition du Poème op. 32 n° 1] – mais capitale. Audition thymique peut-être. » (p. 237)
Le livre regorge d’exemples musicaux et je découvre comment la notation contemporaine a évolué par rapport à celle, toute classique que je connais et pratique quotidiennement ! Avec notamment ses signes qui signifient qu’il faut jouer avec la paume de la main ou le coude !
Mots et musique
Aus die Ferne, écrit souvent Sch. (Schumann) en tête de ses partitions, perdendosi, dit-on lorsque le son doit s’amenuiser aux limites de l’extinction.
Ma fin est mon commencement
titre d’une pièce de Guillaume de Machaut…. (qui me fait penser à ce texte tout récent petit cycle ramifié
Signes, jeux et messages
Lire, écouter, selon le principe d’un jeu de piste, ou encore selon le titre, de Kurtág là encore, en suivant celui des Signes, jeux & messages proposés par la vie. Se laisser interrompre, surprendre, dirait Claude Mouchard. De pas de gué en pas de gué, de l’un à l’autre, autre forme de chemin, avec ses hésitations : « il existe un but mais pas de chemin. Ce que nous appelons chemin, c’est l’hésitation. » (Kafka, fragment utilisé par Kurtág dans ses Kafka Fragmente). Signes, jeux & messages, chaque terme est important, une œuvre, un commentaire font signe vers un possible écho, ailleurs, autre œuvre, autre texte ; la dimension de jeu ne devrait jamais être oubliée, c’est la danse vitale, le mouvement qui entraîne ici ou là, un peu comme un insecte butineur attiré vers telle ou telle fleur (thème de la fleur essentiel chez Kurtág) et enfin messages, où j’entends quelque chose de plus personnel, en termes d’émission et de réception que dans signes. Le faisceau du phare ne m’est pas spécifiquement destiné, la lettre si.
Nietzsche
et n’est-ce pas à la fois signe et message que cette somptueuse citation de Nietzsche, l’extrait 250 d’Aurore :
« L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi amplement qu’elle l’a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de la peur, c’est-à-dire du plus long de tous les âges humains qu’il y ait jamais eu : à la lumière, l’oreille est moins nécessaire. D’où le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre. » (cité p. 241)
→ On pourrait ajouter (dans la perspective de l’ontogènèse alors qu’il me semble que Nietzsche se réfère plutôt à l’épigénèse) que l’oreille se développe aussi dans la nuit première de l’être humain, in utero (cf. les travaux du Pr. Tomatis)puis dans les premiers mois…où le champ visuel est encore peu développé. Où les sens que sont l’odorat et l’ouïe sont encore sans doute prédominants par rapport à la vue qui, un peu plus tard, va triompher et sans doute beaucoup écraser des messages des autres sens.
→ d’où ce besoin, sans doute, de plus en plus, de fermer les yeux pour écouter la musique, vraiment. Les messages visuels sont trop parasitants et dictatoriaux.
→ et comment ne pas évoquer, aussi, ce sentiment que j’ai souvent de pénétrer, précisément, dans « la pénombre de la forêt » ou dans « la caverne obscure », lorsque toutes autres écoutilles fermées, j’entre vraiment dans l’écoute de la musique, de préférence la nuit…
Kurtág encore, la signifiance multiple
Des deux chapitres, celui sur l’hommage à R. Sch et celui commencé hier soir, de Pierre Maréchaux sur les Jeux, les fameux Játékok de Kurtág, je retiens aussi qu’il y a partout, dans son œuvre « signifiance multiple et omniprésente tissant un réseau d’une remarquable densité ». Les références musicales et littéraires sont innombrables, elles sont déterminantes mais elles sont complètement assimilées et modifiées par l’approche de Kurtág. Et ce n’est pas un des moindres paradoxes que de dire qu’il les donne à entendre, autrement, souvent de façon irremplaçable. Je pense que ma perception de Kafka est à jamais modifiée par ce que j’ai lu et entendu des Kafka-Fragmente. En une véritable expérience. Je tenterai bien une expression, peut-être absurde, mais le caractère d’obsession ontologique de Kafka est venu se ficher dans ma conscience de manière indélébile, via Kurtág.
→ Système référentiel qui me semble se mettre en place aussi de plus en plus dans certains de mes textes. Toute la question étant de savoir sortir de l’allusion per se, aussi peu pertinente que les private jokes dans certains environnements, pour faire vibrer quelque chose d’une relation, d’un écho, pour créer un pont, former le maillon d’une chaîne de transmission
envahis de trop, imperceptible
dans le labyrinthe divagation par abandon d’œil, sens perdus, chutes et coups, se heurter, se heurter contre portes, grilles et cul-de-sac, face devant contre et blessures – mais reprises et coutures, recommencer, errer encore, encore se perdre, chercher, retrouver le fil, passer par le chas – tendre, nouer, reprendre, tirer un bord et changer de cap, au pire, à l’espoir – figure tragique de l’égarée, en son errance aveugle, labyrinthes de bruits et sens seuls, envahis de trop, imperceptible, direction non-assistée, ruine du tâton, échec mat, dur, sans appel : errance à perpétuité par cécité.