Chalamov et la mémorisation
Reprise du livre de Claude Mouchard Qui si je criais… ? et lecture du très impressionnant chapitre intitulé « Mémoires autres. ». Où Claude Mouchard aborde deux points très importants : comment peut-on mémoriser quelque chose de ce qui est vécu dans les conditions les plus extrêmes ? Et comment cette mémorisation est-elle rendue ultérieurement ? Et par ailleurs, qu’avons-nous à voir, nous, avec ces expériences et se peut-il que parfois leur relation entraîne chez nous des résurgences mémorielles propres ?
Claude Mouchard parle à propos des proses de Chalamov d’une « tension mémorielle incomparable, capable d’atteindre n’importe qui ». Il fait le récit très fort de sa première confrontation avec Chalamov alors qu’il avait imaginé de l’inscrire dans un de ses cours à Paris 8, à une époque où il connaissait encore peu l’œuvre.
Ce récit est l’occasion de toute une méditation très troublante sur une possible porosité de mémoire à mémoire de sorte que la mémoire de l’autre devienne plus importante pour soi que la sienne propre (pp. 324 et 325). Il montre que chez Chalamov deux éléments traditionnels de l’autobiographie, unité même d’une expression individuelle et vérité factuelle du récit, sont comme mis en suspens et que cela contribue très fortement à la « tension énigmatique des proses de Chalamov. » (326)
De la mémorisation
Claude Mouchard s’interroge ensuite sur la très particulière mémorisation dont Chalamov fait état – quasi intégrale et ne restituant pas le passé comme du passé mais comme un présent. Il formule alors l’hypothèse qu’il « n’y avait personne d’assez présent pour faire passer les instants dans le passé ».
→ autrement dit une étape essentielle du traitement par l’esprit de ce qui a été vécu est rendu impossible par l’absence ou le suspens de l’instance qui ordinairement, normalement, à son insu même, accompli ce travail. Il y aurait un traitement du vécu du jour avec un tri sélectif (il y aurait tout lieu de s’interroger sur les raisons, les mécanismes et les conséquences de ce tri sélectif entre rebut et conservation - on n’est pas loin ici de toute la réflexion de Freud).
Dans le contexte extrême de la Kolyma, ce traitement est comme impossibilisé par l’épuisement et le gel extérieur entraînant un gel intérieur de toutes les fonctions mentales et psychiques. De même que la montagne rend sous les assauts des bulldozers tous les cadavres de Kolyma « conservés » par le permafrost, la mémoire, sous les coups de Chalamov, vomit littéralement tous les souvenirs, intacts, non décomposés comme sont ordinairement les souvenirs chez n’importe quel être vivant même dans des conditions difficiles (hors trauma, peut-être ?)
L’emprise est si profonde, vitale, essentielle qu’elle atteint à un des mécanismes les plus fondamentaux pour l’esprit.
Mémoire autre
Il y aurait une « seconde mémoire » (334) et l’immense question ici exacerbée, ce qui la met encore plus en évidence, de ce que l’on peut savoir de ce que les autres (passés, présents, proches, lointains, persans, bourreaux, persécutés) ont pu penser ou pensent. Avec ce sentiment de la totale altérité de toute pensée à celle de l’autre, fut-il très proche. Le sentiment de l’enfermement irrémédiable et constitutif dans sa propre pensée – notamment en raison de la constitution progressive de son flux qui en fait une immensité infiniment complexe (même chez les plus frustres) de telle sorte qu’espérer des recouvrements même partiels est totale illusion – vertige.
Et cet emmêlement pourtant des mémoires, des pensées, cela qui nous rend soudain familières telle pensée, telle œuvre musicale, littéraire, d’emblée, alors que telle autre, très célébrée, ne nous atteint pas. Communauté d’esprit ?
Résonance
Claude Mouchard toujours dans ce même chapitre, bouleversant, le montre très bien, en faisant soudain comprendre que certains récits peuvent faire entrer en résonance en nous des zones muettes, inactives, peut-être inconnues de nous. Il expérimente l’étrangeté de voir que la lecture de Chalamov éveille ce que l’on pourrait appeler sa mémoire généalogique : « pesées de temps différents, trop puissants mais simultanés ».
« Tous mes amis ne sont pas de mon temps » écrit Bernard Noël ; ma mémoire n’est pas seulement ma petite mémoire locale, individuelle, bornée. Elle est traversée, peut-être comme le corps par les neutrinos ou les ondes (deux métaphores différentes qui demanderaient des développements différents), par d’autres flux mémoriels.
Claude Mouchard va ainsi invoquer, en se posant toutes sortes de questions sur la légitimé à le faire (l’on retrouve complètement l’esprit de ses notes de la revue Fario), la figure de sa tante, la sœur de sa mère, dont le fils fut assassiné à Dachau en 44.
→ et pour moi cette évidence de l’intrication du lire et du vivre, qui à mon sens rend tout à fait légitime la démarche de Claude Mouchard, témoin du témoin, qui tente d’incarner en quelque chose dans son « ici-maintenant » de Claude Mouchard, la parole essentielle de Chalamov, la rendant ainsi encore plus nécessaire, montrant qu’elle peut être mise en rapport avec certaines de nos expériences, de nos pensées, de nos affects. Autrement dit qu’elle nous touche, très concrètement.
ce bleu-là, comme visage
parfois, terre, chemin, affleurant, têtes, visages – ce bleu-là, passé, délavé, dans le gris brun du sol, racines, feuilles et pierres, comme visage, regard, d’où venant, remontant du temps enfoui – arc tendu entre la pierre et l’absence de mots, arc d’énergie, tension muette, pure veine de temps mise à nu – corps de Kolyma dans le permafrost, non décomposés – tant de vie muette et de vies ensevelies vivant sous chaque pas.