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Rédigé par Florence Trocmé le 26 août 2011 à 13h51 dans cailloux-têtes | Lien permanent
Être sans destin
J’ai fini le très fort Être sans destin d’Imre Kertész. Ce qui me permet aussi de mieux comprendre la démarche de Claude Mouchard et ce qu’il écrit dans Qui si je criais… ? et dans ces notes très fortes dont il a publié deux fois des extraits dans la revue Fario. La question de la douceur au milieu du désastre, de la catastrophe. Car Kertész termine son livre en parlant d’une forme de bonheur à Buchenwald, par moments. Il est totalement « ailleurs » par rapport aux questions qu’on lui pose. Et il écrit cela, presque scandaleux, si difficile à concevoir : « Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des "horreurs" : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois qu’on me posera des questions. Si jamais on m’en pose. Et si je ne l’ai pas moi-même oublié » (Imre Kertész, Être sans destin, Babel, p. 359) – j’ai retrouvé dans cette scène finale le sentiment de totale incompréhension devant le dire de celui qui revient par ceux qui l’accueillent, si bien rendu dans Un voyage, de H.G. Adler. Question double, question centrale, insistante : le déni de vérité opposé à ceux qui reviennent, mais cela c’est bien connu ; le côté inconcevable de ce qu’ils disent, à la fois pour ce qui s’est produit mais aussi en raison de la façon dont ils l’ont vécu. Le hors-norme semble partout et pourtant ils sont comme nous, bourreaux et survivants, tissés de la même étoffe….
Cela me fait me poser la question de la représentation que nous nous faisons des choses, de notre capacité à imaginer aussi la réalité vécue par autrui. Et de façon encore plus générale, la question de notre perception de la réalité.
petite main saisie
petite main saisie, ruines de Dresde, incendie du grand magasin, brume, perdue, quelque part, petite main prise, serrée, froide ou chaude, et courir, fuir aussi loin que possible sans savoir vers où, vers quoi, avec la petite main saisie, petite main lâchée, seule, perdue, chaude ou froide, serrée très fort, morceau de tissu, le mouchoir d’Elfried, enfant de jadis, enfant venu, enfant qui ne naîtra pas, petite main saisie ou perdue dans le noir
Rédigé par Florence Trocmé le 26 août 2011 à 10h23 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Benjamin écrit sur Kafka
Que notre capacité critique est endommagée ! C’est ce qui m’est apparu en lisant la stupéfiante lettre sur Kafka que Walter Benjamin écrit à Gerhard Scholem, republiée dans le livre Trois cailloux pour Walter Benjamin, édité par l’Arachnoïde. La hauteur de vue, la profondeur du jugement, l’intelligence du propos, la contextualisation de l’approche, tout me semble hors normes dans cette lettre.
« L’œuvre de Kafka est une ellipse dont les foyers sont définis, l’un, par l’expérience mystique (qui est avant tout l’expérience de la tradition), et l’autre, par l’expérience de l’homme de la grande ville moderne. » Benjamin y reproduit un curieux texte du physicien Eddington, décrivant ce qu’est la réalité au vu de la physique des particules et ce que cela représente en fait de se mouvoir dans ce monde, de simplement franchir une porte et Benjamin d’ajouter qu’il ne connaît « rien en littérature qui indique au même degré le gestus de Kafka. »
« Le monde de Kafka, souvent si serein et traversé par des anges, est l’exact complément de son époque qui s’apprête à supprimer par masses entières les habitants de cette planète »
→ et si l’on veut prendre vraiment conscience de ce que cela veut dire, « supprimer par masses entières », une fois de plus cette constatation élémentaire, en étroite communion de pensée avec tout ce qu’écrit Claude Mouchard dans Qui si je criais… ? et en lisant Être sans destin d’Imre Kertesz, qu’un livre, une œuvre-témoignage, fait comprendre infiniment plus que tous les cours d’histoire. Ce pourrait être d’ailleurs une façon de faire approcher la réalité des génocides à des adolescents : leur faire lire ce livre. Écrit par Kertesz miraculeusement revenu de là (là, c’est-à-dire dire Auschwitz, Buchenwald et le camp de Zeitz), et qui parvient à relater les faits comme s’il avait encore 15 ans, l’âge où il fut déporté. Et où il échappa à la chambre à gaz grâce à un simple mot dit par un autre jeune détenu à l’arrivée du train à Auschwitz, en yiddish, lui demandant son âge et l’enjoignant de répondre sechzehn, 16 au lieu de son âge réel…. on comprend vite pourquoi.
Faire fi du poids des roches
parois si proches, couvertes de lichens, étranglement, passage impossible – habiter les fissures, en hirondelle les rebords de toit, disparaître en petites caches, refuges minuscules – il faut se replier d’abord, méthodiquement, en rabattre et ne pas en découdre, surtout, on y laisserait des plumes – faire le vide, recroquevillement, balancement, élancement, viser juste et gagner une place dans l’ombre – puis germe, graine, entamer la quête de lumière, développer une tentacule, s’agripper à la muraille, sinuer, s’infiltrer, emprunter les filons, goutter avec la moindre trace humide, ramper, faire fi du poids des roches, des mots, des choses, gagner la lumière. Bouche d’air.
Rédigé par Florence Trocmé le 25 août 2011 à 09h57 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
À propos de Walter Benjamin
« Tout l’enjeu repose sur cette tâche, éminemment politique : organiser le pessimisme. Sortir donc des rets aliénants de la morale, vérifier l’état désastreux des liens sociaux (une machine à détruire les hommes) et lui opposer une posture de résistance sans concession : dans le naufrage, monter sur le mât, pour voir l’horizon de la catastrophe, bouché ou non, organisable ou pas ».
Bruno Tackels, in Trois cailloux pour Walter Benjamin, L’Arachnoïde, p. 43
Le lecteur, le penseur, le flâneur…
« Le lecteur, le penseur, l’homme qui attend, le flâneur…sont des types d’illuminé tout autant que le fumeur d’opium, le rêveur, l’homme pris d’ivresse. Et de plus profanes. Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre toutes – nous-mêmes – que nous absorbons dans la solitude. »
Walter Benjamin, « Le Surréalisme », in Œuvres II, Folio essais, p. 131, cité par Bruno Tackels, in Trois cailloux pour Walter Benjamin, p. 45
Haine sifflante
Racler jusqu’à l’os, cruauté, haine sifflante brûlante comme la tourbe souterraine, sinuant, irradiant de noirceur incendiaire d’infinis territoires – quel barrage contre le mal sec lézardant les fondations d’infiltrations insidieuses, quelle levée de terre, coulée d’eau, percée d’air pour stopper ce cours inexorable – qui pour dire non, pour couper le vers en deux d’un coup de pelle franc, pour monter sur le mât, qui pour endiguer le flot montant ou retarder l’effondrement de la digue rongée de fissures, de failles et de cryptes.
(En lisant Être sans destin d’Imre Kertesz).
Rédigé par Florence Trocmé le 24 août 2011 à 09h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Kertesz, Tackels, Walter_Benjamin
passent leurs passées
passent leurs passées au ciel sombre anthracite, signes, sigles, lettres ou portées mêlées, que disent-elles, que disent-ils ces passants répétitifs autant que fugitifs – ces masses légères et denses, grappes de mouvements synchronisés se retournant comme gants, quel signal, quel appel pour cet essaim, ce banc – et qu’être autre que l’un de ces points minuscules tendant à composer la grande figure ?
Michon, morio
Un texte très court, magnifique, de Pierre Michon dans Trois cailloux pour Walter Benjamin (trois textes en fait de Michon, de Guy Petitdemange et de Bruno Tackels), publié aux éditions de l’Arachnoïde. La superposition d’un texte de Benjamin, sur son enfance et d’un souvenir de Pierre Michon, sur le thème du papillon, de la nomination du monde. Morio.
En écho, l’association forte que je fais depuis la lecture des Carnets de Bergounioux entre le nom de ce dernier et fario, du nom de la truite qu’il pêche dans les rivières de Corrèze. Bergounioux, fario, Michon, morio. Et Fario, bien sûr, plus encore sans doute, la très belle revue de Vincent Pélissier, où ont été publiés notamment ces notes si prenantes et importantes de Claude Mouchard, mais aussi des textes des survivants de la déportation en Transnistrie.
Rédigé par Florence Trocmé le 23 août 2011 à 10h19 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent