Benjamin écrit sur Kafka
Que notre capacité critique est endommagée ! C’est ce qui m’est apparu en lisant la stupéfiante lettre sur Kafka que Walter Benjamin écrit à Gerhard Scholem, republiée dans le livre Trois cailloux pour Walter Benjamin, édité par l’Arachnoïde. La hauteur de vue, la profondeur du jugement, l’intelligence du propos, la contextualisation de l’approche, tout me semble hors normes dans cette lettre.
« L’œuvre de Kafka est une ellipse dont les foyers sont définis, l’un, par l’expérience mystique (qui est avant tout l’expérience de la tradition), et l’autre, par l’expérience de l’homme de la grande ville moderne. » Benjamin y reproduit un curieux texte du physicien Eddington, décrivant ce qu’est la réalité au vu de la physique des particules et ce que cela représente en fait de se mouvoir dans ce monde, de simplement franchir une porte et Benjamin d’ajouter qu’il ne connaît « rien en littérature qui indique au même degré le gestus de Kafka. »
« Le monde de Kafka, souvent si serein et traversé par des anges, est l’exact complément de son époque qui s’apprête à supprimer par masses entières les habitants de cette planète »
→ et si l’on veut prendre vraiment conscience de ce que cela veut dire, « supprimer par masses entières », une fois de plus cette constatation élémentaire, en étroite communion de pensée avec tout ce qu’écrit Claude Mouchard dans Qui si je criais… ? et en lisant Être sans destin d’Imre Kertesz, qu’un livre, une œuvre-témoignage, fait comprendre infiniment plus que tous les cours d’histoire. Ce pourrait être d’ailleurs une façon de faire approcher la réalité des génocides à des adolescents : leur faire lire ce livre. Écrit par Kertesz miraculeusement revenu de là (là, c’est-à-dire dire Auschwitz, Buchenwald et le camp de Zeitz), et qui parvient à relater les faits comme s’il avait encore 15 ans, l’âge où il fut déporté. Et où il échappa à la chambre à gaz grâce à un simple mot dit par un autre jeune détenu à l’arrivée du train à Auschwitz, en yiddish, lui demandant son âge et l’enjoignant de répondre sechzehn, 16 au lieu de son âge réel…. on comprend vite pourquoi.
Faire fi du poids des roches
parois si proches, couvertes de lichens, étranglement, passage impossible – habiter les fissures, en hirondelle les rebords de toit, disparaître en petites caches, refuges minuscules – il faut se replier d’abord, méthodiquement, en rabattre et ne pas en découdre, surtout, on y laisserait des plumes – faire le vide, recroquevillement, balancement, élancement, viser juste et gagner une place dans l’ombre – puis germe, graine, entamer la quête de lumière, développer une tentacule, s’agripper à la muraille, sinuer, s’infiltrer, emprunter les filons, goutter avec la moindre trace humide, ramper, faire fi du poids des roches, des mots, des choses, gagner la lumière. Bouche d’air.