Marc Dugardin
Je viens de lire ses premières notes de carnets de 2012, après transfert facile et rapide sur la petite liseuse Kobo pour plus de confort que sur l’écran. J’aime ces notes, je les trouve humaines, profondes, intéressantes. Il y a quelque chose à voir là avec les carnets de Bergounioux. L’un comme l’autre suscite une interrogation : comment aller plus loin dans ce flotoir, sans en altérer la spécificité ? Dois-je à l’instigation de Bergounioux ou Dugardin, y faire entrer, parcimonieusement mais réellement, un peu de ma vie personnelle ? Question récurrente souvent posée à partir du choc produit par certains faits de l’actualité. Ces derniers totalement absents chez Bergounioux qui ne consacrera qu’une minuscule note aux attentats du 11 septembre. Alors même que je pense que comme nous tous, il a dû ressentir cette question de la réalité de ces faits, eu égard à leur caractère inouï et en quelque sorte inimaginable. Et qu’il fallait bien parvenir à imaginer, puisqu’ils s’étaient produits.
Marc lui, introduit les récits de ses rêves dans ses carnets… pas trop envie de suivre cette piste-là, ni au fond, celle de Bergounioux. Je constate là une fois de plus, si besoin était, que je ne pense souvent correctement que la plume à la main. Comme si la plume me permettait de me déprendre de l’emprise, de l’empreinte forte de la lecture, établissait une distance critique. Je crois que le flotoir doit garder sa spécificité, journal de travail, potager, serre aussi où planter, cultiver, tenter de faire pousser, voire de greffer ou de modifier quelques plants, au fond toujours issus des mêmes lignées.
Le but ici ne me semble pas de garder mémoire du quotidien, mais plutôt de retrouver le chemin du cheminement.
Le travail du poète
« faire l’apologie, contre vents et marées et contre l’étymologie du mot "travail" et contre une vision réduite au socio-professionnel dudit mot et de sa notion, faire l’apologie du créateur en libre-travailleur, en travailleur non aliéné, en travailleur qui, au moyen de son travail d’écriture, combat l’aliénation mentale du novlangue libéral, de la phraséologie nazie ("le travail rend libre") tapie sous la phraséologie libérale ("le travail, c’est la liberté"), faire l’apologie du poète en tant comme travailleur ayant plaisir immense et paradoxal à son travail. Travailleur de l’esprit, que le poète, un "traveilleur" »(Jean-Pascal Dubost dans son journal de résidence, en Ardèche)
→ Il faut aussi démolir pierre-pensée par pierre-pensée toutes les vieilles structures imbibées de romantisme. Oublier la soi-disant inspiration et savoir en effet que c’est par travail seul, sur un infime résidu donné parfois de façon spontanée, que peut se construire un minuscule petit quelque chose.
De la constellation
Oui une de ces manières de constellations qui se forment par moment autour d’un noyau attractif, lequel souvent n’est même pas conscient ou identifié. Ici la constellation s’agrège autour de Ch’Vavar, Klee, Jean-Pascal dont je lis, présentement, l’excellent journal de résidence en Ardèche dont j’extrais cette citation de Jean-Paul Klée
« j’aime le coq-à-l’âne, cette broderie saute-ruisseau qui fait qu’on aborde tout sans conclure ni pesanteur, on ne traîne pas, on brise là, on fait l’entrechat, on sème l’allüsion par-ci par-là-bas, c’est un-e délice que d’entrevoir ou d’évoquer sans développer ni s’attarder, on va dans le pointillé, la courtoisie, le sinueux & l’imprévu, à chaque phrase il y a les cerises de la surprise & les grains de riz de l’Exquis… J’aime à l’infini cette grâce française qui dessine les vrais mouvements de l’âme & la fantaisie, les méandres dü sentiment & dü souvenir, tout ce flüx miniature qui arrime la langue & le cœur. »
Et d’ailleurs, constellons encore puisque je relève cela, toujours dans ces notes de Jean-Pascal, à propos d’un livre qui a beaucoup compté, Travail du poème de Ch’Vavar : « Travail du poème est un montage fatrasique, hétéroclite, composé d’articles, de poèmes commentés, de notes, de lettres, de préfaces, d’intermèdes, d’entretiens… Par quoi la pensée s’expose dans son désordonnancement, avec ses convictions profondes et ses contradictions, montrant une capacité de s’auto-régénérer dans le mouvement continuel de réfléchir à l’acte d’écrire et à ses raisons ; ce livre a été monté en état de crise poétique et morale : ce livre est une crise. »
Et bien entendu, je ne recopie pas ces notes pour allonger artificiellement le volume du flotoir, mais bien parce que ce sont des bouées, des aides à la navigation, une boussole, un GPS, à forte teneur identificatoire. Si ces mots me parlent, c’est que j’y reconnais quelque chose de mes pensées obscures. Je les arrime au flotoir pour sortir du foutoir intérieur, de la confusion qui me semble être la dominante d’un esprit insuffisamment et mal formé, de manière anarchique et quelque peu aléatoire. D’où….
Lettre à Marc Dugardin (où il est aussi question de Bergounioux)
« [...] J’aime ta façon d’aborder le fil des jours, d’y réfléchir, de mêler les bribes de tes rêves à ta réflexion, de répercuter les souffrances et joies quotidiennes. Je ressens une grande unité dans tout cela, qui est sans doute celle du cheminement.
Je pense un peu aux Carnets de Bergounioux dans lesquels je suis à nouveau plongée. Je m’interroge constamment sur l’effet de ces Carnets de Bergounioux, qui à d’aucuns semblent effroyablement prosaïques, puisqu’en effet il y parle de « lessives lancées », d’épluchage de légumes, de copies à corriger, de bricolages chez ses enfants, de sculpture à partir de ferrailles de récupération, mais aussi de lectures dont on ne sait presque rien sauf les titres et qu’il les « extraie »… et pourtant cela happe, malgré l’apparente monotonie, la teneur très sombre…
Alors je viens de me demander, écrivant que l’unité de tes notes me semblaient liée à ton cheminement, s’il n’en va pas de même pour Bergounioux : traces de son cheminement à partir de la crise de ses 17 ans, qui lui a donné l’impulsion de s’engager dans une sorte de quête sans fin autour du pourquoi et du comment… travail herculéen et bien sûr sans grande chance d’aboutir (mais qui a l’immense mérite de produire en effet des traces, livres, notes, articles, essais…).
Je me rends compte de plus en plus comme j’ai besoin de cette présence tangible de l’écrivain dans ce qui est écrit, comme cela me rend le propos plus proche, plus accessible. Sentiment d’un contact de pensée à pensée, d’épaulement de pensée et d’expérience en quelque sorte, sur un chemin tellement chaotique parfois, où sens et identités semblent fluctuer tant et tant. »
Cartier Bresson
« To take a photograph is to align the head, the eye and the heart. It’s a way of life. »
Aligner, mettre en phase, accorder la tête, l’œil et le cœur, comment dire mieux…. ?
A-t-il choisi l’ordre, autrement dit fait-il une hiérarchie, la tête d’abord, analyse, découpage d’un pan de réel, cadrage ; j’opterais plutôt pour l’hypothèse d’une simultanéité des trois instances, avec cette idée que c’est précisément parce que les trois entités ont été touchées, sollicitées, activées simultanément qu’il y a matière à image. Et que dans tout cela il entre un énorme arrière-plan, culture visuelle, analyse, sens historique et philosophique et émotion, mais cette dernière filtrée par tout le lent apprentissage des jours (sinon on aboutit trop facilement au « cliché ».)
Noter aussi que Cartier-Bresson dit que mettre en phase tête, œil et cœur n’est pas affaire seulement de travail ou de quête photographiques, que c’est une manière de vivre, une attitude générale, dont in fine la prise de vue n’est qu’un aboutissement, pas forcément nécessaire. Transposition ici du vivre/écrire cher à Antoine Emaz, vivre/photographier.
Ô radeau du Nihil (Flotoir ?)
partir à la dérive, laisser filer loin l’amorce et tenter de suivre, eaux agitées, passage incessant surface à sous-surface comme diastole et systole – boire la tasse, manquer de s’étouffer mais plonger, apnée, quête hantée d’infructueux, de vain, de vide – où aller, que faire si même plus question de dire : les fonds sont plats, désertés, vie retirée, lumière glauque, boueuse, temps figé – clapotis atone peine à frapper un rythme et coule à pic même, refusée
Ô Radeau du Nihil aux quais seuls de nos nuits!
Ton atmosphère est fixe, et tu rêves, figée
En climats de silence, écho de l'hypogée
D'un ciel atone où nul nuage ne s'endort
Laforgue, L'Imitation de Notre-Dame la Lune