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Rédigé par Florence Trocmé le 29 février 2012 à 11h00 | Lien permanent
Ciel
petite lumière bien discrète mais présente, 10° environ.
Deux entités
Oui lire fait, mais ne fait pas forcément de façon stable et univoque, preuve qu’il y va de la conjonction entre deux entités, écrit projeté du livre et sensibilité réceptrice du lisant – pour cela peut-être que dans certaines traditions, les textes sacrés sont mâchés et remâchés, pour s’allier en chacun à des moments d’être successifs et différents ? Il y a des jours où se blottir comme disait Kafka contre un livre de poésie et des jours où se blottir dans le Dépaysement (et bien sûr des jours où être réceptif à l’un comme à l’autre, ou ni à l’un ni à l’autre, toutes combinaisons possibles !)
Bailly, tout est daté
« tout est daté et il est dans la nature de tout signe d’emporter avec lui l’air de son temps, en le propageant aussi longtemps qu’il le peut » (Le Dépaysement, p. 48)
Notion qui parait essentielle, dans tous les domaines, sans doute très benjaminienne ? Encore une fois en tête la métaphore de la lumière de l’étoile, qui m’atteint alors qu’elle a été émise il y a fort longtemps. C’est aussi tout le problème de l’anachronisme, si souvent exploré par Didi-Huberman.
JC Bailly ajoute :
« Dans la succession rapide et parfois même affolée des strates, aucune d’entre elles toutefois n’efface la précédente, et il en résulte pour chaque situation ou chaque document une possibilité de résonance non pas infinie, sans doute, mais très longue. Irrégulière, soumise à conditions et susceptible de retours, cette survivance tantôt se maintient comme une sorte de dormance [...] tantôt agit comme une résurgence, que celle-ci soit provoquée ou qu’elle se libère d’elle-même. » (48)
→ splendide réflexion sur la trace, l’empreinte laissées par les faits, les êtres, les choses, ce qui a été n’est pas complètement mort, il peut y avoir dormance ou résurgence (tous ces mots en anses !), cela reste accessible et c’est bien souvent la lecture qui engendre la résonance. Lire s’en va toucher cette corde sans vibration qui attend un souffle pour de nouveau émettre quelque chose de ce qu’elle est, qui sera reçu modifié par l’épaisseur du temps à traverser.
L’auteur continue en appliquant cette idée d’une dormance à la question de l’identité d’un pays, dont le soubassement serait l’ensemble de toutes ces dormances, avec une logique de réseau constamment agrandie et modifiée.
Ce qui est vrai de l’identité d’un pays, l’est aussi de l’identité d’une personne en qui, au fur et à mesure de sa vie, se déposent des dizaines de milliers de faits qui vont entrer en dormance… apparemment disparus en réalité latents, comme le montre aussi bien par exemple la psychanalyse que certaines pages de Proust ou l’exploration sensible de lieux qui font trembler le motif (donc vibrer la corde en dormance ?) de Jean-Christophe Bailly….
Rédigé par Florence Trocmé le 29 février 2012 à 10h07 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Ciel
de ce matin, n’en dirai rien qui vaille mais de celui d’hier après-midi, oui, lumière magique, transformant toutes choses. Toujours aussi convaincue qu’une certaine longueur d’onde de la lumière rencontre en moi une disposition au bonheur, de même que je suis convaincue que je suis accordée en fa # mineur.
Journaux
Belle promenade du côté du Champ de Mars, photos nombreuses, écorces, papiers déchirés et en rentrant les cailloux ramassés et le cyclamen qui a gelé. Vais tenter de reponctuer le flotoir par deux séries, les cailloux têtes et les petits montages dit « journal ». Je laisse tomber les origamis, il y a un côté sale dans ces petits tas de papier qui ne me dit rien.
Lectures
Commencé Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly.
Continué la pièce de théâtre envoyée par Liliane Giraudon pour le feuilleton de Poezibao.
Photos
Est-ce que les photos prises hier en deux heures de temps ont constitué un théâtre de la promenade : décors, personnages et le drame ; toiles de fond des écorces, figures ici et là, papiers déchirés, écorces encore, cailloux et le drame aux camélias, qui sont en fait ici des cyclamens, gelés ? Images prises, travaillées, pour certaines montées, gestes extérieurs mais intérieurement une curieuse fusion, une mise en scène de ces différents éléments, une unification en un seul tableau qui font de cette promenade un hors-temps, une rêverie solitaire, très particulière.
Jean Christophe Bailly, Le Dépaysement
Préface très éclairante où il expose le projet du livre. S’interroger sur l’idée de France, ce qu’elle recouvre et pour cela choisir une série de lieux qui feront « trembler le motif », soit parce qu’ils sont des « points de cristallisation de la forme nationale » soit parce qu’ils sont sur les bords. Autrement dit, le choix des lieux fait déjà sens, ô combien.
Évoque deux expériences, la première, vision d’un film de Renoir à New York dans les années soixante et ce curieux sentiment qu’elle a suscité, celui d’une appartenance, d’une familiarité, une « émotion de la provenance ». Idée déjà de travailler sur la cohorte de lieux communs liés trop souvent à tel ou tel pays (ce que semble avoir fait, selon Roger Pol Droit, Marc Crépon dans son livre Les Géographies de l’esprit).
Deuxième impulsion, une visite en maison de repos à son beau-père et ce sentiment que suscite immédiatement, ce jour-là, le lieu baigné dans une lumière qui est une émulsion de brume et de soleil : c’est la Montagne magique !
Lieux et mots
On sait dès le début du livre que, non content d’interroger les lieux, la topographie, Jean-Christophe Bailly va travailler les mots, toponymes bien sûr, mais aussi noms d’objets, par exemple tous ceux donnés aux filets et nasses évoqués dans la première étape du cheminement : tramails, araignées, sennes, carrelets, éperviers, carafe à goujon au cul troué
Magnifique évocation, dans cette fabrique de filets, à Bordeaux, de toutes ces inventions pour chasser et surtout pêcher qui fait surgir tout un « monde de rivières lisses, aux courants secrets, aux fraîcheurs enchâssées » (passent Bergounioux, la Dadalouze et les truites Fario), et cette affirmation de « l’inanité de ce qui divise les opérations humaines entre un versant manuel et un versant intellectuel » (Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, p. 16)
De la forme
À propos de ces filets, Jean-Christophe Bailly évoque la précision, l’exactitude de la forme inventée en fonction de ce qu’il faut attraper. Comment ne pas penser à la littérature, plus singulièrement à la poésie ? A la forme-force d’Antoine Emaz… Et en écho à cette citation de Marielle Macé : « toute phrase lue peut être jetée comme un nouveau filet sensible dans le réel », une phrase qui est une forme en miniature, une nasse pour tenter de saisir quelque chose de ce réel aussi fuyant que les petits poissons traqués par les filets fabriqués par la maison Larrieu à Bordeaux !
Que me fait ce chapitre ?
Brève tentative d’appliquer à un chapitre de Jean-Christophe Bailly les questions posées, magistralement, par Marielle Macé (dont je suis loin d’avoir fini l’extraction en ces pages du Flotoir, cela se fera petit à petit). Sur le plan de la perception, il me fait ressentir quelque chose de la forme de la nasse en rapport avec l’eau. Il invoque mais aussi évoque toutes sortes de sensations, innombrables, liées à l’eau. Mais ici en rapport plus précisément avec l’intention de saisir quelque chose, du sable, un crabe, un objet jeté dans l’eau. Il évoque même un épisode personnel tragique.
Sur le plan de la remémoration, il renvoie à ce goût pour les fabriques, le travail artisanal et à l’intérêt pour les objets et les noms. Fait passer tous ces musées vus en France et surtout à l’étranger, avec collection d’outils, rasoirs, rabots, etc.
Il me pose la question de la forme en fonction de l’usage.
Il ouvre un espace de rêve, configure en moi un Bordeaux imaginaire, m’enseigne l’idée de la « logique des formes mouvantes [qu’il m’arrive d’appeler mécanique des fluides] et m’offre maintes phrases magiques qui sont des chemins de pensée, de rêve, de reconnaissance de sensations fugitives non portées au jour, telle celle-ci : « selon la capillarité des chemins d’eau douce » (p. 22)
Passe à poisson
L’étape suivante du Dépaysement est une évocation d’une passe à poisson à Toulouse. Là aussi écho immédiat pour moi de la passe à saumon sur le Rhin, à Gambsheim. C'est a posteriori que la lecture vient réveiller ce souvenir et surtout le travailler. Du fait du rien qui passe (même expérience à Gambsheim, une eau boueuse et agitée mais pas l’ombre d’un saumon ou même de menu fretin !), JC Bailly dit qu’on est « assis devant des idées ». Combien de fois, assis, dans l’attente, se trouve-t-on devant l’idée que l’on se fait de ce que l’on imagine, attend et qui restera la seule réalité, sans concrétisation matérielle du désir qui nous porte.
Récitatif
« La litanie des noms propres, qui sont le récitatif de tout voyage. » (p. 28)
Ici passe soudain Ludovic Janvier et Des rivières plein la voix ! Et mes propres « lectures » incessantes, lors de tout trajet en voiture, noms de lieux bien sûr, et de lieux dits mais aussi tous ces noms sur les camions, cosmopolitisme des provenances. Et mon petit jeu mémoriel : trouver au moins un container Hamburg Süd !!!! (neuf en rentrant mercredi dernier !)
Effet, oui
Effet très étrange de ce livre, il convoque, presqu’à chaque phrase, des dizaines de choses vues, de perceptions engrangées et il permet de déchiffrer a posteriori cette partition !
non fil mais nappe
fil n’est pas mais tache, drap tendu jeté comme filet sur l’étendue, nasse à mailles fines, capteur, recueil de lumières et de formes, de forces et de traces : écorces, buissons, papiers déchirés, empreintes et marques – fusion des séquences, écrasement mémoriel, fondu du discriminé en nouvel alliage, suites rejouées, aplaties, déployées, pli selon pli, ni marteau ni maître, tissé englobant et non fil tranchant
Rédigé par Florence Trocmé le 28 février 2012 à 10h15 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 28 février 2012 à 10h11 dans cailloux-têtes | Lien permanent
Ciel
Ciel gris dominant avec 5% de rose sur l’horizon nord, températures un tout petit peu plus basses, 8° et toujours pas de pluie, malgré l’humidité ambiante.
Ce ciel matinal décidément moins intéressant que les spectaculaires visions à l’ouest, il y a quelques années, relevées il est vrai au fil de la journée et des évènements météorologiques et non pas à heure quasi fixe.
Gabriel Bestion de Camboulas
Hier concert d’orgue à la Madeleine. Un programme pas toujours passionnant mais la découverte d’un "Boléro de concert" de Pierre Cochereau avec accompagnement de caisse claire très dynamique, et Bach, Franck, Vierne, Florentz. Je découvre en rentrant qu’il s’agit du frère (ou d’un cousin), un peu plus vieux (né en 1986) de Louis-Noël Bestion de Camboulas (né en 1989), entendu en Août 2010 en cette même église de la Madeleine.
Du futur antérieur surgie
Du futur antérieur surgie, immense et tendue, elle toujours appelant et à l’autre bout du temps, présent composé, la petite géante aux yeux mystérieux, nées de la musique, par elle campées ensemble, l’ascendante et la descendante et moi, gué pour elles, par la musique et donnant à chacune la main.
Marielle Macé
Son livre, Façons de lire, manière d’être (mais on pourrait dire aussi manières de faire et manières de vivre…) est aussi une très belle analyse de la façon de lire d’au moins trois immenses lecteurs, Proust, Sartre et Barthes. Proust dont elle dit que pour lui la lecture est un terrain d’expérimentation où se nouent en permanence « le perçu et le remémoré » ce qui provoque l’évènement proustien par excellence : « celui de la désorientation, un déphasage temporel indissociable d’un vacillement identitaire » (70)
→ il parait important d’accepter cette dimension de déstabilisation que peut procurer un livre, voire même de forcer un peu le passage, d’insister au lieu de s’enfuir… devant ce qui rebute, ce qui choque, ce qui déplait, accepter que la lecture ne soit pas toujours confortable, ne vienne pas systématiquement provoquer une identification positive, l’assentiment, la reconnaissance (dans les deux sens du mot). On se grandit sans doute à lire des choses vraiment étrangères à soi, à tenter de les intégrer, fut-ce pour les rejeter ensuite. C’est peut-être aussi le prix pour une surprise du type de la désorientation proustienne…. une chance de retrouver quelque chose de puissamment refoulé et qui pourtant est là, depuis toujours agissant ? On pourrait dire en ce sens et sans référence religieuse que la lecture est aussi un exercice spirituel.
Agrandir le champ
et d’ailleurs un peu plus loin, dans le sillage de Proust, cette remarque magnifique : « toute phrase lue peut bien être jetée comme un nouveau filet sensible dans le réel [...] comme une comparaison, dirait sans doute Michaux : "Comme une comparaison voguant négligemment en apparence dans un esprit distrait, s’en va, pêchant une réalité encore obscure dans une zone encore plus obscure et vous la met à jour, tout à coup, timbre de mots significatifs" » (cité p. 73, extrait de Épreuves, exorcismes)
→ cela aussi qui fait la qualité des plus beaux essais, qu’ils s’appuient sur les grands auteurs, qu’ils les donnent à relire, par fragments, qu’ils réveillent leur présence assoupie en nous… lecture qui fait lever les figures intérieures….et qui donnent ou redonnent des phrases, à jeter comme un nouveau filet sensible dans le réel, ce que ne manquera pas de faire cette citation de Michaux !
Rien de moins !
« car la lecture est capable d’imprimer une sorte de pente, de tournure à notre vie intérieure ». (73)
Modelage par les lectures, strates par strates, époque par époque de nos vies, par champs s’étendant, souvent s’engendrant les unes les autres, corps second, habité de présences toujours disponibles, donnant tout et ne demandant rien…. Manières d’être, de vivre, de comprendre, de sentir, de voir, de désirer très profondément façonnées par nos lectures. Pour autant sommes-nous les livres que nous avons lus ? Je ne crois pas qu’on puisse formuler les choses ainsi, car l’un des plus immenses avantages de la lecture, c’est son infinie polyvalence. Peut-être le lecteur obsessionnel d’une œuvre unique devient-il ce livre…. peut-être certains chercheurs oublieux de la vie réelle deviennent-ils des clones de leur auteur… mais nous, les lecteurs de base, qui lisons de tout, depuis toujours, sans hiérarchie, par passion matérielle du lire, depuis l’enfance, lisant les affiches, les modes d’emploi, les annuaires, les dictionnaires, les livres de quat’sous et les plus grands chefs-d’œuvre, en toute liberté [car jamais personne ne s’en mêle de ça au moins !], eh bien nous, nous sommes comme des cristaux à multiples facettes sculptées par tous nos auteurs aimés. Incapables de dire précisément la plupart du temps à qui nous devons quoi, mais qui serions sans doute infiniment pauvres, vides et désespérés si nous ne nous étions nourris de tous ceux-là que nous avons lus, que nous lisons encore continuant, sans fin, les découvertes.
Et cela même sans doute qui manqua
Car que dit d’autre Bergounioux « je postule que tout enfant a l’intuition de ce qui se passe, et le concerne et l’affecte, mais qu’en l’absence, provisoire ou définitive du mûr discernement qui lui permettrait d’en prendre conscience, il attend d’un tiers, mort ou vif, d’une parole dite ou écrite, qu’ils éclairent ce qu’il ressent » (Pierre Bergounioux, L’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Argol, 2008, p. 71)
→ je n’avais jamais encore remarqué que cette position confirme tout ce qu’a toujours dit Françoise Dolto sur l’information très précoce du petit enfant de tout ce qui le concerne & de la souffrance engendrée par l’absence d’une parole qui puisse lui permettre d’en prendre conscience.
Et l’on sait quel lecteur immense est Pierre Bergounioux, depuis la décision de ses 17 ans, d’essayer de comprendre un peu ce qui lui arrivait. Lui qui était cerné selon ses propres dires par une quadruple muraille « escarpements de granit et de grès [fortement pensé à lui en ramassant des cailloux tout à l’heure, si désolée de ma totale inconnaissance de la géologie], rangs serrés des taillis de châtaigniers [...], absence d’esprits cultivés, [...] de ressources cohérentes, opératoires, libératrices, universelles » (ibid. p. 72)
→ j’ajouterai qu’à mon avis, peu importe si les ressources ne sont pas très riches, reluisantes et cohérentes… du moment qu’elles sont, embryon de dire, début d’accès susceptible d’engendrer un autre accès, déverrouillage de portes successives, une fois le mécanisme enclenché. Toute la question étant l’enclenchement de ce mécanisme qui a si rarement lieu.
Rédigé par Florence Trocmé le 27 février 2012 à 18h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Ciel
Bien gris encore mais hier, en deuxième partie d’après-midi, révélation que ce gris était bien brume et cachait une splendide lumière. Température élevée, 11°, humidité en suspension dans l’air.
Journaux
Long travail matinal hier sur le livre de Marielle Macé et sur le début de la note de lecture sur le cahier Miklos Bokor.
La perspective de rouvrir Poezibao demain, de traiter la masse de livres reçus en quinze jours (une grosse vingtaine je pense), alors même qu’il y a de très belles choses parmi eux, ne m’enchante qu’à demi. Rêve parfois de laisser tomber cette lourde contrainte. Cela finira par venir sans doute, ou alors modification de ces contraintes, avec principalement abandon de l’anthologie permanente ? En tout état de cause, le régime de pauses va s’intensifier, ces ruptures sont nécessaires et font du bien et n’invalident quasi jamais la possibilité centrale du lire & noter.
Marielle Macé, journal de lecture, suite
« Chaque lecture, conçue comme une expérience globale, prend ainsi place parmi les manières qu’a l’individu d’habiter (poétiquement) son environnement immédiat ; peut-être est-ce ce qu’entendait Levinas lorsqu’il énonçait, non comme Husserl qu’un livre est un être, mais qu’un livre est « une modalité de notre être » - une réserve de dispositions denses et complètes qui déposent dans le souvenir, l’efficacité de leurs filets, toujours prêts désormais à agripper autre chose. » (M.M., 55)
Et Marielle Macé de souligner que de ce fait, tout ce qui est vécu dans la lecture a un avenir en nous. On pourrait dire que lire ne se limite pas au temps de la lecture mais à la manière de ce qui se passe dans un réseau neuronal, crée un certain nombre de connexions nouvelles, désormais activables. En cela proche d’une forme d’apprentissage du monde, peut-être ? Agrandissement du champ perceptif et cognitif, indéniablement et de manière durable, sans doute même si l’on ne prend pas soin à la manière d’un Bergounioux d’extraire toutes ses lectures, à la manière d’un Proust ou d’un Sartre (ce que montre magnifiquement Marielle Macé) de réfléchir à ce qu’il advient de nous dans la lecture.
Belle idée aussi de dépôt, stratifications, empilements de sédiments au fond de chacun, par l’expérience vécue certes mais aussi fortement par la lecture, en un tressage du lire et du vivre intense. Jean-Pascal Dubost évoquerait lui sans doute volontiers l’idée d’un compost…. ce qui induit que même ce qui semble rejeté, non pertinent, dans la lecture peut aussi fermenter et produire ensuite de l’énergie.
La lecture comme moteur principal pour la vie… : je ne suis pas loin de le penser.
Le sens d’un énoncé et une pédagogie de la lecture
« Stanley Fish a ainsi proposé de définir le sens d’un énoncé non comme une signification déposée en lui, mais comme la somme des évènements qui surviennent au lecteur dans sa rencontre avec cet énoncé » (M.M. 58)
Évènements qui surviennent mais aussi traces potentielles….
Toujours dans le souci de ré-enchanter la lecture, si mal en point dans nos sociétés, cette idée qu’il serait intéressant de donner à lire quelque chose à des enfants ou des adolescents, puis de leur demander non pas de faire un résumé, une synthèse, un commentaire de ce livre, tous travaux scolaires et ennuyeux à leurs yeux, mais de dire ce que ce livre a produit comme effet sur eux, fut-ce l’ennui ! Et si possible, pourquoi cet effet ? Il faudrait trouver une toute autre approche pédagogique de la lecture, afin de montrer qu’elle est source et pas contrainte, qu’elle est accès à la liberté et pas devoir imposé. Je rêve, n’est-ce pas ? Mais Proust : « Marcel percevait les phrases comme des invitations à la marche, à l’effort, à une tractation de soi vers une singularité » (58), quoi de plus concret, de plus dynamique ?
Du blottissement
déjà évoqué hier, puisque plus loin dans le livre, cette citation bouleversante de Kafka, lisant Strindberg : « Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine ».
Que de fois ce sentiment de venir se réfugier, se blottir en Cixous, Roubaud, Quignard, Bergounioux, V. Woolf et tant d’autres. Chercher l’effet d’un livre serait aussi voir quel rapport physique on a avec lui, envie de se blottir, envie de fuir, envie de se cacher avec lui, de le partager…
Car dit Marielle Macé « l’empathie devient le corrélat ordinaire de toute compréhension ; le vécu corporel n’est pas ici l’obstacle à la construction du sens, mais le fondement inaliénable de l’herméneutique »
Empathie qui selon l’auteur ne se rapporte pas seulement à des êtres, auteurs, héros des livres, mais aussi à des figures, des postures, des rapports spatiaux, des dimensions tactiles. Au paysage, au sens le plus large en quelque sorte ? « Gracq mesurait l’effet d’un style littéraire à l’effet de redisposition immédiat qu’il produit sur son lecteur » (60)
Deux remarques ici :
Précision pour une pédagogie différente de la lecture, demander au lecteur réticent ce qu’il a ressenti dans son corps en lisant…. avec indulgence extrême bien sûr pour l’éventuelle difficulté de formulation, car on se doute que les moyens d’expression ne sont pas forcément très développés et surtout parce qu’on est en présence de choses subtiles, difficiles à élucider et donc à énoncer.
Et appliquer concrètement à soi-même cette idée en disant que la lecture de ces propos de Marielle Macé a un effet de détente pour moi, lectrice. Il me justifie pleinement dans ma manière de lire, pas forcément très conforme aux diktats intellectuels. Elle m’invite à me sentir à ma place, blottie, dans ma lecture et dans la double présence de moi-même et de l’auteur, inconnue mais comme là, avec sa personnalité, son individualité, ce qu’on devine d’une passion de lecture… À ne pas contester ce que je perçois, ressens. Savoir le mettre en perspective, oui, le relativiser peut-être, mais me faire confiance, faire confiance à mon intuition de lectrice. Savoir que j’ai compétence à capter et formuler ce que je sens émaner du texte. À prendre en compte la somme des évènements survenant dans ma rencontre avec cet énoncé.
Il y a aussi comme avec Bergounioux, une forte re-aimantation du désir de lire et du droit absolu et non aliénable à le faire, à ma manière.
La force des phrases
Explication ainsi de ce que j’appelle le paradoxe de la lecture du Carnet de Bergounioux, l’élan donné alors que le propos est si sombre. En fait la force des phrases, leur allant souverain est plus important que ce noir quotidien qu’elles portent. L’énergie vient de l’écrire, alors même que le vivre est dépressif.
jusqu’au cristal obscur et mutique
d’ailleurs à plus loin toujours en avant, foreuse à mots et mains : percer croûtes et noirs, fermer la lumière et saisir, traversées de substances et particules porteuses de mondes – tamis, tamisage, nul or ici, seul un sable fin, dimensions infinitésimales, à tamiser encore jusqu’au cristal obscur et mutique, porte vers un autre monde à l’infini.
Rédigé par Florence Trocmé le 25 février 2012 à 10h56 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Ciel
Triste grisaille et brumes de petite altitude, enveloppant la tour et le dôme, aucune lumière, température douce, presque 10° et forte humidité. Rien de bien porteur.
Jean de Loisy,
dans le Monde, daté d’aujourd’hui, développe longuement ses projets, assez excitants, pour le Palais de Tokyo. Il écrit notamment qu’il tient à montrer que « l’art se nourrit aussi de l’histoire, de la science, de la poésie ». Un peu plus loin il ajoute (l’image est parlante mais sans doute un peu lyrique) : « Dans le ciel que nous avons la responsabilité d’observer nous devons être attentifs à l’éclat de toutes les planètes ».
→ Appliquer cela à mon balayage télescopique du ciel poétique !
→ Tout ce qu’il dit dans cet article me renvoie par ailleurs à mes discussions avec mon jeune ami allemand, sur l’art contemporain et le fait qu’il est une clé pour la compréhension du monde d’aujourd’hui et qu’il est en ce sens difficile de faire l’impasse sur la connaissance que l’on peut chercher à en avoir, au prétexte qu’il rebute.
Le Consentement meurtrier
avec le philosophe Marc Crépon présenté par Roger Pol Droit : « ce qui l’intéresse, c’est de comprendre, pour mieux les démonter, ces représentations fondatrices qui séparent les groupes humains les uns des autres, les figent es les conduisent à l’affrontement, à l’indifférence ou au mépris » (Le Monde des livres, vendredi 24 février 2012, p. 10.) Marc Crépon a travaillé notamment sur la façon dont se sont formés les traits culturels attribués aux nations, à leurs langues et à leurs prétendus caractères (les Géographie de l’esprit, Payot, 1996). Aujourd’hui il dit qu’il a « la conviction que toute invocation d’appartenance est potentiellement meurtrière [...] [ce qui l’intéresse] c’est la déconstruction du "nous" ». Au-delà du nous local, nous les Français, nous les Européens, il pense qu’il faut en venir (en retourner ?) au nous ultime, le nous les mortels « pour tenter de penser conjointement le cosmopolitisme de notre commune appartenance au monde et le sort de notre commune mortalité ». Alors même, toute notre approche sensible de l’actualité nous le jette à la figure quotidiennement, que nous considérons que toutes les morts n’ont ni le même prix, ni le même poids « ceux qui meurent ailleurs, au loin, ne sont pas identiques à ceux qui meurent ici, au plus près ». Ce sont ces idées qu’il travaille dans son dernier livre au titre effrayant et très déstabilisateur Le Consentement meurtrier, à partir de nombreuses et fortes références littéraires et philosophiques « la nation, la patrie, l’identité, la sécurité sont des concepts dont les usages peuvent s’avérer extrêmement meurtriers »
Effet de l’objet artistique
« L’objet artistique requiert à la fois le détournement, la densification, et le prolongement de l’attention » (Marielle Macé, Façons de lire, manières d'être, 33)
→ c’est dire et redire l’importance d’une éducation artistique et littéraire, en profondeur, à la fois pour se former et pour pouvoir s’opposer, bénéficier d’antidotes puissants au formaté, au pré-digéré, à tout ce qui est imposé du dehors par toute forme d’autorité, depuis celle des parents dans l’enfance jusqu’à la doxa contemporaine. Curieuses les bagarres sempiternelles entre certains parents et certains enfants pour l’accès précoce à tel ou tel livre, le « ce n’est pas pour toi », si exaspérant, cette exclusion a priori d’un monde nouveau et désiré, sous prétexte d’un manque de maturité !!!! Me souviens de ces propos imbéciles comme quoi il ne fallait pas lire Stendhal à 12 ou 13 ans, car on ne pouvait pas en apprécier le style !!!! Or tout le livre de Marielle Macé montre qu’en fait, le procès est inverse, c’est lire Stendhal tôt (plutôt qu’Enid Blyton !) qui peut développer une sensibilité, une compréhension, tant sur le plan littéraire que sur celui de la vie et de l’expérience.
Espace construit par la lecture
Marielle Macé explore, avec Proust, l’idée de l’espace proxémique construit par la lecture, « c’est un petit monde dense et séparé, où le sujet se blottit et qui surtout, le prolonge [...] Cet espace est une image élargie du corps propre, un foyer d’expansion subjectif, un champ de possibilités » (MM, 34).
→ souvenir très fort en effet, mais pas que souvenir, réalité concrète d’aujourd’hui encore, de l’effet blottissant de la lecture. Corps et livre formant une entité à la fois ouverte et fermée, un retrait et une expansion. Avec même un effet isolant du monde, voire anesthésiant (42) de la lecture. Et le retour parfois difficile à la réalité : « il fallait s’arracher à son écart et revenir d’une sorte de lointain intérieur ».
De la nature matérielle du livre
Attitude tellement formatée par le livre en papier, son poids, son volume qu’il m’est difficile d’éprouver cet effet, pourtant fondamental, en termes de ressourcement et d’accès à soi, avec les supports contemporains, tablettes et autres liseuses. « Chacun a une façon d’habiter les livres », cette « façon » se modélise dans l’enfance, elle a certainement des raisons psychologiques, un rapport avec l’histoire propre du sujet, son accès au livre et elle le conditionne sans doute pour toute sa vie. Le book native a du mal à se transformer en lecteur numérique, ce qui sera sans doute naturel pour les digital natives. Autrement dit, j’ai du mal à construire cet espace proxémique très particulier avec la tablette ou la liseuse qui irradient vers moi quelque chose de leur nature électronique, technique qui trouble mon accès au livre et tue tout effet blottissant. Mais souligne M.M, s’appuyant sur Roger Chartier. « l’acte de lecture n’est pas un invariant. Il n’a cessé de changer dans le temps » (39)
Bergounioux & W. Benjamin
Mise en rapport de cela : « Benjamin avait diagnostiqué comme la "destruction de l’expérience" dans la culture moderne » (MM, 37) et de cela : « dégradation vertigineuse du facteur subjectif » (Bergounioux, Carnet de notes, 3, 1206)
La lecture, irremplaçable pour constituer la subjectivité, construire le for intérieur, la lecture comme expérience, conduite et pratique…..
Espace proxémique et chimère
Cet espace proxémique créé par la lecture ne serait-il pas en rapport avec cette idée de chimère, espace entre, transitionnel comme l’objet de Winnicott, où peut se jouer, à distance imperceptible mais réelle de soi et des choses ou des autres, un jeu essentiel, vital. Espace potentiel entre soi et le monde, où l’on peut « essayer et régler ses diverses conduites, réarmer ses structures psychiques, établir une aire de création de soi et de décisions progressives » (45)
Création de soi par la lecture
→ toujours cette idée fondamentale de création de soi, libre création de soi, par la lecture qui pourrait être l’angle d’approche auprès de jeunes réticents à la lecture. La lecture présentée comme un suprême espace de liberté, où s’éprouver tel qu’on est, où se penser individualité et non plus membre anonyme et indifférencié du troupeau humain et qui peut aider au « réglage de la dépendance et à une ébauche de symbolisation » ?
Ébauche de symbolisation si nécessaire à la constitution de la subjectivé dont Bergounioux pointe l’affolante déperdition chez ses jeunes élèves. « par l’apprentissage de la lecture, on partirait en quête d’un apprivoisement de l’altérité, d’une régulation ou d’un bricolage de la "relation d’objet", c’est-à-dire des formes du rapport entre le moi et le non-moi. Où est l’autre ? À quelle distance ? Est-il menaçant, accueillant, contraignant ? Quelle activité m’est permise ? » (MM. 45)
Te souviens-tu ?
du temps où tu as appris qu’il y avait un auteur, qu’il était bon de savoir nommer ? Les lectures enfantines n’ont pas d’auteur identifié, la plupart du temps. Peut-être l’auteur est-il apparu pour toi avec les livres verts pâles de Trilby ? Puis ensuite dévoration des titres, souvent des titres seuls, car accès sévèrement réglementé, des premiers Livres de poche dont une importante collection se trouvait dans la bibliothèque à la campagne… L’escadron blanc de Peyré, Vol de nuit de Saint-Ex, Ambre de Kathleen Winsor, Les Clés du royaume de Cronin, Pour qui sonne le glas d’Hemingway, Rebecca de Daphné du Maurier… etc. etc.
Rédigé par Florence Trocmé le 24 février 2012 à 11h16 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Ciel
tristounet, gris, petite pluie fine ou en suspension dans l’air, vent modéré, fraîcheur, 8,5°, vent de sud-ouest.
De la lecture
En fait Marielle Macé (Façons de lire, manières d'être) explore plusieurs champs d’effets de la lecture. J’en distingue deux principalement à ce stade.
L’effet que l’on peut dire passif, la lecture infuse en soi de nouvelles manières de percevoir, de sentir, de comprendre, elle transfuse quelque chose de sa manière, de son style qui peut influer sur son propre style de vie et ses manières d’être. Elle apporte aussi des savoirs, partage une expérience, etc. Un effet actif, la lecture comme levier dynamique vers l’action. Elle va susciter des projets, permettre de mettre en œuvre des idées latentes. Ce que je vis à l’évidence avec ma lecture récente du Carnet de notes de Bergounioux, à la fois dans le domaine de l’agrandissement, l’intensification et l’approfondissement de la recherche, en grande partie via les livres et la lecture avec laquelle il me semble renouer d’une façon autre ; et dans le domaine de l’action, avec la décision d’écrire davantage, à la fois ces notes, plus détaillées, plus quotidiennes mais aussi des notes de lecture, des articles de réflexion. Ce qui implique aussi, effet paradoxal de cette lecture, que je me fais davantage confiance quant à ma compétence ?
De la lecture, question centrale
je reviens à mon travail sur le livre de Marielle Macé et m’interroge sur ma propre manière de lire. Comment la caractériser ? A minima, comme avide, boulimique, empathique, jouissive, participative, réflexive, partageuse.
Lire, cette pratique
« Lire, cette pratique » (Mallarmé, cité par Marielle Macé)
À rapporter à : « tout dans l’expérience lectrice peut être affaire de disposition perceptive, d’apprentissage attentionnel, de formation (mais aussi de déformation) d’une personnalité cognitive au contact avec des configurations esthétiques. » (28)
Marielle Macé qui parle un peu plus loin d’une authentique fabrique littéraire de la sensibilité.
→ Comment ne pas lui donner raison, en regard de sa propre expérience de lecture, de cette longue traversée d’un immense courant de livres, depuis les premières lectures autonomes dans l’enfance jusqu’à aujourd’hui. Cette suite ininterrompue par nécessité absolue de trouver là écho à ce qui se vit et se dit si peu ailleurs, de savoir que l’on n’est pas seul. Que l’on peut accroître aussi les capacités reçues à l’origine, capacité d’attention à certains champs, capacité de perception de certaines données, sensibles en particulier, de voir et d’entendre, alors même que tout s’oppose dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, mais aussi dans l’éducation reçue la plupart du temps, à cette acuité-là, qu’il faut ensuite allier à la capacité réflexive et critique. Lire pour voir, entendre, puis pour comprendre, puis pour admettre ou réfuter, pour former ou déformer sa personnalité cognitive. Lire, comment le dire autrement, essentiel au vivre. A la constitution d’une forme de liberté intérieure et extérieure, à la création d’une subjectivité puissante, solide, capable d’accepter la remise en cause et en question permanente qu’est forcément toute vie.
Reconnaissance
vis-à-vis de cette note importante et plutôt libératrice : « Considérer la lecture comme une véritable conduite. Cette approche esthétique suppose un pas de côté par rapport aux analyses sémiotiques [...] ou à l’imaginaire de la lecture issu de la narratologie. Celles-ci invitent à décrire la tâche du lecteur comme une activité de déchiffrement, elles regardent la lecture comme un travail de comblement des blancs et des lacunes du texte, une performance à l’intérieur d’un dispositif communicationnel [...] elles supposent une lecture séparée de la vie. » (30). Et Marielle Macé d’ajouter que cette approche ne s’intéresse pas aux effets des livres sur l’existence.
→ Sentiment tellement souvent que la critique ne fonctionne que par le biais de ces grilles-là, dans le but de mettre une distance entre le texte, sans doute ressenti comme trop brûlant, dangereux, déstabilisant, et soi. Analyser la syntaxe, décortiquer la structure, appliquer des schèmes, classer, assimiler à tel ou tel courant, commenter… assassiner ou embaumer. Mais est-ce lire ? Est-ce de cela dont j’ai besoin…. ?
Me vient soudain le souvenir d’un livre de Pierre le Pillouër sur Rimbaud, où il avait le courage de montrer sa confrontation, brûlante, vitale, hautement dangereuse, aux Illuminations. Il passait au crible les approches savantes, dont il avait eu à connaître, dans son travail d’élucidation, il parlait des moqueries auxquelles il avait été en proie de la part de l’establishment commentateur, propriétaire, cela va de soi, du texte de Rimbaud, de ce qu’il faut en penser et surtout en faire. (journal de lecture de Trouver Hortense)
Pierre le Pillouër me semblait par ce livre montrer « ce que la lecture fait aux formes de la vie ordinaire » (MM, 30).
Disposition perceptive
Marielle Macé explore l’interaction entre notre disposition perceptive à un moment donné, celle où le livre nous trouve, nous prend et ce qu’il va en faire, comment il peut l’agrandir, la modifier, la contrarier. Nous vivons alors une « expérience par laquelle ils nous obligent à nous redisposer ». (31)
→ Il serait passionnant de pouvoir faire une archéologie de ses lectures, à travers le temps, pour tenter de comprendre comment elles ont infléchi petit à petit mais très évidemment notre manière de voir, de sentir. En ces temps de contacts tous azimuts, d’amis et de faux amis… comment ne pas comprendre ce réservoir immense de vrais amis, infiniment sûrs, toujours à disposition, sans courant électrique, sans connexion, prêts à nous enrichir, nous répondre, nous parler que sont les auteurs des livres de tous les temps.
Rédigé par Florence Trocmé le 23 février 2012 à 10h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Ciel
Triste, un peu de lumière mais parcimonieuse, une grosse couverture nuageuse, épaisse et grise, parfois anthracite, un fond d’humidité, des gouttes en suspension, de la fraîcheur plutôt agréable aux joues.
Journaux
→ Jonathan Littell et le photographe Mani ont publié la fin de leur reportage en Syrie. Immense admiration pour leur courage, et pour ce travail-là. La photo du petit garçon de 10 ans, mort, dont l’écrivain dit qu’il lui a caressé la tête, ce qui est bouleversant, fait sans doute infiniment plus pour comprendre un peu l’effroyable de ce qui se passe là-bas que les reportages faussés et distanciés de la télévision.
→ Démission du président Wullf en Allemagne.
→ Tentative d’achat de livres mais qui s’est heurtée à mon asthénie râleuse. J’ai feuilleté La traversée de la France à la nage de Pierre Patrolin et mon envie de l’acheter est retombée, je vais demander à Isabelle ce qu’elle en pense. Et le Magris, Alphabets, je ne l’ai pas trouvé et je n’avais envie de parler à personne.
De l’image encore
et sans doute une dernière fois pour l’instant, à partir du livre de Jérémy Liron, en l’image le monde.
« Son aura tient à ce que Benjamin aura défini comme "l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité" [...] son caractère éminemment nostalgique sourd du fait que toute image regarde le monde comme un memento mori. Les images ne sont que les ombres des choses. [...] Les images sont des cénotaphes. Les images sont des deuils, des façons de capturer un peu, de contraindre à l’immobilité sans être dupe, de soumettre à l’observation, à la mémoire tandis que le monde se retire pour laisser place à ce qui l’énonce » (31)
→ Se retire pour laisser place à ce qui l’énonce, sans doute mais pour une infime part, car la presque totalité de ce qui passe est perdu à jamais sans aucun retour sur, aucune énonciation, l’avaloir du temps est une bouche immense et sans pitié. Alors oui, avec quelques mots parfois, avec des images, des photos, tenter d’arracher sans aucune illusion quant à leur réalité, quelques parcelles de temps au temps. Memento mori, évidemment, tremblements au bord du temps qui n’auront la plupart du temps valeur, ô combien éphémère, que pour nous. Signaux dans le puits de notre temps, signaux parfois dans le puits du temps universel, venant d’évènements morts, exactement comme cette lumière d’étoiles qui ont implosé il y a des milliards d’année et qui touche la terre au terme d’un voyage insensé. Pulsars mémoriels.
S’interroger sans relâche sur ce que l’on fait photographiant, nos proches en particulier ou la lumière, s’interroger sans relâche sur cette pulsion très étrange et parfois impérieuse de la photo. Pourquoi photographier ? Bien comprendre que la visée esthétique n’est sans doute pas première, qu’elle est même sans doute tout à fait secondaire. Photos et notes, même désir de lutte contre le sentiment si prégnant de l’entropie générale ? « La photographie ne retient rien [...] elle marque la "passée" du temps. » (32)
Noter d’ailleurs que dans les derniers temps du Carnet de notes de Bergounioux, la photo a fait son apparition et semble même se substituer soudain aux autres travaux dominants, la chasse aux insectes, la pêche à la truite, le travail des ferrailles… tout cela disparu, arrêté, abandonné. Et alors, cette timide apparition de la photo.
Marielle Macé et les manières de lire
« Dans toute pratique humaine en effet, ce n’est pas la vie nue qui s’essaie en nous, mais des formes de vie [...] le style est notre "faire", notre puissance pratique, notre morale [...] Car toute conduite, de la signature à la promenade met en jeu [notre] manière d’être. [...] Dans la lecture c’est affronté à d’autres styles qu’on exerce le sien ; et dans un corps à corps avec d’autres formes que l’on éprouve la sienne » (pp. 21, 22 et 23)
→ Hier, le contact prolongé avec une personne manifestement très angoissée, voire même perdue, a induit comme une transfusion de son asthénie et de son acédie en moi. N’en va-t-il pas de même, ce que dirait ici Marielle Macé, avec le livre, celui en tous cas qui compte et qui touche. Il transmet quelque chose du style de son créateur et de la forme ou des formes qu’il a données à son livre. On pense ici aux dires d’Antoine Emaz, de son insistance sur l’énergie, bonne énergie écrit-il souvent à la fin de ses mails, de son propos sur la forme-force ou force-forme.
→ L’expression corps à corps me semble ici totalement pertinente et à prendre au pied de la lettre. Ailleurs au demeurant, Marielle Macé parle souvent en termes très concrets de ce contact de la forme du livre avec notre propre forme (et l’on peut entendre ici le mot de deux façons), de ces effets de transfusion d’une part, de déstabilisation, de trébuchement, de bégaiement parfois. Et qui n’a pas éprouvé sortant d’un livre cette tendance à parler ou à écrire comme l’écrivain que l’on vient de quitter ! ? Qui n’a pas eu envie de jouer sa vie à la manière de tel ou tel personnage, après avoir vu un film. Qui ne s’est pas senti infusé d’énergie après avoir écouté telle œuvre musicale, à condition qu’elle fût jouée dans le respect de ce qu’elle est et avec la passion nécessaire ?
→ tout cela donne envie de se livrer à une sorte d’archéologie de ses manières de lire, lesquelles ont forcément évolué et vraisemblablement connu plusieurs phases. Ce que montre très bien Marielle Macé en s’appuyant très précisément et concrètement sur l’expérience de lecteur de Proust comme de Sartre.
De la nuance et des lucioles
« On ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une réflexion sur ces rapports finement différenciés aux ressources esthétiques. [...] Il faut opposer aux identités factices, aux fausses permanences, à la destruction de l’expérience et aux pluralités indifférentes, indolores et dé-liées qui marquent la culture contemporaine ce maniérisme des pratiques, cet avenir des nuances, des modalités et des singularités. » (24)
→ et qui le peut mieux que la lecture, indéfiniment reprise, variée, avec une conduite de ses choix, qui pousse à lire ce qui dérange, ce qui détruit le trop simple, le manichéen, qui force comme ne le fera jamais aucune autre œuvre sans doute, à entrer dans une autre manière d’être au monde, à apprendre aussi d’autres manières d’être au monde, à nettoyer la place, comme disait Valéry, à reprendre…. La lecture qui laisse un jeu que ne laisse à mon sens pas le film, qui assène sa forme et ne laisse aucun espace pour la contester. Pour moi le film écrase, de telle sorte que je ne le supporte concrètement quasiment plus. Il outrepasse mon système d’appréhension, mes défenses. Le livre me laisse la place de m’éprouver forme, de me défaire forme, entre ses lignes et ses pages. Il me respecte même s’il est capable de me déstabiliser complètement, de me modifier en profondeur, de me changer.
À cette possibilité, Marielle Macé ajoute cela qui est bouleversant « Pasolini avait cessé d’y croire, lorsqu’il voyait s’éteindre l’éclat subtil des lucioles dans le paysage contemporain, c’est-à-dire aussi dans les esprits, les gestes, les formes de l’attention et de la vie collective » (24).
Torchères et halogènes versus lucioles !
Ce qui renvoie bien sûr au très beau La Survivance des Lucioles de Georges Didi-Huberman (Les Éditions de Minuit, 2009) : « les lucioles se présentent à leurs congénères par une sorte de geste mimique ayant la particularité extraordinaire de n’être qu’un trait de lumière intermittente, un signal, un geste en ce sens » (49) (quelle belle visée : être parfois luciole !), Didi Huberman qui, parlant précisément du désespoir de Pasolini, écrit « il n’y a que des signes à brandir, plus de signaux à échanger » (ibid. 49) « il ne voyait plus où et comment l’Autrefois vient percuter le Maintenant pour produire la petite lueur de la constellation des lucioles » (55)
→ Lire n’est-ce pas lier l’autrefois et le maintenant, le temps de la composition et le temps de la lecture, le fond immense sur lequel repose le livre et la petite surface fragile que nous sommes, suspendue au-dessus du vide et en quête de sens ?
Rédigé par Florence Trocmé le 18 février 2012 à 10h12 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent