Ciel
du beau, du très beau, prémices de printemps ? Du rose à l’aube, pas de brume ni brouillard, 7°.
Maria Gabriela Llansol
Le journal de cet écrivain d’origine portugaise est très déconcertant, parce qu’il échappe complètement à la prise, aux codes, références et signes habituels et en même temps il en émane une force étrange. Il est particulièrement difficile de le commenter et il se dérobe à mon habituelle manière de lire ! Je coche, parfois mais je reste stérile quant aux développements à apporter à ce qu’elle dit. Envie de le retenir mais impossibilité de le situer, de le classer, de le comprendre même. Et pourtant désir d’insister dans la lecture, prenante.
« Sans aucun pays nulle part, sauf dans le vide où je me suis livrée à une commune ère, commune ère réelle parce qu’imaginaire et imaginaire parce que vraie. L’écriture, les animaux font partie de cette frange, et ce sont de tels êtres exclus par les hommes que je reçois. » (MG Llansol, finita, p. 45). Et un peu plus loin, page 49, elle ajoute « il faut écrire à tous les êtres » (dans un contexte, il faut le préciser, où elle parle d’un chiot)
Avec les écrivains (Llansol)
Ce qui est très troublant mais qui serait au fond un peu comme une démonstration, poussée à l’extrême de la logique, de ce que dit Marielle Macé, c’est la façon dont elle s’incorpore littéralement les écrivains (et non pas les lectures). Dans une note relevée précédemment, elle montrait comme elle vivait chaque nouvelle lecture comme une rencontre ou une possibilité de rencontre. Pas avec un texte ou avec des idées, mais avec un être, quasi vivant, en tous cas un être qu’elle peut adopter comme un tout proche. Il est alors parfois difficile de distinguer dans ce qu’elle écrit qui parle, elle ou lui, elle ou elle ? Parfois aussi la rencontre est critique, elle refuse le propos de l’écrivain et son être même, c’est flagrant quand elle commence à lire les Miettes philosophiques de Kierkegaard.
Il semble aussi que ses références majeures soient Saint Jean de La Croix, Thomas Müntzer, l’un des protagonistes de la Réforme et Ana de Peñalosa (une proche de St Jean de la Croix).
Mais elle a aussi le même type de rapport avec les plantes ! « Mais, si je reste au milieu de la cour, j’appellerai Prunus Triloba, Forsythia, Aspirea, des arbustes que j’ai plantés dans l’espoir, à l’heure de mourir, de leur donner mon corps, et de les replanter les jours de mon éternité. Des êtres qui n’envahissent pas avec des mots, qui s’anéantissent à travers leurs propres odeurs et formes. » (50)
Façons de lire ! (Llansol encore)
« La plupart des livres que je commence, je ne finis pas de les lire. [...] Les livres ne m’intéresseraient-ils plus ? [...] je m’intéresse à une phrase, à un fragment de texte, et très rarement à tout un livre que je lis lentement. » (52)
→ quel écho à mes propres interrogations et à ma propre pratique. Le syndrome des deux tiers, qui fait que dans la plupart des livres, je retrouve ultérieurement le signet un bon tiers avant la dernière page… !
Le conformisme humain (Bailly)
« Il est peu de spectacles humains aussi abjects que ceux offerts par le conformisme scientifique se donnant de grands airs et clouant au pilori ceux qui, par une idée neuve, viennent bouleverser des convictions et des systèmes qui sont aussi d’inépuisables filons de carrières. »
→ Est-il nécessaire de commenter, en a-t-on même envie ? toujours ce mouvement, à l’échelle des petites écoles locales comme à celle des civilisations, en sciences dures ou humaines, en art aussi peut-être plus encore, la minuscule pointe de ceux qui viennent bouleverser le paysage et l’écrasante cohorte de ceux qui sont derrière et qui tentent d’écraser ce mouvement qui les met en péril parce qu’ils sont incapables de l’appréhender, de le plier à leur désir, de l’assujettir… spectacle abject par sa bêtise et par la souffrance qu’il induit chez ceux qui créent, à leurs risques et périls (ce fut parfois le bûcher, le goulag, le camp, ne pas l’oublier).
La dormance (Bailly)
Une superbe page, 291, et une explication de la démarche, de la quête et de la manière de JC Bailly, au moins dans ce livre.
« Il y a, pour les signes et les traces, un équivalent de ce que pour les graines et les semences, les agronomes appellent la dormance – autrement dit une capacité d’éveil ou de réveil qui se maintient en traversant le temps. »
→ que fait-il d’autre en effet dans ce livre que de chercher, par intuition beaucoup, par ce qu’il ressent ici ou là, à interroger ces traces, à les réveiller. Et il les réveille, d’une manière souvent très émouvante, sensible, vivante, suscitant chez son lecteur le souvenir de ses propres sensations, élargissant considérablement son champ intérieur, lui donnant une nouvelle méthode pour regarder et écouter le monde. Souvent « aux antipodes de la connaissance objective et des savoirs constitués », même s’il faut redire que chez Bailly, l’une et les autres sont très développés mais qu’il a su faire en sorte qu’ils n’écrasent pas l’intuition, comme les conformistes écrasent ou tentent d’écraser le créateur !
L’eau (Bailly)
Le Dépaysement restera pour moi une superbe méditation sur l’eau, plus porteuse peut-être que celle de Bachelard, qui me semble souvent convoquer un imaginaire très, trop sombre. Ici l’eau est le fil, pour la promenade, l’étude, l’intuition, elle sert de métaphore, elle porte au-delà, mais elle est la plupart du temps à dimension humaine (ce sont beaucoup des rivières, des sources, moins me semble-t-il la mer).
« L’eau. L’étrange être de l’eau dans sa figure mobile : s’écoulant toujours et demeurant toujours, même en crue, comme une vivante image du temps, [...]la rivière semble, alors même qu’elle s’efface sans fin prendre en charge tout le passé écoulé et réussir le prodige de confondre en un seul raccourci toutes les dimensions du temps – amont et aval existant simultanément aux lieux où l’on s’arrête pour prendre la mesure du flux. » (291).
→ Évocation forte à la fois d’Héraclite et de toute la très controversée (mais si féconde symboliquement) affaire de la mémoire de l’eau.
Mot : ripisylve
La forêt riveraine, rivulaire ou ripisylve (étymologiquement du latin ripa, rive et sylva, forêt est l'ensemble des formations boisées, buissonnantes et herbacées présentes sur les rives d'un cours d'eau, ou zone riparienne, la notion de rive désignant l'étendue du lit majeur du cours d'eau non submergée à l'étiage. (Wikipédia)
« Les rives sont envahies par une épaisse végétation, une ripisylve sauvage… » (JC Bailly, p. 299)
Les conditions d’apparition (Bailly)
Très importante réflexion, que l’on peut appliquer à tant de domaines aujourd’hui, me semble-t-il : celle de « la disparition pure et simple des conditions d’apparition de toute trace. » L’auteur se trouve ici à proximité d’une gigantesque usine et tente de retrouver la trace du passage de Stevenson en ce lieu… et il découvre que tout, ici, concourt à abolir la vie propre du lieu. D’autant dit-il qu’on est passé d’un « âge de la visibilité matérielle à un âge de la dissimulation » : l’usine est bien visible mais elle est « comme une citadelle ».
→ un peu comme s’il y avait meurtre, sans cadavres, ceux-là brûlés, de ces présences fantomales que l’écrivain a décelées partout dans ses voyages en France….. et qui rendent ce livre si puissant et attachant.
→ ce qui me renvoie à cette expérience personnelle, d’avoir voulu approcher un peu les quais et les bateaux, au Havre et d’en avoir été empêchée (mais ailleurs aussi, à Hambourg, à Bremerhaven, à Saint Malo) par toutes une série de barrières et d’interdictions….
Un bourg, quelque part (Bailly)
Désopilante et effarante description d’un bourg mort, comme on en traverse tant quand on est en voiture, quelque part, un bourg où le seul commerce rescapé est un coiffeur, souvent doté d’un nom improbable, à base de jeux de mots (cf. l’Invent’hair de Philippe Didion en ses « notules dominicales » !) avec portrait campé de la dame âgée avec sur la tête des « friselis argentés » [...] qui semblent être « l’accompagnement obligé d’une blouse ou d’une robe à motifs imprimés. » (303)
Deux formulations (Bailly)
« Une pelote d’affects et de connivences dont ne subsisteraient plus ici ou là que quelques entrelacs défaits. »
et
« L’éreintant laminoir des puissances médiatiques ».
→ des formulations fortes dont JC Bailly a le secret, mais qui sont présentes avec une sorte de discrétion dans son texte, qui ne cherche pas à éblouir par sa virtuosité, mais à être au plus près, précisément de ces affects et de ces connivences, cherchées ici ou là, quand il y a encore possibilité de traces avec dormance…..
à bas bruit étouffement
immense main : elle a serré, serre, imperceptiblement, lentement, sûrement, si sûrement – à bas bruit étouffement des petites herbes, comblement des ruisseaux, plomb fondu sur les vies minuscules – seule la masse, seul le poids, seule la force, goliath sans david, princes sans petits pois – craquement des jointures, qui l’aura entendu ?
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