Ciel
du rose dès l’aube, de la lumière à flots, douce, mais le ciel est voilé. 5° environ.
Nîmes (Bailly)
Parlant de Nîmes (Le Dépaysement, p. 245) Jean-Christophe Bailly donne un bel exemple du feuilletage historique en un lieu donné (toujours la double idée de feuilleter comme un livre et de strates empilées, qui sont peut-être au fond une seule et même chose ?).
Ici, le fond païen traditionnel de la source, le travail des ingénieurs romains, peut-être un lieu de culte impérial, le travail du XVIIIe siècle sans oublier le travail du temps !
Bailly, Rome et l’eau
Une page, 247, extraite ici de façon un peu exhaustive tant elle semble emblématique de la manière de Bailly.
À propos d’un certain nombre de références à la civilisation latine : « tout un matériel de raideur dont les fascismes se sont nourris et même, en Italie, gavés. (247)
Et pour explorer les oppositions à l’intérieur du caractère romain entre ce côté solide et hiérarchisé et d’autres traits, Bailly suit une fois de plus le fil de l’eau (et du jardin) « Un jardin croît, toujours un peu sauvage, à côté du cadastre. Et à ce jardin, il faut de l’eau, or c’est du côté de l’eau que peut-être s’équilibrent les grandes oppositions romaines ». Et de montrer comment on peut penser le monde romain comme un réseau, une capillarité, une diffusion « à une civilisation du bâti et du droit, l’eau vient ajouter des segments de fraîcheur enclose et avec les aqueducs [...] ce qui se propose, un peu secrètement, c’est une civilisation du ductus, c’est une stratégie fine des écoulements »
→ l’idée du jardin à côté du cadastre, de la friche en pleine ville, du terrain dit vague au milieu des buildings, des espaces de jachère au milieu du quadrillage des champs et peut-être dans le for intérieur, des champs où laisser pousser librement, sans forçage ni contrainte, des plants sauvages, transplantés ou endogènes ?
Caractériser (Bailly)
L’auteur ne se prive pas de petites piques, allusives mais bien fichées : ici c’est Henry James qui en prend pour son grade à propos de son Voyage en France, plus loin Soulages. Et ce que Bailly reproche à James de ne savoir pas faire, c’est ce que lui, magnifiquement, sait faire précisément : « caractériser avec un tant soit peu de richesse intuitive les lieux, les êtres ou les instants » (248)
Le pont du Gard (Bailly)
pages quasi anthologique sur cet ouvrage, tout y est, le rêve, l’analyse, l’originalité du propos, la contextualisation du monument hors les domaines strictement réservés (de l’historien, de l’archéologue, du géologue…). Distance et proximité mêlées, c’est Bailly qui se promène, qui regarde, qui s’étonne, qui vibre, mais il sait aussi faire partager tout un réseau de connaissances très dense. Ainsi, expliquant que pour la construction de l’ouvrage, on a pris des pierres à 700 mètres du chantier : « La grâce architectonique du pont, tirant ce trait d’union à la fois massif et léger entre les deux rives, semble être une émanation du site lui-même, c’est-à-dire une métamorphose et au sens le plus romain, le plus ovidien. » (251)
Utopie et... jardins ouvriers (Bailly)
(pour Ivar Ch’Vavar et Lucien Suel)
Toujours à Nîmes et à propos du « Nemausus » de Jean Nouvel : « les utopies ont toujours confiné au grand geste » (255) puis il convoque Fourier qui avait compris que l’utopie, pour se concrétiser devait « coïncider avec les minutes de l’existence, avec les minuties et les caprices des corps désirants », régime d’attraction qui passe sur les jardins ouvriers, une sorte d’utopia povera.
Ah, la Loue ! (Bailly)
Vient alors ce qui me semble un des sommets du livre, des pages éblouissantes sur la rivière la Loue, sur les rivières en général, qui démontrent l’immense attrait de Bailly pour l’eau et à quel point celle-ci peut être une sorte de méga-représentation de tout son travail et de toute son approche (en regard peut-être du rhizome de Deleuze ? idée que j’avance avec précaution, faute de pouvoir l’étayer suffisamment). Mais tout l’art de Bailly me semble hydrologique, procéder par capillarité et résurgences en tous cas, par rigoles divergentes et flux puissants, par réseaux à déchiffrer. Par cours, eau et temps souvent fusionnés. « C’est maintenant dans ce livre le temps des rivières »… La Loue va être l’objet de toute son attention et il invitera pour compagnons de voyage Courbet et Ledoux mais ménage aussi des moments de solitude partagés avec son lecteur, devant la source. Allusion à Élisée Reclus, mais pour reprocher à son Histoire d’un ruisseau, très belle, dit-il, d’avoir voulu rendre compte d’un cours d’eau théorique. Là aussi occasion de souligner la méthode, éminemment sensible de Bailly. Non pas un condensé théorique de connaissances pourtant considérables, mais une mise en présence d’un lieu réel, de ce qui émane de lui, de ce qu’on peut en reconstituer mais pas tant par savoir, même si celui-ci infuse toute la perception, mais réellement par perception plus ou moins manifeste. Ainsi devant la source de la Loue : « on est jeté sur un plan plus fondamental, plus enfantin, plus étonné, on est dans le drame du commencement. » (263)
Citation de Reclus « L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. » (258) Comment ne pas penser à mon petit texte du 9 mars : petite herbe blanchie, en manque de lumière, le chuintement d’eau, encore, qui la rend pulsatile, vie infime, liquide, ruisseaux et lacs miniatures, vies minuscules…
On aurait envie ici de noter tant de choses, non seulement pour la qualité percutante de la formulation, mais aussi pour les emporter en vadémécum de balade, réelle ou rêvée, de voyage. Ainsi à propos de l’exploitation touristique de certains lieux : « Le surlignage culturel a tout anéanti ». Une toute petite phrase qui pourrait trouver des ramifications considérables, tant l’outil, le surligneur, et la manière, insister, redonder, répéter au-delà de toute satiété, les mêmes faits, les mêmes traits sont emblématiques du temps présent.
Implants industriels ruraux (Bailly)
A côté des grands sites industriels, Jean Christophe Bailly attire l’attention sur une « ponctuation d’implants ruraux ou montagnards » et cela fait naître en effet toutes sortes de souvenirs, de fabriques, de petites unités de production, souvent à l’abandon, dans la campagne, envahies par la végétation. On pense aussi aux Forges de Syam de Bergounioux, et au livre Fondrie de Jean-Pascal Dubost… et aussi à ce reportage sur la coutellerie à Laguiole et dans la région avec cette image prégnante des ouvriers devant s’allonger à plat ventre sur des sortes de planches pour être au contact de meules actionnées par l’eau du moulin et façonner ainsi les lames des couteaux (À Thiers, l’image de l’émouleur, allongé à plat ventre au-dessus de sa meule, un chien couché sur ses jambes pour lui tenir chaud, reste emblématique de la ville.)
descendre le cours
si par une nuit de printemps : silence bourdonnant, ressac inextinguible de la ville, lampes, écrans, livres encore et cet immense murmure océanique, en strates superposées – vies minuscules et parallèles, indifférentes et semblables – naître vivre mourir, têtes vides ou pleines, ventres creux ou repus, même avenir et la source déjà loin amont – débit ralenti ou accéléré, l’embouchure est en vue et la perte de l’eau propre dans la masse marine.