Ciel
pastilles roses mouvantes de l’aube – lumière à flots, voilée – 10°
Maria Gabriela Llansol
Toujours aussi déconcertée par cette lecture de finita mais le livre ne suscite cependant pas de lassitude ou de rejet. Il échappe mais n’exclut pas le lecteur, très curieusement. Peut-être peut-on trouver dans cette citation un début de compréhension : « Toutes ces pensées, ces notes, sont mes personnages, mes interlocuteurs. Ils m’interpellent, tout autant que la vie quotidienne et, ensemble, ils forment un tout récurrent. » (p. 56)
→ il me semble en effet qu’il y a une étonnante porosité des règnes et des domaines chez elle. Il y a une sorte de communication osmotique permanente entre des éléments que l’on considère d’habitude comme extérieurs à soi, ne faisant pas partie de soi-même et le for intérieur. Les lectures notamment, plus encore les écrivains deviennent parts d’elle-même, aspects de sa personnalité. Elle est d’une certaine façon Hadewijch, mystique et poète du XIIIe siècle dont elle parle sans cesse, elle est Ana de Peñalosa, une proche de Saint Jean de la Croix (noter toutefois qu’il ne me semble pas y avoir de dimension mystique religieuse chez elle, aucune référence apparemment à une transcendance, mais des notions assez difficiles à interpréter, comme ce mutuel, qui revient souvent). Porosité des règnes aussi, en ce sens qu’animaux et plantes sont placés exactement sur le même plan que ces personnages-là. C’est tout autre chose me semble-t-il qu’un mécanisme d’identification. C’est vraiment une sorte d’incorporation au sens le plus physique du terme de l’autre -écrivain, prunus, chat- à soi-même, parts de soi devenus.
Llansol et la production littéraire
« Ce qui me choque, c’est l’immensité des textes qui ne subsisteront pas et qui, aujourd’hui, dans l’espace clos de la librairie, font un bruit assourdissant de "papotage" qui a rendu presqu’inaudible le dialogue entre les livres qui se parlent et maintiennent entre eux l’art de la conversation interminable sur l’entr’être »
→ Comment ne pas relever ces mots, au matin même de l’inauguration du Salon du livre, dont j’entends, presque matériellement, la rumeur, le bourdonnement excité et vain, les livres de papotage occupant le devant de la scène, tels des stars du show-biz et les livres importants broyés, ridiculisés, néantisés par « l’éreintant laminoir des puissances médiatiques » (JC Bailly).
« Je m’enveloppe » (Llansol)
à la suite d’une rencontre qui la met mal : « Atroce, surtout quelques heures plus tard quand l’anesthésie de l’extraversion s’évanouit.
Je m’enveloppe
pour oublier,
dans des couvertures textuelles et animales » (p. 78)
→ remarquable décryptage d’un double ressenti, souvent éprouvé. Celui du retour à soi, au for intérieur, en général plutôt apaisant et bénéfique, a contrario de ce qu’elle écrit ici, après l’extraversion qui peut être une rencontre, un spectacle, un évènement…. et cette merveille : l’enveloppement dans la couverture douce, chaude, bienfaisante, toujours disponible du livre. Qui signe le retour à soi aussi, la plupart du temps, une reprise de possession de son for intérieur, envahi parfois très insidieusement par autrui, ou par le monde extérieur.
De la politique culturelle (JC Bailly)
Jean-Christophe Bailly, toujours dans Le Dépaysement, émet un point de vue très nuancé sur cette question (mais comment s’en étonner, étant donné tout ce qu’on a déjà lu, qui n’est jamais partial, qui prend en compte différents angles de vue ?) :
(Il est question de musées, de reconstitutions d’intérieurs historiques ou artistiques) « Aussi agaçant que l’excitation patrimoniale à tout-va est le dénigrement systématique, au nom d’une radicalité qui n’est que feinte : ici aucune généralisation n’est possible. Il y a des lieux qui sont justes, laissant au visiteur le soin de pousser lui-même comme il l’entend le curseur de la mémoire et des lieux qui sont faux, où tout est fait pour bloquer la pensée au stade du réflexe devant l’imagerie. » (p. 310)
Et il ajoute que l’un des bons critères est la librairie du musée ou de la maison et son contenu : brochures clinquantes et produits dérivés versus livres, choisis avec soin en fonction du lieu, de ses thématiques, ainsi de l’excellente sélection d’ouvrages sur le fouriérisme à la librairie du Familistère à Guise.
→ importance en tout domaine de ce qui laisse une place créatrice à celui qui lit, qui regarde, qui écoute, qui reçoit donc. Susciter la fécondité d’une rencontre avec un lieu, un artiste et non pas enfermer dans le prêt à penser aplati, formaté et souvent secrètement intéressé commercialement (le tristement célèbre temps de cerveau à louer)°
→ Quant à l’opposition entre excitation à tout-va et dénigrement systématique, elle s’applique à tout ou à peu près ! Par exemple à tout ce qui concerne aujourd’hui l’apparition du livre numérique ! Si rares sont les propos informés, nuancés, tellement omniprésents les jugements tranchés, tout blanc, tout noir, oscillant entre « c’est le seul avenir possible » et le « ça va tuer le livre…. ». Lire, c’est aussi apprendre à saisir les nuances, s’extraire d’une pensée binaire,très violente au fond, si facilement induite par tout le contexte de l’époque.
Tresse et ligne de flottaison (Christine Jeanney)
Dans Lotus Seven, elle tresse une double réalité (deux au minimum, sans doute plus de réalités encore à certains moments), celle d’une histoire un peu mythique (il faudrait relire Barthes, je suis sûre que certains de ses points de vue éclairerait la lecture de Lotus Seven), « Le prisonnier », une série télévisée de la fin des années soixante et celle de son enfance, à doses homéopathiques et souvent de telle façon qu’on ne soit pas dans un petit monde individuel étroit qui pourrait être de peu d’intérêt, mais que soit offerte une possibilité de penser le temps, la manière de ressentir lorsqu’on est enfant (remarquable aptitude à condenser ces sensations-là dans un tout petit détail et à susciter des cascades d’associations chez le lecteur).
Il y a une vraie dynamique dans ce texte construit sur une contrainte extrêmement forte, puisque chaque partie est constituée de 48 paragraphes (48 mn, durée des épisodes du feuilleton) de 60 mots. Cela n’enferme en rien le texte, mais au contraire lui donne une forme de tension vers l’avant, comme la flèche tracée par le sillage de la Lotus et simultanément induit un curieux mouvement, comme si le lecteur était dans l’eau et ne cessait de passer la ligne de flottaison, surface et ciel, sous-surface et eau, comme lorsqu’on se laisse flotter avec un masque, juste à la lisière de l’air et de l’eau.
Infime rigole
infime rigole de si peu d’eau, d’eau si peu pour soif ou frais, serpente à fleur de terre vite bue vite revue, joueuse, à suivre, truffe au sol, sourcier sans baguette – résistante, rebelle à assèchement, craquelures et nervures fines en découpe de blocs, insistant à tout petit bruit, forant, sapant, élimant, limant en limailles infimes – force du temps rongeur & de l’eau patiente.
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