ciel
au vu de la météo, il faudrait écrire grand beau, mais la lumière est vilaine, blafarde, voilée, 13°.
Un livre de dettes (Jean-Pascal Dubost)
Dans ses « notes préambulaires » (belle formule, qui a quelque chose d’architectural, on va entrer dans un édifice, on est dans le vestibule, il y a l’idée d’un mouvement vers…), Jean-Pascal Dubost dit que ce livre, Et leçons et coutures « reconnaît des dettes, mais [qu’] il s’est élaboré dans l’intention de n’en régler aucune, considérant que le détournement, le vol et le pillage, le plagiat autant dire, d’une certaine manière, plutôt que l’emprunt, auront été les principales déterminations d’un lecteur qui ne se voulait passif et qui se voulait écrivain » (7)
→ les mots sont forts, un peu trop sans doute et volontairement. J’aime mieux parler pour ma part d’imprégnation, de sédimentation, autre façon de dire les choses qui suppose tout un travail d’élaboration chimique intérieure et sur différents temps, long, moyen et court terme, de toutes les lectures qui s’en vont se loger on ne sait où, et dont on ne garde on ne sait quoi. Mais oui au lecteur non passif, qui s’approprie son bien, sans vergogne et oui bien sûr à la volonté d’écrire avec les livres. Oui au « travail palimpseste volontaire de réappropriation et de continuation et de transformation du préexistant, récent ou ancien ». Et belle humilité de l’auteur qui sait bien qu’on n’invente pas grand-chose pour ne pas dire rien, mais que l’écrivain a aussi un rôle de continuation et de transformation, un peu à la manière d’un relais radio qui reçoit le signal, souvent affaibli, le renforce et le réémet dans une autre direction.
« Cette entreglose ouverte qu’est la littérature »
Bien dans la logique de cette approche, Jean-Pascal Dubost évoque ensuite « cette entreglose ouverte qu’est la littérature, cette longue chaîne citationnelle et re-citationnelle ad infinitum »
→ et ici même je glose souvent l’entreglose donc ! Me servant à mon tour de l’œuvre d’autrui pour essayer de penser un peu plus avant certaines problématiques, pour entretenir le dynamisme de la curiosité toujours en quête, pour me nourrir concrètement et spirituellement.
Le livre (« Et leçons et coutures »)
Pour avoir entendu parler par Jean-Pascal Dubost de l’élaboration de ce livre par l’éditrice Isabelle Sauvage et par Alain Rebours, je sais quel travail éditorial pensé et soigné a été fait sur ce texte. (Et je déplore la présentation lamentable, papiers affreux, typos laides, travail bâclé, de bien trop de livres reçus.)
Rien de tout cela ici où l’on sent une vraie main éditoriale. Format très agréable qui permet au texte justifié, au corps suffisamment grand pour être très lisible, d’être complété par les notes qui au lieu d’occuper bêtement le bas de page, participent au corps même du texte en une sorte de dialogue. Qui pourrait évoquer, de loin, ce que tenta Pierre Marchand avec la belle collection Découvertes chez Gallimard, une juxtaposition de deux lectures, le texte de base et ses annexes signifiantes. En dehors d’un indéniable effet esthétique dans Et leçons et coutures (et bien sûr, rapport avec ce beau titre, on coud ici quelque chose), il y a un effet de réhabilitation de la note. Voix seconde peut-être mais voix d’importance.
« d’où viennent mes pensées ? » (Raymond Federman)
Cité précisément dans une de ces notes, introduite intelligemment par le nom de l’auteur ce qui évite l’habituel va-et-vient de l’œil vers le bas de la note et casse un peu le jeu référentiel) : « je ne sais plus d’où viennent mes pensées et j’ignore à quel moment elles se sont mêlées à celles des autres, où commence mon propre langage et où il converge avec celui des autres au sein du dialogue que nous entretenons tous à l’intérieur de nous-mêmes et avec les autres. » (extrait de Surfiction, cité p. 9)
→ et ici je me souviens de Maria Gabriela Llansol qui incorporait tant le langage des autres, la présence même de ses auteurs, qu’on ne savait plus qui parlait, qui écrivait. Ce n’était même plus appropriation, mais fusion !
Et Jean-Pascal Dubost de convoquer Rimbaud pour le coup de grâce de ce débat utile et fécond, qui montre bien la complexité des choses et la difficulté d’évaluer le « plagiat » : « C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense » (lettre à Izambard du 13 mai 1871, cité p. 9)
Du langage (presse)
La réflexion de Rimbaud me renvoie à cette remarque hier sur Twitter : wir sind Papst, aurait dit quelqu’un et l’auteur de la remarque de protester, ich bin nicht wir. Traduction : nous sommes le pape et je ne suis pas nous.
En fait l’expression Wir sind Papst vient du titre d’un journal allemand après l’élection de Benoît XVI.
« La poésie n’a aucun pouvoir » (Dubost)
Jean-Pascal introduit cette idée d’un crypto-poète (comme on dit un crypto-punk), un « bidouilleur de langue » qui veut lutter contre les pouvoirs étatiques et ses ramifications multinationales [où trouver aujourd’hui ailleurs que dans les livres ces micro-résistances, celles d’un Bailly, celles d’un Dubost ici ?). Parce que « la poésie n’a aucun pouvoir. C’est une autre sorte de force : l’absence de pouvoir libère » (10)
→ ce que j’éprouve constamment composant Poezibao ! Le caractère dérisoire de ce monde de la poésie, si minuscule son audience, inaudible au regard des puissances médiatiques, ridiculisée, détournée mais active en dessous des choses, malgré tout, et précisément parce qu’elle n’a aucun pouvoir. On peut ajouter aussi ici qu’elle est un des très rares domaines qui soient totalement étranger à la possibilité de spéculation, car il est rigoureusement impossible de tirer le moindre profit financier de la poésie, en France en tous cas (dans certains pays, il y a de fort beaux tirages parfois !)
Claudio Magris et Jean-Pascal Dubost
me semblent prôner une même dilution de l’auteur, une sorte d’anonymisation… (Même idée chez Di Manno et Jerome Rothenberg aussi il me semble, chez d’autres sans doute aussi). Magris évoque son enfance alors qu’il écoutait sa tante lui dire un livre : « captivé par l’histoire et indifférent à l’auteur – ignorant même, à cette époque, qu’il y eût un auteur et que l’histoire eût besoin de lui, car j’étais convaincu que les histoires se racontaient toutes seules [...] Depuis lors j’ai toujours d’une certaine manière pensé que la littérature, dans son essence, est un récit oral et anonyme » et il ajoute, ce à quoi certains jours je souscrirai volontiers quand certains des dits auteurs deviennent envahissants par leur égo surdimensionné : « Il vaudrait mieux que les auteurs n’existent pas ou du moins ne soient pas identifiés, qu’ils soient toujours morts. ».
→ ce qui me semble aller à l’encontre même d’une sorte de médiatisation à outrance de l’auteur aujourd’hui, l’auteur faisant partie du paquet cadeau livre. Produits l’un et l’autre, auxquels appliquer les techniques du marketing.
Magris et Macé
Que j’aime entrecroiser les lectures, opérer des rapprochements, vérifier les hypothèses de l’une avec la lecture des autres ! « L’aventure de l’esprit, c’est le voyage de l’individu qui opère une sortie, rencontre l’autre, l’étranger, et devient lui-même par l’intermédiaire de cette rencontre qui lui rend le monde familier » (Magris, 14) : n’est-ce pas exactement le processus décrit tout au long du livre de Marielle Macé, Façons de lire, manière de vivre. Cette fréquentation de l’autre, étrange, étranger, souvent, qui nous façonne, nous ouvre à d’autres mondes, nous enseigne d’autres rythmes, d’autres approches sensibles, forme des réseaux synaptiques qui n’auraient pas existé sans cette rencontre-là, avec ce livre-là, à cet instant-là ?
Magris explique l’importance qu’ont eue pour lui les grands récits épiques qu’il a pu lire dans une « biblioteca dei popoli » (on rêve !), le Mahabharata, le Ramayana sanskrits, le Kalevala finnois, l’Edda et la Chanson des Nibelungen, manière pour lui de comprendre très jeune, par ces grandes épopées nationales, un peu de l’histoire de l’humanité « dont chaque nation, comme chaque feuille d’un arbre, est un moment significatif » (15)
Il fait un petit plaidoyer pour une vulgarisation intelligente versus des ouvrages trop savants : « C’est à partir de là que j’ai appris à lire la Critique de la raison pure ou un résumé scolaire bien fait qui ne prétend pas remplacer Kant, et à ne pas lire ces volumes présomptueux qui donnent au lecteur l’illusion d’apprendre l’essentiel en cent pages, en lui évitant l’effort et en lui désapprenant l’humilité de celui qui sait qu’il ne sait pas grand-chose. » (15)
Écho encore avec Marielle Macé, lorsqu’il écrit « [ces] livres qui ont laissé une empreinte absolue, qui sont devenus la manière même de ressentir le monde et le rapport entre la vie et la vérité » (16)
Il prône aussi l’ouverture d’esprit dans l’abord des lectures et là encore cela me renvoie aux pages où Marielle Macé parle de ces lectures qui déstabilisent, qui viennent déformer le paysage intérieur, le contraindre parfois : « il y a beaucoup de demeures dans la littérature, et il ne faut pas choisir idéologiquement entre des voix qui s’opposent ; [c’est toute la merveilleuse liberté du lecteur ! ] ; on peut –on doit – croire et à la foi de Tolstoï et à l’inertie d’Oblomov « [...] les auteurs qui m’ont le plus appris sont ceux qui laissent impartialement s’exprimer les cordes les plus différentes et les passions les plus antithétiques, la foi et le néant – comme Singer sans lequel je ne serais pas celui que je suis. » (17)
Du vert, encore et toujours
Comment ne pas relever cela : « vivre, c’est aimer les choses vertes. » (19)
→ et suis traversée par l’idée d’entamer une antholovert ! Relever toutes les occurrences du mot dans mes lectures ?
Le lecteur et l’écrivain (Borges)
« Borges a dit un jour que d’autres pouvaient, s’ils le voulaient, tirer gloire des livres qu’ils avaient écrits, mais que sa gloire à lui, c’étaient les livres qu’il avait lus. » (cité p. 19)
→ plaidoyer pro domo ? Se considérer avant tout, plus que tout comme lectrice. Dans cette fonction là et celle-là seule sans doute, avoir un peu confiance en une toute petite compétence ?
le ramener à la vie
une douceur une fraîcheur infime, point d’eau lit d’herbes vertes, un rien qui perce, mille lieux mille fois, une goutte, orbe parfaite, monde du reflet du monde inversé – avancée vers l’ombre, peur mais résolue, apprivoiser l’effrayant par parole simple, le ramener à la vie et la reprendre.
[Alceste & Valéry]
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