Ciel
Il fait plus frais. Lumière toujours voilée. Hier après-midi d’été ou presque.
La lectobiographie (Jean-Pascal Dubost)
« Une lectobiographie est un curriculum lectoris engageant un pacte désautobiographique ; on aspire à ce que les poèmes accumulés, ce faisant, et se défaisant, défassent la générale autobiographie de leur auteur, qui devient alors lui-même ; un être de langue ; un être de citations.
→ on pourrait peut-être hasarder que le flotoir est une lectobiographie, bien différente de celle, profondément originale et jubilatoire (à écrire je ne sais, à lire de toute évidence) que tente JP Dubost. Cette citation me parait tout à fait programmatique, elle annonce la couleur, on est vraiment dans le préambulaire et on ne se doute pas encore de la cohorte que l’on va rencontrer : pas moins de 99 poèmes « en bloc dont le contenu est façonné sur le modèle du compost » - ce qui me renvoie bien sûr au bel entretien sur le compost que Jean-Pascal a donné à Poezibao (je note à l’instant que compost et Dubost riment !)
Non pas portraits mais
En ces blocs faits « de fragments autobiographiques mélangés à des pensées méta-poétiques et à des allusions historiques » on ne sait jamais de qui il est question, l’auteur évoqué ou l’auteur du poème…. et bien entendu c’est la règle du jeu, ces glissements entre les deux, cet échange quasi organique. Reliefs de repas, d’orgies même parfois de lectures, pelotes de déjection, petit tas laissés par le poète après manducation, rumination et renvois divers, ce qui a passé d’un auteur à l’autre. Allant jusqu’à assumer un caractère amphigourique : « la phrase amphigourique et emberlificotée des poèmes en bloc n’est autre qu’un mouvement circulaire et amoureux de la langue pour mieux tromper le lecteur » (note qui appartient au poème…James Joyce).
Invention verbale permanente et délectable, fabrique de mots qui tourne à plein régime, envoyant le lecteur au tapis par petites chiquenaudes, tours et détours pour l’emberlificoter, le déstabiliser, lui faire comprendre que s’il croit avoir compris c’est nécessairement qu’il se trompe, lui offrant néanmoins « d’intenses petites syntaxes carminiformes intranquilles. »
Magris et son « Alphabets »
Une certaine déception qui est en fait liée à la nature du livre. Il s’agit de la compilation d’articles parus dans le journal italien du soir, le Corriere della Sera, à la fameuse page trois dédiée à la culture. Donc sentiment double : incrédulité parfois devant ce que Magris pouvait oser dans un tel contexte, le niveau de ces chroniques, souvent très érudites, leur longueur, six pages serrées du livre, ce qui doit correspondre à un nombre assez considérable de feuillets… ; mais constat aussi parfois d’un caractère « grand public » de certains développements, quelque chose d’un peu banal, à la limite du lieu commun (par exemple dans le chapitre consacré à la Bible…)
Parmi les exemples de contenu dont on peut penser qu’ici, dans un journal du soir même réputé intellectuel, il serait impensable qu’on lui consacre en page 3 un si long article, tout un développement sur les histoires littéraires qui donne à penser sur notre approche de la littérature et notamment ce fait qu’une « histoire de la littérature impose ou en tout cas présuppose un canon » (28), le constat que toute histoire de la littérature est déjà dépassée quand elle paraît mais que « la poésie des histoires littéraires, [c’est] leur lutte pour découvrir les voix qui résistent au temps. » (29)
On goûte par ailleurs le côté vivant de ces chroniques, les petits traits humoristiques et vifs, les coups portés aux savants étriqués par exemple. Magris insiste à plusieurs reprises sur sa méthode de lecture, de découverte, basée au fond sur deux extrêmes, l’œuvre seule, directement et/ou des petits livres de vulgarisation bien faits….( de quoi faire hurler l’establishment, of course et rien que pour cette honnêteté et cette intelligence-là, on l’aime !)
La technique des articles de Magris
Encore un peu tôt sans doute pour l’appréhender vraiment mais il semble qu’un ou des livres soient le prétexte pour traiter un thème de portée littéraire, philosophique ou sociologique. Ainsi ce bel article intitulé « Le viol du néant », où partant de Borges, il va à Steiner et à ses Grammaires de la création, prétexte à souligner le caractère effroyablement violent de toute origine, de toute naissance, de tout début, « ce qu’il y a de terrifiant, d’insoutenable, d’inhumain dans l’origine, dans toute origine. Naître est plus terrible, plus violent et plus absurde que mourir » (35) et « l’art, en tant que création, participe de cette violence, de cette déchirure inhérente à tout acte générateur ».
Œuvre d’art et temps
La double inscription temporelle de l’œuvre d’art, soulignée par Steiner, dont Magris dit qu’il a un « sens très fort de l’historicité de toute œuvre d’art et en même temps de sa supratemporalité ».
→ avertissement au lecteur et au critique, qui peut-être envisage surtout le caractère universel et devenu supratemporel du grand livre, mais qui a tendance à oublier les conditions de sa naissance et son inscription temporelle. Il me semble là encore que les travaux de Didi-Huberman en particulier sur la question de l’anachronisme doivent être lus et relus. On peut penser aussi à la méthode de traduction d’auteurs comme Auxeméry, si attentif au contexte historique, sociologique, géographique, de langue de l’œuvre originale.
Sur l’œuvre poétique
« L’œuvre poétique inclut, évoque, exprime le non-être dont elle provient, le néant dont elle jaillit, le vacuum qu’il y a non seulement derrière, avant, mais aussi à l’intérieur de tout fiat. Toute révélation est effrayante parce qu’elle révèle et communique le tohu-bohu des origines » (36)
→ Jean-Pascal Dubost réfuterait sans doute cette idée de « néant » dont l’oeuvre jaillit, lui qui s’attache à montrer comme au contraire toute œuvre, même la plus nouvelle, est faite de ce qui la précède….
Mais force de la seconde proposition, qui évoque bien le sentiment d’effroi que communique la très grande œuvre d’art. « Le néant, qui vibre dans l’origine – et donc dans toute création qui est à sa façon originelle – glace d’effroi, parce qu’il est absolument non humain, impensable[...] toute création est une victoire sur le néant mais en même temps elle lui ôte ses chaînes, l’introduit dans le monde ; c’est aussi un trou ouvert dans le réel, une déchirure, une brèche.
→ je reste un peu dubitative devant cette sorte de personnification du néant, qui me semble aporique ! Si c’est le néant, comment aurait-il des chaînes ? Cela n’empêche pas de retenir l’idée importante : la grande œuvre d’art confronte bien à une question à la fois ontologique et métaphysique: d’où ça vient ? Qu’y avait-il avant ? Comme pour la création du monde et puisqu’ici je m’attache beaucoup sur la question de la lecture et du processus de formation de la personnalité par la lecture, il faut se souvenir que très jeune encore Magris a lu et relu la plupart des grands récits de création sanskrits, hébreu, grecs, finnois, germaniques ! Le tohu-bohu, question travaillée dans le beau livre du pasteur Alain Houziaux, Le tohu bohu, le serpent et le bon Dieu.
Extranéité (un mot)
« Caractère de ce qui est étranger à quelque chose. Le mystique ressent, au contraire, l'extériorité, ou plutôt l'extranéité de la « source » des images, des émotions (...) qui lui parviennent par voie intérieure (Valéry, Variété V, 1944, p. 275).
Terme employé à plusieurs reprises par Magris « Alceste aussi revient des enfers [...] avec toute l’effrayante extranéité de quelqu’un qui revient de la mort. » (24) et à propos de la famille, le lieu « dans lequel on expérimente son identité avec les choses et soudain l’extranéité par rapport à soi-même, dans lequel on apprend pour toujours cette fatale et contradictoire impulsion à s’enfuir et à revenir. » (39)
Magris et Büchner
« Mais dans cette clarté si nette, comme dans la lumière de certaines journées ou de certaines couleurs de la mer, il y a une fêlure douloureuse, un absolu doublement insoutenable »
→ cette citation me renvoie aux pages puissantes, tout récemment lues, lorsque Lenz traverse la montagne, et se trouve confronté à la roche et au ciel, dans un rapport de terreur.
pas même icare
de l’air fendu au sol cloué, pas même icare, jeté bas par excès – entrée en carré du jour : impossible, corps étranger étrange emporté en rouge vif et vite, réparation provisoire – issue non sue si secours ou fatale – et grumeaux dans la pâte du lu résistant à découpe.
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