Journaux
Effroi :
Le quasi assassinat de Malala,
l’incroyable jeune fille (14 ans) engagée dans la défense du droit des femmes
au Pakistan.
Le sort fait aux femmes dans les prisons russes (un reportage à l’occasion du
procès en appel des « Pussy riots ».
Musique : Radu Lupu
Hier soir un très grand moment : le récital de Radu Lupu à Pleyel. Le pianiste
d’origine roumaine, né en 1945, a donné les quatre Impromptus de l’opus 142 de Schubert, Prélude, choral et fugue de César Franck et le deuxième livre des Préludes de Debussy.
Les mots se bousculent pour tenter de rendre compte de ce concert et ma volonté
de ne pas recourir aux adjectifs dithyrambiques est bien mise à mal.
Retenir d’abord la sonorité de Lupu ! Pas tant ce qu’on appelle
usuellement un beau son, mais une palette de possibilités stupéfiante, au point
que ma professeur de piano avec qui j’assistais à ce concert a pu se poser la
question de savoir comment il pouvait « tirer de pareilles sonorités d’un
bout de bois ! » (Elle me raconte qu’elle l’a interrogé sur ce sujet
après le concert et qu’il lui a répondu qu’il suffisait d’avoir un bon piano,
ce qui était le cas et d’être assis sur une chaise et pas sur une banquette de
piano !) J’ai en effet entendu des sons que je ne crois pas avoir jamais
entendu d’un piano, j’ai entendu aussi dans les Impromptus de Schubert que je connais par cœur des choses que je n’avais
jamais entendues. Fait sans doute d’une main gauche admirable et d’une capacité
à étager les plans et à différencier les voix hors du commun (yeux fermés, dans
Franck, on pouvait croire qu’il y avait quatre mains ou deux pianos !).
Très peu de pédale, sans que rien pourtant ne soit sec. Autre art de Lupu, celui des enchaînements, du passage d’un thème à un autre, d’une
partie de l’œuvre à l’autre, sans aucune rupture, une conduite en vérité rendue possible par une construction très
poussée (oserais-je dire que là encore je pense aux propos de Celibidache !?)
Et une capacité à faire ressentir les changements harmoniques et les
modulations même sans doute pour les moins savants en musique. De telle sorte
qu’on est littéralement emporté par la musique, ailleurs, que le temps ne
compte plus.
Le dosage des intensités est remarquable aussi. Ainsi de ce passage dans
Franck, où le son en quelques instants très brefs, a comme gonflé et dégonflé (un
peu comme ce que permet dans l’orgue la pédale d’expression en jouant sur la
quantité d’air admise dans les tuyaux) : jamais entendu cela au piano à ce
jour. On peut donner une autre image : même effet que si quelqu’un avait
joué sur le potentiomètre d’un amplificateur.
Tout cela au service exclusif de la musique.
Car c’est de la musique à l’état pur que j’ai entendue presque de bout en bout
(un peu gênée par moments par les tousseries exaspérantes du public tellement
antithétiques de ce piano aux limites de l’audible par moments, comme
suspendu).
La veille je me souviens avoir écouté plusieurs nouveautés dans le domaine du
piano, d’Alexandre Tharaud, de Francesco Tristano. Las, quel ennui, quelle
poudre aux yeux, sans grand-chose derrière ! Je note d’ailleurs que
maintenant la mode est de faire des disques programmatiques, Mission pour Bartoli, Bœuf sur le toit pour Tharaud…. Passons.
Mais entendre un artiste comme Lupu, c’est comprendre la dérive d’aujourd’hui où
l’on forme de superbes bêtes de scène, des machines à jouer impeccables, avec
quelques recettes marketing bien appuyées pour emporter l’excitation hystérique
des foules et puis quoi, en fait de musique. Rien. Lupu a fait plusieurs
fausses notes et a eu un petit trou de mémoire : dire l’immense
reconnaissance pour cela ! Parce qu’on sait que c’est un homme de chair
qui joue là, susceptible de toutes petites défaillances malgré ses immenses
capacités techniques et artistiques. Les bêtes de scène, chinoises notamment,
ne font pas de fausse note, bien entendu (mais justement, est-ce bien entendu ?)….
mais où est la musique ? Pourquoi écoutant ce matin les Brahms de Lupu, j’ai
eu plusieurs fois les larmes aux yeux ?
Finir par le plus émouvant, l’unique bis. Lupu semble fatigué, il entre et sort
de scène lentement. Il ne fallait pas attendre de lui des pitreries
pyrotechniques. Non, son bis : « Des Pas sur la neige », du premier livre des Préludes de Debussy. Irréels, surréels, bouleversants…. comme sans
doute je ne les entendrai jamais plus.
J’ai pensé à un fait rapporté par Nadia Boulanger à propos d’un énième bis de
Menuhin dans un concert, où tout à coup quelque chose d’indicible et d’inexplicable
s’est produit : « il a donné de nombreux bis et le dernier était le
mouvement lent de la sonate de Brahms en Ré mineur. Que s’est-il passé à ce
moment-là ? Cela entre dans le complet inexprimable : toute la salle
s’est trouvée prise dans une même émotion muette qui a créé un silence d’une
qualité extraordinaire. Tout le monde a compris, a senti, a participé à ce que
lui-même devait sentir. Je crois que c’est un moment que lui-même n’oubliera
pas, qui passe en quelque sorte au-delà de lui-même, à l’étage supérieur, à cet
étage où il me semble que nous n’allons pas trop souvent. » (Nadia
Boulanger, p. 34)
Or hier soir, alors que Radu Lupu jouait
le deuxième livre des préludes de
Debussy, j’avais pensé à un moment que j’aimerais tant l’entendre dans « Les
pas sur la neige ». Quelle stupéfaction et quel bonheur quand il a posé
une à une les notes
du début de la pièce.
Il ne m’a manqué qu’une petite chose qui me semblait devoir venir en second bis,
lequel n’eut pas lieu : « l’Oiseau prophète » des Scènes de la Forêt de Schumann. Lupu
seul sans doute capable de le jouer, à côté de Clara Haskil. Haskil qui était
proche de Dinu Lipatti à qui on compare parfois Radu Lupu….
Philippe Grand
Ce matin, publié dans Poezibao un
bel ensemble consacré à Philippe Grand et réalisé par Jean-Pascal Dubost :
un choix de textes
pour l’anthologie et un entretien.
Nombre de choses m’ont frappée dans ces extraits.
« Écrire — entendu revoir revenir
retrancher repentir, entendu réécrire — : un modifier interne.
Différent s’arrêter ; reprendre parce
que différent.
Il y aurait identité de l’écrit et du soi, plan profond que masque l’évidence
de l’intervention sur signes.
Autre hypothèse, non concurrente voire la même amplifiée : écrire, former
un autre moi — ou le <lecteur idéal>. »
→ bien des fois lisant cet ensemble, j’ai pensé à Valéry et à ses Cahiers. Les analogies me semblent
nombreuses, le caractère continu et proliférant de l’écrit, le fait qu’à l’origine
il n’était en aucune façon destiné à la publication et puis surtout, l’approche.
Ce travail sur la pensée, le rapport entre l’écriture et la pensée : « ne
m’intéressent vraiment en fait d'objets ou de situations que ceux ou celles qui
me donnent d'éprouver comment je
pense plutôt que ce que je pense.[...]
En exagérant un peu, je pourrais dire que je ne pense que lorsque j'écris, ou
encore que c'est le seul moment où je me sens penser, et ceci du fait même que
j'hésite, que cherchant à atteindre une certaine justesse je prends en considération
à chaque instant les possibles, le chemin où engagerait le choix de tel mot, de
telle tournure etc. » (extrait de l’entretien)
→ Si souvent éprouvée, la nécessité de faire en quelque sorte précipiter la pensée, le peu de pensée
dans un petit tas de mots, seule façon de l’arrêter en vol, de la concrétiser,
même maladroitement, de lui donner existence et parfois, oui, de se donner à
soi existence et un tout petit peu de réalité. Comme un minuscule barrage dans
le flot fou et boueux du torrent-temps.
Respiration, ponctuation (Philppe Grand)
Dans l’entretien qu’il a donné à Jean-Pascal Dubost pour Poezibao, Philippe Grand dit des choses
étonnantes sur son incapacité à dire ses textes. Je retiens surtout cette
remarque : « le manque physiologique de ponctuation nette. » (Fantaisies, éditions Héros-Limite, 2011,
p.77).
Qu’est-ce à dire ? Doit-on comprendre que la phrase intérieure, voire son
phrasé même si Philippe Grrand s’élève véhémentement contre l’idée de
musicalité de la langue, ne fonctionnent pas sur le même régime que la phrase
prononcée. Peut-on parler de régime élocutoire pour une phrase intérieure, je n’en
sais rien, c’est peut-être un contre-sens mais comment se parle-t-on ? En
phrases constituées, ponctuées, respirées ou bien en un amas plus ou moins
confus, en blocs et agrégats que l’écriture ou la parole devront démembrer ?
Doit on penser qu’il n’y pas intérieurement parlant de ponctuation nette, voire
même de ponctuation tout court ? Il est possible que nos phrases
intérieures soient infiniment plus longues que celles que nous énonçons. Proust
aurait-il tenté de traduire quelque chose de ce régime-là de langue ? Et
notre parole serait-elle au fond rompue par la nécessité de respirer ?
Livre ou pas livre (Philippe Grand)
« Confirmation [...] que l'objet livre, avec son commencement, sa fin,
ses dimensions etc. peut contraindre la matière elle-même à lui correspondre. »
in entretien
avec JP Dubost
Un des aspects qui m’ont le plus retenue dans cet entretien est la question du
livre, comme entité autonome et suffisante à constituer. Ce dont je me sens constamment
incapable, à partir de ces notes du flotoir.
Il me semble que Philippe Grand s’est heurté un temps à la même impossibilité,
qui est sans doute profondément liée à la nature de son écrit. D’un écrit
continu, comme celui de Bernard Collin, comme les Cahiers de Valéry…. qu’extraire, comment et pourquoi ? Et
est-ce qu’extraire (ce que ne semble toutefois pas faire du tout Philippe Grand
il faut le préciser), ne dénature pas le projet ? Est-ce que c’est la même
chose de lire les Cahiers de Valéry
dans la reconstruction de la Pléiade par thématique ou via les extraits donnés
par Edmée de la Rochefoucauld, ou de parcourir les pages du fac-simile du CNRS.
Je suis convaincue du contraire.
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