De la poésie (Christa
Wolf)
Une citation qui éclaire un peu ce
que j’appelle parfois l’aporie centrale de la poésie, de la littérature :
parvenir à dire ce qui ne peut se dire.
« Le style du récit montrera à quel point ma langue est imprégnée des
terminologies à ma disposition. Ce qui entraîne pour moi des difficultés
analogues à celles que rencontre un physicien qui doit décrire une expérience de
mécanique quantique avec le langage de la physique classique. »(Christa
Wolf, Un jour dans l’année, p.271)
Monologue (Ludovic Degroote)
Monologue, le nouveau
livre de Ludovic Degroote, tout récemment paru chez Champ Vallon : livre
terrible construit autour de la mort d'une jeune fille de 18 ans, la sœur de
l'auteur alors qu’il avait 7 ans et sa survie dans la mémoire de son frère
aujourd'hui plus de quarante ans après.
Chaque paragraphe semble engendrer le suivant et il me semble que c'était déjà
le cas avec la Digue. Comme si le
mouvement de l'écriture était nécessaire à la continuation de l'écriture et si c'était
dans le mouvement d'écrire qu'il trouvait la force de continuer en s’appuyant
presque physiquement sur chaque paragraphe pour pouvoir aller au suivant.
P. 36, comme un jeu de miroirs : (on est ici dans le premier des quatre
monologues qui composent le livre, celui de la jeune disparue,
Godeleine) : « parler de toi m'est plus facile parce que je te vois de
l'espace où tu me reconstitues et où les mots naissent en me ramenant à des
semblants de vie, et quand je te vois écrire ceci je me dis que non,
décidément, tu es incapable de sortir de ma mort autant que tu es incapable de
sortir de toi-même, alors il te reste à continuer, à chercher des façons de
vivre en échappant à ce que la vie constitue et réclame de disparitions ».
→ il y a là aussi, fugitive, comme un écho de cette image qui se forme souvent
en moi, de la foule humaine semblant monter de l’obscurité, de l’abîme de
l’antérieur, du pas encore formé, puis passer brièvement sur le devant de la scène
pour être entraînée comme sur un tapis roulant et cranté vers la mort :
« ceux qui montent peu à peu dans le présent se voient choisis pour
disparaître au fond d’un labyrinthe, d’une voiture ou d’eux-mêmes ».(p. 37)
→ Ce livre est bien sûr une très forte réflexion sur la mort, la disparition,
la trace ; ainsi page 37 : (toujours dans le monologue de la jeune morte) :
« je ne peux oublier tous ceux qui restent en vie, puisque ma matière de
morte est condamnée à chercher sa forme à travers eux »
Il y a toute une réflexion autour de la question de la survivance des
disparus ; ici les quelques très petits souvenirs directs que l’auteur a
de sa sœur, tout le jeu et le lot des dires de ses parents, explicites ou
tacites et cette accroche sans cesse de la vie par la disparue, même des
décennies après. Qui donne forme à la
matière de la morte.
Puis viennent les monologues du père et de la mère, terribles
Page 57, avec pour la mère, cela, souvent entendu : le ventre arraché. Il y a une mémoire
ineffaçable du corps qui a porté l’enfant et la disparition arrache « une
partie du ventre de façon si intime et profonde » que les hommes sont
incapables de comprendre et ici au premier chef, le mari parce qu’ « il
ignore ce que c’est qu’un ventre qui reçoit).
« je ne peux me défaire de mourir parce qu’en engendrant la vie j’ai
engendré la disparition, l’amour et le chagrin au lieu de la haine et de tout
ce qui aurait dû me révolter, dans ce geste je suis tombée à genoux à
l’intérieur de moi-même »
Et le « monologue de Ludo », de l’auteur donc, n’est pas le moins
terrible. Mais ce mot de polyphonies
intérieures : « chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures
auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à
l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent
et que nous ignorons le plus souvent » et un peu plus loin, dans le début
de ce quatrième monologue (pp. 71 et 72) : « peut-être ne meurt-on pas
chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des
autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous ».
Ce monologue de l’auteur semble bien décrire de quoi il s’agit ici, donner
voix, éviter la disparition complète, mais aussi être requis, sans possibilité
de l’éluder, par cette tâche dans l’écriture.
On peut alors se demander si les écrivains ne sont le ventre de la mère ?
Je relève le terme de spirale à deux
reprises, une fois chez la mère, p. 65 (« reliée par une spirale
intérieure à ma propre parole ») et une autre fois, page 73 « nous
nous arrangeons des spirales pour nous contenir »
« J'écris de ma main perdue » (74), celle que tenait Godeleine, la
grande sœur, la main du petit frère « une main de sept ans qui ne peut
imaginer » qu’elle le lâche.
La culpabilité aussi, terrible, celle des parents qui se reprocheront toute
leur vie de ne pas avoir senti le
moment où leur fille mourait, brûlée vive dans cet accident de voiture en
Angleterre… celle du narrateur qui ne se pardonne pas d’avoir pris pour des
rires les cris de ses parents au moment de l’annonce.
« Cela fait quarante ans que je n’arrive pas à vivre sans toi, j'ai essayé
d'écrire pour m'en aller et sans cesse tu m’as ramené à la maison ».
Cette impression qu’il faudrait confirmer en relisant tous les livres dans leur
chronologie que Ludovic Degroote s’approche de plus en plus du cœur de ce qui
le meut et l’entrave, lui dans sa vie et son écriture, dans le même temps.
P. 85 : « j’ignore ce qu’on peut s’approprier de ce qui a disparu ou
gravite autour de la disparition, c’est comme s’il s’agissait de parler avec
une autre langue alors qu’on essaie seulement d’atteindre la
sienne » : n’y a-t-il pas là une très forte approche de la question
de l’écriture et de la poésie, cette aporie d’une langue étrangère et qui
serait pourtant la sienne. Ludovic Degroote le fait en grande économie de
moyens, avec des mots de tous les jours, passant comme très fragilement de
paragraphe en paragraphe. On a le sentiment d’un terrain grignoté petit à
petit, chèrement, vers cet étranger propre, sien, inatteignable et qu’on
s’efforce néanmoins de cerner.
Il faut poursuivre la citation que me semble essentielle « la sienne, dont
on a parfois l’impression qu’elle est si bien immergée qu’elle devient
inatteignable, alors que ce qui est inatteignable, c’est ce qu’on doit dire,
qui ne peut se dire qu’à travers une forme immergée dont nous ne voyons pas les
reliefs, parce que la disparition nous heurte aux poncifs » (p. 86)
→ quelle évidence et quel courage dans cette remarque : la disparition,
fait universel, nous heurte aux poncifs, contre lesquels ont œuvré un Roubaud (quelque chose noir) un Deguy (à ce qui n’en finit pas), une Françoise
Clédat ou dans une autre dimension, Paul Celan, Nelly Sachs…
Puis, page 87, un paragraphe presque long (pour l’auteur !) qui me semble
très proche des découvertes proustiennes, et que je cite en entier :
« car nous reprenons dans nos mémoires le cours de nos vies, parfois des
années après, sans que nous puissions nous y attendre, d’une façon si naturelle
qu’il semble que nous ayons arrêté l’intimité d’un geste ou d’une conversation
et que le temps ne soit ni brisé ni même suspendu, mais qu’il ait glissé sous
un autre temps qui en aurait été en quelque sorte la matière ou la caution, de
sorte que ce temps en réapparaissant continue au lieu de rompre et nous
continue au lieu de nous rompre dans notre geste et dans notre
conversation »
Et vers la fin du dernier monologue, cela : « j’en reviens toujours à
toi, comme si le point de départ n’était pas ma naissance mais ta mort, qui a
produit ma naissance dans ta mort ». Naissance à l’écriture sans doute,
toute la marche en avant du livre, car c’est une marche en avant, le montre. Où
est venue se fonder l’écriture.
Il faut enfin noter que le mot du titre, Monologue,
est au singulier alors qu'il y a quatre voix et quatre monologues, celui de la
jeune morte, celui du père, celui de la mère et celui de l’auteur. Il y a là
sans doute une référence, voire un emprunt à la musique ; et plutôt qu’un
quatuor, une fugue à quatre voix, dont le thème serait la mort de la sœur. (Lire aussi la note de lecture de ce livre dans Poezibao)
Sebald
W.G. Sebald, dans la préface de De la destruction (titre original, Luftkrieg und Literatur) parle du fait
que l'expérience des habitants des villes allemandes détruites pendant la
seconde guerre n'a jamais été mise en mots (et Sebald d’énumérer : quatre
cent mille vols de la Royal Air Force, un million de tonnes de bombes, cent
trente et une villes attaquées, six cent mille victimes civiles, trois millions
et demi de logements détruits, sept millions et demi de personnes sans abri,
42,8 mètres cubes de décombre par habitant à Dresde et de s’étonner :
« tout cela « ne semble guère avoir laissé de séquelles dans la
conscience collective » (17) : « Lorsque nous regardons en
arrière, en particulier vers les années trente à cinquante, c’est toujours pour
détourner les eux de ce que nous voyons. De ce fait, les productions des
auteurs allemands postérieures à 1945 sont, à maints égards, le fruit d’une
perception incomplète, voire fausse, du monde et de soi, d’une conscience que
se sont façonnée ceux qui écrivaient pour asseoir leur position extrêmement
précaire dans une société sur l’ensemble de laquelle, ou presque, pesait le
discrédit moral. »
→ on peut me semble-t-il aller encore plus loin et dire que pour toute la
civilisation actuelle et pas uniquement occidentale, la question de ce qui est
arrivé au XXème siècle n’est pas vraiment regardée, élaborée, travaillée.
Documentée oui, il me semble, mais pas regardée en face comme une atteinte sans
doute irrémédiable à tout ce qui nous constitue aujourd’hui en tant que
société, en réalité impliquée, sans doute pour cela aussi, dans une fuite en
avant suicidaire.
→ Profonde impression laissée cet été par notre visite de la ville de Dresde,
par son étonnante reconstruction mais je pense que nous avons perçu sous les
apparences de prospérité, de vitalité, d’insouciance, le martyre de cette ville
et que ce fut la source de notre émotion.
Musique, night’s music, Bartok
Écoutant le début de « The night’s music, lento », 4ème
pièce de Out of Doors de Béla Bartók,
composé en 1926, joué par Murray Perahia
(en 1981), pense que tout Morton Feldman pourrait être sorti de là (ajouter une
petite dose de Debussy aussi ? les pas sur la neige, notamment… ?)
De la destruction (Sebald)
Poursuite de la lecture du livre de
W.G. Sebald, De la destruction.
Dans tout ce début du livre, il explore le silence quasi-total dans lequel est
tombée l’histoire de la destruction des villes allemandes. Destruction
systématique à partir de février 1942 et qui avait entre autres pour but de
miner le moral de la population allemande. En la sacrifiant. Moral bombing, disaient les Anglais. « En
vertu d'un consensus tacite et valable au même titre pour tous, l'état réel d’anéantissement
matériel et moral dans lequel était plongé le pays tout entier ne devait pas
être décrit. C'est ainsi que les aspects les plus sombres de l'acte final de la
destruction auquel assista l'immense majorité de la population allemande sont
demeurés un secret de famille, honteux, frappé de tabou en quelque sorte, et
que peut-être on n’osait pas même s'avouer en son for intérieur. » (p.21)
Sebald explique que seul Heinrich Böll en son livre Le Silence de l'ange a pu donner une idée approchante de « l'effroi
abyssal menaçant alors de saisir tous ceux qui ouvraient réellement les yeux au
milieu des ruines ». (p.22) lequel livre qui ne sera finalement publié
qu'en 1992 !
Il se penche ensuite sur le redressement de l’Allemagne et écrit que le
catalyseur du miracle allemand fut « ce flot d'´énergie psychique,
intarissable jusqu'à ce jour, dont la source est le secret gardé par tous les
cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique. » (p.24)
Il faut se souvenir que Luftkrieg und
Literatur est paru en Allemagne en 1999, c’est à dire hier !
Sebald analyse alors les quelques très rares et problématiques récits du temps
des bombardements et de la destruction. Il écrit : « La réalité de la
destruction totale, qui échappe à la compréhension tant elle paraît hors norme,
s’estompe derrière des tournures toutes faits comme “la proie des flammes ”,
“la nuit fatidique”, “le feu embrasait le ciel”, “les puissances infernales s’étaient
déchaînées”, “le terrible destin réservé aux villes allemandes”, etc. Leur
fonction est de masquer et de neutraliser des souvenirs vécus qui dépassent le
concevable. » (p.35). À rapprocher de la remarque de Ludovic Degroote sur
les poncifs !
À partir de la page 36, la terrifiante description de l'attaque sur Hambourg du
28 juillet 43, selon la « méthode éprouvée », d’abord des bombes qui
font sauter toutes les portes et fenêtres, puis des petites charges incendiaires
qui mettent le feu aux greniers tandis que d’autres bombes, énormes, pénètrent
les fondements des maisons : « le feu qui montait à deux mille mètres
dans le ciel aspirait l’oxygène avec une telle puissance que l’air déplacé
avait la force d’un ouragan et bruissait comme de gigantesques orgues dont on
aurait simultanément actionné tous les registres ».
Du recours obligé aux clichés et poncifs
Lecture donc, dans le livre de
Sebald, de larges citations des quelques rares récits existants (Hermann
Kasack, Hans Erich Nossack et Peter de Mendelssohn), mauvaise littérature
remplie de clichés et ce qui est emblématique de bi-mots (on pense à Michèle
Grangaud) : tapis de bombes, mur de feu, torches humaines, etc. Je voudrais subsumer tout cela et mon
ébranlement dans un petit bloc sonore qui serait précisément particulièrement
sonore et c’est impossible ! J’efface les trois premiers mots écrits qui me
paraissent insupportables. Et je deviens plus indulgente pour les clichés
dénoncés ci-dessus et pense, une fois encore, à la remarque courageuse de
Ludovic Degroote sur les poncifs : « la disparition nous heurte aux
poncifs. »
Il semblerait d'ailleurs que cela fasse partie de la démonstration de Sebald :
seule une poignée de deux ou trois assez mauvais écrivains s’est lancée dans
une sorte de rapport sur les villes allemandes dévastées. Peut-être parce que
les grands écrivains se sont heurtés à une totale impossibilité (c’est à
rapprocher peut-être de ce qu’on sait sur l’impossibilité de dire ou d’écrire
de nombreux survivants des camps). C’est une question cruciale qui se pose à la
littérature. Noter toutefois que s’est imposé à moi plusieurs fois et comme en
filigrane le livre de H.G. Adler, Un
Voyage.
Et n'y a-t-il pas dans l'enseignement aussi là un point aveugle. Cette
destruction des villes allemandes et le sort des populations civiles me semble n’avoir
jamais été évoqué dans les cours d’histoire (mais peut-être est-ce aujourd’hui
le cas ?). Comme si on était dans la ligne du châtiment d'ordre divin et
mérité infligé aux Allemands et dont il n'y a rien à dire.
trace doigt à peine
(et toutefois, ce petit bloc, mais
écrit avant la lecture d’hier soir)
Trace doigt à peine vitre vite éteinte, sa face de l'autre côté noir nuit effroi
dans le froid sans fin – feu froid de métal brûlure glacée, qui si je criais… ? déchiré du cri
non entendu – brûlant ou glacé l’effroi ? et le couteau retourné, plaie à
plaie ouvertes, voix perdues perdurent et tranchent vif
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