Valéry,
du jugement
« Sincérité.
Il est bien difficile de dire « ce que l'on pense » : 1° quand on ne
pense rien – 2° quand on fera du mal en le disant. – 3° quand on n’est pas sûr
que la pensée qu'on a soit juste ni durable »
Paul Valéry, Choses tues, Gallimard,
1932, p. 118
→ à marquer d’une pierre blanche, très important pour ma réflexion permanente
sur la question du jugement. Et la nécessité où je suis, et qui souvent me
perturbe, de devoir dire ce que j’en pense ! Et je reconnais ces affres
dans les trois cas de figures évoqués par Valéry. De l’indifférence à l’incertitude
en passant par une forme de rejet violent qui risque de blesser profondément l’auteur.
Sachant que même une remarque moins positive dans un ensemble très positif peut
avoir cet effet, je ne l’ai expérimenté que trop souvent.
Valéry, de la profondeur
« Profondeur.
Une idée profonde est une idée ou une remarque qui transforme profondément une
question ou une situation donnée.
Sinon, il s'agit d'un effet de résonance et nous sommes en littérature. »
Valéry, Choses tues, Gallimard, 1932,
p. 138
Secret, profondeur, jugement
S’amorcerait peut-être ici un
tournant. Avec le désir d’exprimer plus et mieux ce que je pense vraiment, en
dépit des risques évoqués par Paul Valéry, mais sachant que ce flotoir a deux existences distinctes, sa
vie secrète, cachée, pages qui ne seront sans doute jamais lues par personne et
sa vie publique, les extraits que je publie.
À propos de ces extraits, être impitoyable avec la motivation, savoir que trop
souvent c’est désir d’épate, demande d’amour, besoin de reconnaissance…. et
simultanément, sentiment toujours croissant du manque d’intérêt. Non pas en
soi, bien sûr, mais à l’aune de ce qui est vraiment important. Trop de
publications inutiles pour ne pas dire indignes me passent entre les mains,
trop de choses publiées, de plus en plus, trop d’étalage de soi (par moi-même
aussi bien entendu) et quelle avancée, quelle profondeur ? Relire
Valéry : une idée profonde est une
idée qui transforme profondément une question ou une situation.
Serait cela l’aune du jugement : est-ce que ce texte que j’ai entre les
mains, ce livre, cette musique transforment profondément une question ou une
situation ou ne sont-ils que répétition mimétique et redondante ?
Sentiment d’être dans le mimétique, le redondant en permanence et que 95% des
choses qui me passent entre les mains aussi. Il faut vivre et se battre pour
les 5% et avoir le courage de dire ce qu’il en est du reste, et le courage de
passer son chemin, quitte à faire des erreurs, elles sont inévitables, elles
constituent sans doute même l’essentiel de ce que l’on pense sur les oeuvres ;
essayer de ne plus perdre un temps qui est désormais compté.
Temps
Si tu as un problème avec le temps,
manquant, il faut simplement intensifier ton attention et améliorer ton
organisation. Être impitoyable avec ce qui, pour du trop peu ou du presque
rien, fait perdre du temps compté.
Billeter, la question de la place
Je finis ma première lecture de Un Paradigme de Jean-François Billeter
et le reprends immédiatement depuis le début.
« J'ai de la peine à tenir le milieu où l'on trouve naturellement de la
compagnie. J'ai besoin d'une activité intense pour me maintenir au-dessus de
l'abîme. C'est sans doute ce qui m'a rendu sensible au régime de l'activité.
L'abîme était une menace quand mon activité était mal organisée. Il était la
dimension d'inconnu qui la nourrissait quand elle était pleinement intégrée. (Un Paradigme, page 115)
→ no comments (que l’on peut traduire par : totale identification) !
Note de passage : l’antidote
Toujours chercher non pas à contrer
de front mais plutôt l'antidote. Ai souvent expérimenté que Valéry était un excellent
antidote à la bêtise ambiante.
Billeter, La question des fins
« La crise actuelle pose avec
une acuité sans précédent la question des fins. Quel usage l'humanité doit-elle
faire des pouvoirs exorbitants qu'elle a développés. » Page 115
Billeter, il faut s’y
coller ! & observer, base de penser
Il y a bien une mise en œuvre à effectuer.
1. « Le paradigme que je propose n'aura de valeur que pour ceux qui le
vérifieront en le dégageant de leur propre expérience, en allant du particulier
au général, donc par la méthode inductive comme je l'ai fait moi-même. »
Page 118
2. « Souvent mes
idées sont plutôt des observations. J'observe ce qui se passe. Au lieu
d'essayer de comprendre les problèmes dont discutent les philosophes, j'ai pris
le parti de m'intéresser aux phénomènes que je puis observer moi-même, les plus
familiers, ceux qui forment « l’infiniment proche et le presque immédiat »
(Page 10)
→ le livre démarre d’ailleurs sur une scène très vivante de l’auteur se rendant
chaque matin au café, pour être à l’écart de tout ce qui le sollicite chez lui,
dans son bureau, faisant le vide et laissant venir les idées.
Note de passage (à propos de Billeter)
Je suis bien consciente que je ne
connais pas assez l'œuvre de Descartes pour pouvoir me permettre de dire cela,
je le dis néanmoins : tout le début de Un
Paradigme de Jean-François Billeter me fait penser à la démarche de
Descartes
Billeter, la question du
vocabulaire
Il l’explique très bien à la toute
fin du livre : Billeter a été obligé de nommer, à sa manière, un certain
nombre de ses concepts. Ainsi du mot corps
par exemple
« Je donne au mot “corps” une acception nouvelle. J’appelle “corps” toute
l’activité non consciente qui porte
mon activité consciente et d’où surgit
le mot manquant ou l’idée nouvelle » (p. 12)
« Il y a deux parts dans l’activité dont nous sommes faits : une
grande qui reste plongée dans la nuit ou dans l’ombre et une autre plus
réduite, qui se perçoit elle-même par une sorte de luminosité propre. Ce que
nous appelons “conscience” est cette part
de notre activité qui se perçoit elle-même. » (13)
En fait, le corps n’est rien d'autre que de l'activité. Et Billeter de montrer
comment cette approche a l’immense avantage de mettre fin aux dualités stériles
entre corps et âme, esprit et matière, etc.
De la musique (avec
Jean-François Billeter)
À partir de l'analyse du geste, Billeter
développe le concept d'intégration. En
pas à pas, image par image, il analyse le geste de verser de l’eau d’une carafe
dans un verre, il invite le lecteur à faire concrètement le geste, puis à le
faire mentalement… il montre ensuite comment l’enfant apprend chaque geste, pas
intégration d’étapes successives.
Puis il applique cette analyse à l’apprentissage musical, considéré comme une
sorte de modèle d'intégration de niveau en niveau :
Il invite à songer à l’exemple du « violoniste, qui a fourni un premier
travail d'intégration en apprenant à tenir l’archet et à produire des sons ; un
autre en apprenant les positions de la main gauche et les passages de l'une à
l'autre ; un autre en réussissant à coordonner le jeu de la main gauche avec
celui de l'archet pour produire une suite de notes ; un autre encore en
parvenant à enchaîner les notes de façon à ce qu'elles produisent un motif,
puis une mélodie entière, et qu'apparaisse l'expression musicale.
Comme c'est toujours le cas, ce travail d'intégration a progressé d'un niveau
au niveau supérieur. Le violoniste n’a pu aborder le niveau supérieur que
lorsque le geste du niveau inférieur était acquis, ou en passe de l'être. Il a
pu se livrer au travail d'intégration du niveau supérieur dans la mesure où les
gestes des niveaux inférieurs étaient devenus naturels et se faisait comme d’eux-mêmes.
Cette progression vers le haut est allée de pair avec une ouverture grandissante
vers le bas. À partir d'un certain moment, dans les profondeurs du corps s'est formée
l'émotion. Elle est montée dans le geste et l’a rendu émouvant. Quand le
musicien accède à ces ressources-là, il acquiert aussi le pouvoir de parachever
l'intégration de son jeu en donnant une unité vivante à une œuvre entière.
Achèvement ultime : l'apparition du style, qui est la synthèse des ressources
de l'artiste dans ce qu’elles ont de particulier. (Jean-François Billeter, Un Paradigme, Allia, 2012, p19)
Et cela : « le musicien devient progressivement spectateur de sa propre
activité (ibid., 20)
→ remarques qui entre en grande résonance avec ma modeste expérience de
pianiste, cette progression au cours de la vie dans l’apprentissage, mais aussi
la progression du travail à l’intérieur d’une pièce musicale, l’intégration
progressive de toutes les dimensions, depuis le déchiffrement du texte avec
toutes ses composantes jusqu’au moment, bien rare chez moi, amateur laborieuse,
où le morceau vit en quelque sorte sa propre vie sous mes doigts, où je peux
devenir spectatrice de ce qui est en train de se faire, au lieu d’accrocher le
mental désespérément sur toutes les difficultés à surmonter, au fur et à mesure
du déroulement de la musique. Je ne doute pas un instant et je crois que je l’avais
pressenti que Billeter est musicien, d’une façon ou d’une autre, sans doute
violoniste amateur et certainement très fin connaisseur de la musique. Cela ne
me le rend que plus proche dans ses raisonnements.
→ Quant à ce concept d’intégration, il me renvoie aussi bien sûr à Celibidache
et éclaire cette notion que j’ai eue parfois du mal à comprendre dans le livre
du chef d’orchestre. Le travail permet l’intégration progressive de toutes les
composantes pour aller ensuite vers la transcendance
de ces composantes en un tout, compris et conduit comme un tout, l’œuvre musicale.
Je me demande d’ailleurs soudain si Celibidache parle d’intégration ou bien
simplement de transcendance, mais je comprends cette dernière désormais selon
ce processus d’acquisitions progressives.
Billeter, de l’activité
Deux remarques éclairantes,
retenues ici comme jalons :
« L'activité : la catégorie la plus générale » (23) ; elle est
le « fond commun de tous les phénomènes, en nous et hors de nous. [on peut
en faire] « la catégorie la plus générale [et lui donner] « la place
qu’on a attribué à “l’Être”, à “l’existence”, ou à la “matière”, par exemple »
(23)
On peut donc considérer « la réalité entière considérée comme de l'activité et le sujet comme de l’activité qui devient par moments
consciente d’elle-même et du monde » (id. 23)
Wolfgang Iser, de la lecture et de son
érotisme
« Comment décrire ce qui, à la
lecture, nous fait vibrer ? Les textes ont, sans contredit, des passages
qui nous stimulent, nous troublent et provoquent même une fébrilité que Susan
Sontag appellerait l’érotisme de l’art. » (Wolfang Iser, L’Appel du texte, p.8)
Wolfgang Iser, la très
intéressante question de l'indétermination.
L’auteur montre comment le
processus de lecture est en quelque sorte l’actualisation
d’un texte.
→ un grand texte est indéfiniment actualisable par toutes les générations de
lecteurs, un mauvais texte a en revanche une date de péremption parfois très
courte. Je me suis posée cette question précisément à propos des textes de
Nathalie Quintane ou Emmanuelle Pireyre, sans doute très parlants pour le
lecteur immergé dans le même contexte social et culturel mais dont on peut se
demander quels effet ils pourront avoir sur un lecteur dans cinquante ou cent
ans ? Il y aurait les textes périssables et les textes actualisables. Les
textes ayant une base référentielle qui se périme et ceux qui se renouvellent
pour chaque lecteur qui peut apporter sa propre expérience : d’un côté le
supermarché de Quintane ou Pireyre (peut-être, je ne suis pas sûre), de l’autre
le salon des Guermantes de Proust ?
Ce qui renvoie peut-être au concept d’Iser : l’indétermination. Il parle de « l’accroissement du degré
d’indétermination observé depuis le XVIIIème siècle dans les textes
littéraires. Et ajoute : « à supposer que cette indétermination
constitue une condition élémentaire d’effets textuels, on peut se demander ce
que signifie son essor, notamment dans la littérature de l’époque moderne. Cette
expansion modifie sans nul doute les rapports entre texte et lecteur. Plus les
textes gagnent en indétermination et plus le lecteur intervient dans la
réalisation de leur intention potentielle » (13)
Les blancs, ou vides du texte, Iser
Plus il y a de vides dans un texte,
plus le rôle du lecteur est important : « les vides ne sont pas une
lacune du texte littéraire ; ils sont, bien au contraire, les prémices de
son effet esthétique [...] le lecteur va combler ces vides ou, du moins, s’en
débarrasser. Ce faisant, il use de la marge d’interprétation et tisse lui-même
les relations implicites qui lient chaque aspect aux autres. » (Wolfang
Iser, L’Appel du texte, Allia, p. 26)
→ on est de nouveau ici dans le processus actif de la lecture, au sein de ce qu’il
m’est arrivé, à tort ou à raison, d’appeler la
chimère, cet espace très particulier, sorte de placenta, qui se forme entre
le livre/l’auteur et le lecteur, espace de projection où le lecteur tire le
texte puis le manipule, le travaille, le triture, le déforme parfois (notamment
en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas !), se l’incorpore, par de l’activité, dirait Billeter, le fait
sien, pâte lue (patlue ?)
→ Cette idée est aussi importante pour la poésie. Peut-être que les grands
poèmes sont des palais des vents, où tout est possible et les lamentables poèmes (formule d’Henri
Deluy) une sorte de mur, sans trous, sans vides, sans espace, un lieu de totale
platitude bétonnée, où rien ne se passe et ne passe ?
Les lamentables poèmes peuvent aussi être ceux qui procèdent d’un rejet pur et simple de la part du lecteur. Rejet « lamentable » si ce lecteur, de manière inavouée, se refuse à s'interroger sur ce rejet aux fins de mieux préserver l'apparent bien-fondé de son jugement. Rejet lamentable en ce que le semblant de jugement qui en ressort procède en réalité du diktat.
Rédigé par : Yves | 13 novembre 2012 à 22h25