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au flotoir, aux livres, à la
musique, à la lecture des sites, dans l’absence et avec l’absence de l’amie
disparue.
Besoin intense de retrouve l’intériorité et surtout son enrichissement
permanent par les mots, les notes, les échanges avec les autres.
Nuit 1, Reznikoff
Nuit d’insomnie, en raison du décalage horaire : écoute de plusieurs
podcasts, l’un de la série estivale très bien faite de Frank Smith, « La
Poésie n’est pas une solution », sur Reznikoff.
Entretien avec une universitaire spécialiste de poésie américaine
contemporaine, Geneviève Cohen-Cheminet, très universitaire, mais très
intéressante, même si le propos paraît un peu désincarné à force d’être
analytique et cela surtout quand ensuite on écoute des extraits de Témoignage, très bien lus par Victor
Ponomarev. N’ai fait que des sondages dans ce livre, comme dans Holocauste, mais les rajoute
immédiatement au carnet de lectures.
Nuit 2, André Green
Écouté aussi les deux premières émissions
de la série de cinq « A voix nue », rediffusion d’entretiens menés
dans les années 2000 par Dominique Eddé avec le psychanalyste André Green,
récemment disparu. Propos remarquables sur la notion d’inconscient, sur Freud
et son courage, sur Proust. Je regrette juste un peu la tendance de Green a
toujours dire que personne n’a vu que…. mais il ne jargonne pas, il connaît
Proust quasi par cœur, il a une profonde intuition de la création littéraire.
Proust et Freud, rapprochés aussi récemment par JY Tadié dans un livre qui m’avait
déçue et que j’avais trouvé un peu caricatural de l’analyse freudienne
appliquée à la littérature, alors que Green n’est jamais caricatural. Mais il s’agit
d’entretiens et pas d’un livre.
Nuit 3, Murray Perahia
Lu une très remarquable interview de Murray Perahia dans la revue Pianiste et du coup viens de faire la
folie d’acheter le coffre « Murray Perahia, the first 40 years » de pas
moins de 70 CD !!!!
Murray Perahia qui explique qu’il souffre d’une malformation osseuse d’un
pouce, ce qui fait frémir : « sans piano rien n’est possible
pour moi ». J’avais toujours pensé qu’il avait des origines indiennes mais
en fait il est issu d’une famille juive de Grèce où l’on parlait l’espagnol
ancien ! Il parle beaucoup de la méthode d’analyse musicale d’Heinrich
Schenker, nom déjà croisé à plusieurs reprises, piste à explorer… quand j’aurais
digéré l’énorme manuel sur l’analyse harmonique récemment acheté (et à peine
effleuré) ! Il évoque ses leçons avec deux très grands pianistes,
Mieczyslaw Horszowski et Horowitz. Il cite le premier : « la musique
que vous jouez doit avant tout chanter. Interprétez-la, qu’elle soit de Bach ou
de Brahms, comme si elle avait été écrite hier. Le nom écrit sur la partition
ne compte pas ; ce qui compte, c’est la musique » (Revue Pianiste, nov/déc. 2012, n° 77, p. 29).
Très belle évocation aussi de Benjamin Britten et de son compagnon, Peter
Pears, dont il dit que leurs interprétations de Schubert rompaient totalement
avec la joliesse factice, d’une grande
banalité qui avait cours alors. Et cette scène qui m’émeut profondément car
elle montre la puissance de la musique : Perahia se trouve avec Britten et
répète un de ses arrangements de Folksongs.
Mais ça n’allait pas comme le voulait Britten, qui trouvait que Perahia le
jouait en « pianiste » : « alors qu’il était à demi
paralysé, il s’est mis au piano et j’ai alors entendu l’un des plus grands
moments musicaux de ma vie » (ibid. p. 30). Il parle aussi de façon émouvante
de Radu Lupu, avec qui il a beaucoup joué et de Fischer-Dieskau « un
géant, une sorte de Furtwängler du chant ». Et le pianiste est aussi plein
d’humour. Désopilante histoire du coup de téléphone d’Horowitz à un jeune homme
de 18 ans : Horowitz demande Mr Perahia et Murray pense qu’il s’agit de
son père d’autant que dans son quartier il y a de nombreux Horowitz… le jeune
homme pense donc qu’il s’agit du boulanger du coin, le malentendu digne d’un
sketch continue jusqu’à ce qu’il entende « Je suis Monsieur Horowitz, l’ami
de Monsieur Serkin ». Horowitz qui lui dira un peu plus tard qu’il faut
toujours penser musicalement : « avec
Horowitz, c’était la musique d’abord, pas la mécanique » ! Cela dit,
il trouve qu’il y a moins de virtuoses mécaniques que dans les années 60 mais
qu’en revanche, la jeune génération fait les choses trop vite et ne va pas
assez au fond. Comment ne pas être d’accord quand on voit certains musiciens
enregistrer l’intégrale des sonates de Beethoven à 30 ans ! Mais ce qui m’a
retenue le plus dans cet entretien, ce sont les remarques sur la polyphonie :
« Je perçois la musique comme une version idéalisée de la vie ; un
monde parfait, où toutes les dissonances se trouvent résolues [...] La musique
classique est l’incarnation de la démocratie. Prenons un morceau de Bach par
exemple, aux quatre voix indépendantes. Chacune suit son chemin et doit
réaliser son but. Elles se croisent, se mélangent. C’est la même chose au sein
de la société : on doit atteindre la réalisation de chacun dans l’harmonie. Voilà ce qui distingue la musique classique occidentale des autres musiques,
populaires ou d’autres traditions, qui sont conduites sur une seule voix avec
un accompagnement. Cela a pris des centaines d’années d’élaboration aux
compositeurs avant Bach. La polyphonie est certainement la plus grande
réalisation de l’Occident » (ibid. p. 36)
→ travailler une fugue de Bach, identifier chacune des voix, les jouer
séparément, en chanter une en jouant l’autre, les marier deux à deux, les
savoir par cœur, tout cela que raconte Nadia Boulanger dans son livre d’entretien
avec Bruno Monsaingeon. Quelle plus belle et plus exigeante école, à tous
points de vue, musicalement, mentalement, physiquement, humainement ! Comprendre
que quatre voix, voire plus, peuvent être pleinement elles-mêmes, sans écraser,
écrabouiller, faire taire les autres ; qu’elles peuvent avancer ensemble
et résoudre la musique ensemble, dans l’accord final. Et là je songe à cette
merveille, la tierce
picarde, souvent mise en œuvre par Bach et qui, au dernier instant, sur le dernier accord, fait muter la tonalité mineure en majeur, créant un effet de lumière tout à
fait surprenant. Comme si, ayant évolué dans une tonalité sombre, le bonheur d’arriver
ensemble, main dans la main, à la fin poussaient les voix à résoudre leur
harmonie sur le mode majeur. Quel modèle de vie ! Quelle utopie aussi
hélas…
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