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Rédigé par Florence Trocmé le 15 novembre 2012 à 10h57 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
« Écouté par la musique »
« écouter de la musique (et,
mystérieusement, se sentir écouté en écoutant) » une remarque de Marc
Dugardin dans un bel entretien
avec Armand Dupuy que j’ai publié hier dans Poezibao.
Cette remarque m’a littéralement emportée et a suscité une mimique de surprise
et d’émerveillement tout à fait inhabituelle (des effets de la lecture, effets physiques compris, même si dans le
sillage de Billeter, je récuse de plus en plus cette division corps et esprit).
J’ai demandé à Marc de développer son idée, j’attends ce qu’il a à m’en dire,
mais j’y ai beaucoup repensé.
Une des premières images qui m’est venue est celle du sonar des sous-marins.
Comme si la musique envoyait vers moi des ondes exploratrices qui venaient
sonder ma carapace, la percer, la toucher, l’ouvrir et que repartant vers leur
source, ces ondes m’informaient, m’en disaient long sur mon état du moment,
mais aussi sur ma substance propre. En ce moment, en faisant mes petits
exercices matinaux, j’écoute, intensément, la 6ème partita en mi
mineur de Bach, jouée par Murray Perahia. Ce qui me permet d’éprouver la
réalité de l’interaction entre moi et la musique. Et cette interaction est bien
sûr encore plus forte lorsque je joue du piano, puisque je suis alors celle qui
façonne le son. Ce seul façonnement du son en dit très long sur la réceptivité,
sur l’état mental, psychique, ontologique presque. Avec ce constat que tous les
musiciens connaissent je pense : il y a les jours avec et les jours sans et
cela n’a rien à voir avec la volonté ou le travail, même si parfois, par
certains biais, on peut transformer un jour sans
en un jour avec. Souvent par une
forme de renoncement à la performance…
Écouté par la musique, en ce sens
aussi sans doute que la musique suscite parfois des impressions, des
sensations, non verbales, des états que rien d’autre qu’elle ne peut engendrer
et que l’on peut tenter de percevoir, sinon d’analyser, puisque là encore l’impuissance
et l’imperfection des mots provoquent parfois plus de dégâts (appauvrissement,
édulcoration, dénaturation même) qu’ils n’aident à éclairer le ressenti !
De l’indétermination (avec
Ch’Vavar)
Commencé aussi après qu’il m’a un
peu relancée en ce sens les textes qui composent le futur livre d’Ivar
Ch’Vavar, Caret….
Ch’Vavar à qui j’avais soumis certaines notes de Wolfgang Iser et qui me répond
dans une assez longue lettre que je recopie ici (mail du mardi 13 novembre
2012) :
« je suis bien d’accord avec tout ce que dit Wolfgang Iser sur la lecture,
bien sûr qu’elle est l’actualisation des textes, qui ne vivent que par elle.
Pour autant, il n’y a pas à “balayer” les gloses interprétatives, à condition
qu’elles restent ouvertes ! Elles sont aussi des lectures, et ces lectures
entrent dans l’œuvre, d’une certaine manière... Je crois qu’il faut aborder un
texte tel que l’auteur l’a laissé, ou aurait voulu le laisser, y compris avec
sa préface éventuelle, ses notes, etc., tout cela c’est le texte tel. Mais les
lectures qui en ont été faites font partie de son histoire, et peuvent être
aussi importantes que le témoignage d’un ami de l’auteur, par exemple, ou les
lettres de celui-ci qui intéressent ce texte... Ce serait stupide (une fois le
texte lui-même lu) de se priver par principe des impressions, rêveries,
questionnements, déductions, etc. des lecteurs précédents.
L’indétermination, oui, “la très intéressante question de l’indétermination”...
Les écrivains ont compris depuis longtemps qu’il fallait laisser sa part de
l’œuvre au lecteur ! Certains en abusent – abusent de la crédulité ou de la
naïveté du lecteur, quand ce n’est pas de sa vanité : beaucoup de poètes sont
délibérément illisibles : moins le lecteur comprend (se disent-ils) plus il a
l’impression d’être devant une œuvre profonde, et moins il (s’) avouera qu’il
n’y pige que dalle. Des gloires se sont bâties sur cette imposture !
Pour moi si le lecteur est très important, aussi important que l’auteur, c’est
parce que je vois la poésie comme un travail collectif. Dans ce travail, je
suis mon premier lecteur : il y a vraiment un moment où je découvre mon propre
texte (presque) comme si je ne l’avais jamais lu (et de fait, je ne l’avais
jamais LU encore !). Bien sûr, l’écriture est déjà une lecture, tout comme la
lecture (je crois) continue l’écriture... »
De la formation du mot (Billeter)
« Quand nous rencontrons un
mot dont le sens est nouveau pour nous, notre imagination doit se livrer à un
travail imprévu. Elle doit créer ce
sens qui n’existait pas, ce qui demande du temps, parfois beaucoup. » (Un
Paradigme, p. 28)
Évocateur pour moi, des difficultés rencontrées dans l'apprentissage de la
langue allemande, quand je ne peux rattacher un mot à aucun univers connu, ni
étymologie, ni associations plus ou moins hasardeuses mais qui sont opérantes.
Le mot a alors beaucoup de mal à être mémorisé.
Billeter détaille les opérations complexes qui nous font, à partir du mot, créer la chose, au point finalement de
les confondre quand le processus d'objectivation
a réussi et parce qu'il est en quelque sorte avalisé par la société.
Obligatoirement. (28)
Sans cela « nous ne vivrions pas dans un monde partagé, stable et
familier, mais dans une réalité toujours mouvante et toujours étrange »
(30) ; là encore la question de la poésie qui souvent désarrime le mot et
la chose et brise le consensus autour de la prétendue réalité.
Monde et réalité (Billeter)
Très féconde distinction, à partir de là, entre le mot monde, qui désigne l’ensemble des choses créées par l’objectivation et le langage et réalité qui désigne tout ce qui existe
en nous et hors de nous, indépendamment et au-delà des formes créées par l’objectivation
et le langage (30). Ici encore une distinction qui me semble essentielle pour
comprendre certains mécanismes de création. On peut peut-être aussi évoquer
toute la question du concept telle qu’abordée
ces dernières années par Yves Bonnefoy. Le concept ou ici les mots, porteurs d’une
réalité partielle, orientée, tronquée, personnelle, qui nous aident à
appréhender certes la réalité mais qui nous coupent d’elle aussi. « Cette
distinction fait comprendre qu’au sein d’une réalité une et indistincte, nous
puissions vivre dans des mondes différents. Le fait est que diverses sociétés,
diverses communautés au sein de ces sociétés, voire diverses personnes peuvent
vivre dans des mondes différents, voire incompatibles entre eux, tout en
croyant chacune à l’existence objective de son monde » (31)
→ remarque fondamentale pour penser sa relation aux autres, le tout proche
comme celui qui est plus éloigné ou inconnu. Elle me parait aussi très féconde
pour penser la question du racisme, du rejet de l’autre. Pensé uniquement à l’aune
de ma réalité, que je crois objective
et qui ne l’est en rien ! Bien sûr, poursuit Billeter, ce n’est pas facile
de douter du monde dans lequel nous
nous trouvons, ni des choses qui y sont. Reconnaître
la pluralité des mondes c’est aussi
comprendre leurs inévitables conflits. (31). Conflits qui ne pourront se
résoudre qu’en « prenant conscience du mécanisme universel de l’objectivation :
en comprenant que les mots font les choses, que le sens d’un mot est une
synthèse d’éléments tirés de l’expérience. » Mon expérience que je prends
pour universelle alors qu’elle n’est à toutes les échelles que très étroitement
singulière.
Tout ce chapitre 8 est donc important y compris pour la vie pratique et dans le
rapport aux autres. Il faut comprendre que l'objectivation conduit à ma synthèse, à ma vision et à la limite peut-être d’autant plus que je suis
active dans la composition interne des mots, par une forme de compétence et de
goût. J’ai tant de fois été stupéfaite de la réception de ce que j’avais dit ou
écrit, que je croyais limpide et qui a été compris parfois à l’exact opposé de
ma pensée : humiliante et féconde expérience !
On peut aussi s'étonner que la communication puisse quand même se faire à
partir souvent d'un très petit dénominateur commun.
Allemand et musique
Se remettre dans le bain après la
coupure, car c’est bien de ça qu’il s’agit au fond, être dans un bain de langue… c’est ainsi seulement
que l’on avance et quand on n’est pas dans le pays de la langue que l’on
cherche à apprendre, on peut essayer de créer ce bain de langue, surtout aujourd’hui ou les radios, les
informations, toutes les sources étrangères nous sont devenues infiniment plus
accessibles.
Ce sentiment, comme en musique, du peu de chemin fait et de l’immensité du
chemin à faire, de l’inaccessibilité bien sûr du but, mais ce n’est pas
décourageant, on avance, petit à petit, à sa mesure. En musique, bon de voir
que quel que soit l’âge on peut encore progresser de façon spectaculaire (pour
soi, je ne sais pas si extérieurement, dans le jeu, c’est manifeste, de toutes
façons je ne joue jamais pour ou devant personne !!! mais dans
l’appréhension de la musique, dans l’approfondissement de la manière de
travailler, l’apprentissage étant aussi, en soi, une question qui me
passionne : intégration progressive comme je l’ai écrit dans ce flotoir, dans le sillage de Billeter et
toute l’immense question, sans cesse remâchée, de la mémoire, de la
mémorisation….)
Des lectures
Je suis comme toujours submergée de
lectures… entre celles qu’il me faut faire pour des amis, parfois très
pressants, même si je leur fais comprendre que j’ai une autre vie que celle de
lectrice, et les miennes propres (oui bien sûr Valéry, mais aussi Sebald, que
je commence à explorer, Adorno, Billeter, Iser …) et désormais je ne veux
surtout pas sacrifier mes lectures personnelles à celles qui sont nécessitées
par le travail et même les relations avec les autres, si importantes et
profondes soient-elles…. Je crois qu’il y a une sorte de cohérence dans ces
lectures et qu’il m’appartient de respecter mes intuitions….
bricolé guingois
Amalgame bien tassé mesure rase et
la tête au pied, s'éteignent un à un les feux que va-t-il rester après noir
bruit de ressac et les odeurs à déchiffrer déchiffrement ch’vavar d'une odeur
puante, incidence en biais démonte le mal bâti bricolé guingois – trop de
mensonges leurs têtes au pied des stalles rire oh rire sous cap maintenir sien
et d'eux benêts ambitieux de travers rire oh rire chicorée moulue et ami des
grands jeûneurs, crèvent la faim foutus dehors bon qu'à faire sous eux du
remboursement à perpète
Rédigé par Florence Trocmé le 15 novembre 2012 à 10h54 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Valéry,
du jugement
« Sincérité.
Il est bien difficile de dire « ce que l'on pense » : 1° quand on ne
pense rien – 2° quand on fera du mal en le disant. – 3° quand on n’est pas sûr
que la pensée qu'on a soit juste ni durable »
Paul Valéry, Choses tues, Gallimard,
1932, p. 118
→ à marquer d’une pierre blanche, très important pour ma réflexion permanente
sur la question du jugement. Et la nécessité où je suis, et qui souvent me
perturbe, de devoir dire ce que j’en pense ! Et je reconnais ces affres
dans les trois cas de figures évoqués par Valéry. De l’indifférence à l’incertitude
en passant par une forme de rejet violent qui risque de blesser profondément l’auteur.
Sachant que même une remarque moins positive dans un ensemble très positif peut
avoir cet effet, je ne l’ai expérimenté que trop souvent.
Valéry, de la profondeur
« Profondeur.
Une idée profonde est une idée ou une remarque qui transforme profondément une
question ou une situation donnée.
Sinon, il s'agit d'un effet de résonance et nous sommes en littérature. »
Valéry, Choses tues, Gallimard, 1932,
p. 138
Secret, profondeur, jugement
S’amorcerait peut-être ici un
tournant. Avec le désir d’exprimer plus et mieux ce que je pense vraiment, en
dépit des risques évoqués par Paul Valéry, mais sachant que ce flotoir a deux existences distinctes, sa
vie secrète, cachée, pages qui ne seront sans doute jamais lues par personne et
sa vie publique, les extraits que je publie.
À propos de ces extraits, être impitoyable avec la motivation, savoir que trop
souvent c’est désir d’épate, demande d’amour, besoin de reconnaissance…. et
simultanément, sentiment toujours croissant du manque d’intérêt. Non pas en
soi, bien sûr, mais à l’aune de ce qui est vraiment important. Trop de
publications inutiles pour ne pas dire indignes me passent entre les mains,
trop de choses publiées, de plus en plus, trop d’étalage de soi (par moi-même
aussi bien entendu) et quelle avancée, quelle profondeur ? Relire
Valéry : une idée profonde est une
idée qui transforme profondément une question ou une situation.
Serait cela l’aune du jugement : est-ce que ce texte que j’ai entre les
mains, ce livre, cette musique transforment profondément une question ou une
situation ou ne sont-ils que répétition mimétique et redondante ?
Sentiment d’être dans le mimétique, le redondant en permanence et que 95% des
choses qui me passent entre les mains aussi. Il faut vivre et se battre pour
les 5% et avoir le courage de dire ce qu’il en est du reste, et le courage de
passer son chemin, quitte à faire des erreurs, elles sont inévitables, elles
constituent sans doute même l’essentiel de ce que l’on pense sur les oeuvres ;
essayer de ne plus perdre un temps qui est désormais compté.
Temps
Si tu as un problème avec le temps,
manquant, il faut simplement intensifier ton attention et améliorer ton
organisation. Être impitoyable avec ce qui, pour du trop peu ou du presque
rien, fait perdre du temps compté.
Billeter, la question de la place
Je finis ma première lecture de Un Paradigme de Jean-François Billeter
et le reprends immédiatement depuis le début.
« J'ai de la peine à tenir le milieu où l'on trouve naturellement de la
compagnie. J'ai besoin d'une activité intense pour me maintenir au-dessus de
l'abîme. C'est sans doute ce qui m'a rendu sensible au régime de l'activité.
L'abîme était une menace quand mon activité était mal organisée. Il était la
dimension d'inconnu qui la nourrissait quand elle était pleinement intégrée. (Un Paradigme, page 115)
→ no comments (que l’on peut traduire par : totale identification) !
Note de passage : l’antidote
Toujours chercher non pas à contrer
de front mais plutôt l'antidote. Ai souvent expérimenté que Valéry était un excellent
antidote à la bêtise ambiante.
Billeter, La question des fins
« La crise actuelle pose avec
une acuité sans précédent la question des fins. Quel usage l'humanité doit-elle
faire des pouvoirs exorbitants qu'elle a développés. » Page 115
Billeter, il faut s’y
coller ! & observer, base de penser
Il y a bien une mise en œuvre à effectuer.
1. « Le paradigme que je propose n'aura de valeur que pour ceux qui le
vérifieront en le dégageant de leur propre expérience, en allant du particulier
au général, donc par la méthode inductive comme je l'ai fait moi-même. »
Page 118
2. « Souvent mes
idées sont plutôt des observations. J'observe ce qui se passe. Au lieu
d'essayer de comprendre les problèmes dont discutent les philosophes, j'ai pris
le parti de m'intéresser aux phénomènes que je puis observer moi-même, les plus
familiers, ceux qui forment « l’infiniment proche et le presque immédiat »
(Page 10)
→ le livre démarre d’ailleurs sur une scène très vivante de l’auteur se rendant
chaque matin au café, pour être à l’écart de tout ce qui le sollicite chez lui,
dans son bureau, faisant le vide et laissant venir les idées.
Note de passage (à propos de Billeter)
Je suis bien consciente que je ne
connais pas assez l'œuvre de Descartes pour pouvoir me permettre de dire cela,
je le dis néanmoins : tout le début de Un
Paradigme de Jean-François Billeter me fait penser à la démarche de
Descartes
Billeter, la question du
vocabulaire
Il l’explique très bien à la toute
fin du livre : Billeter a été obligé de nommer, à sa manière, un certain
nombre de ses concepts. Ainsi du mot corps
par exemple
« Je donne au mot “corps” une acception nouvelle. J’appelle “corps” toute
l’activité non consciente qui porte
mon activité consciente et d’où surgit
le mot manquant ou l’idée nouvelle » (p. 12)
« Il y a deux parts dans l’activité dont nous sommes faits : une
grande qui reste plongée dans la nuit ou dans l’ombre et une autre plus
réduite, qui se perçoit elle-même par une sorte de luminosité propre. Ce que
nous appelons “conscience” est cette part
de notre activité qui se perçoit elle-même. » (13)
En fait, le corps n’est rien d'autre que de l'activité. Et Billeter de montrer
comment cette approche a l’immense avantage de mettre fin aux dualités stériles
entre corps et âme, esprit et matière, etc.
De la musique (avec
Jean-François Billeter)
À partir de l'analyse du geste, Billeter
développe le concept d'intégration. En
pas à pas, image par image, il analyse le geste de verser de l’eau d’une carafe
dans un verre, il invite le lecteur à faire concrètement le geste, puis à le
faire mentalement… il montre ensuite comment l’enfant apprend chaque geste, pas
intégration d’étapes successives.
Puis il applique cette analyse à l’apprentissage musical, considéré comme une
sorte de modèle d'intégration de niveau en niveau :
Il invite à songer à l’exemple du « violoniste, qui a fourni un premier
travail d'intégration en apprenant à tenir l’archet et à produire des sons ; un
autre en apprenant les positions de la main gauche et les passages de l'une à
l'autre ; un autre en réussissant à coordonner le jeu de la main gauche avec
celui de l'archet pour produire une suite de notes ; un autre encore en
parvenant à enchaîner les notes de façon à ce qu'elles produisent un motif,
puis une mélodie entière, et qu'apparaisse l'expression musicale.
Comme c'est toujours le cas, ce travail d'intégration a progressé d'un niveau
au niveau supérieur. Le violoniste n’a pu aborder le niveau supérieur que
lorsque le geste du niveau inférieur était acquis, ou en passe de l'être. Il a
pu se livrer au travail d'intégration du niveau supérieur dans la mesure où les
gestes des niveaux inférieurs étaient devenus naturels et se faisait comme d’eux-mêmes.
Cette progression vers le haut est allée de pair avec une ouverture grandissante
vers le bas. À partir d'un certain moment, dans les profondeurs du corps s'est formée
l'émotion. Elle est montée dans le geste et l’a rendu émouvant. Quand le
musicien accède à ces ressources-là, il acquiert aussi le pouvoir de parachever
l'intégration de son jeu en donnant une unité vivante à une œuvre entière.
Achèvement ultime : l'apparition du style, qui est la synthèse des ressources
de l'artiste dans ce qu’elles ont de particulier. (Jean-François Billeter, Un Paradigme, Allia, 2012, p19)
Et cela : « le musicien devient progressivement spectateur de sa propre
activité (ibid., 20)
→ remarques qui entre en grande résonance avec ma modeste expérience de
pianiste, cette progression au cours de la vie dans l’apprentissage, mais aussi
la progression du travail à l’intérieur d’une pièce musicale, l’intégration
progressive de toutes les dimensions, depuis le déchiffrement du texte avec
toutes ses composantes jusqu’au moment, bien rare chez moi, amateur laborieuse,
où le morceau vit en quelque sorte sa propre vie sous mes doigts, où je peux
devenir spectatrice de ce qui est en train de se faire, au lieu d’accrocher le
mental désespérément sur toutes les difficultés à surmonter, au fur et à mesure
du déroulement de la musique. Je ne doute pas un instant et je crois que je l’avais
pressenti que Billeter est musicien, d’une façon ou d’une autre, sans doute
violoniste amateur et certainement très fin connaisseur de la musique. Cela ne
me le rend que plus proche dans ses raisonnements.
→ Quant à ce concept d’intégration, il me renvoie aussi bien sûr à Celibidache
et éclaire cette notion que j’ai eue parfois du mal à comprendre dans le livre
du chef d’orchestre. Le travail permet l’intégration progressive de toutes les
composantes pour aller ensuite vers la transcendance
de ces composantes en un tout, compris et conduit comme un tout, l’œuvre musicale.
Je me demande d’ailleurs soudain si Celibidache parle d’intégration ou bien
simplement de transcendance, mais je comprends cette dernière désormais selon
ce processus d’acquisitions progressives.
Billeter, de l’activité
Deux remarques éclairantes,
retenues ici comme jalons :
« L'activité : la catégorie la plus générale » (23) ; elle est
le « fond commun de tous les phénomènes, en nous et hors de nous. [on peut
en faire] « la catégorie la plus générale [et lui donner] « la place
qu’on a attribué à “l’Être”, à “l’existence”, ou à la “matière”, par exemple »
(23)
On peut donc considérer « la réalité entière considérée comme de l'activité et le sujet comme de l’activité qui devient par moments
consciente d’elle-même et du monde » (id. 23)
Wolfgang Iser, de la lecture et de son
érotisme
« Comment décrire ce qui, à la
lecture, nous fait vibrer ? Les textes ont, sans contredit, des passages
qui nous stimulent, nous troublent et provoquent même une fébrilité que Susan
Sontag appellerait l’érotisme de l’art. » (Wolfang Iser, L’Appel du texte, p.8)
Wolfgang Iser, la très
intéressante question de l'indétermination.
L’auteur montre comment le
processus de lecture est en quelque sorte l’actualisation
d’un texte.
→ un grand texte est indéfiniment actualisable par toutes les générations de
lecteurs, un mauvais texte a en revanche une date de péremption parfois très
courte. Je me suis posée cette question précisément à propos des textes de
Nathalie Quintane ou Emmanuelle Pireyre, sans doute très parlants pour le
lecteur immergé dans le même contexte social et culturel mais dont on peut se
demander quels effet ils pourront avoir sur un lecteur dans cinquante ou cent
ans ? Il y aurait les textes périssables et les textes actualisables. Les
textes ayant une base référentielle qui se périme et ceux qui se renouvellent
pour chaque lecteur qui peut apporter sa propre expérience : d’un côté le
supermarché de Quintane ou Pireyre (peut-être, je ne suis pas sûre), de l’autre
le salon des Guermantes de Proust ?
Ce qui renvoie peut-être au concept d’Iser : l’indétermination. Il parle de « l’accroissement du degré
d’indétermination observé depuis le XVIIIème siècle dans les textes
littéraires. Et ajoute : « à supposer que cette indétermination
constitue une condition élémentaire d’effets textuels, on peut se demander ce
que signifie son essor, notamment dans la littérature de l’époque moderne. Cette
expansion modifie sans nul doute les rapports entre texte et lecteur. Plus les
textes gagnent en indétermination et plus le lecteur intervient dans la
réalisation de leur intention potentielle » (13)
Les blancs, ou vides du texte, Iser
Plus il y a de vides dans un texte,
plus le rôle du lecteur est important : « les vides ne sont pas une
lacune du texte littéraire ; ils sont, bien au contraire, les prémices de
son effet esthétique [...] le lecteur va combler ces vides ou, du moins, s’en
débarrasser. Ce faisant, il use de la marge d’interprétation et tisse lui-même
les relations implicites qui lient chaque aspect aux autres. » (Wolfang
Iser, L’Appel du texte, Allia, p. 26)
→ on est de nouveau ici dans le processus actif de la lecture, au sein de ce qu’il
m’est arrivé, à tort ou à raison, d’appeler la
chimère, cet espace très particulier, sorte de placenta, qui se forme entre
le livre/l’auteur et le lecteur, espace de projection où le lecteur tire le
texte puis le manipule, le travaille, le triture, le déforme parfois (notamment
en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas !), se l’incorpore, par de l’activité, dirait Billeter, le fait
sien, pâte lue (patlue ?)
→ Cette idée est aussi importante pour la poésie. Peut-être que les grands
poèmes sont des palais des vents, où tout est possible et les lamentables poèmes (formule d’Henri
Deluy) une sorte de mur, sans trous, sans vides, sans espace, un lieu de totale
platitude bétonnée, où rien ne se passe et ne passe ?
Rédigé par Florence Trocmé le 13 novembre 2012 à 11h25 | Lien permanent | Commentaires (1)
Rédigé par Florence Trocmé le 04 novembre 2012 à 13h58 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Retour
au flotoir, aux livres, à la
musique, à la lecture des sites, dans l’absence et avec l’absence de l’amie
disparue.
Besoin intense de retrouve l’intériorité et surtout son enrichissement
permanent par les mots, les notes, les échanges avec les autres.
Nuit 1, Reznikoff
Nuit d’insomnie, en raison du décalage horaire : écoute de plusieurs
podcasts, l’un de la série estivale très bien faite de Frank Smith, « La
Poésie n’est pas une solution », sur Reznikoff.
Entretien avec une universitaire spécialiste de poésie américaine
contemporaine, Geneviève Cohen-Cheminet, très universitaire, mais très
intéressante, même si le propos paraît un peu désincarné à force d’être
analytique et cela surtout quand ensuite on écoute des extraits de Témoignage, très bien lus par Victor
Ponomarev. N’ai fait que des sondages dans ce livre, comme dans Holocauste, mais les rajoute
immédiatement au carnet de lectures.
Nuit 2, André Green
Écouté aussi les deux premières émissions
de la série de cinq « A voix nue », rediffusion d’entretiens menés
dans les années 2000 par Dominique Eddé avec le psychanalyste André Green,
récemment disparu. Propos remarquables sur la notion d’inconscient, sur Freud
et son courage, sur Proust. Je regrette juste un peu la tendance de Green a
toujours dire que personne n’a vu que…. mais il ne jargonne pas, il connaît
Proust quasi par cœur, il a une profonde intuition de la création littéraire.
Proust et Freud, rapprochés aussi récemment par JY Tadié dans un livre qui m’avait
déçue et que j’avais trouvé un peu caricatural de l’analyse freudienne
appliquée à la littérature, alors que Green n’est jamais caricatural. Mais il s’agit
d’entretiens et pas d’un livre.
Nuit 3, Murray Perahia
Lu une très remarquable interview de Murray Perahia dans la revue Pianiste et du coup viens de faire la
folie d’acheter le coffre « Murray Perahia, the first 40 years » de pas
moins de 70 CD !!!!
Murray Perahia qui explique qu’il souffre d’une malformation osseuse d’un
pouce, ce qui fait frémir : « sans piano rien n’est possible
pour moi ». J’avais toujours pensé qu’il avait des origines indiennes mais
en fait il est issu d’une famille juive de Grèce où l’on parlait l’espagnol
ancien ! Il parle beaucoup de la méthode d’analyse musicale d’Heinrich
Schenker, nom déjà croisé à plusieurs reprises, piste à explorer… quand j’aurais
digéré l’énorme manuel sur l’analyse harmonique récemment acheté (et à peine
effleuré) ! Il évoque ses leçons avec deux très grands pianistes,
Mieczyslaw Horszowski et Horowitz. Il cite le premier : « la musique
que vous jouez doit avant tout chanter. Interprétez-la, qu’elle soit de Bach ou
de Brahms, comme si elle avait été écrite hier. Le nom écrit sur la partition
ne compte pas ; ce qui compte, c’est la musique » (Revue Pianiste, nov/déc. 2012, n° 77, p. 29).
Très belle évocation aussi de Benjamin Britten et de son compagnon, Peter
Pears, dont il dit que leurs interprétations de Schubert rompaient totalement
avec la joliesse factice, d’une grande
banalité qui avait cours alors. Et cette scène qui m’émeut profondément car
elle montre la puissance de la musique : Perahia se trouve avec Britten et
répète un de ses arrangements de Folksongs.
Mais ça n’allait pas comme le voulait Britten, qui trouvait que Perahia le
jouait en « pianiste » : « alors qu’il était à demi
paralysé, il s’est mis au piano et j’ai alors entendu l’un des plus grands
moments musicaux de ma vie » (ibid. p. 30). Il parle aussi de façon émouvante
de Radu Lupu, avec qui il a beaucoup joué et de Fischer-Dieskau « un
géant, une sorte de Furtwängler du chant ». Et le pianiste est aussi plein
d’humour. Désopilante histoire du coup de téléphone d’Horowitz à un jeune homme
de 18 ans : Horowitz demande Mr Perahia et Murray pense qu’il s’agit de
son père d’autant que dans son quartier il y a de nombreux Horowitz… le jeune
homme pense donc qu’il s’agit du boulanger du coin, le malentendu digne d’un
sketch continue jusqu’à ce qu’il entende « Je suis Monsieur Horowitz, l’ami
de Monsieur Serkin ». Horowitz qui lui dira un peu plus tard qu’il faut
toujours penser musicalement : « avec
Horowitz, c’était la musique d’abord, pas la mécanique » ! Cela dit,
il trouve qu’il y a moins de virtuoses mécaniques que dans les années 60 mais
qu’en revanche, la jeune génération fait les choses trop vite et ne va pas
assez au fond. Comment ne pas être d’accord quand on voit certains musiciens
enregistrer l’intégrale des sonates de Beethoven à 30 ans ! Mais ce qui m’a
retenue le plus dans cet entretien, ce sont les remarques sur la polyphonie :
« Je perçois la musique comme une version idéalisée de la vie ; un
monde parfait, où toutes les dissonances se trouvent résolues [...] La musique
classique est l’incarnation de la démocratie. Prenons un morceau de Bach par
exemple, aux quatre voix indépendantes. Chacune suit son chemin et doit
réaliser son but. Elles se croisent, se mélangent. C’est la même chose au sein
de la société : on doit atteindre la réalisation de chacun dans l’harmonie. Voilà ce qui distingue la musique classique occidentale des autres musiques,
populaires ou d’autres traditions, qui sont conduites sur une seule voix avec
un accompagnement. Cela a pris des centaines d’années d’élaboration aux
compositeurs avant Bach. La polyphonie est certainement la plus grande
réalisation de l’Occident » (ibid. p. 36)
→ travailler une fugue de Bach, identifier chacune des voix, les jouer
séparément, en chanter une en jouant l’autre, les marier deux à deux, les
savoir par cœur, tout cela que raconte Nadia Boulanger dans son livre d’entretien
avec Bruno Monsaingeon. Quelle plus belle et plus exigeante école, à tous
points de vue, musicalement, mentalement, physiquement, humainement ! Comprendre
que quatre voix, voire plus, peuvent être pleinement elles-mêmes, sans écraser,
écrabouiller, faire taire les autres ; qu’elles peuvent avancer ensemble
et résoudre la musique ensemble, dans l’accord final. Et là je songe à cette
merveille, la tierce
picarde, souvent mise en œuvre par Bach et qui, au dernier instant, sur le dernier accord, fait muter la tonalité mineure en majeur, créant un effet de lumière tout à
fait surprenant. Comme si, ayant évolué dans une tonalité sombre, le bonheur d’arriver
ensemble, main dans la main, à la fin poussaient les voix à résoudre leur
harmonie sur le mode majeur. Quel modèle de vie ! Quelle utopie aussi
hélas…
Rédigé par Florence Trocmé le 04 novembre 2012 à 11h17 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
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