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Rédigé par Florence Trocmé le 31 décembre 2012 à 21h32 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
De la lecture (Thomas Bernhard)
Magnifique texte de Thomas
Bernhard, publié dans une nouvelle traduction de Laurent Margantin sur son
site, Œuvres Ouvertes : « de
ma vie je n’ai jamais lu un seul livre en entier, ma façon de lire est
celle d’un feuilleteur d’un talent supérieur, c’est-à-dire d’un homme qui
préfère feuilleter plutôt que lire, qui feuillète donc des douzaines et même
des centaines de pages avant d’en lire une seule ; mais quand cet homme
lit une page, il la lit bien plus en profondeur qu’aucun autre et avec la plus
grande passion de lecture qui se puisse concevoir. Il faut que vous sachiez que
je suis davantage feuilleteur que lecteur, et j’aime autant le feuilletage que
la lecture, dans ma vie au lieu de lire j’ai feuilleté des millions de fois
plus, mais en feuilletant j’ai toujours eu au moins autant de joie et de
véritable plaisir intellectuel qu’en lisant. En fin de compte, il est bien
mieux de ne lire que trois pages d’un livre de quatre cent pages mille fois
plus à fond que le lecteur normal qui lit la totalité du livre, sans lire une seule
page à fond, dit-il. Il est mieux de lire douze lignes d’un livre avec une
intensité maximale et ainsi de les pénétrer totalement, comme on peut le dire,
que de lire le livre entier comme le lecteur normal qui à la fin connaît
aussi peu du livre qu’il a lu que le passager d’un avion un paysage qu’il
survole. Il ne perçoit même pas les contours. C’est ainsi que tous les gens
lisent tout aujourd’hui, en survolant, ils lisent tout et ne connaissent rien.
Je rentre dans un livre et m’y installe de tout mon corps, rendez-vous compte,
dans une ou deux pages d’un ouvrage philosophique, comme si j’étais en train
d’entrer dans un paysage, une nature, un État, un fragment de la Terre si vous
voulez, afin de pénétrer totalement et pas à moitié ce fragment, afin de
l’explorer et, une fois celui-ci exploré, d’en déduire la totalité avec toute
la profondeur dont je dispose. » (source)
→ mutatis mutandis, je me sens si
proche de ce qu’il écrit et si je n’avais pas peur d’être horriblement
prétentieuse, j’écrirais que je reconnais un peu ici mon approche, ma manière
de lire et d’écrire !
→ je retrouve la propension à ne pas finir la plupart des livres, mais aussi la
superbe leçon entendue dans l’enfance : « si tu ne comprends rien à un
livre, ne t’arrête pas, continue, il y a toutes chances que l’auteur répète, d’une
façon différente et que petit à petit tu te fasses à ce qu’il dit. » Pédagogie
formidable, je l’ai vérifiée toute ma vie.
→ et je crois que toute la manière de faire dans ce flotoir, choisir des extraits d’un livre et les « gloser »
sans prétention mais le plus librement et honnêtement possible me permet de
pénétrer mieux à l’intérieur de ce livre. Il y a le risque bien sûr de prendre
la partie pour le tout, mais on peut aussi penser que la partie est à l’image
du tout, comme une sorte de fractale, à son échelle. Thomas Bernhard ne dit pas
autre chose, il me semble.
Des superpositions
Écrivant une lettre où il était question des forces de vie à opposer aux
forces de mort souvent imposées avec grande violence par la société
contemporaine, m’est venue cette image, presque surgissante. Ce qui se passe
lorsque je réalise les photomontages qui procèdent par superposition d’images.
L’image supérieure occulte complètement l’image inférieure et pourtant je la
sais là et je vais la faire apparaître en jouant sur l’opacité de cette image
supérieure pour faire monter l’image
inférieure.
Ce travail sur les images me renvoie à ce qui fut sans doute une expérience
fondatrice pour moi : lorsque j’étais enfant, mon père, excellent
photographe, très ouvert à l’art contemporain, réalisait de superbes
« fondus-enchainés ». À l’époque cela se faisait de façon bien
artisanale. Il avait fait fabriquer un curieux petit appareil : une
planchette de bois verticale munie de deux diaphragmes lesquels étaient
actionnés par une petite manivelle, de telle sorte que lorsque l’un s’ouvrait,
l’autre se fermait et cela de manière coordonnée. Dans les deux projecteurs,
deux chariots et un savant montage des diapositives. Les images s’enchaînaient
en passant par toutes sortes d’instants de fusion. Il y avait en plus de la
musique, Debussy ou bien La
Fête des Belles Eaux* de
Messiaen avec le son si particulier et passablement envoûtant des Ondes Martenot ;
enregistrée sur un magnétophone à bandes. Totalement magique pour un enfant, d’autant
que les séances avaient lieu le soir, pour des amis de mes parents. On n’était
pas toujours autorisées à y assister, mais on entendait la musique….Et il y
avait ces instants de suspens entre deux images qui m’ont appris que la réalité
est aussi un monde de compositions, de superpositions, que tous les plans
jouent les uns par rapport aux autres, que l’œil et l’oreille sont de grands
créateurs de formes et que l’imagination pouvait tirer les ficelles en
coulisses !
Le flotoir ne fait-il pas
coulisser des plans et des pans les uns sur les autres, découvrant d’autres
combinaisons ou des alliances autres.
*écouter vers 11’30
Rédigé par Florence Trocmé le 31 décembre 2012 à 21h30 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 30 décembre 2012 à 10h52 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Lectures
Un très intéressant article du Monde (mais pilule amère de la hausse
brutale de 20 centimes du journal, désormais à 1,80€ !) qui recense treize
tournants mondiaux attendus en 2013. Beaucoup de données ne m’étaient pas
connues : la future et proche indépendance énergétique des USA grâce (?) au
gaz de schiste, la montée en puissance du continent africain, la bascule
chinoise de la production à la consommation, etc. – les deux premiers chapitres
en français du Ciel divisé de C. Wolf
qui me font prendre conscience que j’ai compris à 70% le texte allemand, d’où
une certaine satisfaction ‑ Le Roman d’un
être d’Opalka.
Écoute
Hier soir passé un excellent
moment, souvent très joyeux, à écouter la
mise en ondes radiophoniques de L’Ode à
la ligne 29 des autobus parisiens de Jacques Roubaud. Cela fourmille d’allusions,
avec caricature parfois très drôle de vers de mirlitons, inversions nom et
adjectifs, digressions en tous genres qui sont d’ailleurs dites par plusieurs
comédiens différents, de même que dans le livre, elles sont traitées dans des
couleurs différentes. Je me souviens de ce passage d’un des volumes du cycle "Le
Grand Incendie de Londres", où Roubaud disait qu’il n’obtiendrait jamais du
Seuil une typographie en plusieurs couleurs ! il l’a obtenue depuis de
plusieurs éditeurs courageux, ici Attila (dont j’ai vu hier un des animateurs
sur Arte, à l’occasion de la sortie d’un
texte de Ludwig Hohl, Paris 1926). Mais aussi les éditions Nous (Kyrielle) ou les regrettées éditions Inventaire/Invention.
Ne pas être dupe (notre
traçabilité !)
Savoir que notre histoire
personnelle est désormais aussi traçable
que celle du bœuf dans notre assiette et aussi décryptable que le génome humain,
même si comme l’auteur le précise dans le début de son article, on reste
émerveillé par les possibilités du web : hier récupération en quelques
secondes d’une partition de Haydn, installée dans l’iPad et déjà sur le pupitre
du piano, achat de disques à environ 6€ pièce, consultation à plusieurs
reprises pour vérifier l’orthographe d’un nom propre, la référence d’un livre, échanges
de courriels d’une richesse incroyable pour la pensée et le cœur, etc. etc.
Mais, mais, mais…
« Le web, "le" web n'est plus aujourd'hui ce réseau de réseau,
non propriétaire, sans droits d'accès. [...] "la plus grande partie du
cyberespace est un monde fermé, propriété, contrôlé par le marketing, régi par
un carcan de normes arbitraires, de lois liberticides et de technologies "privatives".
Un monde hyperterritorialisé sous le contrôle de quelques multinationales."
La question n'est pas que le web soit devenu un média de masse, la question
n'est pas non plus celle de la concentration dans ce secteur, la question n'est
même pas celle de la neutralité des tuyaux (quoique), la question n'est surtout
pas de savoir s'il faut avoir peur du web ou d'internet [...] La question c'est
de savoir ce qui change dans un monde de 2 milliards de personnes connectées,
lorsque la moitié d'entre elles sont inscrites sur un site qui décide seul
de ce qui est ou non conforme à "sa" morale. La question est de
savoir ce que devient la culture quand 2 marchands à la lettre A de l'annuaire
décident seuls des restrictions d'usage que nous pourrons faire de biens
culturels pourtant dûment acquittés. La question est de savoir ce que devient
l'imaginaire d'un collectif de 2 milliards d'individus connectés lorsque qu'un seul
acteur est en capacité de formuler des réponses à des questions qui ne sont pas
posées.
La question est celle de savoir si l'utopie du web peut raisonnablement
basculer vers une dystopie. La question est de savoir si cela est possible. Se
poser cette question pourrait très largement suffire à permettre d'y répondre
par la négative. La question est aujourd'hui se savoir qui sont ceux qui se
posent cette question. La question est de savoir s'ils sont suffisamment
audibles. » (source)
→ il faut sans cesse mettre en regard cette puissance d’Internet en termes de
suivi, de contrôle, d’espionnage de l’individu et la manière de fonctionner de
certains régimes, pas si loin dans le temps, Stasi par exemple. Puissances de l’argent
aussi aujourd’hui. Oui un marchand à la
lettre A de l’annuaire a engrangé quelque part que vous aimez les
pantoufles chaudes, Haydn et Walter Benjamin (votre chance c’est que de cela il
ne peut pas faire grand-chose, car c’est un peu atypique)
La conscience de la fin (Opalka et Bernard Noël)
est très forte chez Opalka (au
sujet de toute son entreprise, voir ici) :
« un dernier point dit-il reste à évoquer une chose qui accompagne toute
la réalisation du programme c’est la satisfaction du créateur qui approche peu
à peu de l’achèvement de sa démarche et de l’angoisse de sa propre fin que
matérialisera un dernier détail non terminé ce d’étail-là donnera pour la
première fois au non-fini le sens du fini parce que cette ultime signification
était prévue dès que j’ai posé sur la toile le premier nombre aucun autre
artiste n’a jamais prévu que l’interruption d’une œuvre par la mort puisse être
un élément de création » (97)
→ et dans ces pages-là de reparler de la question de l’émotion, par exemple
celle, un peu mystérieuse tout de même pour le lecteur, que lui procure la
pensée de « sept fois sept ! Autrement dit 7 777 777, qu’il
associe à un grand âge et qu’en fait il n’atteindra jamais puisque le dernier
nombre écrit sera 5 607 249 : « sept fois sept me donne une
telle émotion que je peux tomber mort devant ce nombre il représente la
situation où le vieillissement et la longueur du trajet parcouru rendront
physiquement et mentalement son émotion insupportable et dangereuse. »
(105).
Dans les pages lues hier soir, Bernard Noël compte : le nombre de lignes d’un
« détail », qui tourne autour de 500, le nombre de nombres par
tableau, la hauteur des lignes, 4 à 5 mm (voir ici).
→ Il y a tout de même quelque chose d’étonnant à voir comme l’abstraction
apparemment la plus extrême peut se charger de vie et d’émotion : « ça
avance à travers une phrase qui n’a pas de point pas de virgule et qui s’élargit
s’élargit dans une émotion incomparable ». Et une fois encore s’impose la
comparaison entre l’entreprise de Bernard Noël dans cette coulée de texte sans
point ni virgule, en blocs justifiés de longueurs identiques (possiblement
homothétiques des toiles d’Opalka ?), seulement ponctué de loin en loin
par la date des visites à t’atelier et le dire d’Opalka : « c’est une
unité qui ne se sépare plus et qui produit un sens un seul entre le nombre que
j’écris et le premier il y a une relation constante comme il y a une relation
constante entre le présent et le début de notre vie sans cesse nous nous
séparons de nous-même et sans cesse nous nous rencontrons avec nous-même il y a
un perpétuel changement et une relation ininterrompue avec la naissance »
(117)
Et après s'être livré à ces différentes occupations de comptage, Bernard Noël
écrit que ce comptage n'est sans doute
qu'une façon de frapper à la porte du
travail (113)
→ magnifique formule que ce « frapper à la porte du travail » qui me
semble être aussi ma démarche tant dans Poezibao
qui s’oriente vers une interrogation toujours plus poussé du travail de la
création qu’avec ces journaux de lecture du Flotoir….
Rédigé par Florence Trocmé le 30 décembre 2012 à 10h50 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 29 décembre 2012 à 11h25 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Lectures
Terminé Le livre de l’Oubli de Bernard Noël, continue Le Roman d’un être du même.
Musique
Hier les Études de Ligeti que je découvre ainsi
que Ricercata musica (version
Pierre-Laurent Aimard, voir un exemple ici)
Et ce matin le disque d’Anne Queffelec, « Contemplation ». Dans son
entretien avec le magazine Pianiste,
elle explique très bien l’importance de construire un tel disque, par les
tonalités, l’ambiance, etc. (il s’agit de nombreuses pièces et transcriptions
de Bach, ces dernières notamment de Busoni, Kempf et Kurtág.)
Expansion de l’oubli, expansion de l’univers (Bernard Noël)
Reprise de la lecture du Livre de l’Oubli
de Bernard Noël et de nouveau, une très forte analogie avec le domaine de
la cosmologie : « Que l’oubli soit en expansion signifie qu’à tout
moment il est fini et à tout moment en train de progresser vers l’infini »
(59)
→ comme l’univers depuis le point initial du Big Bang, accroissement, expansion
mais aussi éloignement de plus en plus grand. Et se demander aussi ce qui peut
émaner de toute cette masse, dont Bernard Noël montre à plusieurs reprises l’immensité.
Matière noire, lumière fossile, attraction gravitationnelle ?
De la langue (Bernard Noël)
« La langue contient sa
propre histoire depuis ses origines mais son emploi courant n’utilise que son
présent. L’écriture affronte cet oubli et en accueille les effets. »
→ je repense à l’enthousiasme de cette amie qui me disait hier soir au
téléphone avoir reçu en cadeau de Noël le Dictionnaire historique de la langue
française et qu’elle le lisait comme un
roman.
De l’écriture et magnifiquement (Bernard Noël)
Deux paragraphes essentiels :
« Le chantier archéologique de l’écriture ramène au jour ce qui fut
oublié, mais tout cela ne se réveille pas tel qu’autrefois de son long sommeil
dans le sol mental : tout s’est transformé en mots, et ces mots sont des
choses de langue.
Les choses de langue naissent de la décomposition des choses du monde :
tous les malentendus au sujet de l’écriture d’aujourd’hui sont liés à l’ignorance
de cette métamorphose. Les choses de langue bien sûr ne sont pas morbides :
elles sont re-nées.
(63)
→ et devant la force et la portée de ce double paragraphe, on se sent très
petit et bien peu apte à gloser quoi que ce soit. Il faut laisser infuser,
rayonner. Notamment la question de la
décomposition des choses du monde en choses de langue. Tout ce que cela
implique, dans tous les domaines, de la psychologie à la création. Se demander
aussi, en raison de la lecture parallèle du livre autour d’Opalka, ce que
deviennent les choses du monde quand et si elles ne se transforment pas en choses
de langue, notamment dans la création plastique et musicale. À moins que même alors
elles passent d’abord par un stade choses
de langue, mais je ne le crois pas. Je crois que la métamorphose à l’œuvre est
différente et c’est pour cela que tout créateur gagne à s’interroger du plus
près possible sur les modes de création des autres disciplines. Opalka semblent
décomposer les choses du monde en chiffres, mais cette démarche est sous-tendue
par toute une conceptualisation intense, qui elle semble bien passer par les
mots, si j’en juge par tout ce qu’il dit à Bernard Noël, lors de ces séances
dans l’atelier.
→ et conséquence de la transformation/décomposition obligée des choses du monde en choses de langue :
ce qui a été vécu ne peut revivre que comme fait ou chose de langue. Alliage
improbable entre une empreinte et une projection. Démarche aussi bien sûr de la
psychanalyse
Une seconde rétine ? (Bernard Noël)
Difficile mais très
important aussi me semble-t-il : « Il existe dans l’œil une sorte de
conscience archaïque qui accommode l’image et la convertit en image mentale
après avoir déclenché un processus de symbolisation. Pourquoi la lecture n’aurait-elle
pas créé une sorte de seconde rétine sensible à une représentation qui n’est
plus visuelle mais imageante. Sensible aux choses de langue et non plus aux
choses du monde ? Cette seconde rétine ne serait-elle pas celle de l’oubli ? »
(64)
À rapprocher de ce qui suit, une évidence dont je n’avais jamais pris
conscience ! : « tout ce qui s'intériorise change de nature :
le son devient silencieux ; le visuel devient invisible. L’écriture est
née de ce changement et en assume les conséquences mais on n’a cessé de lui
faire oublier en la mettant au service des archives, du commerce, de l’information
et du réalisme ». (65)
Manipulation
mentale (Bernard Noël)
La tonalité de la fin de ce
très beau livre est profondément pessimiste me semble-t-il. « Chaque fois
qu’elle fut ainsi dénaturée, l’écriture a principalement servi de suppléante à
la mémoire. Elle est menacée à présent de n’être plus qu’un produit de
consommation. Elle n’a jamais eu tant besoin de se tourner vers l’oubli qui,
lui, est inconsommable. »
→ C’est toute la question, cruciale, de la récupération de l’art par la société
marchande. L'écriture a toujours été aussi un produit de consommation, mais n’est-ce
pas aujourd’hui cyniquement assumé et à très grande échelle par toutes les
pratiques de promotion du livre. Il me suffit de penser à certaines librairies
américaines qui font se demander quelle est la différence entre le livre proposé
là et le gadget électronique vendu dans le magasin d’à côté (c’est un souvenir
très précis, avec la juxtaposition dans un centre commercial d’une librairie Barnes
& Noble et d’un Best Buy !!! Dans le Nord-Est des États-Unis qui n’est
pourtant pas la partie la plus défavorisée en matière de culture !)
Et Bernard Noël démonte bien les mécanismes en jeu, je le cite de nouveau un
peu longuement car je crois que c’est très important : « La mémoire
organise l’espace mental de manière à y disposer à volonté des éléments qu’elle
y retient. Les systèmes politiques s’introduisaient dans cette organisation
pour l’orienter selon leurs intérêts. [...] Depuis l’invention des médias et
leur emploi généralisé, il ne s’agit plus d’orienter l’espace mental mais de l’occuper,
en vérité de le vider de tout autre contenu que celui des spectacles qu’on y
projette. Rien ne fut jamais aussi efficace pour soumettre les têtes que ce
décervelage qui remplace pensée et imagination par le flux des images »
(72)
→ On pense là bien sûr en premier lieu à la manipulation de l’histoire par les
régimes totalitaires, l’effacement de données, les retouches des photos, le
traficotage de l’Histoire officielle. Puis à la terrible remarque de ce patron
de presse : « Notre boulot, c'est de vendre à Coca-Cola du temps de
cerveau humain disponible »
Démarche d’écriture (Bernard Noël)
Or dit Bernard Noël, et là
il y aurait matière à espérer, à croire à un possible : « quand elle
obéit à la mémoire, l’écriture reproduit ; quand elle est tournée vers l’oubli,
elle invente. Il faut se risquer dans le je-ne-sais-rien, dans le
je-ne-vois-rien pour aller vers l’oubli et le rendre productif d’inconnu »
(67) Car « l’écriture sait qu’elle est en contact avec tout l’oubli [...]
les figures qu’elle anime sont appâts tendus à cette totalité par ailleurs
inconcevable » (70)
→ Incorrigible optimiste, je n’ai pas voulu terminer par les remarques du
paragraphe précédent qui elles, mettent bel et bien fin au livre de Bernard Noël,
mais par le recours à l’écriture et à la création, comme seules antidotes
pensables à cette immense manipulation déréalisée et dépersonnalisée qui est à
l’œuvre dans la société marchandisée
et mondialisée.
Rédigé par Florence Trocmé le 29 décembre 2012 à 11h21 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Balises: Anne_Queffélec, Bernard_Noël, Ligeti
Rédigé par Florence Trocmé le 28 décembre 2012 à 11h31 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Inflammation
et dépression
« Des niveaux élevés de
protéine C-réactive, un marqueur de la maladie inflammatoire, apparaissent
aussi associés à la détresse à la dépression psychologique selon cette étude
danoise publiée dans l’édition en ligne du 24 décembre des Archives of General
Psychiatry. Si ces résultats n’indiquent pas que la dépression n’est qu’une
maladie inflammatoire, ils suggèrent l’opportunité de tester si l'ajout
d’anti-inflammatoires aux antidépresseurs pour le traitement de la dépression
pourrait améliorer sa prise en charge. » (source)
→ une piste très intéressante. Et une fois encore l’idée qu’en cherchant à côté
de la cible, parfois on trouve. Je pense au baclofène dont les propriétés
thérapeutiques dans les cas d’alcoolodépendance semblent prometteuses et à un
diurétique qui améliorerait les symptômes de certains autistes…
Magazine Pianiste, Anne Queffélec et Marie Jaëll
Hier soir, une fois n’est pas coutume, passé un long et très bon moment dans
un magazine. Il s’agit de Pianiste et
ce n’est pas la première fois que j’y trouve de quoi alimenter ma réflexion sur
la musique. Alors que les magazines spécialisés Diapason ou Classica me
tombent des mains, tellement je les trouve ennuyeux.
Dans ce numéro une interview très intéressante d’Anne Queffélec, en
avant-première de "la Folle Journée de Nantes" fin janvier.
→ "La Folle Journée" : ce type de manifestation n’a-t-il pas résolu la
quadrature du cercle : une approche populaire, destinée au plus grand
nombre et surtout aux prétendus non-sachant et une grande exigence. Inutile de
dire que je pense que dans le domaine de la poésie, mis à part peut-être
certaines éditions de MidiMinuit-Poésie,
à Nantes aussi au demeurant, on est très loin du compte, le besoin de
populariser se conjuguant en général avec une navrante médiocrité… C’est aussi
que dans le domaine de la musique classique, la tricherie et l’amateurisme sont
impossibles. On ne peut jouer n’importe comment du piano ou de la clarinette,
on ne peut jouer qu’après des milliers et des milliers d’heures d’étude, de
solitude, de doutes, d’échecs. Pas question de monter sur scène avec un bout de
papier, de faire trois pitreries éructantes et de recueillir les
applaudissements. Anne Queffélec évoque son nouveau disque dont le programme m’intéresse
beaucoup. « Satie & Compagnie » qui sortira en janvier propose en
effet des pièces de musiciens peu joués, comme Séverac, Ferroud, Hahn, Dupont, Kœchlin
et Schmitt : « je suis lectrice fervente et récurrente de Vladimir
Jankélévitch, philosophe pianiste, fou de musique française et en particulier
passionné de Gabriel Dupont ».
→ joie de voir ici évoquer Jankélévitch et ses si forts propos sur la musique. J’en
suis également une lectrice récurrente. Et ses livres sont classés dans ma
bibliothèque musicale, tout naturellement !
« La notion de musique contemporaine me paraît artificielle. La musique ne
se réduit pas à une époque donnée. Toute musique qui me touche m’est
contemporaine. Bach et Mozart me sont aussi proches que Dutilleux, dont j’ai
enregistré l’œuvre intégrale pour piano, ou Ligeti dont j’aime tant les Études » (Pianiste, n° 78, janvier/février 2012, p. 30)
Et cela, à marquer d’une pierre blanche, mais dont je suis tellement,
intimement, convaincue : « mon apprentissage n’était pas fini, et je
le sais toujours, bien en accord en cela avec Mozart qui écrivait sur le cahier
d’une de ses élèves : “Chi piu sa,
meno sa !” plus on en sait, moins on en sait”.
→ notamment parce que plus on avance dans le déchiffrage ou le déchiffrement
d’un monde, plus on prend conscience de son étendue et de ce qu’elle a
d’inaccessible. C’est aussi vrai dans le domaine de la musique que dans celui
de la poésie.
Et comment ne pas souscrire à la conclusion de l’article : « Oui, la
musique classique est élitiste, non parce qu’elle s’adresse à une classe
sociale privilégiée, mais parce qu’elle s’adresse à l’élite de chacun, sa
meilleure part. Quand on parle de musique de nos jours, il s’agit massivement
de vaiétés, de rock, etc. Pourtant, l’existence du Sistema au Venezuela, cette organisation qui permet aux enfants
défavorisés d’avoir accès dès leur plus jeune âge à la musique, en dit long sur
les effets bienfaisants de la pratique musicale. Très récemment les Suisses ont
inscrit et voté dans leur Constitution la nécessité de l’éducation
musicale. » (ibid.)
Et dans le même numéro un article intéressant sur Marie Jaëll, une des rares
femmes musiciennes, de la même époque que Cecile Chaminade, ou Augusta Holmes
→ et de nouveau cette surprise concernant le travail de la mémoire. Lisant le
nom de Marie Jaëll, immédiatement a surgi le nom de Wissembourg et je me suis
vue, dans le musée désaffecté, découvrant des objets qui ont appartenu à la
musicienne. Souvenir tellement vague que je n’étais pas sûre de moi, jusqu’à ce
que je lise dans l’article que Marie Jaëll était née dans le village de
Steinseltz, à proximité immédiate de Wissembourg. Validation de ma remémoration ! Marie Jaëll qui fut non seulement une grande pianiste mais aussi une
pedagogue de la musique tout à fait remarquable.
Les reflets des reflets (Isabelle Pariente Butterlin)
« Les reflets des reflets, en principe, vont à l'infini, rappelle
Merleau-Ponty. Mais où se termine le ruban d'asphalte de la route ? Et où
s'écrira la dernière ligne d'écriture, qui traverse le langage comme la route
traverse le paysage ? » (source)
→ double écho immédiat : l’expérience, depuis l’enfance sans doute (raison
pour laquelle elle est toujours aussi forte), du reflet de reflet. Les miroirs en face à face dans l’entrée de
l’immeuble d’enfance (toujours fréquenté !) et cet écho avec la
terrifiante question, posée aussi très tôt dans la vie : « qui
suis-je », formule quasi chamanique aux effets redoutables de dépersonnalisation
immédiate et répétée. Comme l’image dans le miroir qui fuit au fur et à mesure
qu’on croit la saisir.
→ et bien sûr écho aussi avec la lecture en cours du livre de Bernard Noël
autour d’Opalka, qui a bien écrit sa dernière ligne, un jour de 2011, ce qui
était exactement son projet, tel qu’il l’avait conçu presque cinquante ans
auparavant. Fascinante trajectoire vers le terme, le but, la visée de la vie.
Je relève aussi cette très belle remarque d’I. Pariente : « Écrire
est une méta-activité. Elle peut accompagner, enregistrer, toutes les activités
qui sont les nôtres, et même celles qui ne sont pas les nôtres, y compris
l'écriture. »
Fred Griot, de la citation
La note d’Isabelle Pariente entre
en écho immédiat avec celles publiées ce matin par Fred Griot ! :
« les citations, leurs places dans le journal, dans le travail, la façon
dont elles nourrissent : elles sont là pour être retenues, même si leur
accumulation les rend paradoxalement moins mémorisables. le journal est alors
comme une vaste base de données de la recherche, où l’on peut assez facilement
retrouver trace des éléments collectés, analysés, utilisés, des moments, des
phases, des périodes. le vaste corpus textuel qu’il constitue devient alors,
une fois passé dans les couches, les stratifications, empilements,
accumulations des notes passées, à nouveau explorable dans son épaisseur par
une recherche par mots-clés. et cela va permettre de s’y re-trouver, va
permettre quand nécessaire, plus tard, le suivi des préoccupations, des durées,
des mouvements progressifs-régressifs, de la recherche, de l'écriture… de sa
genèse… l'épaisseur d'un corpus sert alors aussi de matière pour le poursuivre. »
(source)
→ c’est bien sûr l’expérience du Flotoir,
qui tourne en ce moment autour de 500 pages par an. Cette base de données construite comme une digue contre l’oubli ! Ce radeau pour flotter sur
le temps. Et qui devient matière. Peut-être d’une forme d’œuvre.
Énergie (Opalka, Bernard Noël)
« la matière qu'on voit sur un
détail est faite d'une certaine quantité d'énergie impossible de tricher avec
cela » (Le Roman d’un être, 52)
→ Et s'il en allait de même en littérature et si ce que l'on perçoit c'est une
quantité d'énergie.
→ La notion d’énergie si chère à Antoine Emaz. Une forme d’énergie, née sans
doute d’une forme d’émotion, comme origine du poème ? Ceux qui portent
cette énergie, ceux qui la singent ? Ceux qui sont créés dans ou à partir
de ce flux d’énergie, ceux qui sont nés de la simple habileté
intellectuelle ?
Combien de temps (Opalka)
LA question pour chacun de nous.
Notre tendance à le croire sans limites. La certitude pourtant de son
achèvement. Opalka a vécu ce mouvement vers la fin d’une façon incroyablement
tangible et concrète, à la fois par l’accumulation et la disparition.
Accumulation des chiffres, jusque dans les parages du 5 millionième qui
marquera le terme de son entreprise, disparition progressive des chiffres, pris
tout à fait volontairement dans la masse du blanc de la toile, un peu comme le
vieillissement atténue la force vitale, jusqu’à la rendre parfois presqu’imperceptible :
« j'ignore combien de temps au juste durera le passage au blanc puis le
blanc lui-même »
Opalka qui dans un autre contexte écrivait en 1987 :
« Le temps dans sa durée et dans sa création et le temps dans notre
effacement, être à la fois vivant et toujours devant la mort, c'est cela le
vrai "suspense" de tout être vivant, présence d'une conscience, d'un
raccourci, d'être déjà là en traçant cette seule réalité. Cette perception est
un prolongement, une ouverture qui s'élargit sur le monde sans écarter la
jouissance, mais toujours avec l'idée omniprésente de la nature propre à la
vie, à son écoulement, à son émiettement comme et avec chacun, afin que les
questions sur le vécu puissent donner une concordance lisible de la même
réalité, de sorte que la pensée ne soit pas seulement mienne et que l'on puisse
se rencontrer dans notre unus mundus. (Roman Opalka -
"Rencontre par la séparation", AFAA, Paris, 1987, source)
La question de 1%, zinc et titane
(Opalka)
Il ne s’agit pas d’un
« truc » technique ; cette pratique est consubstantielle au projet. Voici
en quoi cela consiste : « Arrivé au nombre “1 000 000”, en
1972, [Opalka] décide de faire évoluer son travail. Dès lors, à chaque nouvelle
toile entamée, il ajoute 1% de blanc dans la peinture servant au fond de sa
toile, initialement noir à 100%. Petit à petit, les fonds blanchissent,
marquant d'une nouvelle manière le temps qui passe. Toutefois, afin de ne
pouvoir être accusé de “fraude”, Roman Opałka veille à utiliser deux blancs
différents, un pour ses nombres (blanc de titane) et un pour le blanchissement
progressif de son fond (blanc de zinc). Aussi, même sur ses toiles les plus
récentes (donc les plus blanches), on peut encore distinguer le tracé des
nombres en regardant la toile sous un certain angle. (source)
Saut temporel (Opalka)
P. 55 de Le Roman d’un être, on passe brusquement en 1990 et on est
tellement impliqué par la lecture dans la progression à tout petits pas dans
les nombres que l'on a le sentiment de faire un saut énorme
Cette bavure de la lecture sur la réalité, la petite rémanence. Comme la
visuelle. L'oubli ne serait-il pas arrimé à la surface par cette petite
rémanence ? (question chère à Mathieu Brosseau !)
La parole d'Opalka se fait plus large, plus philosophique ; il situe son
geste et son concept dans l'histoire de la peinture : « pour le
peintre extrémiste c’est-à-dire exigeant que je suis il n’est plus possible de
faire un tableau après Malevitch Pollock Rothko Klein je me suis donné une
possibilité avec l’espace-temps offert par ma vie [...] nous avons touché des limites
nous sommes dans le silence qui suit l’explosion c’est ce silence que je
peins » Opalka qui ajoute, démontrant ainsi la logique interne implacable
du projet : « J'ai des exigences au sujet de la vérité c'est-à-dire
de la logique de la cohérence. » (57)
Médiatisation de l’art (Opalka)
« l'art d'aujourd'hui est très
médiatisé et c'est le présent qui compte si une œuvre est durable elle
compromet le présent. » (58)
→ raison sans doute pour laquelle les œuvres d’art importantes sont si
insupportables aux dictatures de tout poil (y compris la dictature de
l’économie et de la finance).
La nécessité et le jeu
Cette opposition entre l’œuvre née
d’une absolue nécessité et celle qui repose, même brillamment, sur le jeu, de
nouveau présente : « tout chez moi obéit à la nécessité avec un côté
émotionnel et moral chez les autres il y a ce côté jeu ce côté réversible ils
peuvent faire des corrections alors qu’on ne peut corriger sa vie je ne peux
rien effacer dans ce que je fais je m’y suis engagé comme on s’engage dans
l’acceptation de sa vie ». (65)
→ et ce qui serait passionnant c’est que quelqu’un qui connaît très bien
l’œuvre de Bernard Noël, je pense à Anne Malaprade bien sûr, puisse démontrer
en quoi Bernard Noël ne pouvait qu’être fasciné par l’œuvre d’Opalka et en quoi
les deux œuvres sont intimement proches.
« le drame de l'objet tableau ne me suffit pas c'est le drame de l'homme à
travers le tableau le drame de l'homme incorporé au tableau qui m'importe. »
(66)
Rédigé par Florence Trocmé le 28 décembre 2012 à 11h19 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 27 décembre 2012 à 11h05 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Balises: disparition, gisants, Marburg, mémoire, photomontage
Destin
de l’avenir (Opalka, Bernard Noël)
Je continue mes lectures croisées
des deux livres de Bernard Noël. Écoutant les échos qu’ils se renvoient et ceux
qu’ils suscitent en moi.
« L'avenir se réduit ligne après ligne avec une régularité
imperturbable » (Le Roman d’un être,
27).
→ un des effets du livre de Bernard Noël est de faire vivre, presque
tangiblement, l’aventure à certains égards insensée et très courageuse
d’Opalka. Cette décision prise en 1965, née du constat de l’état de l’art après
Malevitch, Rothko, Klein, Pollock et de l’impossibilité du tableau (il a
d’ailleurs abandonné le mot de tableau
au profit du mot détail dont je n’ai
pas encore bien compris la signification).
Décision qui l’a entraîné, jusqu’à sa mort en 2011, sur le fil tendu de cette
suite ininterrompue de nombres peints. Sur la question du détail, cela peut-être : « un détail n’est pas un tableau
mais la possibilité de se déplacer dans le temps » (28). Et là encore
forte relation des deux livres de Bernard Noël, dont on se rend compte de mieux
en mieux que ce n’est pas par hasard qu’ils sortent en même temps.
Mais le détail permet-il réellement
de se déplacer dans le temps ? Il permet de regarder le temps, oui, mais
pas de réversibilité possible, pas de lecture inversée comme dans une fugue de
Bach, la direction est définie et rien ne peut la changer. Et « le temps
ne connait aucun accident, ni du dehors ni dans le mouvement de sa perpétuelle
venue », écrit Bernard Noël. (27)
La question de l’émotion (Opalka,
Noël, Glass)
Et écrivant cela j’écoute Phil
Glass et une fois encore le rapprochement, notamment autour de la notion
d’émotion, essentielle chez Opalka en dépit de tout ce que l’on pourrait penser
de sa démarche très conceptuelle : « nous nous sommes trop souvent
fait plaisir avec l’intelligence mais quoi dire et pourquoi le dire est une
émotion plus forte que l’intelligence » (64).
→ ce qui fait penser bien sûr aux propos réitérés inlassablement ces dernières
années d’Yves Bonnefoy, autour du concept.
Mais me donne aussi le sentiment d’en prendre pour mon grade ! Oui le jeu
de l’intelligence, son déploiement, la pensée sont choses fascinantes, mais l’émotion,
où est-elle ? Quand vient-elle ? N’est-elle pas comme le roi de
Michon, qui vient quand il veut ? On ne peut la susciter artificiellement
et c’est pourtant le germe de tout acte créateur. L’intelligence fabrique,
parfois admirablement. Mais si l’émotion n’est pas le germe, le lecteur, le
spectateur, l’auditeur le détectent très vite.
→ Il y a ici aussi attestation de cette « attention passionnée du peintre
à l'inexorable qui est la vie. » (27)
Et l'œuvre appelait sans doute impérativement un écrivain pour la dire.
Question : une telle démarche serait-elle imaginable dans le domaine de la
littérature ? Peut-il y avoir un équivalent ?
Mouvement
« J’ai mis au monde un
système dans le mouvement duquel tout change sans arrêt et où tout est sans
cesse la même chose » (31)
Puis retour à l’Oubli !
Dans Le Livre de l’Oubli, on l’a déjà vu, Bernard Noël ne se focalise
pas uniquement sur l’oubli personnel, il interroge aussi un fond d’oubli
collectif. Pas du tout la question du déni telle que je l’ai rencontrée par
exemple dans De la Destruction de
Sebald, examinant pour quelles raisons les Allemands ont complètement occulté
la question cruciale de la destruction de leurs villes entre 1942 et 1945.
Bernard Noël montre que mon passé est lié à tous les passés d'avant moi par
l'oubli, mesure commune qui au fond me fond à l'espèce et me fonde aussi, d’une
façon infiniment plus essentielle qu’il ne me plait de le penser ! « Le
pays d’en bas est noir. Le vécu y devient impersonnel : on n’en voit plus
les images qu’aveuglément. Et l’oublié remonte ainsi un instant vers le visible
en nous faisant entrevoir ce qui ne sera plus jamais devant nos yeux.
L’écriture, parce qu’elle joue à la fois du visible et de l’invisible, éclaire
l’obscur, mais le mouvement perpétuel qui l’anime fait qu’elle nous donne à
voir sans nous laisser le temps de voir. »(Le livre de l’oubli, p.43).
→ Mais toute la question est de savoir si l'oublié est vraiment oublié ou bien
si quelque chose en demeure présent, comment et pourquoi. Toujours cette idée
du compost chère à Jean-Pascal Dubost
ou celle de la sédimentation. Dans la couche alluvionnaire qui se forme, quelle
est la part de destruction et qu'elle est la part de métamorphose ?
Nous n’oublions pas les mots ? (B. Noël)
p. 43, une assertion qu'il va falloir examiner de près : « Nous
oublions les choses et les images, nous n'oublions pas les mots. »
→ Est-ce vrai, je n'en suis pas sûre. Quel est le rôle des mots dans la mémoire ?
Le compost n'est- il fait que des mots ? J'aurais tendance à le penser
beaucoup plus compos(i)te !
Ce livre appelle à l'expérience pratique (un peu comme celui de Jean-François Billeter,
Un Paradigme). Il faut chercher en
soi de ces zones étranges où l'on suppute ou déduit la présence d'un vécu
totalement inaccessible. Et user de ces deux outils d’exploration que sont
l'écriture et peut être l'association.
L’écriture appâte l’oubli (B. Noël, Ludovic Degroote)
« Parce que nous oublions les
choses et non les mots, l’écriture peut donner forme à l’oublié. Ainsi elle est
toujours dans l’oublié alors que la mémoire est dans la reconstitution.
L’écriture croise l’oubli des choses et la mémoire des mots, mais cette
mémoire-là est liée à un exercice qui fait des mots la sueur de leur
oubli. » (45)
→ il faudra interroger Ludovic Degroote qui vient d’écrire Monologue
sur cette approche de Bernard Noël. La part qui revient stricto sensu à l’écriture, ce qu’elle a fait naître, en face du
drame d’autrefois et la part de la mémoire, de la reconstitution.
On peut ajouter cette superbe remarque : « L’écriture pratique
discrètement une technique du leurre : elle appâte sans cesse l’oubli. »
(55) et celle-là : « écrire, c'est penser sous la menace d'une perte
qui est dans la nature de l'oubli alors que le recours à la mémoire donnerait
le soutien du savoir. » (56)
Voir, regarder, oubli (B. Noël)
Distinction entre le voir qui
embrasse la totalité et le regarder qui ne voit qu’une partie : « la
différence entre voir et regarder comprend l’oubli » (46)
→ peut-on poursuivre la démonstration de Bernard Noël et dire que dans le regarder, l’oubli permet aussi d’entrer
en contact avec l’oubli plus vaste dont il a bien montré qu’il était notre fond(s)
commun ? Que scruter le détail, dans un livre (comme je le fais
ici ?), sur une toile (le “détail” d’Opalka), dans une partition, devant
un paysage (Pesquès ?), permet de s’ouvrir à une autre dimension
intérieure et d’expérience. Car dit B. Noël avec Aristote « les images
mentales ne dérivent pas de la perception des choses présentes, mais des choses
passées. Certaines de ces images ont laissé une empreinte, les autres sont
tombées dans l’oubli. »
→ tellement passionnante à cet égard l’étude des représentations des personnes
atteintes de traumatismes du cerveau susceptibles d’abolir les empreintes
antérieures, l’immense stratification des perceptions et la construction
progressive de notre sens de l’espace, des distances…
Nom, nomination (pour Patrick Beurard-Valdoye)
Une citation qui pourrait être
versée à mon futur échange avec Patrick Beurard-Valdoye sur la question du
nom : « toute chose sur la terre a un nom, et toute chose sous la
terre a aussi un nom et toute chose ensevelie derrière nos yeux pareillement.
Que tout ait un nom suffit à nous décharger de la nécessité d’avoir à nous en
souvenir car tout repose parfaitement dans l’oubli en attendant d’être ramené
au jour par sa nomination. (49)
→ quand je pense à l’amie disparue, c’est par son nom que j’appelle son
souvenir, c’est le nom qui suscite la déflagration intérieure, celle de
l’’évidence (contre le cours normal de la pensée) du jamais plus. Les morts reposent dans l’oubli dont la nomination
les fait sortir.
→ et dans la première partie de la citation, je sens passer le souvenir du
Livre de la Genèse, pour la question du nom et pour le ton !
Écriture et oubli (Bernard Noël)
« Ce que l'écriture puise [dans l'oublié]
n'est d'ailleurs pas restitué dans son état primitif mais tel que travaillé par
son séjour dans l'oubli qui l'use, le croise et le change » (53)
Importante émotion suscité par cette note et ce séjour dans l'oubli. Comme si
ce qui était disparu continuait â être porté en soi. Notre dette envers le disparu (à entendre au sens indéfini
et au sens défini). La matière dont nous sommes intimement faits, que nous le
voulions ou pas, que nous prétendions balayer le passé ou le faire revivre.
Et tout à fait significativement, à partir de ce moment-là Bernard Noël
développe une grande réflexion sur la question de la mémoire, des arts de
mémoire, des techniques mnémotechniques du passé, avant l’apparition de
l’imprimerie qui les a rendues inutiles : « l’image mentale était
pour les Anciens une phantasma ;
elle est pour nous une epiphania » (54)
Rédigé par Florence Trocmé le 27 décembre 2012 à 11h02 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
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