Noter (relevés/Claude Mouchard/)
dans cet
épisode du feuilleton de Poezibao :
« noter (des événements, rencontres, sensations-pensées ?) :
l’angle d’incidence doit immanquablement s’inscrire ;
l’évidence ne cessera plus d’être une arrivée, un rayon vibrant…
Lectures (sur le Soudan, le Darfour, sur « l’Afrique ») :
coups de vent des citations, mentions et références irruptrices (comme les gens
qui auront habité ici)…
Déchiquetées, dangereuses parce qu’arbitraires, partielles, mal orientées, non
exposées à la critique?
« S’imbriquant » dans ces notes, des moments « documentaires »
(qu’ils soient importés d’ailleurs – livres, journaux, radio ou télé, internet,
voix, images – ou que j’ai été quasi instantanément – ou, tout au plus, à
travers la plus courte mémorisation – contraint de les rédiger « à
plat »)
ils devraient tous, brefs ou plus étendus, être
– surexposés ... voire se retrouver fixés-translucidifiés par la
violence de la double factualité qui est la leur, celle de leur contenu et
celle de leur dure position-insertion forcée « entre ».
Matériaux ? En vue de quoi ?
Bribes, aveuglément accumulées, et emportées, surnageant sur du passé qui
s’éloigne... »
→ me fait bien sûr penser aux notes de ce flotoir
(mais ce dernier n’a pas ou peu la même dimension politique), à ce mot de notes que Claude me dit ne pas aimer,
parce que ne rendant pas compte de ce qui est plutôt un éclair temporel, un
instant, une bouffée de réel. »
Toute pliée de pensée (relevés /Robert Duncan)
Profondément touchée par ce
poème publié dans l’anthologie permanente de Poezibao :
« Il m’est souvent accordé de retourner au pré
comme s’il était une scène composée par l’esprit,
qui n’est pas le mien, mais est un lieu construit,
qui est le mien, il est très près du cœur,
pâture éternelle toute pliée de pensée »
L’Ouverture du champ, traduction
Martin Richet, « série américaine », Éditions Corti, 2012, p. 45
Cette rumeur inaudible (Lecture/Robert Duncan)
Lis Robert Duncan
« Cette rumeur inaudible, qui ne s'assemble que dans l'écriture »
(Robert Duncan, L’Ouverture du champ,
trad. Martin Richet, Éditions Corti, 2012, p. 38)
« Ainsi conseille la Forêt //: Homme, allonge-toi sous l’Amour. Les /courants
de la Terre cherchent passage /à travers toi, arbre que tu es, vers une /frondaison
qui enfreint les limites du /connu. L’homme a pour mesure les / déploiements du
Chaos. Dans la Danse, /tu te détournes de tes pas pour franchir /visiblement le
désordre originel : mes- /sages des musiques, impressions, notes /crées,
des échelles, des vies, des gestes /choisis. Retourne-toi, courageux voya- /geur !
tu verras ce passé que tu n’as /jamais connu. Vois ! ce ne sont pas tes /traces
de pas qui tombent de tes pieds. » (ibid. p.64)
→ pensé intensément au Mont Ruflet de Ch’Vavar, lisant ce dernier poème.
→ cette idée aussi de l’écriture qui « révèle » (une fois encore l’image
si prégnante de la photo apparaissant dans le bain de révélateur). Question :
ce qui advient dans l’écriture était-il présent mais éparpillé, fragmenté (ici
aussi une image prégnante, celle de la parabole évangélique des grains de blés
ou de raisins épars partout dans les champs et rassemblés pour faire cette
farine-là ou ce vin-là). Ou bien l’écriture est-elle génératrice, par son seul
geste et mouvement ?
Si peu de lignes droites…(correspondances / Ch’Vavar)
Lis une remarque de Ch’Vavar sur le mètre et le vers et surtout sur le rythme
et le phrasé entrant parfois en contradiction et que ce serait justement
alors que cela devient vivant car en accord avec la complexité de la vie
Si peu de lignes droites dans la nature, me disais-je précisément il y a peu
→ et cette opposition, parfois si difficile à « réaliser » entre la
structure du rythme, dans une pièce de musique et le phrasé. Pas seulement la
syncope (appui ou accent sur un temps faible), mais aussi une sorte de conflit
très réel, nécessitant souvent d’enjamber la barrière (c’en est une parfois) de
la barre de mesure, pour comprendre que le phrasé, précisément, demande d’en
effacer l’apparente rigidité, pour créer le bon geste, celui qui donne sens,
qui rend audible la phrase, telle qu’elle est écrite (et il faut savoir lire
cela, et si on s’en tient aux notes on ne le comprend pas, il faut bien
déchiffrer, quand ils sont présents et ce n’est pas toujours le cas, tous les
autres signes qui montrent le phrasé – et quand ils ne sont pas présents, bien
comprendre le développement de la phrase, savoir poser une infime césure pour
marquer la fin d’un phrasé et le début d’un autre, etc. Souvent la chanter et
peu importe comment, est la clé !)
Une allusion au flotoir (relevés/site Alluvions)
« J'aime beaucoup le flotoir site de nature alluvionnaire, qui se
compose de notes de lecture, de réflexions, bribes de poésie et éclats de
pensée » (site Alluvions )
→ repensé à ce terme d’alluvions, qui
me convient parfaitement. Ce qui se dépose, jour après jour, de la vie qui va,
des lectures (livres, sites, journaux), des rencontres, des dialogues, d’où
aussi peut-être l’ouverture de ces rubriques un peu plus précises, relevés pour ce qui me frappe ici ou là
lors des lectures en ligne, correspondances
pour ce qui émane des échanges épistolaires.
Poezibao et Flotoir
Il m’arrive de penser que j’ai, aujourd’hui, plus de bonheurs car plus de
vrais dialogues autour du flotoir
qu’avec Poezibao. De façon
inappropriée par rapport à ma démarche (je crois du moins), certains tendent à
me mettre en position de puissance, de supposée sachante et d’influente. Cela
fausse le jeu, en plus de ne pas correspondre à une réalité. Oui je crois que
c’est plutôt une vraie envie, égoïste, de ne pas rester seule dans mon coin,
avec ce que je découvre, ce qui me porte et me nourrit, qui n’anime, bien plus que
n’importe quoi d’autre qui me porte dans ce travail du/des sites. Il y a pu
avoir désir de trouver une vraie position, d’être reconnue. C’est fait, en
quelque sorte, par les huit
ans de années de travail ininterrompu pour Poezibao… d’où sans doute cette bascule intérieure vers ce
lieu plus personnel, plus ouvert sur d’autres choses qui m’importent au moins
autant si ce n’est plus que la poésie, qu’est le flotoir.
Par taches d’huile (relevés/Isabelle Pariente-Butterlin)
Isabelle Pariente Butterlin dans
un intéressant article sur ce que
serait idéalement le livre de philosophie numérique, écrit :
« Lorsque nous procédons à une recherche sur plusieurs années, nous
procédons par taches d’huile. Nous tissons des problèmes les uns avec les
autres. Il faut, pour répondre à une question d’éthique, aller investiguer
autre chose, ailleurs, parfois de la logique, parfois de l’esthétique, où nous
sommes (où je suis) moins solide. »
→ belle idée de la tache d’huile, de la propagation d’une préoccupation
à l’autre, avec ce que cela induit sur le plan des lectures et des rencontres. Des
taches d’huile qui parfois ont un effet magnétique (ça existe ?) en ce
sens qu’elles semblent attirer vers elles des ressources susceptibles de les
alimenter, de les développer, de les faire à nouveau proliférer (hasard
objectif). Et cette étonnante stabilité des centres d’intérêt et des
préoccupations dans le temps, à notre insu même. Oui sentiment d’étonnement
parfois, relisant de vieux papiers, de voir que tel sujet qu’on croyait avoir
abordé récemment est bien là depuis des années et des années. C’est à la fois
mystérieux et encourageant, en ce sens que cela aurait à voir avec une certaine
permanence de l’être, même si l’on se sent tellement balloté parfois au gré des
courants, des influences dominantes (sociales et personnelles).
Du doute, (relevés /Claude Mouchard)
le feuilleton
encore… que je prépare à l’instant.
« Rien d’autre à faire que de continuer, malgré le vent et les grêles de
doute, à parcourir les étendues boueuses et instables du possible – tout en
reconnaissant les zones d’incompatibilités ou, soudain, tel fossé où
s’effondrer d’impuissance. »
→ oui, continuer, malgré les grêles de doute, cinglantes. Qui doivent être
aiguillon plutôt que tentation de s’abriter définitivement à la côte.
De l’Europe (relevés /George Steiner)
Interview dans Télérama (lue en ligne ici)
[Question, L'Europe vit une crise profonde. Son effondrement est-il selon vous
possible ?]
« En son état actuel, c'est possible. Mais on va s'en sortir d'une façon
ou d'une autre. L'ironie, c'est que l'Allemagne pourrait dominer de nouveau.
Reculons d'un pas. Entre le mois d'août 1914 et le mois de mai 1945, l'Europe,
de Madrid à Moscou, de Copenhague à Palerme, a perdu près de 80 millions
d'êtres humains dans les guerres, déportations, camps de la mort, famines,
bombardements. Le miracle, c'est qu'elle ait subsisté. Mais sa résurrection n'a
été que partielle. L'Europe traverse aujourd'hui une crise dramatique ; elle
est en train de sacrifier une génération, celle de ses jeunes, qui ne croient
pas en l'avenir. Quand j'étais jeune, il y avait toutes sortes d'espoirs : le
communisme, et comment ! Le fascisme, qui est aussi un espoir, il ne faut pas
se tromper. Il y avait aussi, pour le Juif, le sionisme. Il y avait, il y
avait, il y avait... Tout cela, nous ne l'avons plus. Or, si l'on n'est pas
saisi dans sa jeunesse par un espoir, fût-il illusoire, que reste-t-il ? Rien.
Le grand rêve messianique socialiste a débouché sur le goulag et sur François
Hollande - je prends son nom comme un symbole, je ne critique pas sa personne.
Le fascisme a sombré dans l'horreur. L'État d'Israël doit survivre
impérativement, mais son nationalisme est une tragédie, profondément contraire
au génie juif, qui est cosmopolite. Je veux être errant, moi. Je vis d'après la
devise du Baal Shem Tov, grand rabbin du XVIIIe siècle : « La vérité
est toujours en exil. »
→ comment ne pas penser ici à tous
ces grands errants qui nous bouleversent tant, errants pourchassés bien
souvent, exilés, incompris, errants dans la réalité, errants par
l’esprit : Benjamin, Walser, Pessoa et tant d’autres. Et ajouter ici en
effet Steiner lui-même, Wismann peut-être (Penser entre les langues), GA
Goldschmidt (Une langue pour abri), Sebald…. voyageurs-errants entre les
langues et qui nous enseignent tant et pas que sur le plan linguistique.
Des langues (George Steiner)
« L'Europe reste le lieu du massacre, de l'incompréhensible, mais
aussi des cultures que j'aime. Je lui dois tout, et je veux être là où sont mes
morts. Je veux rester à portée de la Shoah, là où je peux parler mes
quatre langues. C'est mon grand repos, c'est ma joie, c'est mon plaisir. J'ai
appris l'italien après l'anglais, le français et l'allemand, mes trois langues
d'enfance. Ma mère commençait une phrase dans une langue et la finissait dans
une autre, sans le remarquer. Je n'ai pas eu de langue maternelle, mais,
contrairement aux idées reçues, c'est assez commun. En Suède, on a le
finlandais et le suédois ; en Malaisie, on parle trois langues. Cette idée
d'une langue maternelle est une idée très nationaliste et romantique. Mon
multilinguisme m'a permis d'enseigner, d'écrire Après Babel : une
poétique du dire et de la traduction et de me sentir chez moi partout.
Chaque langue est une fenêtre ouverte sur le monde. »
Littérature et philosophie (George Steiner)
[Question : La littérature et la philosophie sont-elles encore
complices aujourd'hui ?]
« Les deux formes me semblent menacées. La littérature a choisi le
domaine des petites relations personnelles. Elle ne sait plus aborder les
grands thèmes métaphysiques. Nous n'avons plus de Balzac, de Zola. Aucun
domaine n'échappait à ces génies de la comédie humaine. Proust aussi a créé un
monde inépuisable, et Ulysse, de Joyce, est encore tout proche
d'Homère... Joyce, c'est la charnière entre les deux grands mondes, celui du
classique et celui du chaos. Jadis, la philosophie aussi pouvait se dire
universelle. Le monde entier était ouvert à la pensée d'un Spinoza.
Aujourd'hui, une immense partie de l'univers nous est fermée. Notre monde se
rétrécit. Les sciences nous sont devenues inaccessibles. Qui peut comprendre
les dernières aventures de la génétique, de l'astrophysique, de la biologie ?
Qui peut les expliquer au profane ? Les savoirs ne communiquent plus ; les
écrivains et les philosophes sont désormais incapables de nous faire entendre
la science. La science brille pourtant par son imaginaire. Comment prétendre
parler de la conscience humaine en laissant de côté ce qu'il y a de plus
audacieux, de plus imaginatif ? Je m'inquiète de savoir ce que veut dire « être
lettré » aujourd'hui - « to be literate », l'expression est encore
plus forte en anglais. Peut-on être lettré sans comprendre une équation non
linéaire ? La culture est menacée de devenir provinciale. Peut-être faudra-t-il
repenser toute notre conception de la culture. Je veux vous raconter une
expérience qui m'a infiniment ému : un soir, l'un de mes collègues de Cambridge,
un prix Nobel, un homme charmant, avec lequel je dînais, m'a demandé de l'aider
sur un texte de Lacan auquel il ne comprenait rien. La modestie d'un grand
scientifique comparée à l'orgueil, à la superbe, de nos byzantins maîtres de
l'obscurité... »
→ mon constat, bien sûr, dans mon domaine : le monde si étroit, provincial
versus les grands thèmes sinon métaphysiques du moins ontologiques. Et l’immodestie
imbécile qui accompagne trop souvent cette étroitesse. Car si l’on tente de côtoyer
un peu les grands (créateurs & thèmes), comment ne pas se sentir infime,
minuscule. Mais utile éventuellement pour « porter le courrier »
(voir ci-dessous)
Apprendre par coeur (Steiner)
« Je ne peux passer une journée sans musique, sans beauté, sans
poésie. C'est ma réassurance, ma survie. La compagnie des grands maîtres me
donne un sentiment infini de fierté et de reconnaissance. Je veux leur dire
merci. En les apprenant par cœur. Ce que nous apprenons par cœur, personne ne
peut nous l'enlever. Ni la censure, ni la police politique, ni le kitsch qui
nous entoure. Apprendre par cœur, c'est entrer dans l'œuvre même. »
→ si souvent pensé à ces situations extrêmes, où l’on serait privé de tout,
hors le for intérieur et ce qu’il abrite (sort des otages par exemple, arrachés
à tout et parfois pour des années…qu’est-ce qui leur permet de survivre, de se
réassurer comme dit Steiner ?)
→ et en même temps, cette incapacité faute d’un entraînement de toute une vie
qui aurait dû commencer dès l’enfance, à retenir par cœur. Ce paradoxe d’une
mémoire très performante à certains égards, mais incapable de retenir trois
lignes de musique pourtant rabâchées pendant des jours, ou quatre lignes d’un
poème. Me souviens ici de Roubaud racontant comment il apprenait les sonnets
(si je me souviens bien, le premier vers et toutes les rimes, comme une sorte
de schéma en L inversé)… Me souviens aussi de ma conversation à ce sujet avec
Fred Griot, à Nantes, Fred me racontant qu’un jour il avait décidé de dire ses
textes par cœur en scène et non plus de les lire et comment petit à petit sa
capacité de retenir par cœur avait augmenté… la mémoire est un muscle qui se travaille, m’avait-il dit alors,
formule choc que je n’ai pas oubliée.
De la création (et de l’humilité de G. Steiner) (où l’on croise Klee)
[Question : Vous ne vous considérez pas comme un créateur ?]
« Non, il ne faut pas confondre les fonctions. Même le critique, le
commentateur, l'exégète le plus doué est à des années-lumière du créateur.
Pouchkine disait : « Merci mon traducteur, merci mon éditeur, merci mon
critique, vous portez mes lettres, c'est moi qui les écris. » Moi
aussi, je porte le courrier. C'est un très grand privilège, mais qui n'a
rien à voir avec le miracle d'un vers qui va chanter pour toujours. Nous
comprenons mal les sources intimes de la création. Par exemple, nous sommes à
Berne, voilà des années... Des enfants partent en pique-nique avec leur
institutrice, qui les met devant un viaduc. Ils dessinent, l'institutrice
regarde par-dessus l'épaule d'un bambin ; il a mis des bottes aux piliers !
Tous les viaducs, depuis ce jour-là, sont en marche. Cet enfant s'appelait Paul
Klee. La création change tout ce qu'elle contemple, quelques traits suffisent à
un créateur pour nous faire voir ce qui était déjà là. Quel mystère déclenche
la création ? J'ai écrit Grammaires de la création pour le
comprendre. À la fin de ma vie, je ne comprends toujours pas. »
©f.trocmé
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