Destin
de l’avenir (Opalka, Bernard Noël)
Je continue mes lectures croisées
des deux livres de Bernard Noël. Écoutant les échos qu’ils se renvoient et ceux
qu’ils suscitent en moi.
« L'avenir se réduit ligne après ligne avec une régularité
imperturbable » (Le Roman d’un être,
27).
→ un des effets du livre de Bernard Noël est de faire vivre, presque
tangiblement, l’aventure à certains égards insensée et très courageuse
d’Opalka. Cette décision prise en 1965, née du constat de l’état de l’art après
Malevitch, Rothko, Klein, Pollock et de l’impossibilité du tableau (il a
d’ailleurs abandonné le mot de tableau
au profit du mot détail dont je n’ai
pas encore bien compris la signification).
Décision qui l’a entraîné, jusqu’à sa mort en 2011, sur le fil tendu de cette
suite ininterrompue de nombres peints. Sur la question du détail, cela peut-être : « un détail n’est pas un tableau
mais la possibilité de se déplacer dans le temps » (28). Et là encore
forte relation des deux livres de Bernard Noël, dont on se rend compte de mieux
en mieux que ce n’est pas par hasard qu’ils sortent en même temps.
Mais le détail permet-il réellement
de se déplacer dans le temps ? Il permet de regarder le temps, oui, mais
pas de réversibilité possible, pas de lecture inversée comme dans une fugue de
Bach, la direction est définie et rien ne peut la changer. Et « le temps
ne connait aucun accident, ni du dehors ni dans le mouvement de sa perpétuelle
venue », écrit Bernard Noël. (27)
La question de l’émotion (Opalka,
Noël, Glass)
Et écrivant cela j’écoute Phil
Glass et une fois encore le rapprochement, notamment autour de la notion
d’émotion, essentielle chez Opalka en dépit de tout ce que l’on pourrait penser
de sa démarche très conceptuelle : « nous nous sommes trop souvent
fait plaisir avec l’intelligence mais quoi dire et pourquoi le dire est une
émotion plus forte que l’intelligence » (64).
→ ce qui fait penser bien sûr aux propos réitérés inlassablement ces dernières
années d’Yves Bonnefoy, autour du concept.
Mais me donne aussi le sentiment d’en prendre pour mon grade ! Oui le jeu
de l’intelligence, son déploiement, la pensée sont choses fascinantes, mais l’émotion,
où est-elle ? Quand vient-elle ? N’est-elle pas comme le roi de
Michon, qui vient quand il veut ? On ne peut la susciter artificiellement
et c’est pourtant le germe de tout acte créateur. L’intelligence fabrique,
parfois admirablement. Mais si l’émotion n’est pas le germe, le lecteur, le
spectateur, l’auditeur le détectent très vite.
→ Il y a ici aussi attestation de cette « attention passionnée du peintre
à l'inexorable qui est la vie. » (27)
Et l'œuvre appelait sans doute impérativement un écrivain pour la dire.
Question : une telle démarche serait-elle imaginable dans le domaine de la
littérature ? Peut-il y avoir un équivalent ?
Mouvement
« J’ai mis au monde un
système dans le mouvement duquel tout change sans arrêt et où tout est sans
cesse la même chose » (31)
Puis retour à l’Oubli !
Dans Le Livre de l’Oubli, on l’a déjà vu, Bernard Noël ne se focalise
pas uniquement sur l’oubli personnel, il interroge aussi un fond d’oubli
collectif. Pas du tout la question du déni telle que je l’ai rencontrée par
exemple dans De la Destruction de
Sebald, examinant pour quelles raisons les Allemands ont complètement occulté
la question cruciale de la destruction de leurs villes entre 1942 et 1945.
Bernard Noël montre que mon passé est lié à tous les passés d'avant moi par
l'oubli, mesure commune qui au fond me fond à l'espèce et me fonde aussi, d’une
façon infiniment plus essentielle qu’il ne me plait de le penser ! « Le
pays d’en bas est noir. Le vécu y devient impersonnel : on n’en voit plus
les images qu’aveuglément. Et l’oublié remonte ainsi un instant vers le visible
en nous faisant entrevoir ce qui ne sera plus jamais devant nos yeux.
L’écriture, parce qu’elle joue à la fois du visible et de l’invisible, éclaire
l’obscur, mais le mouvement perpétuel qui l’anime fait qu’elle nous donne à
voir sans nous laisser le temps de voir. »(Le livre de l’oubli, p.43).
→ Mais toute la question est de savoir si l'oublié est vraiment oublié ou bien
si quelque chose en demeure présent, comment et pourquoi. Toujours cette idée
du compost chère à Jean-Pascal Dubost
ou celle de la sédimentation. Dans la couche alluvionnaire qui se forme, quelle
est la part de destruction et qu'elle est la part de métamorphose ?
Nous n’oublions pas les mots ? (B. Noël)
p. 43, une assertion qu'il va falloir examiner de près : « Nous
oublions les choses et les images, nous n'oublions pas les mots. »
→ Est-ce vrai, je n'en suis pas sûre. Quel est le rôle des mots dans la mémoire ?
Le compost n'est- il fait que des mots ? J'aurais tendance à le penser
beaucoup plus compos(i)te !
Ce livre appelle à l'expérience pratique (un peu comme celui de Jean-François Billeter,
Un Paradigme). Il faut chercher en
soi de ces zones étranges où l'on suppute ou déduit la présence d'un vécu
totalement inaccessible. Et user de ces deux outils d’exploration que sont
l'écriture et peut être l'association.
L’écriture appâte l’oubli (B. Noël, Ludovic Degroote)
« Parce que nous oublions les
choses et non les mots, l’écriture peut donner forme à l’oublié. Ainsi elle est
toujours dans l’oublié alors que la mémoire est dans la reconstitution.
L’écriture croise l’oubli des choses et la mémoire des mots, mais cette
mémoire-là est liée à un exercice qui fait des mots la sueur de leur
oubli. » (45)
→ il faudra interroger Ludovic Degroote qui vient d’écrire Monologue
sur cette approche de Bernard Noël. La part qui revient stricto sensu à l’écriture, ce qu’elle a fait naître, en face du
drame d’autrefois et la part de la mémoire, de la reconstitution.
On peut ajouter cette superbe remarque : « L’écriture pratique
discrètement une technique du leurre : elle appâte sans cesse l’oubli. »
(55) et celle-là : « écrire, c'est penser sous la menace d'une perte
qui est dans la nature de l'oubli alors que le recours à la mémoire donnerait
le soutien du savoir. » (56)
Voir, regarder, oubli (B. Noël)
Distinction entre le voir qui
embrasse la totalité et le regarder qui ne voit qu’une partie : « la
différence entre voir et regarder comprend l’oubli » (46)
→ peut-on poursuivre la démonstration de Bernard Noël et dire que dans le regarder, l’oubli permet aussi d’entrer
en contact avec l’oubli plus vaste dont il a bien montré qu’il était notre fond(s)
commun ? Que scruter le détail, dans un livre (comme je le fais
ici ?), sur une toile (le “détail” d’Opalka), dans une partition, devant
un paysage (Pesquès ?), permet de s’ouvrir à une autre dimension
intérieure et d’expérience. Car dit B. Noël avec Aristote « les images
mentales ne dérivent pas de la perception des choses présentes, mais des choses
passées. Certaines de ces images ont laissé une empreinte, les autres sont
tombées dans l’oubli. »
→ tellement passionnante à cet égard l’étude des représentations des personnes
atteintes de traumatismes du cerveau susceptibles d’abolir les empreintes
antérieures, l’immense stratification des perceptions et la construction
progressive de notre sens de l’espace, des distances…
Nom, nomination (pour Patrick Beurard-Valdoye)
Une citation qui pourrait être
versée à mon futur échange avec Patrick Beurard-Valdoye sur la question du
nom : « toute chose sur la terre a un nom, et toute chose sous la
terre a aussi un nom et toute chose ensevelie derrière nos yeux pareillement.
Que tout ait un nom suffit à nous décharger de la nécessité d’avoir à nous en
souvenir car tout repose parfaitement dans l’oubli en attendant d’être ramené
au jour par sa nomination. (49)
→ quand je pense à l’amie disparue, c’est par son nom que j’appelle son
souvenir, c’est le nom qui suscite la déflagration intérieure, celle de
l’’évidence (contre le cours normal de la pensée) du jamais plus. Les morts reposent dans l’oubli dont la nomination
les fait sortir.
→ et dans la première partie de la citation, je sens passer le souvenir du
Livre de la Genèse, pour la question du nom et pour le ton !
Écriture et oubli (Bernard Noël)
« Ce que l'écriture puise [dans l'oublié]
n'est d'ailleurs pas restitué dans son état primitif mais tel que travaillé par
son séjour dans l'oubli qui l'use, le croise et le change » (53)
Importante émotion suscité par cette note et ce séjour dans l'oubli. Comme si
ce qui était disparu continuait â être porté en soi. Notre dette envers le disparu (à entendre au sens indéfini
et au sens défini). La matière dont nous sommes intimement faits, que nous le
voulions ou pas, que nous prétendions balayer le passé ou le faire revivre.
Et tout à fait significativement, à partir de ce moment-là Bernard Noël
développe une grande réflexion sur la question de la mémoire, des arts de
mémoire, des techniques mnémotechniques du passé, avant l’apparition de
l’imprimerie qui les a rendues inutiles : « l’image mentale était
pour les Anciens une phantasma ;
elle est pour nous une epiphania » (54)
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