Lectures
Terminé Le livre de l’Oubli de Bernard Noël, continue Le Roman d’un être du même.
Musique
Hier les Études de Ligeti que je découvre ainsi
que Ricercata musica (version
Pierre-Laurent Aimard, voir un exemple ici)
Et ce matin le disque d’Anne Queffelec, « Contemplation ». Dans son
entretien avec le magazine Pianiste,
elle explique très bien l’importance de construire un tel disque, par les
tonalités, l’ambiance, etc. (il s’agit de nombreuses pièces et transcriptions
de Bach, ces dernières notamment de Busoni, Kempf et Kurtág.)
Expansion de l’oubli, expansion de l’univers (Bernard Noël)
Reprise de la lecture du Livre de l’Oubli
de Bernard Noël et de nouveau, une très forte analogie avec le domaine de
la cosmologie : « Que l’oubli soit en expansion signifie qu’à tout
moment il est fini et à tout moment en train de progresser vers l’infini »
(59)
→ comme l’univers depuis le point initial du Big Bang, accroissement, expansion
mais aussi éloignement de plus en plus grand. Et se demander aussi ce qui peut
émaner de toute cette masse, dont Bernard Noël montre à plusieurs reprises l’immensité.
Matière noire, lumière fossile, attraction gravitationnelle ?
De la langue (Bernard Noël)
« La langue contient sa
propre histoire depuis ses origines mais son emploi courant n’utilise que son
présent. L’écriture affronte cet oubli et en accueille les effets. »
→ je repense à l’enthousiasme de cette amie qui me disait hier soir au
téléphone avoir reçu en cadeau de Noël le Dictionnaire historique de la langue
française et qu’elle le lisait comme un
roman.
De l’écriture et magnifiquement (Bernard Noël)
Deux paragraphes essentiels :
« Le chantier archéologique de l’écriture ramène au jour ce qui fut
oublié, mais tout cela ne se réveille pas tel qu’autrefois de son long sommeil
dans le sol mental : tout s’est transformé en mots, et ces mots sont des
choses de langue.
Les choses de langue naissent de la décomposition des choses du monde :
tous les malentendus au sujet de l’écriture d’aujourd’hui sont liés à l’ignorance
de cette métamorphose. Les choses de langue bien sûr ne sont pas morbides :
elles sont re-nées.
(63)
→ et devant la force et la portée de ce double paragraphe, on se sent très
petit et bien peu apte à gloser quoi que ce soit. Il faut laisser infuser,
rayonner. Notamment la question de la
décomposition des choses du monde en choses de langue. Tout ce que cela
implique, dans tous les domaines, de la psychologie à la création. Se demander
aussi, en raison de la lecture parallèle du livre autour d’Opalka, ce que
deviennent les choses du monde quand et si elles ne se transforment pas en choses
de langue, notamment dans la création plastique et musicale. À moins que même alors
elles passent d’abord par un stade choses
de langue, mais je ne le crois pas. Je crois que la métamorphose à l’œuvre est
différente et c’est pour cela que tout créateur gagne à s’interroger du plus
près possible sur les modes de création des autres disciplines. Opalka semblent
décomposer les choses du monde en chiffres, mais cette démarche est sous-tendue
par toute une conceptualisation intense, qui elle semble bien passer par les
mots, si j’en juge par tout ce qu’il dit à Bernard Noël, lors de ces séances
dans l’atelier.
→ et conséquence de la transformation/décomposition obligée des choses du monde en choses de langue :
ce qui a été vécu ne peut revivre que comme fait ou chose de langue. Alliage
improbable entre une empreinte et une projection. Démarche aussi bien sûr de la
psychanalyse
Une seconde rétine ? (Bernard Noël)
Difficile mais très
important aussi me semble-t-il : « Il existe dans l’œil une sorte de
conscience archaïque qui accommode l’image et la convertit en image mentale
après avoir déclenché un processus de symbolisation. Pourquoi la lecture n’aurait-elle
pas créé une sorte de seconde rétine sensible à une représentation qui n’est
plus visuelle mais imageante. Sensible aux choses de langue et non plus aux
choses du monde ? Cette seconde rétine ne serait-elle pas celle de l’oubli ? »
(64)
À rapprocher de ce qui suit, une évidence dont je n’avais jamais pris
conscience ! : « tout ce qui s'intériorise change de nature :
le son devient silencieux ; le visuel devient invisible. L’écriture est
née de ce changement et en assume les conséquences mais on n’a cessé de lui
faire oublier en la mettant au service des archives, du commerce, de l’information
et du réalisme ». (65)
Manipulation
mentale (Bernard Noël)
La tonalité de la fin de ce
très beau livre est profondément pessimiste me semble-t-il. « Chaque fois
qu’elle fut ainsi dénaturée, l’écriture a principalement servi de suppléante à
la mémoire. Elle est menacée à présent de n’être plus qu’un produit de
consommation. Elle n’a jamais eu tant besoin de se tourner vers l’oubli qui,
lui, est inconsommable. »
→ C’est toute la question, cruciale, de la récupération de l’art par la société
marchande. L'écriture a toujours été aussi un produit de consommation, mais n’est-ce
pas aujourd’hui cyniquement assumé et à très grande échelle par toutes les
pratiques de promotion du livre. Il me suffit de penser à certaines librairies
américaines qui font se demander quelle est la différence entre le livre proposé
là et le gadget électronique vendu dans le magasin d’à côté (c’est un souvenir
très précis, avec la juxtaposition dans un centre commercial d’une librairie Barnes
& Noble et d’un Best Buy !!! Dans le Nord-Est des États-Unis qui n’est
pourtant pas la partie la plus défavorisée en matière de culture !)
Et Bernard Noël démonte bien les mécanismes en jeu, je le cite de nouveau un
peu longuement car je crois que c’est très important : « La mémoire
organise l’espace mental de manière à y disposer à volonté des éléments qu’elle
y retient. Les systèmes politiques s’introduisaient dans cette organisation
pour l’orienter selon leurs intérêts. [...] Depuis l’invention des médias et
leur emploi généralisé, il ne s’agit plus d’orienter l’espace mental mais de l’occuper,
en vérité de le vider de tout autre contenu que celui des spectacles qu’on y
projette. Rien ne fut jamais aussi efficace pour soumettre les têtes que ce
décervelage qui remplace pensée et imagination par le flux des images »
(72)
→ On pense là bien sûr en premier lieu à la manipulation de l’histoire par les
régimes totalitaires, l’effacement de données, les retouches des photos, le
traficotage de l’Histoire officielle. Puis à la terrible remarque de ce patron
de presse : « Notre boulot, c'est de vendre à Coca-Cola du temps de
cerveau humain disponible »
Démarche d’écriture (Bernard Noël)
Or dit Bernard Noël, et là
il y aurait matière à espérer, à croire à un possible : « quand elle
obéit à la mémoire, l’écriture reproduit ; quand elle est tournée vers l’oubli,
elle invente. Il faut se risquer dans le je-ne-sais-rien, dans le
je-ne-vois-rien pour aller vers l’oubli et le rendre productif d’inconnu »
(67) Car « l’écriture sait qu’elle est en contact avec tout l’oubli [...]
les figures qu’elle anime sont appâts tendus à cette totalité par ailleurs
inconcevable » (70)
→ Incorrigible optimiste, je n’ai pas voulu terminer par les remarques du
paragraphe précédent qui elles, mettent bel et bien fin au livre de Bernard Noël,
mais par le recours à l’écriture et à la création, comme seules antidotes
pensables à cette immense manipulation déréalisée et dépersonnalisée qui est à
l’œuvre dans la société marchandisée
et mondialisée.
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