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Rédigé par Florence Trocmé le 25 décembre 2012 à 14h17 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Une
approche par éclats (Bernard Noël, Pascal Quignard)
Dans son Livre de l’oubli Bernard Noël adopte une démarche qui est un peu du
même type que celle de Pascal Quignard, comme si l’écrivain sculptait petit à
petit un thème par éclats successifs. Et de même qu’en lisant Valéry ou
Quignard, on peut être touché profondément par certaines notes et ne pas du
tout entrer dans d’autres (en particulier quand elles adoptent la très
difficile forme de l’aphorisme, il faudra y revenir), chez Bernard Noël
certaines notes vibrent immédiatement et d’autres restent lettres mortes, en
tous cas lors du premier « passage ».
On peut relever une petite allusion à un personnage ancien (Césaire
d’Heisterbach, moine cistercien du XIIIe siècle p. 27) qui fait en effet très fortement penser à la
pratique de Quignard. Mais j’ai personnellement le sentiment de quelque chose
de plus viscéralement humain chez Bernard Noël.
Par moments dans ce livre, des passages très étranges de type demi
hallucinatoire. On se demande s'ils sont rêves ? (22 et 23)
Du corps
Le thème du corps toujours, chez
Bernard Noël : « que savons-nous de notre corps ? Et des
nerfs ? Et de la pensée ? », (21) avec cette liaison forte entre
les nerfs et la pensée, la pensée qui pourrait bien n’être que du nerf !
« Le corps a oublié sa formation », nous avons oublié, nous dit
Bernard Noël presque tout ce qui nous constitue, tout ce dont nous sommes
faits, au plus intime « et l’insensé vient alors de ce que l’espace
mental, en se rabattant sur le corps qui le produit, semble créer une illusion
d’organes, dont l’observation est aussi l’oubli… » (22)
→ ce texte engendre souvent ces phrases déstabilisantes que l’on commence dans
le confort d’une pensée solide qui soudain se défait en butant sur quelque
chose qui ne peut vraiment s’appréhender. Et la force de Bernard Noël est de
susciter ce sentiment de ce qui se dérobe et qui est à la fois le cœur de la
littérature et de l’art et l’œil du cyclone de toute vie. Une tache aveugle, un
point noir, peut-être même un trou noir, autour duquel le reste gravite. La
mort. Toujours oubliée. Car « la matière travaille à se comprendre, mais
en produisant l'intelligible, elle fait oublier un état premier au profit d'un
second, également matériel, mais d'une matière plus fine. L'oubli dissimule que
cet état second n'est pas final » (27)
De l’oubli et de la mort
Et bien entendu, cette méditation
sur l’oubli ne peut pas ne pas être une méditation sur la mort et sur la
disparition : « Les morts sont plus nombreux que les vivants. Les
pensées mortes, elles aussi, sont plus nombreuses que les vivantes. La terre
ensevelit moins de morts que l'oubli. » (24)
→ et il est étrange que je transcrive ici cette citation alors que j’écoute la Messe en si de Bach qui m’a toujours
donné le sentiment d’être le chœur des voix disparues (mais sans aucune
tristesse).
La courbure de l’espace (avec
Bernard Noël)
Et en cette même page la
formulation de l’intuition présente dès le tout début de la lecture du
livre : l’impossibilité à appréhender l’oubli. Sœur de celle à appréhender
la mort par la pensée. « Si j’essaie de me représenter l’oubli, je pense à
quelqu’un, à quelque chose que j’ai oubliés ; autrement dit j’essaie de me
souvenir de l’oublié ! Il faut sortir du mot, puis penser l’absence que ce
mot barrait ; mais comment penser ce qui n’est pas ? Et qui, tout en
n’étant pas, ne nie pas ce qui est, mais en est à la fois l’avenir et le
passé » (27)
→ L'oubli serait comme la mort un impossible à (se) figurer parce que le
figurer serait être sa proie donc disparaître.
Ou bien encore : « Ce que le mot “oubli” ne peut pas dire, c’est
l’oubli, et voilà pourquoi je ne peux pas penser l’oubli, mais seulement tenter
son approche. » (31)
Mais l’auteur apporte ici une précision, de taille ! « L'oubli est le
contraire du néant. Il est la positivé de l'absence. » (28)
→ En ce sens sans doute qu'il correspond à un ex plein. Il est une forme peut
être qui n'a plus de contenu. Cela que l'on éprouve quand on est mis par autrui
devant un fait incontestable mais que l'on a complètement oublié. Quelque chose
qui est vidé de sa substance mais qui a une forme. Comme la coquille d’un
animal… C'est la courbure de l'espace intérieur qui atteste d'une masse qui le
déforme (où l’on retrouve les comparaisons avec les hypothèses de la
cosmologie).
Poésie
« L’écriture est l'expérience
de l'oubli. » (28)
→ davantage envie de laisser cette phrase vibrer, longuement, de la répéter, de
la ruminer que de la gloser, nécessairement de façon partielle et de la vider
ainsi de son potentiel énorme.
zen et terrible (B. Noël)
« Oublie-toi toi-même, et tu
ne seras que qui tu es » (34)
Le temps et l’histoire (Bernard
Noël, Roman Opalka)
Encore une note de très longue
portée, qui fait de ce livre un livre à garder à portée de main, à ouvrir
aléatoirement, à méditer. Un livre auquel revenir. « quand l’homme vivait
dans le temps, et non pas dans l’histoire, le passé n’était qu’un
grenier. »
→ cette opposition du temps et de l’histoire, difficile à penser pour le
non-philosophe, mais qui est très éclairée par l’autre livre de Bernard Noël
qui sort simultanément chez P.O.L., Le
roman d’un être qui porte sur le travail de Roman Opalka, immense
méditation sur le temps (L’œuvre du peintre et le livre du poète sont immense
méditation sur le temps).
Phosphorescence crépusculaire (B.
Noël)
Bernard Noël évoque ce phénomène
d’une accumulation de la lumière diurne dans le corps des choses, phénomène que
j’avais découvert, il y a très longtemps, dans une note du journal de Jünger où
il parlait des géraniums comme accumulateurs
de lumière. Depuis, je l’ai constaté de très nombreuses fois, cette sorte
de phosphorescence auratique autour des géraniums, lorsque le jour s’en va. « Lumière
du soir : les choses rendent du soleil au soleil absent – ainsi
l’oubli… » : pour moi c’est d’une beauté à couper le souffle. Pourrait-on
dire que quelques très rares poèmes rendent du soleil au soleil absent ?
Gramsci
Et en bruit de fond, un de ces
souvenirs insistant qu'on fait semblant de ne pas entendre pour des raisons
complexes, le mot Gramsci, une
histoire de bout de la langue, une
certitude quant à l'éditeur, un effleurement de Noël, une fausse localisation dans
la bibliothèque qui entraîne vers Dupin et Fourcade. Puis sur l'iPad la requête
« Gramsci + P.O.L. » et la
réponse, immédiate : « le syndrome de Gramsci », titre de
Bernard Noël paru en 1994 qui atteste d'une constante préoccupation de Bernard
Noël pour l'oubli qui est l'autre nom de la mort. Et qui atteste aussi des
curieux mécanismes de la mémoire et de l’oubli chez moi et de la permanence de
cette question puisque je retrouve dans des notes du flotoir en 2000 un long
développement sur la question, avec allusion au livre de Bernard Noël et un
large extrait de celui-ci : « bref, je parlais dans l'atmosphère de
détente et de confiance que j'ai dite, quand ma phrase -une phrase, je le
répète, commencée dans l'élan de la conversation - s'est cassée sur un
gouffre…Et le comble, voyez-vous, c'est que le manque, que le trou, que la
chute ont eu pour raison la brusque absence dans ma mémoire du nom de Gramsci
[...] plus tard, retiré dans ma chambre, j'ai interrogé ce trou [...]et je n'ai
réussi qu'à tituber au bord d'un cratère d'autant plus dangereux qu'il n'était
pas éruptif mais implosif. » (B. Noël, Le Syndrome de Gramsci, P.O.L.,
1994, p. 12)
Où est l’œuvre d’art ? (Opalka)
Le livre de Bernard Noël monte donc
sans suture, en une seule coulée matérialisée sur la page par un bloc de texte
de 19 lignes, sans doute lui-même en quelque sorte mimétique de la toile
d’Opalka, ses observations très détaillées sur le peintre à l’œuvre, sur
l’atelier, sur le cadre très précis dans lequel œuvre Opalka et les réflexions
de ce dernier sur son concept.
Ce qui amène à se poser la question de tout l’environnement au sens le plus
large de l’œuvre d’art. La toile est-elle isolée, telle qu’on la voit la
plupart du temps dans les musées ? Ou bien tout ce qui l’a produite, ce
qui l’entoure en fait-il partie ? Par exemple ici toute la démarche d'Opalka
et sa logique implacable et très conceptuelle semblent faire partie intégrante
de l'œuvre.
Et qu’en est-il de la fascination que cela exerce et plus encore de la trace
que cela laisse dans l’esprit, de telle sorte qu’il y est comme ramené
régulièrement comme par une main très douce ?
Bernard Noël évoque l’évolution du projet depuis les chiffres blancs sur le
fond noir jusqu'au blanc sur blanc dans une forme de disparition qui est le
point de visée de l’œuvre (évoqué aussi l’accompagnement par l'enregistrement
vocal des chiffres.)
Comme la collecte de bruits de cœur de Boltanski.
L’effet d’accumulation joue sans doute, qui renvoie à cette donnée essentielle
de l’humanité : le nombre, le nombre immense des êtres humains, l’éphémère
de leur passage et pourtant la trace, la trace du temps qui a conduit Opalka à
réduire son œuvre à l’écriture de nombres, depuis le « 1 » tracé en
1965 jusqu’à « 5 607 249 »
qui sera le dernier qu’il aura inscrit avec sa toile.
Lorsque Bernard Noël le rencontre dans son atelier, à plusieurs reprises, en
1985, il en est à 3 803 227…
(il y aura d’autres rencontres, en 1990, 1996..)
Et je reviens sur le travail de Fanny
Aboulker, évoquée dès 2005 dans Le
flotoir.
Flotoir, 23 janvier 2005 : « une jeune fille a entrepris depuis
quelques années d’écrire un à un les chiffres de 1 à 6 000 000 en
mémoire des juifs massacrés par les nazis. En hommage aussi à sa grand-mère,
rescapée des camps [...] La jeune fille écrit environ 1000 chiffres chaque
jour, impeccablement, à l’encre bleue, bleu [...] la couleur utilisée le plus souvent pour
le tatouage du numéro sur la peau des déportés.
De la monotonie
Posée ici, inévitablement la
question de la répétition et de la variation parfois infime mais inhérente à
l'idée même de répétition. « Quelqu’un qui me regarderait faire, dit
Opalka, pourrait penser que je suis dans une monotonie terrifiante mais dans
cette apparente monotonie il y a des émotions extraordinaires ». Plus loin
il explique comment chaque chiffre, chaque tracé est différent. Un
rapprochement alors fort, pour moi, d'Opalka
et de Phil Glass. Dont tant décrient la monotonie, ignorant l’émotion que peut
susciter cette répétition infimement variée, notamment par le rythme….
Et cette belle réponse (25) de Bernard Noël sur la monotonie « Les lignes
d'un livre ont elles jamais paru monotones à l’œil d’un lecteur ».
Quand Opalka dit « les premiers pinceaux sont perdus » (24) on pense
à l'enfance comme premiers pinceaux à jamais perdus et d'autant qu'on vient de
lire le livre sur l'oubli de Bernard Noël. Il faut savoir que le peintre prend
un pinceau neuf chaque fois qu’il aborde un nouveau détail et qu’il numérote et conserve les pinceaux. Et aussi que
chaque soir, il met une chemise blanche, toujours la même et qu’il se
photographie, toujours strictement au même endroit, avec la même lumière,
devant le détail en cours. »
Trouvé en ligne cette vidéo
conservée par l’Ina qui explique bien la démarche du peintre.
Rédigé par Florence Trocmé le 25 décembre 2012 à 12h53 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 24 décembre 2012 à 15h25 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Des
états de la matière
tout à fait intéressée par cet
article :
“Forget solid, liquid, and gas: there are in fact more than 500 phases of
matter. In a major paper in today's issue of Science, Perimeter Faculty member
Xiao-Gang Wen reveals a modern reclassification of all of them. Using modern
mathematics, Wen and collaborators reveal a new system which can, at last,
successfully classify symmetry-protected phases of matter. Their new
classification system will provide insight about these quantum phases of
matter, which may in turn increase our ability to design states of matter for
use in superconductors or quantum computers. This paper, titled,
"Symmetry-Protected Topological Orders in Interacting Bosonic
Systems," is a revealing look at the intricate and fascinating world of
quantum entanglement, and an important step toward a modern reclassification of
all phases of matter.” (plus ici)
→ je trouve passionnante cette idée de multiples états de la matière, non plus
trois ou quatre, liquide, solide, gaz, plasma, mais des centaines ; je
serais bien sûr incapable de dire pourquoi, mais je sens comme une adéquation
avec la forme de recherche qui est la mienne, qui a trait sans doute à la
variation, fut-elle infime, autour du même, à la variation en général, en
musique et en litterature en particulier. C’est aussi une façon de dire la
complexité du monde et son organisation sous-jacente qui n’a sans doute rien à
voir avec nos schémas simplifiés et parfois simplistes, mais qui est une
organisation tout de même (voir les théories du chaos ?)
La pensée comme une exploration (Isabelle
Pariente-Butterlin)
D’un article d’Isabelle Pariente-Butterlin, article que
je me permets de gloser au fur et à mesure de son déroulement (ses propos sont
en italiques)
— on régresse très vite dans la compréhension d'un problème ou d'un auteur, si
on l'abandonne quelque temps. On retourne en arrière. Il faut quelques jours
pour se remettre au même niveau de compréhension, puis de nouveau, pour pouvoir
avancer.
→ Souvent constaté qu’il me fallait écrire à chaud, dans l’aura de la lecture, que ce soit celle d’un livre, comme celle d’une
lettre.
Il semblerait qu’il y ait (je parle exclusivement pour moi ici) une sorte
d’inflammation au contact du texte, flambée de réactions qui n’est pas pérenne. Non seulement elle n’est pas
pérenne, mais en plus, je l’ai souvent dit, le texte peut susciter à quelques
heures d’intervalle des réactions diverses. Certains pensent que cela signifie
que le texte ne tient pas, qu’il faut l’éprouver dans la durée et le suivre
uniquement si son effet (essentiel, l’effet d’une œuvre d’art sur soi) perdure.
Je ne suis pas sûre d’être en accord avec cette pensée, car je crois que compte
aussi cette figure étrange qui se forme au contact du texte, une figure souvent
fugace, fragile à laquelle il importe de donner rapidement un corps, par
quelques mots ou remarques, un peu comme on le fait pour un rêve.
— J'en ai conclu qu'il fallait entraîner
ses phrases et sa pensée chaque jour. Comme au violon. Même si je suis piètre
violoniste, je m'entraîne chaque jour. Répéter une phrase inlassablement ne m'a
jamais ennuyée, à la grande surprise de mon professeur, parce que c'est
exactement ce que j'aime faire sur une phrase d'un philosophe.
→ je ne peux qu’être infiniment sensible à ce rapprochement entre le travail de
la pensée, parfois sur une seule phrase et la pratique instrumentale… la
répétition n’est pas ici négative, elle est comme une série de pas, de sauts,
pour aller de l’avant, pour adopter la phrase poétique, musicale, philosophique,
voire même la tournure dans une langue étrangère. La rumination… je sais que
dans certaines traditions religieuses, on ressasse indéfiniment les mêmes
phrases et qu’on peut en extraire toujours autre chose. Je crois que les Juifs
sont particulièrement attachés à cette pratique de la rumination et de l’exégèse
infinie du texte.
— C'est la raison pour laquelle j'écris
constamment, régulièrement, obstinément [...] J'ai parfois l'impression, pour
continuer dans la comparaison avec la musique, d'improviser un air ici [site Aux bords des mondes]. Il y a tout le travail de répétition, de
préparation, de lecture, de recherche, qui est fait en amont, et
l'improvisation aux bords des mondes, de temps en temps, parce que c'est un
autre style d'exercice. À côté des grands concerts académiques et solennels que
sont les colloques et les articles, qui mettent en place un autre rapport à la
pensée, que je ne renie pas. Car dresser des oppositions ne m'intéresse pas
autant que de comprendre la fluidité des formes et de nos situations.
→ pour moi, la part professionnelle ici évoquée par Isabelle Pariente-Butterlin
ne joue pas. Mais l’obstination à écrire, je la connais, bien sûr, avec l’idée
que c’est indispensable à la conduite de la pensée, de l’évolution des projets
et des idées. Et important pour saisir, comprendre
la fluidité et la complexité des formes et des situations, tenter d’en
percevoir, à chaque fois, le caractère vivant ou non-vivant.
— Bien sûr, il faut, pour penser, des
distinctions et des oppositions conceptuelles. Il y a un apprentissage intense
à en faire, jamais fini, toujours en extension, qui est comme la technique de
la pensée. Exactement comme pour apprendre la musique il y a une technique et
des gestes à incorporer à sa propre main (je parle de la main gauche, puisque
je fais du violon, et elle apprend autre chose que ce que le poignet droit
apprend, d'autant plus que la musique vient de l'archet). On ne sait absolument
pas comment on apprend l'écart entre la troisième et la cinquième position,
mais il s'incorpore à soi, on le trouve, et on le connaît. De même qu'on sait
quel écart il faut entre les doigts pour jouer un fa ou un fa dièse. On ne sait
pas comment on le sait. Mais la main et l'oreille le savent. Et tout d'un coup
le geste se simplifie.
Exactement comme la pensée, tout d'un coup, prend forme et se simplifie. Moins
le geste porte la trace de tous les efforts qui l'ont précédé, plus juste il
est. Au violon comme dans la pensée. Et comme dans l'écriture, que je ne
dissocie pas d'elle.
→ rien à « gloser », faire un rapprochement avec certains des propos
de Celibidache ou du pianiste Afanassiev repris dans ce Flotoir ; et
simplement profiter de l’expérience d’une autre pratique instrumentale que la
mienne, mais qui me touche de près pour des raisons personnelles et musicales.
Et admirer la beauté vitalisante de cet article.
Compter et conter (Bernard Noël)
Je m’engage dans la lecture en simultané des deux livres de Bernard Noël,
qui viennent de paraître chez P.O.L., Le
Livre de l’oubli et Le Roman d’un
être (axé autour sur la figure du peintre Opalka)
« L'usage normal de la langue :
compter et conter. L'écriture est fondée sur un détournement originel qui
s'oublie tellement en lui-même qu'elle cherchera toujours d'où elle est vient (Bernard
Noël in Le livre de l'oubli, p.7)
Oubli et vertige (B. Noël)
« La langue éprouve devant
l'oubli un tel vertige que la langue tombe, mais cette chute la remet dans la
bouche, tout humide de salive périssable. (9)
→ Lisant Noël sur l'oubli, on se rend compte
qu'on est devant une sorte de paradoxe. Car comment parler de l'oubli, de ce
qui n'est plus, ce qui n'est pas. Une figure en creux, une figure qui se
dérobe.
De telle sorte que quand on lit ce texte, quand on lit ce livre, on rencontre à
chaque occurrence du mot oubli, une
sorte de trou dans le texte, quelque chose qui se dérobe, un vertige, en effet et qui rend la lecture
extrêmement problématique, concrètement problématique (ce n’est en rien une
critique négative, bien au contraire). Le mot oubli se dérobe constamment à l’approche, à la compréhension.
La citation de Bernard Noël dit très bien ce double mouvement, vertige mais un
vertige productif en quelque sorte, qui réarme la pensée dans le même temps
qu’il la désarme.
Dimensions de l’oubli (B. Noël)
L’oubli excède largement notre
petite unité individuelle. Son territoire, prévient Bernard Noël, ne se
« confond pas avec celui de l’inconscient [...] qui n’est que la
« couche superficielle de l’oubli, car l’oubli n’a pas été oublié que par
moi. Il faut imaginer l’oubli à l’échelle de l’espèce, un inconscient stratifié
dans le système nerveux, dans le cerveau… Le corps est un terrain archéologique
mais comment le fouiller ? »
→ essentielle cette ouverture de l’être et partant de la création sur quelque
chose qui excède infiniment la minuscule échelle individuelle et ouvre sur
cette nappe phréatique de l’inconscient collectif, nourrie de cet oubli
universel qui est sans doute la condition de la vie, oubli des origines, de la
provenance, oubli aussi, par refoulement, de tout ce que la fondation des
sociétés humaines a impliqué de violence. (14)
Travail de la poésie (B. Noël)
« Le poète vise l'oublié : il
le désigne et parfois l'articule, mais ce n'est pas pour l'offrir au savoir »
(15)
Posé ici comme balise, mais la fin de la citation reste énigmatique. Si ce
n’est pas pour l’offrir au savoir, quel est la destination, le but de cette
désignation ? S’agit-il d’aller repêcher un oublié et de le remettre au
jour (on pourrait penser ici à certains aspects de la méthode de Patrick
Beurard-Valdoye) ou bien s’agit-il seulement de désigner un territoire
inaccessible mais qui existe, dont il ne faut pas oublier l’existence.
→ curieusement lisant ce livre, on est traversé constamment d’analogies avec ce
que l’on sait ou ne sait pas de l’univers (cosmologie) : trous noirs, bien
sûr, lumière fossile, etc.
De la nature de la pensée
(Bernard Noël)
Bernard Noël suit avec les mots sa
main qui écrit : « des images passent, très vite. Si je les fixais, les
mots viendraient dessus, sans doute. Les images pré-pensent quelque chose – une
chose dont je ne me souviens pas. » (16)
Beaucoup d'éléments sont problématiques dans cette citation. Cette préexistence
des images, par exemple. Est-elle propre ici au processus de création de B.N.,
en est-il toujours ainsi pour lui, ou bien encore est-elle universelle ?
L’image est-elle première par rapport à la pensée abstraite ? On se dit
qu’il faudrait expérimenter, comme quand on lit Jean-François Billeter qui
d’ailleurs y invite explicitement : « Souvent mes idées sont plutôt des observations.
J'observe ce qui se passe. Au lieu d'essayer de comprendre les problèmes dont
discutent les philosophes, j'ai pris le parti de m'intéresser aux phénomènes
que je puis observer moi-même, les plus familiers, ceux qui forment « l’infiniment
proche et le presque immédiat » (Un
Paradigme, p. 10)
De la douceur de l’oubli (B.
Noël)
« La conscience de l'oubli
ouvre un espace où je communique en douceur avec.... Où la communication est
semblable à la limpidité de l'air. Dans le visible, je vois l'invisible, et c'est
l'espace même – et il est l'être de ce qui n'est pas. » (17)
→ superbe intuition de cette douceur
de l’oubli, comme un monde d’ouate, feutré, une matière en elle-même, une sorte
de cocon dans les bras duquel nous reposons tous. Par quoi nous sommes en
partie fondés, à l’échelle personnelle et à l’échelle de l’espèce. Nos
racines d’oubli.
De la puissance de l’œuvre (B.
Noël)
« La sensibilité à ce qui fut
ouvre une dimension, qui dilate le présent : elle l’arrache à la linéarité
du passé-présent-futur. Cette sensibilité donne à l’œuvre écrite avec elle une
puissance réelle : l’obscur de
la limpidité. » (19)
→ on verra que la lecture du deuxième livre de Bernard Noël, celui qui tourne
autour de l’œuvre d’Opalka est une forte réflexion sur le temps. Et il faut
sans doute aussi redouter une atténuation considérable de la « sensibilité
à ce qui fut », en particulier dans le domaine de l’art, mais aussi de la
vie quotidienne, où l’immersion dans l’immédiat, avec passé et futur courts et
strictement personnels, empêche une vraie inscription dans la durée, qui fasse
sens.
→ et écrivant cela, l’andantino de la
sonate de Schubert, en la majeur, D. 959, par Murray Perahia. Résonance intense
avec cette réflexion, dans le suspens de cette mélodie, non pas au-dessus d’un
vide-néant mais d’une sorte d’absence vivant de ce qui fut, précisément.
Opalka & Bernard Noël, Pénétrer dans le temps
Le deuxième livre de Bernard Noël, Le Roman d’un être semble dédié au
peintre Opalka.
« La vie commence et l’ignore d’où son penchant à l’illusion il faut
s’arrêter il faut pénétrer dans le temps ». (Le Roman d’un être, p. 7)
→ évident écho avec Le Livre de l’Oubli.
→ Et en quelque sorte posé ce qui va être un thème central, sinon le thème
central : pénétrer dans le temps,
et on pressent que pour cette visée Bernard Noël a trouvé une sorte de chemin,
de vecteur, de véhicule : l’œuvre d’Opalka qui depuis 1965 aligne un à un
des chiffres sur des toiles qu’il appelle des détails. On sent aussi que vont
s’entremêler la réflexion de Bernard Noël et le travail d’Opalka, dont on va
vite comprendre que l’écrivain l’observe, très minutieusement, que le peintre
le commente et que dans ce triple mouvement se construit petit à petit une
vraie représentation possible du temps.
→ et la forme choisie par Bernard Noël, le texte en bloc justifié, de longueur
égale sur chaque page et sans ponctuation. Une forme peut-être aussi de
représentation du temps ? Une sorte de mimétique avec les
« détails » d’Opalka, qui précise lui-même la dimension constante de
ses toiles, 196 x 135 cm, dimension qu’il rapporte à celle de son propre corps.
Écrire peindre, Opalka Noël
« le mouvement est celui de
l'écriture » (11) dit B. Noël qui regarde Opalka peindre. Des chiffres en
blanc sur fond blanc. L’écrivain est bien dans l’atelier du peintre, il voit
l’œuvre en train de se faire. Opalka vient de lui expliquer sa démarche, la
façon dont elle s’est imposée à lui : « j’étais peintre j’ai voulu
faire quelque chose où le rapport de la vie et de l’art serait plus engagé que
dans la peinture » (9) et il ajoute un peu plus tard : « je
porte mon concept je l’ai fixé pour toute mon existence c’est pour moi l’idée
la plus adéquate à la vie un sfumato de notre limite. » (12)
Le vif du sujet, le temps
(Bernard Noël et Opalka)
Mes « détails » dit
Opalka « visualisent ce phénomène vital moi aussi toujours le même jamais
le même c’est la situation de toute chose mais elle n’est pas visible chaque
détail porte la trace du temps chez Pollock il y a également cette trace mais
on ne peut la dire son trajet est un chaos » (13) →Bernard Noël arrime
sans suture les propos d'Opalka et sa description du peintre au travail. Il y a
comme une volubilité d'Opalka versus la présence de l’écrivain qui est en fait
un regard qui enregistre avec une extrême précision.
→ Quid de ce très étrange nom de détails
qu’Opalka donne à ses toiles. Toujours donc rigoureusement de la même taille.
196 sur 135. Et selon son estimation au nombre d’une dizaine par an. Vertige
des chiffres, qui donnent aussi une matérialité un peu hallucinatoire au temps :
le nombre de toiles, le nombre de pinceaux, le nombre de chiffres, mais aussi
le temps passé à.
Et le chemin de la couleur, fond noir à l’origine et chiffres blancs, puis le
gris et puis l’idée du « un pour cent » (qu’il faudra préciser, je ne
la comprends pas bien) qui mène à l’invisibilité totale des chiffres peints (le
premier détail a été peint en 1965 et ces visites à l’atelier de Bernard Noël
se situent en 1985). Conscient d’aller vers cette future invisibilité, Opalka a
commencé à faire des enregistrements vocaux « la voix me dira alors où j’en
suis puisqu’on ne verra plus rien ».(17)
→ chemin qui se terminera par la mort du peintre, le 16 Août 2011, sur le
chiffre 5607249 (source)
→ et la forte réminiscence, une fois encore, de l’entreprise à toute autre
visée de la « jeune fille aux nombres », Fanny
Aboulker, qui mène la tâche d’écrire jour après jour les nombres de un à
six millions en mémoire des juifs exterminés par les nazis. (voir @6millions)
Rédigé par Florence Trocmé le 24 décembre 2012 à 12h49 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 23 décembre 2012 à 10h47 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Du flotoir
J’aime bien cette formule de
Prigent relevée dans un article de Bruno Fern à propos du petit opuscule que l’écrivain a produit à
l’occasion du don de ses archives à l’Imec : « Un livre tient pour
autant qu’un phrasé, semblable à nul autre, y lie l’hétérogénéité du matériau
documentaire (l’histoire, la culture, les affects, les fantasmes, les temps et
les espaces divers) et la complexité formelle (intertextualité, montage,
disparate générique, malaxage rythmique).»
→ J’aimerais pouvoir en dire autant du flotoir,
au matériau si hétérogène en apparence : qu’il tienne par un phrasé… je
n’en dis pas plus.
Des pop-ups
Repensé à ces dépliements dans les
pages de certains livres d’enfants, il paraît qu’on appelle ça des pop-ups… traversée par l’idée soudaine
d’une collection de livres à pop-ups, à dépliements (ce mot tellement plus beau
que cet affreux pop-up !) puis
réalisé qu’en fait, toute lecture est dépliement, dépliement du texte au-dessus
de lui-même, engendrant une sorte de chimère, de figure, toujours singulière,
produit de ma lecture, fortement différente de celle d’autrui. Rouvrir un livre
autrefois lu c’est en déplier de nouveau les dépliements antérieurs, retrouver
les traces des plis (parfois matérialisés par les parties soulignées !!!)
Méthode
Je réfléchis à ma méthode de
travail, pour chacun des dialogues qui se nouent, tous autour de questions qui
me paraissent très importantes. Comment faire pour que l’essentiel soit
préservé, que soit évitée une forme de noyade dans la masse énorme des mails. Dialogues
et/ou conversations. S’interroger sur la nature de chacun de ces échanges n’est
pas anodin. Et ne prend bien sûr pas en compte la dimension affective, humaine.
De la perte (Matthieu Gosztola)
« Les réalités restituées dans
le champ de nos vies par les mots sont la lumière d’étoiles mortes. À chaque
fois qu’une réalité paraît, dans l’enceinte du poème, c’est pour nous dire
qu’elle n’est plus. Et pourtant, et c’est là le plus important, cet aveu de son
absence, de sa perte, a lieu précisément au moment de l’acmé de son
existence. »
Matthieu Gosztola, dans un article à propos de la poésie d’Yves di Manno pour Poezibao.
Agnès Varda
… sur France Culture qui parle des
œuvres sur lesquelles elle travaille actuellement et dont l’une vient d’être
acquise par le musée Paul Valéry à Sète (Alice et les vaches blanches, portrait
à volets vidéo, 2011). Elle décrit : un tirage noir et blanc au centre de
l’installation et sur les côtés une vidéo en volets sans rien au centre. Se
trouvent ainsi mêlés la fixité de l’image photographique et le mouvement de la vidéo. Cela
brouille les genres et notre esprit tellement habitué aux catégories bien
définies en est troublé. Ce qui est fixe semble bouger, ce qui est mouvant
semble se figer. Une fois encore, ici attesté, ce besoin contemporain de
transgresser les genres, de les mélanger, de les jouer les uns contre les
autres ou de les faire jouer les uns avec les autres. Je ne m’aventurerai pas à
chercher des exemples dans l’art contemporain que je connais trop mal, mais
plutôt du côté de la littérature, où tant d’écrivains semblent désireux de
sortir des cadres qui les étouffent : le roman, le récit, la nouvelle, le
poème, pour aboutir à des compositions dont le degré de mélange des genres
définis est variable mais évident…. peut-être aussi que la conscience moderne
est aux prises avec un tel afflux de données qu’elle est obligée d’inventer ou
de rechercher dans les œuvres des formes qui soient susceptibles d’accueillir
ces flux complexes, mouvants, hétérogènes, instables, mais vivants alors que
les formes plus fixes les figent, les dévitalisent en les
« purifiant » peut-être de soi-disant scories qui leur sont
essentiels. Les milieux trop homogènes sont trop déphasés par rapport à la
réalité contemporaine.
A propos de Poezibao : sortir sans
sortir ?
Et dans ce contexte je recopie ici
un très beau mail d'un ami qui fait écho aux réflexions en cours sur le
travail des sites : comment évolue et va évoluer Poezibao, comment se développe le flotoir… ? Poezibao
dont je souhaite qu’il quitte la fonction de chambre d’enregistrement qui a
beaucoup été la sienne. Ce qui était justifié à la fois par la visée
personnelle et partageable d’embrasser aussi largement que possible le
territoire de la poésie contemporaine. Mais qui aujourd’hui semble, presque
naturellement, s’orienter selon une autre visée, le questionnement des
processus de la création. Donner à lire encore, largement, de la poésie, mais
aussi chercher par les entretiens, les notes, les feuilletons, des dialogues, à
travailler tout l’entour, de la genèse à la réception, du texte poétique. Ce
qui le suscite, ce qui le justifie, ce qui permet éventuellement de le juger,
avec tous les enjeux créatifs qui sont à l’œuvre. Comment il est accueilli ou
rejeté et pourquoi.
Cet ami donc qui m’écrivait hier :
« c'est précisément de ces difficultés que tu sembles ressentir et qui
s'expriment parfois dans le flotoir que je souhaitais te parler, de
ta volonté de garder un cap qui soit libre et non dépendant - même des règles
que tu te serais créées ou des regards qui seraient portés sur le site - ainsi
que de la façon dont chaque texte que tu ajoutes cherche à se dégager du précédent
sans le renier ni le nier. Poezibao invente quelque chose, sur plusieurs
fronts, crée un genre nouveau peut-être, parce qu'une seule personne l'anime
(au sens fort), et je crois que la liberté est le seul critère qui permette à
cet organisme en croissance de vivre. C'est ce qui en fait quelque chose
d'unique, ni un blog, ni une revue, ni un journal, ni une anthologie, ni une
recension mais un organisme s'accroissant à son propre rythme dans des
directions différentes, selon des nécessités qui lui sont propres mais qui se
manifestent de plus en plus clairement (à tes yeux aussi) : qui convergent
toutes quant à leur enjeu... "profond" ou "secret". C'est
ce que j'en perçois. [...] tout communique de façon cohérente, organique à présent, que la tentative
se déploie dans toute son ampleur. »
Ami qui ajoute : « Le poète que je garde à l'esprit [...] celui donc
que je brandirai aujourd'hui comme bannière, [...] sera Gherasim Luca, champion
toutes catégories de la non récupération, de l'irrattrapable, et tout
simplement de ce qui (nous) meut. Le mot d'ordre : rester vivant, rester
"hors", ouvrir... »
Beethoven par Perahia
Disque n° 32 du coffret Perahia :
les sonates de Beethoven n°17 en ré mineur, « La Tempête », n°18 en
mi bémol majeur, et 26 également en mi bémol majeur, « Les Adieux ».
Quelque chose me parle intensément dans ces interprétations. Peut-être que je ressens
une forme d’humanité plus fraternelle, ici, que dans d’autres interprétations
(Brendel par exemple). Le disque que j’écoute en travaillant me « tire
constamment l’oreille » et plus intéressant peut-être ici, il (me)
communique une forme d’énergie très particulière, qui n’a rien d’une énergie
d’excitation, mais plutôt une énergie d’allant, d’élan, une forme d’emportement
mais très doux et très convaincant, qui dirait d’aller, d’aller de l’avant sans
crainte. Sentiment qu’ici quelqu’un me parle, qui est à la fois le compositeur
Beethoven, descendu de son piédestal sans doute grâce à l’interprète Murray
Perahia, qu’ils s’adressent à moi et à moi seule et en même temps et sans
contradiction à tous (ce que l’on me disait de Dieu quand j’étais enfant et qui
me touchait beaucoup). C’est bien sûr incompréhensible sur le plan de la
logique. C’est sans doute à mettre en rapport avec cette si belle remarque de Marc
Dugardin confiant son sentiment que parfois la
musique nous écoute. Elle vient en tous cas trouver en nous quelque chose
qui lui répond avec une parfaite adéquation, comme si elle était destinée et
uniquement destinée à cette part de nous-mêmes. Et si la métaphore de la clé et
de la serrure rôde dans les parages, c’est bien qu’il s’agit d’une forme
d’ouverture, c’est une ouverture qui est ainsi donnée, un canal pour quelque
chose de vitalisant.
Rédigé par Florence Trocmé le 23 décembre 2012 à 10h42 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Le potentiel combinatoire de la
langue (Goldschmidt)
L’auteur rapporte l’anecdote de
l’inventeur du jeu d’échec. Ce dernier présente son invention à l’empereur qui,
ravi, lui dit qu’il lui donnera la récompense qu’il veut. L’inventeur de
demander 1 grain de blé sur la première case, 2 sur la deuxième, 4 sur la
troisième et ainsi de suite jusqu’à la 64ème, ce que l’empereur trouve très,
trop modeste… sans comprendre qu’en fait le nombre de grains devient alors
astronomique ! Et Goldschmidt de faire bien sûr la comparaison avec la
langue allemande où ce ne sont pas 64 éléments qui sont en jeu mais « 2500
éléments verbaux combinables en tous sens par agglutination »
Aller jusqu’au bout des choses
(Goldschmidt)
« La Deutsche Gründlichkeit, cette tendance
irrépressible à aller jusqu'au bout des choses, est peut-être en relation avec
la construction de la phrase. ».
→ et cette expérience si souvent vécue, par exemple en parcourant rapidement
des dépêches d’agence en allemand (et cela d’autant plus qu’on a encore une
expérience limitée de la langue). Le balayage repère une racine de verbe qui
fait imaginer un sens et arrivé au bout de la phrase, le préfixe rejeté fait
comprendre que le sens est tout autre.
Exemple concret, encore ce matin, avec ce début de phrase : Obama nahm, le lecteur se dit, qu’est-ce
que prend Obama, mais après
franchissement des 14 mots qui séparent sujet et verbe de la fin de la phrase,
il découvre teil, Obama ne prend (nehmen) donc pas quelque chose,
il prend part, il participe teil/nehmen) à quelque chose, en
l’occurrence une cérémonie en hommage aux victimes de la tuerie de Newtown.
Et reviennent aussi en mémoire les propos relevés dans le début de Penser entre les langues de Heinz
Wismann : en France on converse, on se coupe la parole ce qui en Allemagne
est impossible car il faut laisser l’autre aller au bout de sa phrase pour être
sûr de ce qu’il est en train de dire. Et Mme de Staël, vers 1807,
visitant Goethe ou Schiller, de regretter (dans De l’Allemagne), le « gazouillis de son salon »
L’histoire de la langue
Goldschmidt en vient ensuite à
l’histoire, trop peu connue bien sûr, de la langue allemande (versus celle de
la langue française). L’allemand est « venu tardivement dans le concert
des grandes langues européennes, dégagé des innombrables patois et dialectes
tous apparentés qui en faisaient le fond et il restera marqué de ce retard
[...] il n’a pas pu accéder au rang de grande langue internationale avant la
seconde moitié du XIXème siècle [...] il n’acquiert pas de véritable statut
politique, il n’est ni langue diplomatique, ni langue de négociation» (129) et
bien sûr, cela on le sait mieux, que l’allemand fut « défiguré, démantelé,
détruit à jamais par le nazisme qui en moins de cinq ans, entre 1934 et 1939
parvint sans encombres à détourner la langue d’elle-même pour en faire un
instrument de domestication et de meurtre ». Il ajoute « la langue
nazie a consisté à faire prendre les mots pour les choses [...] C’est que la
prétention de la philosophie allemande du XIX et du XXème siècles à croire la
langue sur parole ne pouvait que mener aux catastrophes extrêmes ».
→ il donne à voir la tension de l’arc vers la cible, arc qui aurait été comme
bandé par la philosophie, avec en pointe extrême Heidegger.
« La langue nazie a été un viol linguistique commis en tout cynisme.
Devenue l’instrument du crime absolu, la langue allemande en restera à jamais
blessée » mais il souligne aussi que c’est « par la langue que les
Allemands ont su remonter au sein de leur propre passé » et qu’on ne
« soulignera jamais assez l’effort historique en Allemagne, à partir de
1967 pour comprendre et faire repentance sur la Shoah » (133)
Pajak
Un peu déçue du livre de Pajak (Manifeste incertain, 1). Les dessins
sont très beaux mais le texte est par moments non exempt de clichés et assez
confus, on se demande sans cesse où il veut en venir. Peut-être penser au
titre, qui traduit, honnêtement, une forme d’incertitude. Le lire comme autant d’échos à des thématiques obsédantes et enchevêtrées ?
Une très belle citation de Hugo von Hofmannsthal « Et nous sommes vie et
mort, nous sommes ancêtres et enfants, nous sommes nos ancêtres et nos enfants
au sens le plus propre du terme, une seul chair et un seul sang avec eux. Ainsi
rien ne peut nous arriver, rien ne peut avoir été, qui ne fût en nous » (Lettre
à Félix Oppenheimer datée du 26 juillet 1895 et cité p. 148)
Bref : "incertain" méli-mélo de belles choses. Le dessin-portrait de Walter Benjamin est absolument magnifique.
Voix acouphène (Jean-Pascal Dubost)
dans la note qu’il consacre à
Monologue de Ludovic Degroote.
« cette voix, qu’on entend, presque lancinante, à force, voix acouphène
qui vous rappelle sans cesse à la mort »
La question du « cliché » (et le soupçon du méta-cliché)
La lecture de poésie rend sans
doute, à la longue, hypersensible aux clichés et aux expressions toutes faites,
souvent des « bimots » comme ceux qu’a relevés Michèle Grangaud.
Ainsi du fameux et au fond injurieux « coup de pouce », utilisé pour
le SMIC. Ne peut-on dire simplement une augmentation, une revalorisation ?
Un coup de pouce c’est en principe
une sorte d’aide bienveillante, il me semble. À la limite quelque chose qui a à
voir avec la charité. Est-ce que la rétribution du travail est une charité ?
Plus avant, je pense soudain qu’il pourrait y avoir des méta-clichés, qui seraient
non pas telle ou telle image locale, mais une manière de considérer une situation,
une figure donnée, un poète, un musicien, une entité donc plus générale, d’une
manière stéréotypée, superficielle, pas forcément fondée. Je redoute de sombrer
parfois là-dedans dans l’image que je me fais par exemple de Walter Benjamin ou
de Pessoa, pour ne citer qu’eux. Images intérieures banales, toutes faites (n’est-ce
pas une des caractéristiques du cliché), pétries de représentations glanées un
peu partout et non pas nées de la confrontation avec l’œuvre ; à ne pas
rejeter complètement mais pour laquelle il faut aller plus loin et se donner
les moyens de savoir si elle est justifiée, et si ce n’est pas une manipulation
du travail et de l’histoire de quelqu’un à ses propres fins.
Radio de nuit
Beaucoup aimé l’entretien
d’Antoine Emaz avec Alain Veinstein, on le sent très bien, tel qu’il est, c’est
émouvant et il a une voix tout à fait radiophonique. Je pensais en l’écoutant
que ce serait intéressant de faire parmi les auditeurs de Veinstein un sondage
sur les voix et les attitudes radiophoniques. Sur le thème « qui est dans
le vrai, par rapport à son travail, à la littérature et qui pose ou triche ».
Je suis une vieille routière des radiophonies de nuit et je suis devenue très
sensible à ce que disent les voix (la musique aussi me rend sans doute sensible
à cela). J’ai d’ailleurs noté une attitude très confraternelle et presque
respectueuse de Veinstein vis-à-vis d’Emaz alors que ce n’est pas toujours le
cas, même si en bon professionnel il dissimule bien ses sentiments.
Amok
Les Allemands pour désigner une crise
de folie meurtrière emploie le mot Amoklauf ;
en cherchant l’étymologie omniprésent dans les dépêches ces jours -ci, je
trouve le mot français amok que je ne
connaissais pas : amok (ethnologie), comportement meurtrier observé dans
plusieurs régions du globe par des ethnologues. Le mot Amok est la forme
francisée du mot qui désigne le phénomène dans la langue malaise. Que l’on
retrouve dans le titre de Zweig : Amok
ou le Fou de Malaisie, nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1922 (source)
Rédigé par Florence Trocmé le 18 décembre 2012 à 12h01 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (2)
Rédigé par Florence Trocmé le 16 décembre 2012 à 11h37 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Cathédrale de Strasbourg
Hier un intéressant documentaire d’Arte
sur la cathédrale de Strasbourg. Il fallait bien ça pour me pousser à regarder
la TV le soir ! Mais que je déteste le genre docu-fiction ! À tous
points de vue, dont le moindre n’est pas la confusion entre les données avérées
et l’invention nécessaire à la mise en scène des personnages et des actions. Il
s’est agi surtout là de suivre les principaux maîtres d’œuvre aux 13ème et
14ème siècles, avec la construction du « massif Ouest » (la façade)
puis de la flèche. Le plus passionnant, outre la reproduction des très beaux
dessins d’architecture conservés à l’Œuvre Notre Dame : les
reconstitutions de l’élévation par des moyens informatiques, permettant de voir
la projection du plan au monument, par phases. Suis restée un peu sur ma faim
pour les vues de détails invisibles que la presse annonçait magnifiques. Film pas
incontournable mais qui permet sans doute de mieux comprendre la grande
complexité de ce monument. De constater aussi comme sa conception et son
édification parfois chaotiques n’ont pas empêché une grande unité de se faire.
Les armes et les pulsions
Lu ce terrible
article (en anglais) où la mère d’un jeune enfant sans doute autiste,
violent et destructeur, la menaçant sans cesse de mort, s’interroge sur la
tuerie de Newtown. Que cela me soit une incitation de plus à ne pas penser
simple, dogmatique, en blanc et noir… à multiplier les informations aussi pour
me faire ma propre opinion, ou tenter d’en construire une. Bien sûr les armes !
L’effroi ressenti à voir ces râteliers pleins de fusils et de pistolets et la
mine affamée des types qui tournent autour, ces foires aux armes, ces
armureries… mais est-ce suffisant comme explication ? Ce qu’il faut
interroger aussi peut-être c’est la libération des pulsions ? Et peut-être
tout particulièrement la question de la manipulation des mécanismes du désir.
Le doute sur la langue (Goldschmidt)
Je continue l’extraction, plutôt
détaillée et de ce fait un peu longue du livre de G.-A. Golschmidt, À l’insu de Babel, tant son contenu me
paraît recouper nombre de mes préoccupations et pas uniquement linguistiques.
Cela dit, ce livre est une honte sur le plan éditorial : l’auteur tourne
en rond, se répète souvent presque mot à mot et surtout il y a de nombreuses
coquilles ; des tronçons de phrases parfois incohérents (en particulier
des citations) laissent supposer qu’ils ont été incomplètement reproduits. Manifestement
grosse faille du côté de la relecture. Un peu fâcheux pour les éditions du
CNRS.
Il y a sans doute un côté un peu brouillon, mais tellement ardent chez
Goldschmidt ! C’est très sensible dans l’émission de « Répliques »
(France Culture) de ce samedi 15 décembre,
que j’ai commencé à écouter hier. Forte opposition entre Wismann, le rigoureux,
le sobre et Goldschmidt, l’ardent, moins rigoureux sans doute. Le premier est
philosophe et bollackien, le second surtout écrivain et traducteur. Deux angles
de vue sur les mêmes phénomènes (Heidegger notamment) ce qui est passionnant. Et
dans l’aura de la lecture de leurs deux livres qui plus est.
Voici ce que dit Goldschmidt : « la langue humaine n’est que d’être à
la recherche de sa formulation ultime et cette recherche est la marque même de
son impossibilité. C’est ce qui rend les langues si intéressantes. Une langue
sollicite littéralement sa traduction, c’est-à-dire qu’on voudrait entendre le
même de cet autrement. La traduction est là pour prouver le sens, comme si – et
c’est le cas – le doute planait sans cesse sur la langue, comme si sa
défaillance était son essence possible. » (107 et 108)
→ cette « impossibilité » renvoie une fois encore à des tentatives
comme celle de Nicolas Pesquès et à une part très importante de la recherche
poétique contemporaine et cela me fait mettre le doigt sur une certaine
cohérence dans ma démarche du réapprentissage assidu de la langue allemande
après ces dix ans passés à me consacrer presqu’exclusivement à la poésie
contemporaine.
→ Le même de cet autrement ! Formule
superbe, qui donne envie de se pencher sur une série de traductions du même
texte (comme le fait parfois Poezibao !)
de même qu’on étudie plusieurs interprétations d’une même œuvre musicale. Je
note pour moi-même que ce pourrait aussi être une manière douce de commencer à
traduire un peu (but caché ? j’ai fait un tout petit peu de traduction de
l’anglais au début de Poezibao, puis
le sentiment de mon incompétence m’en a ensuite empêchée).
Nathalie Sarraute
Et cette page 108 fait aussi le
cadeau de cette magnifique citation de Nathalie Sarraute : « les mots
servent à libérer une matière silencieuse ».
L’ici dans l’ailleurs (Goldschmidt)
Toujours cette notion de
déplacement dans les propos de Goldschmidt (y serait-il sensible du fait de sa
langue maternelle première, l’allemand dont il montre bien à quel point elle
situe les actions précisément dans l’espace ?) : « La traduction
tente de faire de l’autre du même. Le traducteur se voue à cette impossible
entreprise de faire passer l’ici dans l’ailleurs. » (109)
Forte expérience : « le traducteur est au plus intense de
l'expérience linguistique, lorsque, entre deux langues, l'évidence absente
s'impose à lui. »(114)
Élargissement du même (Goldschmidt)
« La langue étrangère conduit
à chaque instant à un élargissement du même dont les variables sont illimitées,
c'est bien ce qu'indique la multiplicité des langues. » (115)
→ ce qui revient à dire que le monolinguisme serait presqu’une faute, en plus de
susciter un manque considérable. Faute parce que risquant d’enfermer dans le
dogmatisme, l’entre soi (faute sans doute pour nombre de nos hommes politiques,
parfois parmi les plus puissants !) Aller regarder du côté d’une autre
langue, c’est comprendre que tout le monde ne pense pas de la même façon, que
nous ne voyons pas les mêmes choses, qu’il y a d’autres manières d’appréhender
le monde, de faire de la politique, de percevoir le réel. Là encore référence à
la musique qui sait parfois nous dire de façon éblouissante tout ce qu’on peut
faire avec du même (voir les Variations
Goldberg ou Diabelli par exemple ! pas étonnant sans doute que l’écrivain
Michel Butor se soit particulièrement intéressé à ces dernières).
Goldschmidt enfonce le clou, citant Marlène Zarader : « Les
différences qui séparent deux langues, [...] ne sont pas seulement des
différences linguistiques mais elles peuvent fonctionner comme indice pour
mesurer des divergences de pensées. » (116)
Une marge (Goldschmidt)
« Tout se traduit à l’exception
de cette marge qui est précisément l’individualité des langues et l’individualité
de ceux qui la parlent [...] : vous pouvez aussi peu traduire complètement
que vous pouvez me réduire : les langues sont la preuve de l’irréductibilité
de la personne aux choses. Je resterai en définitive malgré les espoirs des “libéraux”
d’aujourd’hui inassimilable aux machines à composter du métro dont la viande
que je suis gâche la splendeur » (120)
→ quel meilleur plaidoyer, en fait, pour la connaissance de sa langue, et si
possible d’autres langues et pour la lecture, voix royales pour rester inassimilable ! Ce qu’en
général les dictatures de tout poil ont parfaitement compris !
Danger ! (Goldschmidt)
Mais voilà que pointe un danger
dont Goldschmidt va montrer jusqu’où il a pu mener. Il repart de la constatation
de l’énorme capacité de la langue allemande à combiner en tous sens « selon
des articulations parfaitement logiques déterminées par les préfixes et les
suffixes verbaux producteurs de sens liés aux figurations spatiales qu’ils
impliquent »
Bravo pour la compétence, oui, mais : « l’inépuisable subtilité des
compositions de mots risque de se substituer [...] à la pensée elle-même comme
si celle-ci était plus dans la langue que dans la pensée » (121) Car
continue-t-il un peu plus loin : « le champ linguistique est
pratiquement indéfini [...] si bien que le linguistique, comme le dit Handke,
est à tout instant menacé par son propre engloutissement dans ce qui paraît être
encore de l’ordre du “sens” mais n’est plus que jeu de combinaisons. » Et
alors de faire allusion à Heidegger ! : « de quoi remplir, on le
voit bien à l’exemple de Heidegger, des pages sinon des volumes entiers de
vocables indéfiniment étendus. » (123) Et là encore, il enfonce le clou :
« La philosophie laissée à elle-même produit ces monstres pour lesquels il
lui faut la langue allemande, tout comme il faut à celle-ci la philosophie. Ensemble
à l’œuvre, elles donnent Auschwitz. »
→ point absolument crucial, sur lequel on aimerait que s’instaure un dialogue
très en profondeur entre Heinz Wismann et G.-A. Goldschmidt.
→ on en prend aussi pour son grade dans cette mise en évidence du risque à
confondre manipulation de la langue et pensée !
N’être qu’un minuscule point
Si fort ce temps, jeune enfant
endormi près de soi dans son parc, les trios de Haydn, les remarques
passionnantes de Goldschmidt, la demi obscurité dans la pièce, la pluie battant
fort aux vitres, une présence aussi à la souffrance, le labyrinthe de la grotte
préhistorique et celui de la langue allemande, ses pièges pour la pensée
risquant de se croire pensée alors qu'elle ne fait que jouer sur de grisantes
capacités linguistiques. N'être qu'un minuscule point mais qui peut rassembler
en lui pour les tisser tant de données disparates.
Rédigé par Florence Trocmé le 16 décembre 2012 à 11h34 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Le roi vient quand il veut : pas
que pour l’écriture !
Titre du livre d’entretiens de
Pierre Michon bien sûr, mais aussi phrase qui ne cesse de résonner en moi. Par
ces mots, Michon signifie que l’écriture n’a rien d’automatique, que le silence
peut s’imposer pendant des mois, qu’il peut y avoir un effet de surgissement
inattendu. Et que l’écrivain n’en décide pas.
Mais soudain je me rends compte qu’elle s’applique aussi à la lecture ! Ce
que j’appellerai la lecture résonante,
celle qui suscite des échos, celle qui en quelque sorte déploie quelque chose à
partir du texte, un peu à la manière de ces pop-ups qu’on trouve dans certains
livres d’enfant (quelques-uns, superbes, ici).
La lecture n’est plus plate et neutre, elle se met à vivre, à vibrer.
Or cette résonance est loin d’être automatique. Le même livre peut susciter à
24 d’heures d’intervalle et alors même qu’on y retourne avec passion, un double
effet, résonance puis impossibilité à l’animer.
Il y a deux possibilités pour la survenue de la résonance. Ou bien l’état
d’esprit est en quelque sorte préparé à la lecture résonante, par une tendance
à la gravité, à une forme de ferveur et à l’intériorité qui se manifeste au
milieu de l’agitation quotidienne. Mais il peut arriver que ce soit le livre
qui, soudain, ouvre cette porte apparemment fermée et alors que le contexte
mental semble ne pas s’y prêter.
Certains auteurs ont cet effet quasi automatiquement pour moi : quelques
mots de Valéry, de Proust, de Michaux me permettent souvent de changer
instantanément de registre intérieur.
Lectures
G.-A. Goldschmidt, À l’Insu de Babel
Philosophie de la langue
(Goldschmidt)
Dans son livre, Goldschmidt
développe longuement toute une réflexion sur la langue qui tourne
principalement autour du fait que pour parler de la langue, je n’ai que la
langue. « Telle est bien l'essence du langage et son extraordinaire
mystère : j'ai besoin de la langue pour dire la langue que j'interroge
d'être langue » (64)
Vocabulaire et défaillance de la
langue (Goldschmidt)
J’apprends avec étonnement une
autre signification du mot cuir :
« Défaut de prononciation qui consiste à lier les mots sans raison (plus
particulièrement en faisant entendre un “s” pour un “t” à la fin d'un mot, et
vice-versa). Faire des cuirs; s'exprimer sans cuirs; parler avec des cuirs..
(source)
Mot trouvé dans cette citation de Goldschmidt. « Les lapsus, les cuirs,
les Versprechen intéressent, on le
sait, la psychanalyse [...] mais ils valent aussi en tant que bafouillages, en
tant qu’inadéquations exhibant la chair du langage, là où il apparaît en dépit
des mots. C’est quand le langage défaille, qu’il hésite et manque qu’il est
lui-même au plus juste, tel qu’il va se donner à entendre » (97)
On pourrait presque supprimer la fin de la dernière phrase, s’arrêter après lui-même et l’on décrirait, il me
semble, assez justement tout une part de la création contemporaine de poésie. Par
exemple chez Nicolas Pesquès, quand il se voit conduit à inventer le mot Ecre.
Langues et schèmes mentaux
Très féconde aussi la réflexion sur
la correspondance entre deux langues et ce fait qu’il y a des mots de l’une qui
n’ont pas de correspondants dans l’autre. On évoque souvent les multiples mots
des Inuits pour la neige mais Goldschmidt de son côté écrit : « Je
sens l’absence de mots correspondants de façon quasi physique : le manque
de mots, comme les mots, a une consistance. On sent le mot basculer sur le vide
de la langue d’en face [...] comme si changer de langue était changer de
schèmes a priori. » (99) Il écrit aussi plus loin dans le livre « Rien
de plus fascinant que de sentir l’exacte pesée de l’expression de départ qui
reste suspendue sur le vide de la langue d’arrivée. » (107)
→ n’est-on pas là exactement sur zone ! Changer de langue = changer de
schème(s), mais aussi être locuteur d’une langue = avoir des schèmes
particuliers différents de celui du locuteur d’une autre langue. Et c’est
d’autant plus passionnant que Goldschmidt est en quelque sorte plus qu’un
traducteur puisqu’il a quasiment deux langues maternelles, dans lesquelles il
semble faire incessamment l’aller et retour (pas étonnant que cela ait engendré
chez lui l’écriture et l’écrivain
n’est-il pas toujours celui qui tente une sorte d’aller et retour entre deux
langues ?).
→ Cette réflexion en forme de boutade aussi, récemment, d’un homme politique
« les Allemands ne sont pas des Français qui parlent allemand ».
(Laurent Fabius, voir ici)
Allemand et français
(Goldschmidt)
« L’allemand établit comme une
cartographie de la pensée » : en se fondant sur un exemple concret,
une phrase, Goldschmidt montre comme l’allemand a tendance à gestualiser la
pensée, à la rendre visible « là où le français se contente de l’énoncé,
laissant l’interlocuteur ou le lecteur libre de son imaginaire. » (101) et
il rappelle que l’allemand invente à
partir de quelques radicaux, assez peu nombreux, tous les composés verbaux
possibles, que tout verbe peut être
nom commun et que l’on peut tout
associer et créer des mots à volonté.
→ la question des composés verbaux est une des difficultés de l’apprentissage.
Une même racine avec des préfixes différents et voilà le sens qui devient autre
voire qui diverge...
Un peu plus loin Goldschmidt explique que l’allemand ne peut « rien dire
sans le situer, la langue allemande est toujours quelque part, elle indique les
emplacements et les conquiert » et il ajoute « comme l’histoire hélas
nous l’a enseigné récemment » (103)
Mettre debout devant / Images
mentales (Goldschmidt)
La conséquence est de taille et
donc apprendre une ou des nouvelles langues ne peut être qu’une formidable
ouverture de l’espace intérieur, car « une langue modèle ce qu’elle veut
dire à son image, précédant toute expression, la devançant. Elle la contraint
d’une certaine manière à être ce que la langue lui impose » (104)
Et de faire ce constat : « le lecteur de langue allemande “ressent”
avant de comprendre une sorte de consistance localisée dans un emplacement
spatial plus ou moins haut, plus ou moins à droite ou à gauche, qui accompagne
ou fonde tout concept, ainsi Vorstellung
(représentation) souvent employé par Freud. Vorstellen
c’est mettre debout devant [...] » Et d’expliquer ce qui ne manquera pas
d’intéresser les psychanalystes qui ne lisent pas l’allemand « qu’on ne
peut lire Freud ni aucun texte conceptuel sans ce schématisme a priori partout
présent » !
De la traduction
De nombreux passages portant plus
spécifiquement sur la traduction me font penser au beau titre du livre de
Mireille Gansel qui paraît ces jours-ci « Traduire comme
transhumer ». Par exemple quand Goldschmidt écrit :« Une langue
est aussi l’ailleurs de toutes les autres qui ne se remplacent pas l’une par
l’autre [...] C’est la résistance dans la langue que la traduction fait
apparaître, c’est la résistance à se glisser dans l’autre langue qui la fait
soudain apparaître dans la concrétion du sens » (105)
Traduction, interprétation
Comment ne pas penser à la musique
en lisant ce passage : « Toute traduction échoue et avoue son échec
puisqu’elle se nomme traduction. Elle échoue rien que ne pas être le texte
lui-même. C’est quelqu’un d’autre à chaque fois qui nous restitue le texte à
traduire [...] pendant ce temps-là le texte à traduire reste invariable,
toujours pareil, avant et après. C’est cela l’essentiel, le texte demeure en
place pendant que les traductions bougent et se succèdent et que les
traducteurs s’échinent ».
Comment ne pas entendre ici l’analogie entre le texte à traduire et la
partition de musique ? La partition qui ne bouge pas (sauf -comme
d’ailleurs pour le texte-, les variantes apportées par les exégètes au fil du
temps et des découvertes) et dont les générations et les générations
s’emparent, avec des résultats parfois aux antipodes (pensons par exemple à
Gould ou Richter dans Bach… et pour ne prendre que des interprètes à peu près
contemporains !)
→ et quelle chance pour moi d'être à ce carrefour littérature langue étrangère
et musique. En termes d'apprentissage mais pas seulement bien sûr.
Pourquoi
Oui pourquoi des drames aussi inconcevables, cet au-delà de l’horreur dans ce
qui semble hors de portée de la compréhension, de toute motivation, de la
simple humanité. Je veux parler bien sûr de cette tuerie dans une école du Connecticut.
Ne la penser qu’en termes de circulation effarante des armes sur le sol
américain (88 personnes sur 100 en possèdent une) est un échappatoire. Mais pourquoi, dans le for intérieur, cette insistance, malgré un refus effaré
et violent, à rapprocher cela de cette découverte : « Les hommes du
paléolithique ne choisissaient pas au hasard les parois où ils peignaient des
mammouths, des aurochs, des cerfs, des chevaux. La plupart des peintures
rupestres ont été exécutées là où la cavité amplifie l'intensité et la durée
des sons et où il y a de nombreux échos. Des études
conduites à la fin des années 1980 par Iegor Reznikoff et Michel Dauvois ont
montré que les grottes constituent un univers sonore tout à fait
extraordinaire. » (source). Est-ce parce que les deux « informations » ont été reçues quasi
simultanément et sont venues former un amalgame étrange ? Ou plus
précisément, est-ce parce que quelque chose me semble relier ces deux
informations ? Mais quoi ? Deux extrémités de l’humanité, celle
débutante, dont on sait si peu, mais dont on peut penser que si proche encore
des animaux, elle n’aurait jamais porté la main sans raison de subsistance ou
de survie sur l’autre et celle que l’on craint de devoir dire finissante, qui renverse les uns après les autres tous les tabous fondateurs de civilisation…
déboussolée à ce point par un siècle de massacres mais aussi de manipulations
des esprits (et les manipulations idéologiques ne sont pas seules en cause, les
manipulations capitalistiques le sont tout autant, qui prennent la haute main
sur les cervelles, pour en louer des espaces conséquents où incruster leurs
injonctions à consommer) que tous les repères s’effacent. Que le petit d’humain
n’est rien de plus qu’une fourmi qu’on écrase… Ce serait facilité de défaire tout cela, de refuser la complexité de cette pensée-là, d’éluder ce rapprochement inconfortable et je ne cesse de penser écrivant cela à Claude Mouchard, qui a le courage d’affronter ses pensées obscures, ce qu’il appelle parfois la honte et qui vient en partie du rapprochement entre la saveur du réel et l’horreur de ce qui nous est mis sous les yeux, dans les oreilles, sous le nez. « Au fil de ses recherches, Iegor Reznikoff s'est aperçu que le son et les images sont indissociables. Dans la grotte du Portel qui a été entièrement cartographiée, il n'y a aucune peinture dans une grande salle aux parois pourtant parfaitement lisses mais sans aucune résonance. » Et de nouveau ce rapprochement : dans les reportages vus à la télévision,
cette petite fille volubile, trop volubile, qui explique ce que leur professeur
leur a fait faire pour les protéger et à qui, soudain, on demande si elle a
entendu des bruits et dont le visage alors se décompose… le bruit, comme seule
émanation d’une scène sans image dont elle subit de plein fouet l’onde de choc ? Serait-ce là le nœud ? Le son, refuge ou effroi, l’écholocation qui guide
l’homme dans la caverne, l’aide à retrouver ses points de vie ou ses lieux
rituels, marqués aussi par ses peintures. Ou bien ces « bruits » dont
tout petit enfant a si peur, l’adulte aussi parfois (« j’ai entendu un
bruit »), le bruit qui signifie ce qu’on ne peut identifier, ce qui n’a
pas de nom, ce qu’on ne peut nommer…
Des camps nous n’avons ni images (ou si peu) ni sons… et on a tout fait sous les
régimes nazis ou soviétiques pour éradiquer la possibilité du témoignage parlé des
survivants. À penser fortement aujourd’hui où tout est capturé (drôle de mot !),
scènes, visages, guerres, émeutes, corps ensanglantés et où tout est enregistré…
Rédigé par Florence Trocmé le 15 décembre 2012 à 20h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)