Le roi vient quand il veut : pas
que pour l’écriture !
Titre du livre d’entretiens de
Pierre Michon bien sûr, mais aussi phrase qui ne cesse de résonner en moi. Par
ces mots, Michon signifie que l’écriture n’a rien d’automatique, que le silence
peut s’imposer pendant des mois, qu’il peut y avoir un effet de surgissement
inattendu. Et que l’écrivain n’en décide pas.
Mais soudain je me rends compte qu’elle s’applique aussi à la lecture ! Ce
que j’appellerai la lecture résonante,
celle qui suscite des échos, celle qui en quelque sorte déploie quelque chose à
partir du texte, un peu à la manière de ces pop-ups qu’on trouve dans certains
livres d’enfant (quelques-uns, superbes, ici).
La lecture n’est plus plate et neutre, elle se met à vivre, à vibrer.
Or cette résonance est loin d’être automatique. Le même livre peut susciter à
24 d’heures d’intervalle et alors même qu’on y retourne avec passion, un double
effet, résonance puis impossibilité à l’animer.
Il y a deux possibilités pour la survenue de la résonance. Ou bien l’état
d’esprit est en quelque sorte préparé à la lecture résonante, par une tendance
à la gravité, à une forme de ferveur et à l’intériorité qui se manifeste au
milieu de l’agitation quotidienne. Mais il peut arriver que ce soit le livre
qui, soudain, ouvre cette porte apparemment fermée et alors que le contexte
mental semble ne pas s’y prêter.
Certains auteurs ont cet effet quasi automatiquement pour moi : quelques
mots de Valéry, de Proust, de Michaux me permettent souvent de changer
instantanément de registre intérieur.
Lectures
G.-A. Goldschmidt, À l’Insu de Babel
Philosophie de la langue
(Goldschmidt)
Dans son livre, Goldschmidt
développe longuement toute une réflexion sur la langue qui tourne
principalement autour du fait que pour parler de la langue, je n’ai que la
langue. « Telle est bien l'essence du langage et son extraordinaire
mystère : j'ai besoin de la langue pour dire la langue que j'interroge
d'être langue » (64)
Vocabulaire et défaillance de la
langue (Goldschmidt)
J’apprends avec étonnement une
autre signification du mot cuir :
« Défaut de prononciation qui consiste à lier les mots sans raison (plus
particulièrement en faisant entendre un “s” pour un “t” à la fin d'un mot, et
vice-versa). Faire des cuirs; s'exprimer sans cuirs; parler avec des cuirs..
(source)
Mot trouvé dans cette citation de Goldschmidt. « Les lapsus, les cuirs,
les Versprechen intéressent, on le
sait, la psychanalyse [...] mais ils valent aussi en tant que bafouillages, en
tant qu’inadéquations exhibant la chair du langage, là où il apparaît en dépit
des mots. C’est quand le langage défaille, qu’il hésite et manque qu’il est
lui-même au plus juste, tel qu’il va se donner à entendre » (97)
On pourrait presque supprimer la fin de la dernière phrase, s’arrêter après lui-même et l’on décrirait, il me
semble, assez justement tout une part de la création contemporaine de poésie. Par
exemple chez Nicolas Pesquès, quand il se voit conduit à inventer le mot Ecre.
Langues et schèmes mentaux
Très féconde aussi la réflexion sur
la correspondance entre deux langues et ce fait qu’il y a des mots de l’une qui
n’ont pas de correspondants dans l’autre. On évoque souvent les multiples mots
des Inuits pour la neige mais Goldschmidt de son côté écrit : « Je
sens l’absence de mots correspondants de façon quasi physique : le manque
de mots, comme les mots, a une consistance. On sent le mot basculer sur le vide
de la langue d’en face [...] comme si changer de langue était changer de
schèmes a priori. » (99) Il écrit aussi plus loin dans le livre « Rien
de plus fascinant que de sentir l’exacte pesée de l’expression de départ qui
reste suspendue sur le vide de la langue d’arrivée. » (107)
→ n’est-on pas là exactement sur zone ! Changer de langue = changer de
schème(s), mais aussi être locuteur d’une langue = avoir des schèmes
particuliers différents de celui du locuteur d’une autre langue. Et c’est
d’autant plus passionnant que Goldschmidt est en quelque sorte plus qu’un
traducteur puisqu’il a quasiment deux langues maternelles, dans lesquelles il
semble faire incessamment l’aller et retour (pas étonnant que cela ait engendré
chez lui l’écriture et l’écrivain
n’est-il pas toujours celui qui tente une sorte d’aller et retour entre deux
langues ?).
→ Cette réflexion en forme de boutade aussi, récemment, d’un homme politique
« les Allemands ne sont pas des Français qui parlent allemand ».
(Laurent Fabius, voir ici)
Allemand et français
(Goldschmidt)
« L’allemand établit comme une
cartographie de la pensée » : en se fondant sur un exemple concret,
une phrase, Goldschmidt montre comme l’allemand a tendance à gestualiser la
pensée, à la rendre visible « là où le français se contente de l’énoncé,
laissant l’interlocuteur ou le lecteur libre de son imaginaire. » (101) et
il rappelle que l’allemand invente à
partir de quelques radicaux, assez peu nombreux, tous les composés verbaux
possibles, que tout verbe peut être
nom commun et que l’on peut tout
associer et créer des mots à volonté.
→ la question des composés verbaux est une des difficultés de l’apprentissage.
Une même racine avec des préfixes différents et voilà le sens qui devient autre
voire qui diverge...
Un peu plus loin Goldschmidt explique que l’allemand ne peut « rien dire
sans le situer, la langue allemande est toujours quelque part, elle indique les
emplacements et les conquiert » et il ajoute « comme l’histoire hélas
nous l’a enseigné récemment » (103)
Mettre debout devant / Images
mentales (Goldschmidt)
La conséquence est de taille et
donc apprendre une ou des nouvelles langues ne peut être qu’une formidable
ouverture de l’espace intérieur, car « une langue modèle ce qu’elle veut
dire à son image, précédant toute expression, la devançant. Elle la contraint
d’une certaine manière à être ce que la langue lui impose » (104)
Et de faire ce constat : « le lecteur de langue allemande “ressent”
avant de comprendre une sorte de consistance localisée dans un emplacement
spatial plus ou moins haut, plus ou moins à droite ou à gauche, qui accompagne
ou fonde tout concept, ainsi Vorstellung
(représentation) souvent employé par Freud. Vorstellen
c’est mettre debout devant [...] » Et d’expliquer ce qui ne manquera pas
d’intéresser les psychanalystes qui ne lisent pas l’allemand « qu’on ne
peut lire Freud ni aucun texte conceptuel sans ce schématisme a priori partout
présent » !
De la traduction
De nombreux passages portant plus
spécifiquement sur la traduction me font penser au beau titre du livre de
Mireille Gansel qui paraît ces jours-ci « Traduire comme
transhumer ». Par exemple quand Goldschmidt écrit :« Une langue
est aussi l’ailleurs de toutes les autres qui ne se remplacent pas l’une par
l’autre [...] C’est la résistance dans la langue que la traduction fait
apparaître, c’est la résistance à se glisser dans l’autre langue qui la fait
soudain apparaître dans la concrétion du sens » (105)
Traduction, interprétation
Comment ne pas penser à la musique
en lisant ce passage : « Toute traduction échoue et avoue son échec
puisqu’elle se nomme traduction. Elle échoue rien que ne pas être le texte
lui-même. C’est quelqu’un d’autre à chaque fois qui nous restitue le texte à
traduire [...] pendant ce temps-là le texte à traduire reste invariable,
toujours pareil, avant et après. C’est cela l’essentiel, le texte demeure en
place pendant que les traductions bougent et se succèdent et que les
traducteurs s’échinent ».
Comment ne pas entendre ici l’analogie entre le texte à traduire et la
partition de musique ? La partition qui ne bouge pas (sauf -comme
d’ailleurs pour le texte-, les variantes apportées par les exégètes au fil du
temps et des découvertes) et dont les générations et les générations
s’emparent, avec des résultats parfois aux antipodes (pensons par exemple à
Gould ou Richter dans Bach… et pour ne prendre que des interprètes à peu près
contemporains !)
→ et quelle chance pour moi d'être à ce carrefour littérature langue étrangère
et musique. En termes d'apprentissage mais pas seulement bien sûr.
Pourquoi
Oui pourquoi des drames aussi inconcevables, cet au-delà de l’horreur dans ce
qui semble hors de portée de la compréhension, de toute motivation, de la
simple humanité. Je veux parler bien sûr de cette tuerie dans une école du Connecticut.
Ne la penser qu’en termes de circulation effarante des armes sur le sol
américain (88 personnes sur 100 en possèdent une) est un échappatoire. Mais pourquoi, dans le for intérieur, cette insistance, malgré un refus effaré
et violent, à rapprocher cela de cette découverte : « Les hommes du
paléolithique ne choisissaient pas au hasard les parois où ils peignaient des
mammouths, des aurochs, des cerfs, des chevaux. La plupart des peintures
rupestres ont été exécutées là où la cavité amplifie l'intensité et la durée
des sons et où il y a de nombreux échos. Des études
conduites à la fin des années 1980 par Iegor Reznikoff et Michel Dauvois ont
montré que les grottes constituent un univers sonore tout à fait
extraordinaire. » (source). Est-ce parce que les deux « informations » ont été reçues quasi
simultanément et sont venues former un amalgame étrange ? Ou plus
précisément, est-ce parce que quelque chose me semble relier ces deux
informations ? Mais quoi ? Deux extrémités de l’humanité, celle
débutante, dont on sait si peu, mais dont on peut penser que si proche encore
des animaux, elle n’aurait jamais porté la main sans raison de subsistance ou
de survie sur l’autre et celle que l’on craint de devoir dire finissante, qui renverse les uns après les autres tous les tabous fondateurs de civilisation…
déboussolée à ce point par un siècle de massacres mais aussi de manipulations
des esprits (et les manipulations idéologiques ne sont pas seules en cause, les
manipulations capitalistiques le sont tout autant, qui prennent la haute main
sur les cervelles, pour en louer des espaces conséquents où incruster leurs
injonctions à consommer) que tous les repères s’effacent. Que le petit d’humain
n’est rien de plus qu’une fourmi qu’on écrase… Ce serait facilité de défaire tout cela, de refuser la complexité de cette pensée-là, d’éluder ce rapprochement inconfortable et je ne cesse de penser écrivant cela à Claude Mouchard, qui a le courage d’affronter ses pensées obscures, ce qu’il appelle parfois la honte et qui vient en partie du rapprochement entre la saveur du réel et l’horreur de ce qui nous est mis sous les yeux, dans les oreilles, sous le nez. « Au fil de ses recherches, Iegor Reznikoff s'est aperçu que le son et les images sont indissociables. Dans la grotte du Portel qui a été entièrement cartographiée, il n'y a aucune peinture dans une grande salle aux parois pourtant parfaitement lisses mais sans aucune résonance. » Et de nouveau ce rapprochement : dans les reportages vus à la télévision,
cette petite fille volubile, trop volubile, qui explique ce que leur professeur
leur a fait faire pour les protéger et à qui, soudain, on demande si elle a
entendu des bruits et dont le visage alors se décompose… le bruit, comme seule
émanation d’une scène sans image dont elle subit de plein fouet l’onde de choc ? Serait-ce là le nœud ? Le son, refuge ou effroi, l’écholocation qui guide
l’homme dans la caverne, l’aide à retrouver ses points de vie ou ses lieux
rituels, marqués aussi par ses peintures. Ou bien ces « bruits » dont
tout petit enfant a si peur, l’adulte aussi parfois (« j’ai entendu un
bruit »), le bruit qui signifie ce qu’on ne peut identifier, ce qui n’a
pas de nom, ce qu’on ne peut nommer…
Des camps nous n’avons ni images (ou si peu) ni sons… et on a tout fait sous les
régimes nazis ou soviétiques pour éradiquer la possibilité du témoignage parlé des
survivants. À penser fortement aujourd’hui où tout est capturé (drôle de mot !),
scènes, visages, guerres, émeutes, corps ensanglantés et où tout est enregistré…
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