« décembre 2012 | Accueil | février 2013 »
Rédigé par Florence Trocmé le 30 janvier 2013 à 11h39 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Cri
vertical (Dominique Dou)
Je continue ma lecture de Dominique Dou (Dans le Morde).
Un très beau poème page 63, « du
dénuement », une sorte d'humilité et cela vient un peu contredire mes
propos d'hier sur l'orgueil. Contredire, peut-être pas, peut-être que les deux
coexistent ? Je me souviens que j'ai dit qu'il n'était pas question pour cet
orgueil d'une affaire d'ego mais plutôt du sentiment d'être investie d'une
forme de mission.
« Juste être dans l'entre-deux
Là où se plaignent les contraires– »
Page 66, elle parle de cri vertical. Il
me semble que les poèmes les plus réussis, les plus percutants, sont
précisément des cris verticaux.
Page 78, « Du multiple (II) » : Moi aussi / je me casse / plusieurs
fois me recolle – quand je n’écris pas je parle / à mes morts – / peu nombreux– »,
morts que l’on soupçonne être surtout les écrivains qui l’accompagnent avec une
présence aussi forte que s’il s’agissait de personnes réelles de la vie réelle.
Dans ce poème, elle évoque Olivier Larronde. Il est beau de voir ainsi petit à
petit se constituer ce noyau d’écrivains qui la portent, qui infusent son écriture, Mandelstam,
Gherasim Luca, Tarkos, Supervielle, Larronde, Michaux, cela dessine une constellation
très éclairante sur sa recherche et son projet.
Page 80, « De la géographie », bel exemple de la manière de
Dominique Dou : phrases très courtes, répétition de mots évoquant parfois
Gertrude Stein, ici même introduction d’une ritournelle enfantine, formules
familières curieusement insérées dans le tissu du poème, comme si elle
reprenait la main et tempérait par humour ou dérision le tragique du propos.
Comme si elle tempérait aussi cet orgueil de messagère dont j’ai parlé par une
volonté de ne pas se prendre au sérieux et de montrer qu’elle n’y croit que
très partiellement. Cela me semble marquer une évolution par rapport à son
premier livre.
Se poser aussi la question de savoir de quelle nature est l'autre dans ce
livre. Il n’est pas absent, il est rarement individuel, sauf les grands poètes
qu'elle évoque, ne semble jamais faire partie du quotidien de l’auteur. Cet
autre serait plutôt collectif (un peuple).
Page 84, cette formule qui interroge : « À moi d’inventer l’après image ».
Certes, il ne saurait être ici question, me semble-t-il, de la métaphore… mais
pour l’instant cela reste un peu énigmatique.
Aux silencieux tu peux parler (Dominique
Dou)
Page 86, un poème éclairant sur la démarche du poète, en plus d’être très
beau : aux silencieux /tu peux parler – (à peine si je parle) – suis bien
tranquille oui – se tairont peux tout leur dire : / par leur bouche le silence
se fera / diront pour eux seuls ma confidence / renforceront leur silence pour
me garder – / même quand je dirai des choses inadmissibles / comme : le silence
est un personnage neuf – / m’attendent entre les plis / s’attendent à tout – (à
peine si je dis) – / patience et devenir – aux silencieux le consolant – légère
cohorte »
Et 87 allusion très belle et forte en sa manière à Celan : « entre deux
roses qu’on n’offre pas / laquelle est à personne ? / De personne à personne – l’enjamber/ ce seuil qui fait
parole – ainsi que silence »
→ intuition que là aussi, peut-être, quelque chose d’éclairant sur les poèmes
de Dominique Dou, tentative de passage entre, avec en ligne de mire le
minuscule espace entre verbiage et silence.
Page 88, le poème réactive la question de la posture du poète, ce que j’ai
appelé sans doute à tort, l’orgueil. Il semblerait en fait que ce soit la position
d'un être immatériel qui dit « nous sommes l'ombre portée du monde »,
« à la marge de la vie / pourtant / l'ombilic du monde – (belle
définition en fait de la place du poète).
De l’intranquillité (Dominique Dou)
Le très beau poème « de l'intranquillité », mot et notion qui
pourraient servir de clé pour l’ensemble du livre. Intranquillité de l’esprit
et du psychisme qui se traduit très concrètement dans l’écriture.
« Je ne me tiens pas tranquille du tout
Et les théories ne mâchent pas pour moi
L'avenir –
c'est à moi – au-dedans de nous –
D'écrire ce qui se tient sur arête du couteau – //
Tant pis si le fil n'est pas coupant –
Je ne sais pas aiguiser – et le couteau sur quoi le planter ? »
L’intranquillité est cet état qui appelle impérieusement l’écriture, par
laquelle on entre en contact non seulement avec soi-même, en tant qu’être
humain immergé dans le monde, mais aussi avec les autres, ce nous. Et peu
importe en définitive la performance de l’outil, voire même la pertinence de
l’acte. Écrire serait la seule réponse à l’intranquillité ontologique.
Page 95, un poème qui me semble répondre à quelques-unes des questions posées
jusqu'à présent sur la question de l’orgueil, de l'humilité, de la place du
poète, et de la question de l'autre.
« Je suis impossible
Mais je sens qu'il n'est plus temps
De vous parler de moi
Comme Une –
Je suis de l'impossible
Alliance
Mais le grand Nous est à l'ordre
Du jour »
là encore, sur cette fin du livre, comme après un long engendrement, cette
bascule de l’individuel au plus large, ce grand Nous, autres et monde, civilisation
en perdition.
Page 97, un grand poème « de L'innomé », plus spécifiquement
politique à certains égards. En tout cas une analyse de l'état du monde, et de
l'opposition entre ceux qui aiment ce monde et ceux qui ne l'aiment pas. Belle
trouvaille du mediamystique.
Il y a bien une recherche, mais dans une forme d'incertitude
« j'aime pas ces temps
J'attends
J'aime pas ces temps j'attends
Ma langue cachée à moi
De longues années
Lumière devant moi– » (99)
Il y a ceux qui aiment ces temps et ceux qui n'aiment pas ce temps, longtemps
on pense que le poète fait partie des seconds. Finalement on découvre qu'elle
n’appartient à aucun des deux cercles, qu'elle est entre
Haar me reste énigmatique.
M’interroge sur le fait qu’il s’agisse seulement des cheveux, le mot allemand,
ou bien d’une ville, réelle ou mythique (Harare sans doute pas loin ?) Haar est
bien cheveu, mais aussi nom de deux villes d’Allemagne et celui d’un
mathématicien hongrois qui a donné son nom à la mesure de Haar et à l’ondelette
de Haar. Ce qui ne m’éclaire pas vraiment même si cela soudain m’amuse.
Une réponse de Dominique Dou sur Haar
Interrogée sur ce sens de Haar, Dominique Dou m’a répondu cela :
« C'est la troisième allusion, à Celan mais celle-ci pour moi très directe à Todesfuge et aux cheveux d'or et cheveux
de cendre, de Margarete et de Sulamith. Il s'agit très concrètement de
chevelure n'est-ce pas, coupée, brûlée, tondue.
Donc de cette catastrophe centrale du siècle selon moi non résolue, non comprise,
non dénouée, une tresse bien serrée - et suivie, comme s'il ne s'était pas
passé cela, du courant des jours, du courant de la pensée qui ne pense pas, de
la structure qui s'impose. »
De l’Arbeit encore (Dominique Dou)
« de l’Arbeit (encore) » est un très bel hymne aux livres. Qui
montre une fois encore en quelle compagnie se déploie l’écriture de Dominique
Dou, quelle nourriture elle cherche et trouve : « Chers mes livres mes
humaines / chairs vives libres mes vifs / plus je vous contemple serrés /
serrés / plus je m’étends serrée / plus je m’allonge - / mes précédents serrée
sur vous / cherriblement lus – abreuvoirs disparaissez pas ! » (108)
Très exemplaire de l’écriture de Dominique Dou : mélange de registres, ton
grave prophétique, langage beaucoup plus familier qui s'en prend souvent à
soi-même, ruptures permanentes comme refus constants de céder à la pente.
Glissements de terrain et de rideaux. Invention aussi dans ces ruptures de
rythme, qui sont parfois littéralement lus comme des attaques contre soi-même
et l’écueil du lyrisme tragique en particulier.
C'est un livre difficile souvent, mais très prenant pourtant, vers lequel on
revient avec respect.
Rédigé par Florence Trocmé le 30 janvier 2013 à 11h22 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 29 janvier 2013 à 11h54 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Note de passage
La répétition éloigne de l'original. L'intensité décroît : noms, souvenirs.
Klemperer
Ce qui est passionnant dans le livre de Klemperer (LTI), c'est qu'il n'est pas seulement un livre d'Histoire via la
langue, pas seulement un livre d'histoire linguistique ou de philologie, pas
seulement le journal d’un des rares juifs à avoir (sur)vécu en Allemagne pendant
la guerre, mais qu'il aborde de très nombreux points de la communication de
masse et à ce titre est très fécond pour penser le monde d'aujourd'hui ! Il
choisit des exemples vivants et pallie ainsi ce qu’il relate sans cesse, la
difficulté qui fut la sienne d’accéder à des sources tout au long de la période
1933-1945, puisqu’il était interdit de tout, de livres, de journaux, de
bibliothèque… (rapprochement avec ce qu’on entend sur la situation toute
récente au Mali, à Tombouctou ou Gao où jouer aux cartes ou écouter de la
musique étaient non seulement interdits mais passibles d’amendes et de
punitions physiques violentes : la conscience, la façon dont on la
nourrit, ce que l’on en fait, là réside le problème pour tous les régimes
totalitaires).
Et Klemperer rend attentif à ce qui peut être graines de totalitarisme même au
sein des démocraties. Et incite donc à la vigilance. Et pour les écrivains et
les lecteurs, à la vigilance via les mots, les tournures. Il faut développer
une oreille linguistique fine comme on développe une oreille musicale. Et comme
en musique, cela se fait par la pratique, la lecture bien sûr mais aussi l’attention
à toutes les sources de la parole dans la société, publicité, médias, discours
politiques, zinc et trottoir !
Des abréviations (Victor Klemperer)
Formidable chapitre de LTI sur la
question des abréviations ! Avec là encore une analyse parlant bien
au-delà des frontières temporelles de l’allemand des nazis.
« Si maintenant je me demande pour quelle raison l’abréviation doit être
comptée parmi les caractéristiques dominantes de la LTI, la réponse est claire.
Aucun style de langage d’une époque antérieure ne fait un usage aussi
exorbitant de ce procédé que l’allemand hitlérien. L’abréviation moderne s’instaure
partout où l’on technicise et où on organise. Or, conformément à son exigence
de totalité, le nazisme technicise et organise tout » (132)
Or, je découvre (de l’injonction)
… avec stupeur dans un manuel de grammaire allemande qu’il y a en allemand
pas moins de seize façons d’exprimer l’injonction ! De l’impératif aux « préverbes »
de sinistre mémoire, par exemple los
(allez !) ou raus (ouste,
dehors) que l’on trouve à toutes les pages dans les livres qui relatent l’expérience
des camps. Ainsi : Arbeit Arbeit los !
chez Robert Antelme (L’Espèce humaine,
p. 191) et ce qui est significatif est que je n’ai pas eu à chercher, quasiment
à la première page ouverte au hasard, j’ai trouvé ce los.
→ Et comme il y a seize exemples convaincants, traduits en français de manière
convaincante et variée, on se dit qu’il y en a sans doute autant de manière de
formuler l’injonction en français. (François Muller, Allemand, grammaire, Le Robert et Nathan, édition 2012, p. 254)
Du poison (Klemperer)
« Le poison est partout. Il traîne dans cette eau qu'est la LTI,
personne n'est épargné. » (133)
De nouveau cette comparaison avec quelque chose d’organique (un autre mot-clé
du nazisme) et le pouvoir de contamination d'une langue déformée. Klemperer analyse de façon très vivante le comportement verbal de certains de
ses collègues de peine à l'usine pour conclure : « aucun n'était nazi
mais ils étaient tous intoxiqués » (137)
→ Pourquoi sans doute il est si important de bien dénoncer les propos racistes
au jour le jour. Il y a dans la langue un effet possible de contamination :
si certains se permettent ou si on permet à tous d’exprimer leur haine (mais
nul à mon sens n’est exempt de racisme au fond de lui-même), c’est une traînée
de poudre. Cela apparaît timidement ici, ce n’est pas relevé et alors ça se
propage. Le nazisme a débridé cette tendance profonde avec les conséquences que
l’on sait. Le chapitre du livre de Klemperer
s’intitule et c’est effrayant : « une seule journée de travail »,
oui, une simple journée où chez au moins quatre de ses congénères, dont il souligne
bien qu’ils ne sont pas nazis, il relève des propos contaminés d’une façon ou d’une
autre par la doctrine nazie. Démontrant le terrible formatage de l’esprit.
Dans
le Morde (Dominique Dou)
Ce nouveau livre de Dominique Dou vient de sortir aux éditions Dumerchez.
Journal de lecture/1
Un a priori contre ce mot-titre. Je pense un peu à ècre chez Nicolas Pesquès. J’ai fait une petite recherche, pour
m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un mot rare, inconnu de moi. Il ne semble
pas, tout ce que j’ai trouvé c’est le subjonctif de mordre, que je morde, et
apparemment le nom d’un personnage d’un jeu vidéo…. sous réserve bien sûr. J’y
entends mordre, mais aussi merde, monde, projette une image un peu imprécise, une sorte de sac de
peau, hommes, monde, symbole de l’état du monde…. Dominique Dou dit quelque
part de ses écrivains frères qu’ils sont comme elle « dans le morde » (60). Il
y a aussi horde. Mais je maintiens ma
réticence et la compare à celle que je n’ai pu surmonter concernant le Ecre de Pesquès. Rares sont les
néologismes totalement convaincants. Je ne peux m’empêcher d’y voir l’aveu
d’une impuissance. Un auteur me semble cependant expert dans la formation de
mots, c’est Patrick Beurard Valdoye.
Toutefois, je suis saisie par la force des poèmes de Dominique Dou, qui donnent
le sentiment d'être comme une coulée, comme un fleuve puissant ; il y a une
dynamique, peut-être un peu dans l'esprit de Gherasim Luca.
« Ne pas penser :
Là est le danger glacial »
page 13
« Être toute correspondance
Observer le milieu du ciel –
Et puis cueillir les petits courages pendus
Aux arbres – le plus court chemin – »
Page 15
Il semblerait que de nombreux titres, tous peut-être soient fabriqués sur le
principe de du ceci, du cela. Exemples : Du chemin court, Du désert,
Du travail
Question de l’origine, à partir de cette citation :
« Difficile de trouver
sa langue
habitée par des monstres –
à l'écart
même celle d'autriche
la mienne lointaine »
page 16
Un beau poème sur la question de la langue, page 19, poème intitulé « De
l’ennemie ». Permet notamment d’examiner la manière de Dominique Dou, beaucoup
d’exclamations, d’interjections, des phrases courtes, qui cinglent, élisions de
négations parfois.
Page 24 et surtout page 25, on poursuit la question de la langue : « moi la
mienne serait le silence si / je m’écoutais et – / dans ce silence – je
pourrais dire / ma vraie langue qui n’est pas – la vôtre
→ ce qui renvoie doublement aux propos d’Antoine Emaz, hier, dans ce même
Flotoir, sur les voix multiples et sur
le silence !
Page 28, attestation que Luca n'est pas loin, avec sortir sans sortir inséré dans le poème.
Gherasim Luca, Tarkos ? (Dominique Dou)
Page 30, se confirme l'idée d'une influence de Gherasim Luca et peut-être
aussi de Tarkos, notamment dans la redondance des mots repris et répétés.
Influence n’est sans doute pas le bon mot, peut-être plus une sorte d’incorporation, dans la langue poétique
même de Dominique Dou, de celle de G. Luca.
Beau trajet, la plupart du temps, des poèmes. On est empoigné par les premiers
mots, et on lit d'une seule traite jusqu'à la fin. Effet en quelque sorte comme
de celui d’une flèche, puissante.
« pas gentille la langue
que je ramasse –
frénésique et seule –
contre
compassion. » (35)
Peut-être toutefois, une difficulté à tenir la distance, sur un poème long
comme celui qui va de la page 36 à la page 41. Il me semble que la manière
s’accommode mieux d’une certaine fulgurance et que dans le long poème, la
trajectoire se perd un peu, et à la limite pourrait affleurer quelque chose
d’un procédé.
Il me semble que j'avais déjà pointé, chez elle, la dimension
parfois prophétique des poèmes. Je la retrouve ici en particulier page 40
dans l'allusion aux camps nazis :
« tu le vois que ça ne suffit pas
ces souvenirs de rails qui n’ont qu’un seul but
une seule porte grande ouverte sur le travail
qui rend libre – » (40)
Présence de Tarkos confirmée page 49 avec une allusion, notamment à la patmo
Page 59, évocation des grands auteurs qui la nourrissent et une clé aussi
pour la façon dont le texte naît et est travaillé : « tant que j’écris / pour
moi font loi / mes sans pareils /tout prochement tout doux / mes bien au chaud
dans des livres / mon mandelstam mon michaux / mon cavalier qui passe
supervielle / ne t'arrête pas le 28 janvier / mon Yeats – // tant que j’écris /
vous éveille encore / mes précédents dans vos pages / vous êtes encore – / remuez
encore dans vos pages – (60)
→ de façon générale,
mélange d’admiration pour la force dynamique des poèmes, le travail sur les
sons mais sentiment aussi d’une sorte de posture de grand orgueil. Dont il
faudrait déterminer la raison d’être. Je ne pense pas que l’égo ait à voir
là-dedans, c’est plutôt une sorte de certitude propre à l’écrivain, de son
rôle, hors et au-dessus, en quelque sorte.
Toujours pensé à une dimension apocalyptique en la lisant, prophétique parfois
je l’ai dit, quelque chose d’une voix qui
clame dans le désert, envers et contre tout. Là réside peut-être l’impression
donnée d’orgueil.
Rédigé par Florence Trocmé le 29 janvier 2013 à 11h50 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Cimetière de sites
« En naviguant, on tombe souvent sur des blogs,
sur des sites [...] où l'on voit bien que personne n'exerce plus aucune
activité : comme des îles inhabitées, comme des maisons abandonnées, le
temps semble s’y être arrêté à la dernière mise à jour, à la dernière
publication qui remonte à six mois, un an, trois ans. Ces pages oubliées et
cependant encore là témoignent d'une envie passée, d'une tentative
avortée ; [elles] sont la preuve mélancolique de l'échec d'une cause, l'échec d'un projet
collectif ou individuel qui a vu le jour et, après, s'est perdu. [...] Alors,
dans les incessantes marées du web, [...] il n'y a pas seulement des formes de
vies actuelles et d'activités palpitantes, allumées par la connexion
quotidienne : on y trouve aussi des épaves, comme des débris sur les
rivages. »
[Article signalé par Claude Favre] - source
→ oui des épaves, des bateaux fantômes et là comment ne pas penser au
beau Semenoir de l’amie disparue en
octobre, Maryse Hache. Ce même article explique que Facebook est en passe de
devenir « le plus grand cimetière de la planète », comptabilisant d’ores
et déjà plus de 5 millions de comptes inactifs pour cause de décès.
→ je pense aussi à mes propres sites... qui un jour par la force des
choses ne seront plus alimentés. Parce que je ne serais plus en mesure de le faire, pour toutes sortes de raisons y compris la
définitive.... et cela me force à penser à cette
désertion/désertification.
→ se trouve aussi posée la question récurrente de l’archivage avec, à mon
échelle, deux points en particulier : l’archivage de ce flotoir dont il ne m’appartient pas de
dire s’il doit survivre, quelque part, par exemple pour de futurs chercheurs
en littérature (tant de poètes y sont cités !) – ainsi que celui des
correspondances, parfois considérables, avec certains de ces poètes, lesquelles
se font à 95% par le mail. Mails qu’il faudrait idéalement extraire des
plate-formes mails pour en faire des fichiers textes vraiment archivables et
conservables. Mais pour l’avoir fait un temps sur certaines de mes
correspondances, je sais que c’est un travail énorme !
Du silence (Antoine Emaz)
Toujours ce sentiment d’émotion, très particulier, en découvrant le texte
du feuilleton d’Antoine Emaz (ce que j’ai choisi de faire au fur et à mesure de
la publication, pour vivre la même chose que le lecteur du site et éprouver de
l’intérieur la viabilité de cette idée de feuilleton appliquée au domaine de la
poésie).
« Le silence comme marge et cœur du poème. Avant, pendant, après, entre
les mots, entre les séquences du poème, entre les poèmes, entre les livres. Une
sorte d’immense fond silencieux toujours présent, d’où les mots viennent et où
ils retournent.
Distinguer le silence pur vide, et celui un peu différent d’avant-mot, quand la
langue n’est pas formée encore, mais on la sent arriver, se préciser jusqu’à
devenir parole. Ou bien après-mot, comme l’erre d’un vers, son écho indistinct
qui faiblit jusqu’à rien. » (source)
→ je pense à la musique et à ce travail qu’il faut faire pour donner toute
sa place au silence (et pour jouer
les silences !), le silence qui s’établit et où résonne la musique qui
vient de cesser, mais aussi le silence dans lequel on projette la musique,
avec ce paradoxe extraordinaire que l’on peut entendre la musique dans le
silence ! Ainsi de P. me disant que dans ses insomnies il se joue la Sonate de Franck. Dans le
livre que j’ai découvert récemment Fundamentals
of piano practice, il y a cette notion de Mental Play. Idéalement on devrait avoir une représentation mentale
complète de la musique que l’on joue. Non seulement l’entendre, mais aussi la
voir (et là le livre semble distinguer deux possibilités, la voir écrite comme
sur la partition, ou la voir jouée sur le clavier).
→ et le monde n’est-il pas
fondamentalement silencieux, même s’il est souvent très bruyant. Silencieux en
ce sens qu’il ne dit rien, qu’il est sans mots alors qu’en nous les mots sont
des médiateurs omniprésents et souvent dictatoriaux. On éprouve souvent très
concrètement ce silence de monde dans la poésie d’Antoine Emaz. Et dans ce qu’il
énonce, on a le sentiment d’un étrange va-et-vient entre des mots, venus sans
doute de lui, envoyés comme sondes dans ce silence et qui en reviennent
susceptibles de venir former un poème… ?
Flotoir
Les titres de mes paragraphes finiront pas n’être plus que des noms propres.
Des voix (Emaz encore)
Cité dans la belle note
de lecture de Cuisine de Matthieu
Gosztola que Poezibao publie aujourd’hui :
« J’ai hérité de paroles multiples mais aucune n’est la mienne. Il faut
faire autre chose parce que mon vivre n’a jamais été vécu tel que je le vis,
simplement. »
→ non seulement j’ai hérité de paroles multiples, non seulement j’en accueille
en permanence, adressées ou recherchées, mais en plus je les cite très
largement, semblant parfois ne plus laisser place qu’à ces voix. Or je crois
que le choix, l’assemblage, le commentaire me sont propres parce que « mon
vivre n’a jamais été vécu tel que je le vis, simplement ». Personne n’aura
jamais réuni et tissé exactement ensemble ces mots comme moi je les assemble… Cela
ne vaut pas œuvre, mais il y au moins une sorte de cohérence, qui n’est autre que celle de la recherche, vécue ainsi et selon ces voies-là, par moi seule.
Rédigé par Florence Trocmé le 28 janvier 2013 à 20h49 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Cédric Demangeot
Une de ces plongées comme Poezibao
m’en réserve parfois. Un choc. Un de ces accidents qu’il faut savoir accueillir :
exploration du livre de Cédric Demangeot, Une
Inquiétude, pour choisir des extraits à publier dans l’« anthologie
permanente » de Poezibao, puis piqure de rappel, la note d’Antoine
Emaz. Comment ne pas penser, fortement, à Klemperer, en lisant par exemple « La
langue ce petit fauve domestique tourne indéfiniment dans sa cage et rêve de mordre : d’arracher le bras
du maître avec la pâtée du jour. » (Une
Inquiétude, Flammarion, 2013, p.20)
La vie, le monde (Demangeot)
« On est toujours inapte au
monde – pas à la vie. A la vie jamais. Mais le monde ne veut pas la
vie : c’est pourquoi on se tue. // L’inapte au monde est apte à la mort
par trop-plein de vie. Les cohortes d’aptes au monde, en revanche, ne
connaissent pas la vie – sont inaptes à la mort mais déjà morts. » (p.13)
→ bien aimé qu’Antoine Emaz dans sa note de lecture pointe l’ouverture chez
Cédric Demangeot dont le désespoir, dans l’expression duquel on a pu parfois
croire percevoir quelque chose de morbide, s’articule en réalité sur un
mouvement profond d’accueil de la vie. Certes contre le monde et la distinction ici est plutôt opérante : d’un côté ce
monde souvent inadmissible dans
lequel nous sommes immergés, de l’autre le fait de la vie, d’être en vie. Toutefois
et comme toujours un peu de réticence vis-à-vis de ces entités si vagues, le monde, le réel, la vie… il me semble
parfois (je ne parle pas ici pour Demangeot car la phrase citée fait partie d’un
ensemble qui fonde solidement l’usage des termes) que ce sont de bien trop
faciles recours pour un grand vague de la pensée (et la mienne en tout premier
lieu !). Un vague facile et confortable, alors qu’il faudrait se laisser
déstabiliser et déranger en permanence si on veut avancer un peu dans la réflexion
sur notre temps de et à vivre dans un contexte donné.
Lisant la fin de cette citation, je pense à cette formule que j’emploie souvent
pour parler de certains êtres croisés au hasard des jours, parfois simplement
dans la rue mais qui me frappent au point que je les ressens comme des « morts
sur pied ». Un peu à la manière de certains arbres dans une forêt. Foudroyés
ou non, vidés de leur substance. .
La vie encore
Et c’est bouleversant de lire cela, en prolongement de ce que je viens d’écrire,
ci-dessus : « Je ne veux plus savoir écrire que la vie. Dans son
expression la plus pauvre et la plus affolée. Dans toute son animalité
inspirée, avec les hoquets de son rien, sa douceur et sa douleur non
négociables, son immédiateté, son impossibilité. » (p.107)
→ ici c’est à Claude Mouchard qui m’a si souvent parlé de la présence de « douceur
et douleur » dans les grands écrits-témoignages qu’il a si fortement
présentés dans son livre Qui si je criais… ?
S’interrogeant sur ces expressions de la douceur dans la vie, au sein des
conditions -avec elle, la douceur, totalement antinomiques- dans les camps. Justesse
et beauté du mot affolé ici
Du mystère et de l’obscurité (tentative
de montage)
Comme souvent et d’autant plus intéressant qu’il n’y a pas eu de
concertation ou de rapports entre les deux, que l’une n’a pas suscité l’autre,
ce croisement de citations ce matin, sur la table (électronique !) :
« On aura eu tort de vouloir élucider la matière. Comme on a toujours tort
d’assiéger le mystère. Il ne faut pas chercher à désarmer l’obscurité. Il faut
au contraire aggraver sa résistance, et se laisser devenir l’instrument de sa
négation. Il faut l’accompagner – à la source – où sa bouche boit le monde et
le fait disparaître. Arrivé là on verra. Si le sens a encore des mots – et mes
mains un moi. » (Cédric Demangeot : source)
et en regard :
« En démontant les secrets de fabrication, loin de désacraliser on
approfondit le mystère. Imaginez un instant qu’on démonte devant vous une
vielle horloge, en déposant chaque petite pièce sur la table, et en justifiant
son existence, en expliquant son rôle. Loin d’effacer l’énigme, cette
transparente démonstration en fera pressentir l’obscurité. » (Benoît
Moreau, dans un mail de ce jour, à propos des notes de ce Flotoir sur Ariane Dreyfus)
Rédigé par Florence Trocmé le 25 janvier 2013 à 18h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (1)
Rédigé par Florence Trocmé le 23 janvier 2013 à 19h44 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Lectures
Un livre sur la pratique du piano (Fundamentals of Piano Practice, de Chuan C. Chang, en anglais,
téléchargement libre ici)
qui me semble prometteur (je retiens déjà la notion de représentation mentale)
et me semble plein de bon sens et un très intéressant article de Pierre Drogi.
« Comme un récepteur » (Pierre
Drogi)
Pierre Drogi, auteur d’un beau feuilleton
dans Poezibao, m’a communiqué un article
paru récemment dans Le français aujourd'hui, n° 179, éd. Armand Colin,
déc. 2012. Il s’agit du montage d’un entretien avec Serge Martin et de textes
de lui que l’on peut lire comme une tentative d’éclaircissement de sa démarche
poétique et critique.
« Je me considère avant tout comme un récepteur, s’étonnant de ce qu’il
reçoit, s’étonnant de la conscience qui nous est donnée (« La Vie est un Don »,
écrit Emily Dickinson) et tentant de répondre en paroles à une injonction, à ce
feu, dans lequel, tous tant que nous sommes, brûlons. Et brûlons ensemble heureusement
: condition qui permet qu’une parole soit échangée, commune et communicable,
condition qui permet la lecture, c’est-à-dire l’échange. »
Et un peu plus loin : « Le texte s’enracine ailleurs que dans celui qui parle ou que dans les instruments mis au service de la parole,
résulte de la réverbération d’un dehors, d’un lien, d’une lumière. »
→ il n’est donc pas abstrait, il n’est pas jeu de concepts, c’est important de
le dire et je soutiens cette démarche de Pierre Drogi de tenter de donner quelques
instruments pour approcher sa poésie qui peut parfois sembler hermétique ou
complexe.
Départ et arrivée (P. Drogi)
« Le texte, tel qu’il est noté, constitue donc un point d’arrivée (on
y capte quelque chose de transcendant qu’on tente de recevoir, de tous les
instruments et sismographes dont on dispose, mots et blancs entre les mots
confondus) et un point de départ (une partition incomplète, c’est un peu le
sens de l’emploi du mot tablature, à
mettre en acte, s’il se peut, par le lecteur). »
NB : Tablatures est le titre
d’un ouvrage récent de Pierre Drogi, paru chez Tarabuste.
→ suis très sensible à toutes ces notions mises en évidence par Pierre Drogi.
Soi en tant que capteur, filtre, récepteur, d’un flux ininterrompu,
perceptions, sensations, tellement riche qu’il outrepasse par définition notre
capacité de l’arrêter par quelques mots…
Et cette autre idée de la participation active du lecteur dans la lecture, dont
je suis de plus en plus convaincue et que je tente d’explorer, à partir de mon
expérience de lectrice : ce que me fait
le livre. D’ailleurs je lis cette remarque de Pierre Drogi : « un
texte poétique ou romanesque demande à être mis en acte, validé, ranimé par la lecture, transformé de
notes ou de chiffres sur la page en musique audible, vivante − c’est-à-dire
interprété. Si « partitions » il y a, elles sont alors à la fois mentales, tâchant de suivre la
pensée ou l’émotion qui fuse, et vocales
: mes textes sont toujours conçus pour être lus à haute voix. »
→ Un livre doit être ranimé par la
lecture (c’est moi qui souligne). Comme un corps sinon mort du moins
endormi, une sorte de Princesse au bois dormant !
→ il suffit pour encore mieux le comprendre de se représenter un livre annoté,
une partition de musique avec toutes ses indications, celles du compositeur
bien sûr, mais aussi celles de l’interprète, les doigtés, les notes pour
l’exécution de la pièce, etc. Je me
souviens ici d’un concert de Jean-Marc Luisada, à Reid Hall, mazurkas de
Chopin, jouées avec une partition que je voyais de loin mais qui faisait un
effet bœuf (Luisada faisait peut-être, à sa manière, une sorte de bœuf),
surchargée de grandes marques rouge vif chargées de transformer les notes en musique audible et vivante.
Polyphonie ou diaphonie
Belle distinction, éclairante, tant pour la pratique et l’écoute musicale
que pour la lecture : entre polyphonie,
plusieurs voix distinctes et diaphonie,
« diffraction d’une unique voix en plusieurs ».
L’élan
fou des pensées (Herta Müller)
Dans ce même article, Pierre Drogi cite une remarque d’Herta Müller qui me
fait jubiler :
« Le critère de qualité d’un texte s’est pour moi toujours résumé à celui-là :
est-ce que cela déclenche ou pas l’élan presque fou des
pensées ? »
→ Follement d’accord avec cet élan presque fou et je crois que si presque fou n’était pas dans cette
citation, elle ne m’enchanterait pas autant… avec une toute petite
nuance : j’ai déjà expérimenté -rarement il est vrai et avec un sentiment
de frustration intense-, que certains textes, reçus comme forts et importants,
étouffaient complètement cet élan…
→ Pourquoi cette sensibilité à cette formulation : sans doute parce que
non contents de mettre en branle la pensée, de rendre la lecture dynamique et
féconde, ces livres-là ouvrent au « fou », entendre par là ce qui
n’est pas prévu, borné, attendu. Ils entraînent à des associations parfois
étranges, à des pensées non encore pensées, à des élans encore inconnus et à ce
titre presque fous.
Qu’est-ce qu’un texte modifie à la vie ?
(P. Drogi)
« Qu’est-ce qu’un texte modifie à la vie ? C’est peut-être l’unique
question pour un lecteur ou pour quelqu’un qui se mêle d’écrire. Pour quoi ou
pour qui lit-on, ou pour quoi et pour qui écrit-on ? Dostoïevski et Michaux,
cités tous deux dans un article pour la revue Secousse,
semblent s’entendre sur ce point : l’injonction qui nous est faite (et elle
déborde évidemment le champ littéraire) est d’apprendre à voir et d’apprendre à
sentir ; j’ajouterai, peut-être d’apprendre en l’éprouvant, ce que c’est
qu’être « un homme ». Aucune évidence là-dedans, contrairement aux idées
reçues. Plutôt une utopie mais une utopie à vivre, imposée, d’ailleurs : nous
sommes embarqués, n’est-ce pas ? L’écriture apparaît, dans certains cas, comme
un chemin possible, l’un des chemins possibles, mais certainement pas le seul
vers cet apprentissage, jamais achevé, de ce qui « vaut ».
« Pas forme de parole » (Emaz / Drogi, tentative de montage)
« Le texte est à la fois un
aboutissement, la transcription plus ou moins habile ou réussie de ce qui a été
perçu, quelque chose comme la réverbération à l’aide de mots de ce qui
n’appartenait au départ pas aux mots et qui n’avait pas forme de parole, mais
plutôt au contraire débordait celle-ci » (Drogi)
monté ici en regard de :
« La poésie naît du comble, pas du vide. Lorsque l’émotion nous démunit
des mots, alors la poésie peut commencer » (Emaz, source)
La littérature comme décollement
(Drogi)
« La littérature serait avant tout l’expérience du décollement : des
mots détachés soudain des choses, ou encore l’expérience du dégagement de tout
ce qu’on croyait jusque-là adhérer ou tenir… Désappropriation de soi,
effacement ; parcours des intervalles (entre ouïe et vue, chose et mot,
“auteur” et “lecteur”…).
Mot juste et pluralité des langues
(Herta Müller)
« Pour Herta Müller c’est le mot juste qui valide le poème, même en
prose. Et le passage d’une langue à l’autre empêche un figement idolâtrique sur
une formule morte qui n’aurait plus qu’un sens unique. La pluralité des langues
est le gage pour elle que l’allemand, même instrumentalisé et vicié, même
laborieusement et péniblement arraché aux idéologies, même dialectal ou de
l’Est ou de l’Ouest, respire, permet de respirer. »
Sur la traduction (Serge Martin)
Serge Martin pose une très belle question à Pierre Drogi, question qui
rejoint les propos relevés récemment dans Comment
lire de Pound :
« L’égarement que tu évoques dans un essai serait au principe d’un
changement non seulement d’identité mais de l’identité : est-ce ce que te fait
l’activité de traducteur, et j’aimerais le dire, ce qu’elle peut faire au
lecteur de traductions, de poèmes ? L’égarement vers une humanité toujours en
devenir ? Utopie du poème dans les rapports entre les langues, entre les
expériences, les altérités radicales. »
→ Décollement, égarement, décalage, il s’agit par la pratique de l’autre
langue, de la musique, de la traduction, de la lecture de se laisser déloger en
permanence de son identité fixe, de son petit monde national, de son pré carré
linguistique, de sa tour d’ivoire, de sa forteresse
intérieure. Cela sans doute pourquoi lire est si important, lire une
pluralité d’auteurs et si possible en plusieurs langues, que l’on choisit
soi-même, donc aller contre la pensée dominante, les tentatives
d’arraisonnement de notre navire night
par l’économie, le discours politique. Lire comme résistance.
Dans
chaque langue nichent d’autres yeux (Herta Müller)
Pierre Drogi clôt ce bel échange avec Serge Martin, échange que l’on peut donc
retrouver dans la revue Le français aujourd'hui, n° 179, éd. Armand
Colin, déc. 2012, par une autre citation d’Herta Müller dont il dit donner une
« traduction-paraphrase au débotté » ! : « La langue n’a
jamais été et n’est jamais sans conséquence politique car elle ne se laisse pas
séparer de ce que l’un fait à l’autre. […] Dans son inséparabilité d’avec
l’acte, elle devient légitime ou inacceptable, belle ou haïssable, on peut
aussi dire : bonne ou mauvaise. Dans chaque langue, je veux dire dans chaque
façon dont on en fait usage, nichent d’autres yeux ».
→ la notion d’inséparabilité de la langue et de l’acte ne peut que parler
intensément à qui est en train de lire LTI
de Victor Klemperer !
Rédigé par Florence Trocmé le 23 janvier 2013 à 17h33 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 22 janvier 2013 à 14h33 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Échos
Tapant un poème
de Lorine Niedecker pour Poezibao, je prends conscience à quel point des
échos, intimes, personnels, sont engendrés par certains poèmes pourtant écrits
à des années et des kilomètres de distance. Serait-ce une des articulations
profondes de la poésie, aller chercher en chacun ce fond à la fois très intime,
très personnel et quelque chose qui le relie au monde et à l’humanité.
Et cherchant quel mot utiliser pour parler de la communauté humaine, je réalise
qu’il est très difficile d’en trouver un qui convienne, tant ils sont tous usés
ou connotés : frères par exemple ne me semble plus utilisable…
Pourquoi ? (ma lecture de LTI de Klemperer est un peu comme une
révélation, au sens photographique, c’est à dire qu’elle met en lumière, au
jour, en évidence, un très grand nombre de questions latentes sur ce que
disent les mots, leur utilisation, leur agencement (le mot langue lui-même
est-il encore fréquentable ? !)
Butor, chez Claro
Claro qui évoque une conférence donnée par Michel Butor à Paris vendredi
soir dernier (source)
« Butor retrace alors la genèse de son œuvre après Degrés [...] Il
évoque Niagara, son arrivée aux chutes, "les branches des arbres entourés
d'un manchon de glace", "les blocs de glace qui tombent des
arbres", et déjà c'est l'univers sonore qui s'impose dans son récit. Car à
peine arrivé, la vision laisse vite la place à l'audition, tant MB est
"frappé du son de ce lieu". Butor comprend que ce voyage est un
voyage "à l'intérieur du son". Une expérience dynamique. "Se promener
à l'intérieur d'un espace où je faisais changer le son en bougeant". Ainsi
naît le projet 6 810 000 litres d'eau par seconde, d'une simple
constatation sonore, alors qu'on aurait pu penser que le spéculaire allait
l'emporter. Non, ce sont les voix des chutes qui mettent en branle le musicien
Butor, et le décident à orchestrer la grande partition américaine de Niagara. »
→ toujours heureuse de voir évoquer Butor, un des très grands de ce temps et
sans doute trop peu considéré comme tel. J’avais entrepris de collectionner
tous ses livres mais bien entendu, j’ai dû m’arrêter assez vite (une bonne
centaine de livres tout de même, donc sans doute à peu près 10% de tout ce
qu’il a publié, puisqu’on pense qu’il y a plus de 1000 livres). Et la dimension
sonore et musicale de son œuvre, qui l’a mené par exemple vers son
extraordinaire livre sur les Variations Diabelli de Beethoven (voir ma note sur le site
concerto.net)
Nostalgie du vinyle, oui mais
Bien amusée par un compte rendu de lecture sur un livre compilant des
reproductions de disques vinyles exceptionnels (les galettes vinyles elles-mêmes
et pas les pochettes). Et comme d’habitude, grand regret qu’il n’y ait pas de
musique classique, car je donnerai cher pour revoir certaines pochettes des
premiers disques que j’ai possédés. « En tournant les pages colorées d'Extraordinary Records, [...]
l'étonnement scopique est quelquefois distrait par de singulières sensations.
On se souvient avec le nez. On se rappelle du microsillon noir accroché par le
saphir d'un Teppaz Oscar et de l'odeur de bakélite. On voit la pochette de Sgt.
Pepper's avec son décor de feu d'artifices et l'on sent, ce que sentir veut
dire, le chaud parfum du tourne-disque. Machines désuètes. » (source)
→ et que dire de l’odeur des bandes magnétiques et de la fascination de vumètres
permettant de régler l’accord de
réception des radios étrangères et lointaines… Hilversum, Sottens, Beromunster
→ l’article poursuit sur une intéressante analyse du mp3 et de l’immense
déperdition qu’il engendre, ce qui renvoie à ces recherches récentes qui tendraient
à prouver que cela altérerait même le système auditif, qui deviendrait
paresseux à ne plus saisir ces fréquences élevées ou basses, riches, qui sont
compressées par le format dont le but ultime, il ne faut pas l’oublier, est de
réduire la place occupée par les fichiers et certainement pas de donner une
image plus fidèle de la musique. Qui parle encore, sauf dans de petites niches très
spécialisées, souvent occupées plus par des techniciens que par des mélomanes,
de Haute-Fidélité
→ mais quid de cet étonnement scopique !!??
Et de cette formule, ailleurs dans l’article : « Outre que le
format de compression MP3 est une théorie inaudible pour toute oreille méritant
ce nom ». La Revue des Ressources me semble en général d’un meilleur niveau
de langue.
Perahia
Je trouve Perahia miraculeux dans ces deux mazurkas de Chopin ! :
fa mineur op. 7/3 et la mineur op. 17/4. Les premières notes de celle en fa
mineur sont comme spectrales, elles font froid dans le dos ; elles sont reprises
sur huit mesures pianissimo sotto voce, fa mi bécarre do, avec une
sorte de contre-thème et tout à coup, complètement inattendu dans ce paysage
désolé, le début réel de la mazurka piano
con anima. La pièce est très brève et
ces deux entités semblent disputer une sorte de partie, le thème plus joyeux et
le thème sombre. Richesse inouïe en quatorze lignes de musique, moins de cent
mesures… et en écho ces mots de Pound, cités récemment dans ce Flotoir : « peut-être la
musique est-elle le pont entre la conscience et l’univers de la non-pensée
sensible ou même insensible »
Pound
Très décapant ce livre de Pound (Comment
lire) ! Cette liberté totale d’esprit et de ton fait un bien fou et
une fois encore permet de se rendre compte du « correct » à l’œuvre partout
de nos jours ! Il se dit lui-même « extrêmement iconoclaste ».
Le livre est une petite merveille de présentation, de traduction et d’édition. Un
fort appareil de notes permet de comprendre toutes sortes d’allusions (on
regrette que ces notes ne soient pas signalées, très discrètement, dans le
corps du texte : je les ai découvertes une fois ma lecture achevée !).
Et la quatrième de couverture dégage bien les idées forces de Pound : « la
poésie est universelle et commence avec la poésie chinoise ancienne ;
traduire, traduire encore, traduire toujours (“tout âge prétendument grand est
un âge de traduction”) ; apprendre à “charger de sens au plus haut degré
le langage”. Et tailler dru dans “le business de la fioritura”… »
Des langues (Pound)
« [Je] ne donne aucunement à entendre qu’un homme de notre temps
puisse penser avec une seule langue [...] Les Français qui ne savent pas un mot
d’anglais pâtissent d’une aussi grande carence que les Américains qui ne
connaissent pas un traître mot de français. Frayer avec eux vous laisse une
moitié de la pensée au point mort. [...] les différentes langues ont mis au
point certains mécanismes de communication et de transcription. Aucune langue n’est
complète » et il parle plus loin de Proust assimilant Henry James « pour
enfoncer certaines cloisons françaises en carton-pâte » (Comment lire, traduction Philippe
Mikriammos, p. 52)
→ toujours cette idée que le poète est très souvent, (nécessairement ?) aussi
un traducteur… il s’agit sans doute d’aller interroger au plus près d’autres
manières de dire, d’autres mécanismes de communication
et de transcription, de sortir du local
de sa propre langue ?
→ et cette autre idée, très présente en ces temps de commémoration du traité de
l’Elysée de 1963, que l’apprentissage d’une autre langue n’est pas seulement
utilitaire (voyage, travail), que c’est aussi un agrandissement potentiel de la
pensée.
Des poèmes allemands appris par cœur
(Pound)
« C’est ce que nous commençons par faire quand, enfants, nous
apprenons par cœur des vers de Goethe ou de Heine. Soit dit en passant, cette
manière de faire nous laisse à jamais une aune pour mesurer (a) un certain type de vers, (b) la langue allemande – de sorte que
[... ] nous n’oubliions jamais complètement le sentiment de cette langue. »
→ si on le lit bien, il faudrait imprégner les jeunes enfants, dans le
primaire, de toutes sortes de poèmes dans toutes sortes de langues :
allemand, anglais, italien, espagnol, portugais, etc. On peut sans doute aussi
le faire à la maison, via de nombreux disques, souvent bien faits, de comptines
et chansons en langue étrangère. Je pense ici à ce disque
pour le domaine allemand.
→ cela correspond complètement à mon expérience. Cet allemand de l’adolescence,
assez solide, est la base sur laquelle je construis mon nouvel apprentissage de
la langue et il en est considérablement facilité. Comme si certains modèles ou patterns,
étaient restés présents. Il en va de même à mon sens pour la musique : un
minimum d’apprentissage dans l’enfance aidera considérablement celui qui s’y
remettra plus tard (ce serait même peut-être indispensable ?). Et aussi
cette dure constatation que ce qui n’a pas été acquis dans la jeunesse, par
exemple une vraie formation de l’oreille, est très difficile à récupérer à l’âge
adulte !!!!
Pound et « sa base minimale
…d'une éducation saine et libérale en
matière de belles lettres. » Selon lui ce que tout étudiant devrait
connaître : Confucius, Homère, Ovide, un recueil de chansons provençales,
Dante, Villon, Voltaire (une incursion dans ses écrits critiques précise-t-il),
Stendhal, Flaubert, Gautier, Corbière, Rimbaud. Et d’ajouter qu’après ce
programme qui « n’a pas de quoi surcharger de travail l’étudiant qui fait
ses trois ou quatre ans », ce dernier, après cette inoculation, pourra être « exposé sans risque » à la
modernité ou à toute autre forme de littérature » : (55)
Ces idées de Pound pourraient faire l’objet d’un entretien croisé avec Auxeméry
et Yves di Manno qui prépare actuellement la réédition, considérablement revue,
de l’édition Flammarion des Cantos.
Des gens célèbres (Adorno)
et revenir à Adorno et ses Minima
Moralia venant de Pound ne paraît pas si étrange ! Même décalage
considérable par rapport au système ! Et je suis toujours frappée par le
caractère tellement actuel, prémonitoire, des propos d’Adorno. Par exemple :
« Les gens célèbres ne sont pas à l’aise. Ils se transforment en
marchandises, étrangers à eux-mêmes, ils sont comme morts. À force de soins
prétentieux donnés à leur auréole, ils gaspillent l’énergie désintéressée qui,
seule, est susceptible de perdurer ». (136)
→ et ce qui est passionnant c’est que ces mots concluent toute une réflexion de
deux pages environ, intitulée Mort de l’immortalité
et fondée sur Flaubert « dont on dit qu’il méprisait la gloire qui fut l’enjeu
de sa vie entière ».
→ noter cette double occurrence de Flaubert chez deux « étrangers »,
un Américain et un Allemand et l’importance qu’ils lui accordent.
Morale et style (Adorno)
C’est le titre du paragraphe suivant (n°64) des Minima Moralia « tout écrivain s’aperçoit que plus il s’exprime
avec précision, conscience et sobriété, plus le produit littéraire passe pour
obscur » et il ajoute « la négligence qui entraîne à se laisser
porter par le courant familier du langage passe pour le signe de la pertinence
et du contact : on sait ce que l’on veut parce que l’on sait ce que
veulent les autres » et enfin troisième temps de la vraie claque de ces
propos, tant pour le critique que pour l’écrivain : « Considérer l’objet
plutôt que la communication au moment où l’on s’exprime, éveille la suspicion :
tout ce qui est spécifique, non emprunté à des schémas préexistants, paraît
inconsidéré, symptôme d’excentricité, voire de confusion » (137)
→ et là, en tête soudain, les innombrables cabales, scandales accueillant des œuvres
vraiment nouvelles, peinture, musique, littérature. Une incompréhension qui est
naturelle et que seuls quelques grands esprits sont capables de dépasser. Peut-être
dirait Pound parce qu’ils ont lu Confucius, Homère, Ovide, des chansons
provençales (compléter !)
Du travail de connaissance
Articuler l’intuition, l’impulsion vers ce qui se présente et la méthode, l’organisation
pour ne jamais se dire : c’est trop.
Rédigé par Florence Trocmé le 22 janvier 2013 à 14h29 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)