Se faire l’interprète (Mireille Gansel)
Je poursuis la lecture de Traduire
comme transhumer où Mireille Gansel continue à poser les étapes de son chemin
de traduction et de traductrice, pas à pas, chapitre par chapitre.
Cette belle idée a le mérite de bien mettre en valeur et en évidence les
moments-clés de ce parcours très particulier, ce « chemin d’apprentissage »
dont on sent bien qu’il est conditionné par une recherche très profonde de sens et de
vérité. De justesse aussi pourrait-on
dire.
Frappant aussi de voir comment elle éprouve le besoin d’aller à la rencontre de
l’auteur et même si cela implique un long voyage, des conditions matérielles
difficiles. C’est ainsi qu’après avoir reçu le choc des poèmes de Brecht, elle
s’en va frapper à la porte du Berliner Ensemble, non sans avoir franchi divers
obstacles pour pouvoir accéder au Berlin Est des années 60. Et là elle
rencontre Helena
Weigel qui l’autorise immédiatement à assister à toutes les répétitions de
la troupe. Elle la verra notamment incarner Antigone
et cela lui fera dire : « la Weigel n’"interprète pas". Elle "se fait
l’interprète". Immense leçon de traduction. »
→ Immense leçon aussi sans doute pour la musique, même si je sens que je ne
perçois pas toutes les implications de la nuance, qu’il va falloir creuser. Ce
que je note, c’est une sorte d’effacement de la personne qui devient seulement
celle qui porte d’un point à un autre, du livre et de l’auteur au spectateur ou
au lecteur. Personne qui bien sûr existe dans toute son épaisseur, ne serait-ce
que pour donner corps au personnage, au texte, mais qui n’est plus Helena
Weigel, un peu comme si elle avait revêtu beaucoup plus qu’un costume de scène,
un double corps, une double identité. On pourrait presque oser un terme fort, transsubstantiation. Et penser le plus
loin possible l’articulation entre faire
(interpréter) et se faire (interprète)
Le traducteur, le musicien, l’acteur se laissent transformer en profondeur par
ce qu’ils interprètent. Si possible dans l’effacement de leur ego et par
communication avec des couches plus profondes d’eux-mêmes. Au demeurant quand l’ego
reste présent, que ce soit chez le musicien ou chez le traducteur, c’est
souvent insupportable, comme une poussière dans l’œil ! Il y a quelque
chose en trop, qui fait écran. Ils font le singe au lieu de se faire l’interprète !
Une arche entre des rives sans pont
(Mireille Gansel)
Puis le livre aborde la découverte de Reiner Kunze. Poète d'Allemagne de l'Est,
interdit dans son propre pays, traducteur des plus grands poètes tchèques. Un
soir d’hiver, Mireille Gansel découvre « un petit livre de poèmes de la
couleur rêche des papiers d’emballage » et qui porte ce titre Sensible Wege [en allemand, sensibel au singulier, sensible au pluriel] : « avec
chaque pas / tendre une arche / entre des rives sans pont »
→ Comment s’étonner, à ce stade de la lecture, de la citation de cette si belle
formule d'une arche comme jetée entre des
rives sans pont. Superbe métaphore de la traduction. Plus encore quand le
traducteur choisit des auteurs ou des textes encore totalement inédits en France.
→ Je note aussi que Mireille Gansel termine souvent ses courts chapitres par
une remarque sur la traduction ou la langue comme si elle jetait cette fois une
arche vers le chapitre suivant. Ce qui souligne la cohérence de sa démarche.
Un mot, seulement (Sensibel, Mireille Gansel)
J’en viens à l’histoire très emblématique du mot sensibel que j’ai entendu raconter pour la première fois un soir de
juin 2010 à la librairieTschann à Paris, lors d’une lecture
de Reiner Kunze, en présence de sa traductrice Mireille Gansel.
Ce mot dans ce poème si limpide dont
elle a compris qu'elle ne pourrait le traduire que si elle prenait le risque de la rencontre et du questionnement. (37)
Et ce sera le voyage et la rencontre dans la modeste cuisine des Kunze
surveillée par la Stasi, l'écoute du poète lisant, la découverte de sa langue « territoire
de confluences de deux langues, celle de son enfance et celle des poètes
tchèques » (p.39). Et la réponse à sa question, comment traduire sensibel : « dans l’aura de
cette langue poétique, le mot sensibel
résonna comme un sismographe infiniment précis. Je proposais de le traduire par
“fragile” et je sentis que cela sonnait juste. »
Mais au chapitre suivant, nouvelle rencontre dans la nouvelle maison des Kunze,
au bord du Danube, puisqu’ils ont dû quitter la RDA. Et les propos du poète sur
la pétrification des cœurs l'amènent à
modifier son ancienne traduction, renoncer au mot fragile pour revenir à sensible.
→ On pourrait certes dire : tout ça pour traduire sensibel par sensible ! Je crois au contraire que c'est une belle
leçon de probité intellectuelle laquelle est sans doute souvent trop peu
présente dans le travail de traduction : trop rapide et superficiel, pas assez
attentif à la nuance, à la variation et surtout peut être dans une trop grande
méconnaissance de l'auteur et de son contexte.
→ à certains égards, je suis aussi renvoyée ici à mes conversations avec
Auxeméry, qui a mis trente ans de sa vie à traduire Olson, accumulant le
maximum de connaissances sur le contexte, notamment la ville de Gloucester, sur
la côte Est des États-Unis, cœur du livre Maximus,
sur les usages du temps, sur la langue aussi, en son état du temps de l’écriture
des poèmes d’Olson. Même écoute, très fine, très attentive, qui se développe et
se forme en faisant travailler l’oreille, exactement comme en musique ! à
la fois par la connaissance de tout ce qui peut contribuer à la compréhension
mais aussi par une longue fréquentation du texte et par l’attention à ce qui en
émane.
Le monocorde (Mireille Gansel et le
Vietnam)
Mais dans la vie de Mireille Gansel, il y a aussi un très long épisode qui
peut surprendre au premier abord, si on ne comprend pas le sens profond de sa
démarche : le Vietnam. Après s’être sentie mobilisée de façon intense et urgente par la guerre et
avoir commencé à explorer le fonds de littérature vietnamienne du Musée de l’Homme,
elle connaît un enchaînement de circonstances qui l’amène à partir au Vietnam
où elle accomplira pendant deux ans un très grand travail de traduction (après
avoir bien sûr appris le vietnamien). Sa bibliographie
atteste bien de tout cela.
Je retiendrai surtout ici la belle histoire du monocorde, cet « instrument
des musiciens aveugles ambulants » et la « poignante et envoûtante
modulation des mots-syllabes de cette voix sans parole et dont chacun s’appuie
sur une échelle de six tons. ». « Âme de la poésie vietnamienne », dit avec une grande humilité la traductrice qui reconnaît : « rien à
voir avec l’onomatopée, ni l’allitération que je m’étais si fièrement appliquée
à élaborer dans l’enthousiasme et l’ignorance de mes premières traductions de
poésie vietnamienne. » !
→ C’est émouvant que ce soit cet instrument de musique, apparemment frustre et
pauvre, qui ait ouvert un sensibel Weg,
un chemin fragile et sensible à la traductrice pour approcher cette littérature
à l’origine si étrangère pour elle.
→ et toujours cette recherche du plus juste
(on peut l’entendre ici au sens musical) puisque Mireille Gansel a appris à
jouer un peu du monocorde, peut-être parce qu’elle a senti que « parvenue
à cet extrême du travail, la traduction ne peut que se retirer sur la grève des
mots absents ». (59)
Grève des mots absents qui renvoie à l’arche jetée entre deux rives sans pont
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