Traduire comme transhumer (Mireille
Gansel)
J’entreprends ma seconde lecture de Traduire
comme transhumer, le livre de Mireille Gansel. Et cette lecture me semble
faire vraiment sens, alors que je suis encore toute imprégnée de celle de LTI de Klemperer.
Bonne préface de Jean-Claude Duclos qui s’arrête longuement sur le titre et
donne d’utiles explications sur la transhumance, et sa racine étymologique,
humus. Il s’agit de changer d’humus, de passer d’un territoire d’hivernage à un
territoire d’estivage.
→ On pourrait d’ailleurs ici pousser la métaphore plus loin qu’il ne le fait
pour dire qu’il s’agit de passer d’un univers relativement clos, hivernage du
texte dans sa langue d’origine à un espace plus ouvert, diffusion du même texte
dans d’autres langues.
Autre idée importante, une forme d’humilité, tant devant le nouveau territoire
que devant la tentative de transhumance que l’on entreprend. En montagne, ne jamais arriver en conquérant, dit un
connaisseur de la transhumance. Et sans doute doit-il en être de même devant le
texte dont il s’agira de sentir d’abord le caractère « étranger », l’étrangeté.
Le traducteur doit commencer par « se familiariser avec ce qui lui est
étranger » et c’est ainsi qu’il trouvera le chemin « qui conduira le
lecteur à la compréhension de l’auteur à traduire. »
Et par cette idée de transhumance, qui renvoie à celle du nomadisme,
Jean-Claude Duclos ouvre à ce qui va être une approche importante du livre, la question
de l’exil. Et à la dimension fondamentalement humaine de la démarche de
Mireille Gansel.
Expérience fondatrice (Mireille Gansel)
Premier chapitre très émouvant où la petite fille comprend pour la première
fois ce que c'est que traduire et que les mots ont des racines : son père
traduit pour la famille les lettres qu’il reçoit de temps en temps de Budapest.
Un jour, elle comprend que dans le texte que lit le père il y a plusieurs mots
différents pour dire quelque chose d’assez proche et qui de plus la concerne,
elle. Elle « ose insister : c’est quoi les mots en hongrois ?»
et son père lui dit quatre mots qu’elle lui demande ensuite de lui traduire :
« je découvre ce soir-là que les mots, comme les arbres, ont des racines
dont mon père me révèle la magie [...] l’épure du français s’est enrichi devant
cet arc-en-ciel de sensations » (Mireille Gansel, Traduire comme transhumer, Calligrammes/Bernard Guillemot, 2012, p.
18)
→ ce qui semble important dans la façon dont est vécue cette expérience quasi
initiatique, c’est que tout de suite, Mireille Gansel s’installe dans l’entre
deux. Elle aurait pu éprouver le besoin de s’approprier l’autre langue, celle d’origine
pour sa famille. Non, d’emblée, elle « enrichit » la français et son
épure de quelque chose de différent, de fascinant aussi qui lui vient du
hongrois. Elle révèle ici en quelque sorte une vocation précoce à traduire, à
faire transhumer, à faire passer.
Une histoire exemplaire (Mireille
Gansel)
Exemplaire dans le sens qu’elle est un exemple concret de ce qu’ont vécu
les familles juives qui habitaient dans ces territoires, les confins de l’empire
austro-hongrois (on peut ici évoquer les traductions de François Mathieu, dans Poètes de Czernowitz ou dans le revue Fario). Et l’on repense aux récits de Klemperer,
quand l’enfant à qui on suggère d’apprendre l’allemand demande à son père si
lui, le connait. Et il répond qu’il connait huit mots, venus de son professeur :
« du bist ein stück fleisch mit zwei
augen », que l’on peut traduire par « tu n’es qu’un morceau de
viande avec deux yeux »…(et ici encore, comme en lisant Klemperer, le choc
induit par le passage de ce que l’on sait, en théorie, à ce qu’on découvre
concrètement, dans de telles situations. La violence d’une telle phrase en dit
plus long qu’un grand paragraphe dans un livre d’histoire.
Mireille Gansel aborde en effet la découverte de l'allemand dans et par ses racines
familiales, Moravie de la lignée grand-maternelle et Galicie de la lignée grand-paternelle,
ce « carrefour des langues de tous les peuples « qui composaient ces
confins de l’empire, polonais, ruthène, allemand, yiddish. » L’« allemand
d’Imre Kertesz de Budapest, d’Appelfeld de Czernowicz, de Tibor de Prague,
dernier patriarche de la famille [...] cet allemand, traversé par les exils et
emporté au long des générations de pays en pays, comme on emporte un violon. Dont
les vibratos auraient retenu les accents et les intonations, les mots et les
tournures des pays et des parlers adoptés. » (20)
→ manière aussi de rappeler que les langues ont une sorte de don inné pour l’accueil
de l’autre, en ses parlers, en ses dialectes. Faut-il pleurer les anglicismes,
les imports de toutes sortes dans une langue ou au contraire les voir comme le
signe de sa vitalité (même si trop d’anglicismes relèvent de la dictature de la
technique, de la tentation du jargon pour initiés et de la paresse). Et au sein
de la langue allemande, quel bonheur de retrouver ces mots français germanisés
qui attestent des rapports de longue date entre les deux pays.
Et c’est très émouvant de voir la vieille tante Szerenke de la petite Mireille
découvrir avec bonheur que sa jeune nièce apprend l’allemand et que donc elle
peut la nommer « sa secrétaire » la rendant « habilitée désormais
à recevoir et garder les secrets, tel ce petit meuble du même nom, mais aussi à
transcrire ces mots d’une langue qui nous serait à jamais commune. » (21)
→ langue et exil, importance de la langue, des langues, pour tous ceux-là qui
ont été déracinés (même s’ils étaient maigrement enracinés), ce qui aussi
parfois va les séparer durablement, selon le lieu de leur exil. Ce pont que
fait l’enfant qui apprend l’allemand entre la vieille dame et sa famille. Ce rôle
toujours de l’interprète, qu’il soit musicien ou traducteur.
Un peu plus loin, Mireille Gansel s’attarde sur une autre femme de sa parentèle
et évoque les « ciselures d’orfèvre de sa langue allemande dans la plus pure
filiation d’un Roth, d’un Kafka, d’un Buber » (25)
Tous ces premiers chapitres sont prenants. Ces rencontres avec le si peu qui
reste de la famille et d’un monde englouti et ce vecteur d'un allemand
tellement pluriel d’être, pour l’un ou l’autre, chaque fois, dans la proximité
du hongrois, du tchèque, du yiddish. « langue en exil » et « langue
rescapée », tels les titres si parlants de ces chapitres.
Le chêne de Goethe
Mireille Gansel évoque ensuite un voyage marquant : traversée des
ruines de Dresde, puis maison de Goethe à Weimar, puis Buchenwald. « Chape
de silence ». Elle dit cette double ignorance encore pour elle, celle de
la langue de bois et le fait qu’il y avait là « un arbre planté de ses
propres mains par le poète Goethe [...] protégé des détenus par une barrière
[...] sur le territoire même du camp » comme l’écrira plus tard Imre
Kertesz, avec les mots de ses 14 ans et d’enfant juif déporté à Buchenwald. Je
me souviens à ce propos que Mireille m’a vivement conseillé l’écoute de l’émission
récente (10 janvier 2013) de Sophie Naulleau et Nathalie Salles, Le Chêne de Goethe, dans l’Atelier de la
création d’Irène Omelianenko (on peut l’écouter ici)
Brecht, Minder….
Le dernier chapitre lu hier soir est celui-là même que j’avais entièrement
recopié le matin pour le publier dans l’anthologie
permanente de Poezibao. Une autre
sorte de transhumance peut-être, que ce geste de recopier, pour faire migrer
les mots des pages du livre sur les écrans d’internet, leur assurant une
diffusion plus large, mais dont le but secret est de faire venir les uns ou les
autres au livre !
J’ai fait un autre petit travail dont je mesure mieux maintenant la portée, en
recopiant également l’intégralité de la bibliographie
de Mireille Gansel, ce qui me permet de cheminer plus aisément sur ce grand
parcours qu’elle a fait et continue de faire avec les langues dites étrangères.
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