Lectures
Toujours le formidable livre de Judith Schlanger, La Lectrice est mortelle, si original, si porteur et Taches de soleil, ou d’ombre de
Jaccottet.
Courbatures morales
Amusante et féconde idée de courbature
morale, trouvée chez Judith Schlanger ! J’avais appris il n’y a pas si
longtemps que les courbatures résultaient de mini-hématomes ; le cœur ou
l’esprit aussi, lorsqu’ils sont soumis à un trauma, tout petit ou très grand,
doivent secréter de mini-hématomes et il faut un peu de temps pour que cela ne
soit plus douloureux ! (24)
Question d’importance
… et au fond quelque peu iconoclaste, dans le chapitre suivant du livre de
Judith Schlanger, La liseuse est mortelle :
je la laisse la poser cette question : « Comment des livres faibles
et bourrés de clichés ont-ils eu le pouvoir d’aider à vivre et d’enseigner à
vivre. ». Elle évoque alors la lecture de L’Âme enchantée de Romain Rolland et ne se prive pas d’en citer, à
pleines brassées, des clichés : la
loi du travail, le monde du labeur obscur, la dureté de vivre… ajoutant de
façon cocasse que « ces choses sont dites avec des pincettes. Les clichés
sont des pincettes »... (25)
Une transmission qui se perd
… celle des volumes (si bien nommés, oui, j’en témoigne, ils prennent de la
place !), celle de la bibliothèque (et quel bonheur de penser à ce fonds Poezibao/Florence Trocmé qui se
constitue désormais au fil de mes dons à la bibliothèque Marguerite Audoux,
grâce à mon ami Mathieu Brosseau).
Judith Schlanger écrit : « je retrouve, dans mon exemplaire, des
notes écrites par mes parents. Des notes de lecture de mon père au début des
années 30 et plus d’un demi-siècle plus tard une note de ma mère, dans ses
derniers mois. » (30)
Émotion suscitée par ce discret souvenir personnel de l’auteur autour de ce
double palimpseste en quelque sorte des notes du père et de la mère.
→ Ce sera l’une des pertes du livre électronique, celle des traces de lecture
des autres, ces soulignés que l’on trouve parfois dans un livre emprunté dans
une bibliothèque et qui procure un sentiment d’inquiétante étrangeté, ces
autres marques laissées bien imprudemment (car elles en disent si long sur nous)
dans un livre prêté, les ex-libris, les « envois », etc.
Hiérarchies et censures
… mais d’abord l’évocation si juste des véritables sentiments suscités par
les personnages des livres. Judith Schlanger cite le Jean-Christophe de Romain
Rolland ou le Jacques des Thibault de
Roger Martin du Gard. Mes lectures à une décennie de distance ! J’ajouterai,
de plus modeste lignée, les héros de Mazo de la Roche, de Daphné du Maurier !
Réveiller ces souvenirs-là et le temps des lectures sans hiérarchie reconnue et
imposée : un des effets et
peut-être aussi le bienfait de ce chapitre.
→ Je me souviens de ces propos qui me
révoltaient tant à 14/15 ans, ceux de la dame bien et docte qui disait qu'on ne
devait pas lire Stendhal si tôt car on n'était pas capable d'en apprécier le
style.
En dehors du fait que l’accès au livre et la lecture devrait être totalement
libre et cela très tôt, c’est aussi faire fi d’une forme d’éducation par
l’imprégnation.
→ Souvenirs aussi d’autres remarques méprisantes plus tard sur le Club des cinq, à rapprocher de celui de
cette réprimande pour avoir cité Jules Verne dans devoir de français. Toute
cette ingérence des adultes supposés savoir qui d'un coup entachait le plaisir
de lecture, la capacité de choisir ou d'apprécier de bonnes lectures. La faux
du bien-pensant commençait ses sombres coupes. Or elle ne taillait pas que dans
la bibliothèque, elle attaquait aussi la confiance en soi.
Or oui il peut y avoir « une lecture affective, un peu somnambule ». (31)
Oui on peut s'éprendre durablement de figures de papier et en perdre le contact
avec le monde ambiant. Je l'atteste.
Oui on peut lire en même temps des livres que tout oppose ! Le Rouge et le Noir et Voyage au Centre de la terre. Peut-être
même faudrait-il ne pas oublier de lire, à toutes petites doses, ce qui se
publie aujourd’hui : je pense à deux expériences récentes, ma lecture du
livre de Bruno Le Maire sur le chef d’orchestre Karlos Kleiber et les dix
premières pages du livre de Jérôme Garcin, un roman autour de Jean de La Ville Mirmont : dans les deux cas,
l’accumulation de clichés est effarante, surtout sous la plume d’auteurs plutôt
cultivés !
Et pourtant. Judith Schlanger de poser cette question aussi difficile que drôle
et profonde à propos de ces livres-là, si méprisés : « pourquoi est-ce
aussi fort alors que c'est aussi faible ? » (32)
Elle ajoute un peu plus loin, ce qui est un commencement de réponse, que
« les romans postmodernes ne connaissent plus la naïveté de l'écriture, ne
tolèrent plus la naïveté de lecture. Ils s’apprécient à un tout autre niveau, à
partir d’un plaisir différent, plus élitiste, plus ingénieux, plus secondarisé »
(32)
→ Un tournant des années 60, qui a sans doute beaucoup nui à nombre de formes
d’expression, au profit de choses très savantes, très complexes, très élaborées
et souvent très ennuyeuses (vrai dans le domaine de la musique aussi souvent !).
Or dit Judith Schlanger et dans sa bouche à elle, talentueuse chercheuse dans
le domaine littéraire (La Mémoire des
œuvres, L’Invention intellectuelle, La Vocation, Présence des œuvres perdues, etc.), la citation vaut double :
« Qui serions-nous sans ces romans porteurs, et que serait l’adolescence,
privée de ces grandes fables et de ces cas sacrés ? ».
→ Toutefois, dans le sillage d’un bien intéressant article lu hier soir dans Le
supplément « Culture et Idées » du Monde, je me demande si aujourd’hui les fameuses séries TV (qui
empruntent parfois d’ailleurs leur trame à ces livres-là, Jalna par exemple)
n’ont pas remplacé les grandes sagas à la Romain Rolland, à la Martin du Gard…. :
« le genre a gagné ses lettres de noblesse grâce à des scénarios très
travaillés, en prise avec la société » (Nils C. Ahl, Le Monde, Culture et Idées, daté samedi 20 avril 2013)
Virginia Woolf
Judith Schlanger en vient ensuite à Virginia Woolf et s’arrête sur un
aspect très intéressant : la séparation des temps d’écriture chez l’auteur.
Le matin pour la fiction, l’après-midi pour la critique. Mais surtout elle
porte son regard sur l’approche critique, très libre de Virginia Woolf et c’est
à la fois passionnant et très porteur. Cette approche-là, on rêverait de la prendre
pour modèle ! « De la critique ? : [...] une immense méditation
narrative qui brasse des mises en scène, des souffles, des contacts de
sensibilité et des intimités de papier. »
(50) Le tout dans une grande liberté d’allure et de traitement, un espace
lyrique, inattendu et profond. »
Ensuite elle dresse une grande fresque de la littérature anglaise telle que l’a
sondée, aimée, vécue, subsumée en elle Virginia Woolf. (53) Et elle revient à
sa question, « Appelle-t-on cela de la critique ? C’est toujours autour
d’un cas qu’elle rêve. Elle borde le souffle d’une existence. Elle l’investit
de l’intérieur, retrouve, reconstitue, caractérise, raconte. »(53)
→ et cette dernière manière de faire, si bien expliquée ici, pourrait aussi
servir de modèle à l’enseignement des œuvres littéraires !
Fond d’orgue
Je rencontre le terme de fond d'orgue.
Utilisé non pas comme « un fond de musique d’orgue » mais véritablement
en allusion précise aux
jeux de fond d’un orgue.
Rare. Une compétence de Judith Schlanger ? (51)
Petit manuel de critique !
Judith Schlanger continue son analyse de la méthode de V. Woolf : elle
« retrouve et recrée les figures par un geste singulièrement intime qui
rejoint les secrets de l’œuvre aussi librement que les secrets de l’humeur. [...]
sa pointe est aiguë, légère, sondeuse : le poignet bouge ; et puis
elle tire soudain à elle une somptueuse aiguillée de prose ». (55)
L’odeur du temps
et la surprise de retrouver ici, quelques jours après l’avoir découverte
citée par Philippe Jaccottet, la citation de Maître Eckart autour du l’odeur du temps ! « Les
figures nous atteignent et le temps de la lecture quelque chose du passé est sauvé.
Le temps de notre lecture, l’ombre des choses temporelles nous gagne aussi, et
ce que Maître Eckhart nommait le goût et l’odeur du temps. » (56)
Cette lueur pure d’existence
Et voilà que Judith Schlanger convoque en quelque sorte tous « ces
gens assis en train d’écrire. [...] Et de proche en proche, ces figures
communiquent toutes entre elles, sous nos yeux. La médiatrice qui nous les
montre et en les montrant nous les donne, et qui leur donne par là cette lueur pure
d’existence qu’est le moment de notre attention, la médiatrice est une figure
qui s’ajoute elle aussi aux autres figures. Elle aussi a lu et écrit, comme à
présent nous la lisons. Elle se tient dans cette série impossible qui nous
englobe déjà en cet instant, elle, moi puis vous. [...] Une infinité de profils s’étagent en
arrière et ne font plus qu’un, cachés derrière elle, cachés derrière moi et
derrière tout lecteur [...] Nous sommes tous les fronts attentifs, toutes les
mains, la marée qui ourle les phrases et recommence. » (56)
→ Longue citation, avec une sorte de mise en abyme, où l’on se sent comme
englobé, il y a cette transmission de proche en proche, sans hiérarchie, vous,
moi, nous dit Judith Schlanger, tout comme Virginia Woolf et tous ceux dont
elles nous parlent, toutes les deux, elles dont moi je parle ici, et que je
contribue à empêcher de mourir, en un mouvement perpétuel comme celui de la
mer, la mer des lectures successives, toujours recommencées, toujours nouvelles.
On se sent ici appelée et acceptée parmi les médiatrices, sans idée de
hiérarchie.
Lectures vagabondes mais virtuoses
Vient ensuite un chapitre très virtuose qui confronte deux récits chinois
de deux époques différentes mais montre comment le second reprend tout le
dispositif narratif et surtout a-temporel du premier. Et comment les thèmes dans
les deux cas éludent la durée. Ce pourrait être aussi un chapitre à verser au
dossier des récits de témoignage et la manière d’aborder le témoignage, dans la
lignée des travaux de Claude Mouchard. (Les deux livres en question, Récits d’une vie fugitive, de Chen Fou,
écrit vraisemblablement vers 1815 et Mémoires
de l’école des cadres, de Yang Chiang, « envoyée aux champs, à l’école
des cadres », de 1970 à 1973) 72
Une expérience étrange autour de l’Enfant au toton
Je reprends le livre de Philippe Jaccottet. Et fais une expérience étrange.
Dans une note il évoque Jacques Borel et son livre L’Effacement : « Dans le chapitre “Je n’ai pas connu”, en
écho aux “je me souviens” de Perec, quand il pense à ce jouet qu’il n’a pas
connu, le toton, et du même coup, au merveilleux Chardin de L’Enfant au toton, la pensée de Mozart,
soudain, lui revient : comme ce rapprochement me semble juste ! »
(165)
→ Et que se passe-t-il alors ? Non seulement je vois parfaitement le
tableau en question, mais aussi la pochette d’un disque, sans doute de Mozart,
qu’il orne et que j’ai peut-être possédé jadis. Je me demande même s’il ne s’agissait
pas d’un 33 tours de format moyen. Et je me dis que se trouve là peut-être une
des sources du rapprochement (ce qui n’enlève rien à sa justesse ! deux
alors l’auraient fait…)
→ et il m’amuse de relater tout cela le jour du Disquaire Day, où l’on célèbre ce qu’on appelle aujourd’hui les
vinyles (c’est moche !), alias LP,
Schallplate, 33 tours, disques (encore
plus de mille ici, chez moi !)
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