Conditionnés, banalisés (Judith Schlanger)
« L’école nous a conditionnés, banalisés. Avant toute expérience
intellectuelle, comme avant tout expérience affective, l’école nous a d’abord
rendus soucieux de nous exprimer dans ses termes. [...] on n’aura plus jamais l’acuité
du tout premier regard et de la toute première lecture, le choc de l’importance
vitale d’une idée. Une idée, pourtant, il y va de la vie quand on la voit à nu ;
mais nous avons été immergés dans un Styx protecteur qui fait qu’à nos yeux
tout est intéressant et rien n’est grave. La situation dangereuse de l’ingénuité
nous est devenue impossible. » (La
Lectrice est mortelle, p. 78)
→ Ce constat que l’on fait que l’enfant qui commence à apprendre à dessiner, ou
qui dessine dans un contexte où il est socialisé, perd sa spontanéité, sa créativité,
se banalise.
→ C’est sans doute aussi le drame de maints spécialistes qui perdent certes
leur naïveté (leur virginité ?), mais en même temps la possibilité d’éprouver
le choc et le plaisir des premières fois, du regard totalement neuf qui se
laisse surprendre.
→ Il nous faut désormais beaucoup de « dépaysement » mental pour retrouver
une forme de naïveté – lire une littérature qui nous est très étrangère par
exemple.
→ C’est aussi tout le paradoxe de l’apprentissage : il nous fait perdre
notre naïveté et porte donc en lui une potentialité de sclérose. Pour le
musicien, il faudra un très long chemin pour retrouver sinon la naïveté, en
tous cas quelque chose qui lui permettra de jouer l’œuvre à chaque fois comme si
elle était neuve, ou comme le dit Christian Zimerman, comme s’il la jouait pour
la raison pour laquelle elle a été créée.
→ il se pourrait que la poésie ait étroitement à voir avec la possibilité de
recréer (mais comment ?), de revivre, de vivre cette commotion de la
première fois. Voir à neuf, soudain, puis tenter de l’écrire ?
Intimité
naïve et dramatique (Judith Schlanger)
C’est ainsi en tous cas que Judith Schlanger décrit l’expérience du héros
de Robert Pirsig, dans Traité du zen et
de l’entretien des motocyclettes : « Découvrir des rudiments de
philosophie à l’âge adulte, prendre connaissance sérieusement et personnellement
d’Aristote et Platon, c’est entretenir avec eux une intimité naïve et
dramatique qui est le contraire de la familiarité scolaire que nous avons ».
(79)
Belle idée que celle de cette intimité
naïve et dramatique. Et je me demande si je ne l’éprouve pas très souvent. Les
études n'ont porté ni sur la littérature ni sur la musique. Il y a donc une
forme de naïveté (que j’ai vite fait d’interpréter comme de l'incompétence) ;
mais voilà que Judith Schlanger me fait comprendre que ce pourrait bien être
(aussi, parfois…ne nous réjouissons quand même pas trop vite) une chance !
Dérobade
Et si bien sûr l'intelligence explore et élabore, elle a aussi une fonction
de dérobade : cela je le sais très bien. Et peut-être que la poésie quand elle
est vraiment poésie ne se dérobe pas. Elle va vers la limite, celle dont la société bavarde des philosophes contourne le brasier (81) La rencontre
avec dieu ? Dont me parlait un ami l'autre jour (cela hors de toute référence
religieuse) ; et l'entendant j'avais pensé immédiatement au buisson ardent
et au désarroi de Moïse. Vanité humaine que de penser que tout est abordable et
peut se résoudre en mots ou équations.
« Les idées prises au sérieux déchaînent un drame intime absolu »,
poursuit Judith Schlanger en s’appuyant sur le livre de Pirsig. Elle dit d’ailleurs
en quatrième de couverture que les œuvres qu’elle a choisi de traverser dasn ce
livre ont quelque chose de l’excès des
fables.
Le
temps dans son existence non structurée (Morton Feldman)
Écoute en boucle de Morton Feldman, deux œuvres principalement le Piano and string Quartet
et Patterns in a chromatic field :
« Patterns in a chromatic field
(1981) appartient à cette série d'œuvres longues qui marquent la dernière
partie de la vie du compositeur. Ami de John
Cage, de beaucoup de peintres comme Marc Rothko, Jackson
Pollock, Feldman était aussi passionné par les tapis orientaux, leurs
motifs répétés, jamais tout à fait à l'identique. « Fais-le d'une manière et
puis d'une autre. Écris-le d'une manière et puis d'une autre.» écrit-il
significativement au sujet de sa musique. Feldman s'attaque ainsi au temps : «
Ce qui m'intéresse, c'est d'obtenir le temps dans son existence non structurée.
Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle
- non au zoo. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont le temps existe avant
que nous posions nos pattes sur lui - nos intelligences, nos imaginations, en
lui..» Au terme de "composition", qu'il trouve impropre, il préfère
substituer l'expression "toiles de temps". Il étend des toiles de
temps. » (source)
→ avant que nous posions nos pattes sur
lui
→ avant que l’école ne jette son voile gris sur nos perceptions.
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