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Rédigé par Florence Trocmé le 28 avril 2013 à 14h20 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (1)
Bach et Poussin (Philippe Jaccottet)
Fini Taches de soleil, ou d’ombre
et même si j'ai émis quelques réserves, nombreuses sont les très belles pages !
La coda est magnifique, avec la variation autour des Suites anglaises de Bach.
Je transcris donc, pour le simple bonheur de le faire : « Hier soir,
en écoutant les Suites anglaises de
Bach jouées par Leonhardt, je me sens de nouveau emporté par l’élan de ces
pièces, qui n’est pas un élan “dansant” malgré leur titre et l’origine de leurs
formes ; je pense tour à tour à des maisons mobiles, à des figures
mobiles, à du temps orné, dont les structures seraient devenues visibles dans
la transparence de l’ouïe et aussi, à cause de la sonorité particulière du
clavecin, comme je l’avais déjà fait dans mes poèmes “à Henry Purcell”, à des
dialogues de cimes glacées échangeant leurs reflets scintillants. Je vois en
même temps, dehors, les branches fraîchement dénudées du figuier.
Le prélude de la “Troisième suite” : comme autant de vagues, de troupes
sonores montant avec enthousiasme et constance à l’assaut du rempart le plus
infranchissable, du noir le plus noir. Et, baignant toujours dans cette écoute,
pour compliquer ou plutôt enrichir la synesthésie – un phénomène auquel Handke
revient très souvent dans son livre, qui m’en aura peut-être refrayé l’accès - je
vois la couverture du catalogue de la dernière exposition Poussin qui présente
un détail du merveilleux Empire de Flore,
de Dresde, la grâce de la jeune déesse, les guirlandes derrière elle et la
grappe dans sa main. Guirlandes et grappes, il y aussi de cela dans cette
musique qui enivre, et réjouit les nombres, qui court sans esprit de conquête,
d’une course qui aurait un sens plutôt qu’un but – comme celle des rivières que
j’ai si souvent aimé suivre des yeux.
Sur quoi j’ouvre la porte du jardin pour en fermer les volets, et j’aperçois
Vénus particulièrement lumineuse ces temps-ci, Mars se tenant comme du feu de
l’autre côté du ciel ; je la revois comme je n’avais plus eu d’yeux pour
elle depuis trop longtemps, aiguë comme une note aiguë, comme le chant d’une
alouette – ou comme le poème de Mallarmé : “L’oiseau qu’on n’ouït jamais / une autre fois en la vie.”. Et voilà
que repensant à tout cela, je rencontre Roud une fois de plus – comme si je le
croisais par miracle dans ses “campagnes perdues” : à cause de ces phrases
autrefois sues par cœur de L’Essai pour
un paradis qui évoquent ses rencontres “inouïes”, je crois que c’est bien
le mot dont il se sert, parmi lesquelles la fugue VIII du Clavecin bien tempéré I et, justement, Poussin (celui de ces Funérailles de Phocion qui, de surcroît,
ont inspiré à Bertolucci l’un de ses plus beaux poèmes). Chez le musicien,
comme chez le peintre, ce qui nous comble, c’est, à l’évidence, un ordre, un équilibre suprême mais qui
n’est ni impérieux, ni écrasant [...] un ordre, chez Bach, volontiers jubilant,
plus sévère chez Poussin (mais pas dans l’Empire
de Flore). (Philippe Jaccottet, Taches
de soleil, et d’ombre, p. 202)
→ suis particulièrement sensible à la notion de synesthésie et à cette mise en relation de territoires, peinture,
musique, monde réel à portée. Une lecture ou une écoute actives sont des
lectures, des écoutes qui non seulement reçoivent mais mettent en relation. Je
pense que tout le flotoir naît de
cette idée, les échos, les associations, les rapprochements qui font de chaque
lecture une lecture éminemment singulière et pourtant, parfois, partiellement,
partageable.
Erlkönig, le Roi des Aulnes
(Goethe, Schubert, Loewe…)
Travaillé au dernier cours d’allemand sur le poème
de Goethe, rendu sans doute encore plus célèbre par ce Schubert auquel le grand
poète n’avait même pas répondu. Lecture du poème (Wer reitet so spät, durch Nacht und Wind ?,) et mise en voix
par les quatre présents au cours (le narrateur, l’enfant, le père, le roi des
Aulnes) et découverte que mon voisin est musicien et chanteur !
Nous écoutons un autre Erlkönig que celui
de Schubert, celui de
Carl Loewe (1796-1869) (ici par Thomas Quasthoff et le pianiste Norman Shetler)
ainsi que la parodie,
très lourde et glauque, qu’en a faite le groupe rock allemand Rammstein, sous
le titre, dont notre professeur n’a pas découvert la raison d’être, de
« Dalai-lama »
Et pendant ce temps-là (Jean-Luc Steinmetz)
Toujours un peu triste, voire un peu coupable de ne pas pouvoir prêter plus
d’attention à certains des livres que je reçois. Tenté autre chose hier après
avoir fait la liste des livres reçus pour la chronique
hebdomadaire : les livres que je souhaite consulter, au lieu de les
verser immédiatement à la bibliothèque à eux destinée, mais qui devient vite un
avaloir sans fond (jusqu’à ce que je la purge deux ou trois fois par an), je
les ai installés près de mon canapé, dans le bureau. Et j’ai pris les livres,
un par un. Les deux premiers me sont tombés tout de suite des mains, je n’ai
pas insisté. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils ne sont pas de qualité,
mais qu’ils ne m’ont pas retenue et que j’ai tant à lire, que je suis bien
obligée de faire des choix. Mais quelque chose s’est passé avec le livre de
Jean-Luc Steinmetz, Et pendant ce
temps-là. Je le trouve intéressant, attachant. Je me suis laissé prendre au
plaisir de la lecture. Je m'interroge un peu sur le sens de la dédicace « pour FT à qui je parais loin sans doute. » Dois-je l’entendre comme une manière
de reproche mesuré pour ce qui serait vécu comme un manque d’intérêt ? Ou
bien l’auteur pense-t-il que sa poésie ne peut être appréciée par l’auteur d’un
Poezibao que certains voient parfois non
pas comme un site ouvert à de nombreux courants, ce qu’il a toujours tenté d’être
(même s’il est devenu beaucoup plus sélectif au fil du temps), mais comme un
site tenant de certaines formes de poésie seulement ?
« Écrire répond. Son acte / comme
une ouverture de vie / alors qu’on ne sait » (36). Il y a une nostalgie,
et précisément une sorte de méfiance pour les formes avancées de l’art poétique :
« les devoirs d’avant-garde / font le bruit de l’eau grouillant dans les
gouttières ». Outre le fait que je trouve que le bruit de l’eau dans les
gouttières est un très joli bruit, très intéressant (cf Ponge), ce n’est pas
ici ce qui me retient le plus. Non c’est plutôt un ton et une vraie aptitude
(elle est très rare) à mêler des préoccupations écologiques et politiques au
texte même du poème. On est dans l’immédiat après Fukushima auquel sont faites
de nombreuses allusions et ces notations écologiques ou économiques s’insèrent
très naturellement dans le tissu du poème. Je proposerai sans doute deux ou
trois poèmes in extenso dans l’anthologie permanente de Poezibao lundi 29 avril.
Virginia Woolf
Un peu déçue par L'Art du Roman
de Virginia Woolf, c'est curieusement daté. Le propos de fond est intéressant
et fécond mais il faut lire des pages et des pages d'explications sur des auteurs
anglais déjà peu connus du public français et surtout aujourd’hui assez oubliés
(Bennett, Galsworthy, Strachey...). On est une fois encore devant un livre
conçu artificiellement, compilation d’articles et de conférences et c’est
parfois très répétitif.
Mais une leçon à retenir : sur la production littéraire d'une époque, on peut
sans doute supposer qu'à peine 10% passera même petitement à la postérité. Et
que les noms célébrés à une période donnée deviennent très vite complètement
étrangers aux générations suivantes.
Rédigé par Florence Trocmé le 28 avril 2013 à 14h15 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 27 avril 2013 à 16h15 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Judith Schlanger, suite
N'ayant pas envie de quitter Judith Schlanger, je me
porte vers un autre livre d'elle. Il s’agit en fait de la réédition (2008), d'un
livre paru pour la première fois en 1992, La
mémoire des œuvres.
« Les lettres ne sont pas avant tout une bibliothèque et un héritage, ce
qui est déjà là et qu'on reçoit. Elles sont d'abord un champ actif où il arrive
quelque chose à tout moment et ce qui naît à l’existence voudrait subsister.
Assurément le trésor a besoin qu’on l’habite, qu’on le contemple, qu’on le
savoure ; mais le geste essentiel est de faire exister. Faire, fabriquer,
produire, donner l’être, continuer. L’activité poétique, en ce sens actif plutôt
qu’esthétique du terme, est au cœur des lettres comme sa respiration
indispensable ». (15)
→ comment ne pas penser à cet article
du dernier Monde des livres où Hélène
Merlin-Kajman, romancière et universitaire, s'interroge sur la pertinence des
nouvelles formations à l'écriture littéraire : « N'est-il pas
paradoxal de proposer des masters de création alors qu'on observe, chez les
étudiants, une perte du désir de lire ? À force d'écrire, nous lisons de moins
en moins. A Paris-III, j'ai voulu lancer en 2008 un atelier de lecture, où l'on
aborderait les textes pour le plaisir, sans exigences théoriques particulières.
Il y a eu deux inscrits quand l'atelier d'écriture avait cent candidats. Les
étudiants vont-ils aimer lire en passant par l'écrit ? Peut-être. Mais, si on
n'aime pas lire, je ne vois pas comment on peut désirer écrire. Pour écrire, il
faut avoir été touché par ses lectures. (Le Monde des livres, daté du jeudi 26
avril 2013, page 3)
Foisonnement
Ce premier chapitre s'appelle Le
revers de la mémoire et déjà ces deux premières pages wimmeln. Vimmeln ce mot
allemand qu'on peut traduire par fourmiller ou foisonner et que l'on retrouve
dans le mot composé Wimmelbuch, un
certain style de livres pour les enfants qui proposent des images où pullulent
les détails (en Allemagne les livres d’Ali Mitgutsch ou Rotraut Susanne Berner,
ou bien la série Où est Charlie de
l’anglais Martin Handford).
Il va falloir lire à petits pas donc.
Livres d’enfant
Peut-on, par effet de voisinage ou de contamination, réveiller des
souvenirs liés en retrouvant un livre d'image de la première enfance?
Un clavier déjà qualifié, partiel,
complexe (J. Schlanger)
« Comment chacun est-il rattaché au répertoire de fond de la substance
poétique ? Directement toujours, mais pas immédiatement. Personne ne
dispose de tout ni n’est à égale distance de tout, comme s’il s’agissait d’un clavier
neutre dont toutes les touches étaient à notre disposition personnelle de la
même façon. Au contraire, le clavier est déjà qualifié, partiel, complexe pour
chaque personne. Et l’intimité personnelle est justement ce clavier difforme et
un peu fou, plus aigu dans telle zone, plus vague ailleurs, tantôt obsessif et
tantôt dérobé, qui impose ses limites et ses insistances, ses contraintes et ses
séductions. Pour chacun la substance poétique est brouillée deux fois, par la
personnalité et par le contexte culturel. » (Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Verdier poche,
2008, p. 20)
→ importante cette notion de double écran, de double brouillage, celui imposé
par la personnalité de chacun & celui qui résulte de l’imprégnation
culturelle. On tend à beaucoup trop sous-estimer ce second brouillage, moins évident à
percevoir me semble-t-il, car il est sans doute plus facile, de nos jours, de
tenter de prendre du recul par rapport à soi, de s’observer avec un léger
décalage alors que l’on est en contact avec une œuvre d’art par exemple, que de
démêler ce qui dans notre perception est profondément empreint de l’air du
temps, du contexte de notre milieu de naissance, de notre éducation propre, de
notre inscription géographique, de notre moment historique. Il y a une sorte de
pression massive de ces données-là qui les rend très difficiles à imaginer et à
étudier.
Du singulier et de l’universel
Réflexion importante pour l’approche de la poésie. Car dit Judith Schlanger
« une approche relativiste insisterait sur ce double brouillage
intermédiaire qui fait de tout point de vue un point de vue particulier, local
et limité ». (21). Mais elle s’en réfère alors à l’approche jungienne qui
stipule que nous avons tous « accès à la base commune » et que
« si épais et déformant qu’il puisse être, l’intermédiaire (psychique ou
culturel) ne fait pas vraiment écran ». Chacun aurait ainsi accès au fondamental et le propre de l’art, dans
cette perspective est « de redire, de renforcer, d’exhumer, d’exhiber, de
rendre manifeste notre rapport au fondamental. » car « dans l’art, ce qui
nous touche est justement ce qui nous fait retrouver la donne originaire à travers
notre inflexion propre » (21)
→ et il se pourrait bien que ce soit ce balancement entre l’individuel et ce
que J. Schlanger appelle le fondamental,
ce mouvement entre ces deux pôles, qui innerve le poème et que son énergie, sa
puissance, dépendent de la qualité et de l’ampleur de ce mouvement-là. Dans
beaucoup de ce qui m’est donné à lire, seul l’individuel prévaut avec un
rapport faible, quand il n’est pas inexistant, avec le fondamental. Le geste est
petit, étroit, limité, terriblement local.
Une poétique hors mémoire
Dans le premier chapitre de son essai, Judith Schlanger explore la
possibilité d’une négation de la mémoire, de l’antérieur dans la poésie.
Parcours en plusieurs temps, autour de Jung, puis de Caillois cherchant à
s’éloigner du « milieu trop peuplé des livres et de la culture » et
interrogeant les pierres, puis enfin autour d’une forme d’épopée orale en
ex-Yougoslavie.
Ces trois étapes entées sur des œuvres très différentes lui permettent de dégager
un double aspect, celui d’un pluriel
fondamental pauvre, limité (quelques noyaux mythiques pour Jung, quelques
grandes séries de formes géométriques avec Caillois, quelques récits épiques
élémentaires pour l’épopée orale) et un pluriel
phénoménal riche, combinatoire, au
déploiement quasi infini. Il y aurait
donc une poétique combinatoire opérant dans une dimension qui est de l’ordre du chaque fois et qui vient rendre présents et actuels des éclats d’un trésor
virtuel : « Cette poétique se joue tout entière dans chacune des
occurrences, et sa puissance est de produire un cas différent chaque fois. De
là la valeur de renouvellement de chaque performance, de chaque poème, et sa
valeur absolue d’évènement. » (33)
→ voilà de quoi mettre en pièce (quel bonheur !), toutes les discours
délétères prônant que tout a été dit et que donc la littérature et la poésie
sont finies. Et l’antidote à ces préjugés, castrateurs pour tout créateur, se
trouve dans l’articulation des deux pluriels
à tresser ensemble : le
fondamental pauvre et le phénoménal
riche.
Le fragment et la variante
Ce qui conduit notamment Judith Schlanger à caractériser la différence
entre le fragment et la variante. Si l’on admet qu’une « pluralité de fond
limitée peut se démultiplier et devenir, dans ses effets, inépuisable et
imprévisible », on doit comprendre aussi que les performances poétiques,
les improvisations épiques ne peuvent « être cousues ensemble dans un
tissu cohérent » car elles ne sont pas des « fragments, mais ce qui
est très différent, des actualisations, des productions, des variantes ».
(34) « Le fragment est un élément, la variante, un évènement ».
→ féconde distinction ! Que l’on peut peut-être varier ainsi : le fragment est détaché, arraché, il n’est
qu’une partie d’un tout, préexistant, qui a existé ou qui a été rêvé (statut du
fragment dans la littérature contemporaine ?), il aurait inévitablement
alors quelque chose de dénaturé, il pourrait même être mort ; tandis que
la variante est vivante, elle n’est pas arrachée
à, elle naît d’un fond dont elle reste dépendante, elle transforme, elle clone, elle glose, elle combine ou fait
redondance, elle prolifère comme la vie, elle bourgeonne et est constamment
alimentée, nourrie par le fond donné. Elle est bien production.
Rédigé par Florence Trocmé le 27 avril 2013 à 16h11 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 23 avril 2013 à 11h16 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Lectures
Judith Schlanger, La Lectrice est mortelle et Annie Zadek et Arno Gisinger,
Nécessaire
et urgent, suivi de La Condition des soies.
Des souvenirs de lecture
Le dernier chapitre du livre de Judith Schlanger, La Lectrice est mortelle, est consacré à la question du / des
souvenir(s) de lecture : « que signifie la puissance d’un souvenir de
lecture qui a joué un rôle dans l’intimité formatrice, et comment comprendre la
distance troublante qu’il révèle en nous s’il est faux, s’il a toujours été
faux ». (127)
Il faut être ici un peu plus précis, car je pense que beaucoup partagent,
souvent sans le savoir, cette expérience : celle d’une lecture, d’un
fragment, d’une citation, relevés dans les années de formation, souvent
aiguillon d’une décision, d’une orientation, puis la recherche de la source,
souvent très difficile alors que cela devait être évident et la confrontation à
la réalité du texte originel. Il en va de ce souvenir de lecture, exactement
comme de n’importe quel souvenir du passé : on le croit fidèle totalement
au fait, à l’image, à la sensation, au vécu originaire et on découvre qu’en
fait il a subi un incroyable traitement intérieur, qui l’a profondément remanié
et transformé. C’est le ressenti si violent de n’importe qui essaie de revoir
une maison d’enfance par exemple.
L’auteur part d’un cas très précis : toute sa vie elle s’est souvenue d’un
fragment du poète Robert Browning : « quelques vers qui
l’accompagnent jusqu’à aujourd’hui » et où elle trouvait « développé
avec emportement ce qui était pour elle le drame essentiel du jeune
poète : « Ce drame, j’essayais très confusément d’en poser les termes
par moi-même, et par une heureuse surprise je le reconnaissais plus vif et
surtout plus net dans ce livre où il était somptueusement exposé » (128). Des
vers qui lui paraissaient « résumer ce qu’il y a d’impossible et de grand
dans l’entreprise de vivre et de faire. C’est l’expérience du poète confronté
d’emblée à l’impossibilité de la tâche et à son impuissance.
« Ce que je cherche à comprendre c'est l'écart entre deux lectures
séparées par le temps et la part intime de l'illusion. » (132) explique
ensuite Judith Schlanger exposée au choc de la confrontation de son souvenir et
du texte réel.
→ saurions-nous intuitivement que cela risque d’arriver, que cela doit arriver,
ce hiatus entre ce que dont nous nous souvenons et la réalité. Serait-ce
l’origine de cette peur parfois à relire ce qu'on a tant aimé : « ma
vieille certitude est-elle un souvenir fabulé, la patine d’une
illusion ? » (136)
Du fragment mais aussi de la citation
« C'est moi qui avais cueilli une gorgée dans ce fossé et cru boire
l'arbre du monde » (138)
→ Un peu étrange cette comparaison et pourtant d’emblée elle m'a attirée parce
que je comprends très bien ce qu'elle veut dire et implique ; et en
particulier que l'on peut extraire ici ou là des matériaux qui nous semblent
indubitablement authentiques mais que l'on détourne à ses propres fins
finalement.
→ Parmi les quelques lecteurs du Flotoir,
certains me reprochent l’usage que je fais des citations : lecture trop
partielle et potentiellement partiale des œuvres que je m’attache à suivre.
D’autres au contraire sont très sensibles au recours massif aux extraits des
livres.
→ Je ressens souvent une étrange porosité entre le livre et moi-même, il y a
bien une interaction, plus passive dans le sens livre/moi, plus active dans
l’autre sens. Le livre tombe inévitablement en terrain singulier et je trouve
chez Judith Schlanger des éléments qui me donnent l’élan pour continuer ces
lectures éminemment subjectives mais que je désire si souvent partager avec
l’idée que ce que je relève ne concerne pas que moi, que d’autres terrains
singuliers peuvent accueillir ces fragments, les faire vivre, les transmettre,
l’idéal étant bien entendu que je suscite l’envie chez mon lecteur d’aller
réinsérer ces fragments par moi prélevés (dénaturés ?) dans le livre dans
son intégrité.
→ Oui c’est la confrontation à la question de la citation, à tous les niveaux
ici dans ce flotoir mais aussi les
exergues par exemple : « comment une formulation qui se détache hors
contexte peut devenir une condensation fétiche qui dit tout » (139) et accompagne
une vie ?
→ Et bien sûr derrière tout cela, tellement d’actualité, la question du
plagiat. Il ne s’agit plus alors d’insérer dans son propre texte des extraits
très clairement identifiés et attribués à leur auteur, il ne s’agit plus de se
les approprier, voire de les gauchir pour son propre développement, mais purement
et simplement de les voler et de les faire passer pour siens.
Une expérience partagée
Analyse au fond très proustienne de ce faux souvenir et du rôle qu'il a
joué dans la vie et les choix de Judith Schlanger : en parlant « des
foyers illusoires qui ont pourtant compté et des appuis impropres restés dans
les fondations » elle croit « décrire quelque chose qui n’est pas
rare », poursuit-elle (140) car « il arrive sans doute souvent qu’un
hasard de lecture, en donnant forme à des remous existentiels encore vagues,
fixe la sensibilité[...] Des pages involontairement formatrices subsistent en
nous dans leurs habits d'époque »
S’offrir à une altérité
« La perméabilité aux livres, à la lecture, aux paroles, aux énoncés,
aux conceptions, est essentielle. À lire
on s'offre à une altérité infinie tout autant que cette altérité s'offre à nous.
La lecture est poreuse sans quoi elle serait sans importance. Et si la
perméabilité peut prendre des accents plus vifs quand elle est juvénile, elle
ne quitte jamais ceux qui lisent, car elle est le secret même de la vie de
lecture. »
→ est-il nécessaire de dire que ces idées de perméabilité, de porosité me sont
infiniment proches ?! Double échange par-delà la membrane comme à l’état
moléculaire, mais aussi souvent véritable transfusion de sang, de sens,
d’énergie, du livre vers la lectrice. Qui appuie sur un relais très
particulier, celui de l’ouverture d’un canal, celui du passage de témoin. Faire suivre, comme on écrivait jadis
sur les lettres !
→ et puis bien sûr, la lecture comme un des plus puissants vecteurs de l’apprentissage
de la tolérance et du goût de l’autre. La lecture aussi variée, diversifiée,
ouverte, risquée, hors normes préétablies, que possible. C’est aussi une belle
leçon de Judith Schlanger, qui lit de tout, qui appuie sa réflexion aussi bien
sur les clichés dans Romain Rolland, sur le best-seller de Robert Pirsig que
sur d’autres sources. Qui au demeurant m’ont paru pour certaines étrangères, et
passée la surprise, d’autant plus intéressantes.
Le devenir du souvenir de lecture
« Devenue souvenir et laissée au souvenir, la lecture engloutie n’est
plus une information ou une connaissance, mais une trace indisciplinée,
lacunaire, déformante, qui relève de la construction mentale autant que des
pages traversées. » (141)
Et cette autre citation très belle : « Un passé de lecture, il semble
qu’on le possède puisqu’on ne s’en défait pas. Mais c’est peut-être mal voir ce
qu’est la familiarité à soi-même. On croit posséder les traits intérieurs de sa
propre aventure comme un héritage personnel, on s’en croit l’agent et le
propriétaire ; on en est surtout le terrain ou la scène. » (142)
Multiples et agrandis, tels nous fait la lecture. Ouverts et poreux, au point
d’être perdus parfois. Théâtre de multiples recompositions et décompositions,
suivant sans doute des règles qui sont proches de celle de l’assimilation des
nutriments par le corps. Avec pour moi toujours l’association à cette superbe
métaphore des évangiles qui parlent des grains de blé ou de raisins épars, qui
deviennent une seule substance, et dans le cas présent, hautement spiritualisée
de surcroît.
De la lecture comme traceur des
identités
« Quel moi dispersé me donne la relecture ! » s’exclame
Judith Schlanger. Relire c’est aussi « reprendre après un grand écart de
vie, des lectures qui ont été formatrices, c'est faire vibrer l'identité qui
tend l'arc des deux lectures. » (146)
→ Relire comme chemin pour la recherche du temps perdu ? Avec comme chez
Proust, l’analyse, en même temps que la relecture de ce qu’elle vient
retrouver, contredire, défaire ou remanier en nous ?
Est-ce pour cela que l’on dit souvent que les personnes très âgées parfois ne
font plus que relire ? Est-ce à mettre en rapport avec leur forte
propension à ne plus penser qu’au passé, dans l’inappétence pour le présent,
dans l’impuissance à oser de nouvelles découvertes ?
→ il me semble que Judith Schlanger tire un point de vue quelque peu négatif de
ces expériences de relecture ; elle va jusqu’à dire qu’il « cesse d’être
évident de pouvoir faire fond sur son passé personnel de lectures » et
elle pense que cela « déstabilise toute l’expérience intellectuelle ».
→ oserais-je dire que je ne suis pas d’accord et que même si c’est le cas, je
dirais volontiers « et alors », voire « tant mieux ». Nous
ne sommes pas des bibliothèques, gardiennes du texte. Nous sommes des êtres
vivants, complexes, en devenir permanent pour qui l’expérience de la lecture
est depuis l’enfance vitale, centrale, constitutive. Ce que ces strates et
strates de lectures vont créer au fond de nous, c’est notre richesse et il ne
me semble pas préoccupant que les matériaux aient été transformés, assimilés,
recomposés, bien au contraire. On pourrait imaginer une bibliothèque faite non
pas de livres mais de lecteurs ! Les idées d’Aby Warburg sont-elles si
loin de cela (question ? je n’en ai aucune idée, ne connaissant pas du
tout bien son œuvre, mais ayant lu ce qu’en dit Georges Didi-Huberman).
« Quel moi dispersé me donne la relecture », oui, mais ce qui est
surprenant aussi, c’est de découvrir non pas dans les textes, mais parfois dans
les listes de livres lus au fil du temps, comme des pôles, un peu toujours les
mêmes. Des agrégats de lectures, lectures nombreuses peut-être mais pôles,
agrégats pas si nombreux et souvent témoignant d’une certaine cohérence du
chemin des lectures sur le long terme.
Et c'est vrai aussi d'un travail comme le flotoir
que je ne reconnais pas parfois quelques semaines passées à peine !!!! Mais
où me vient si souvent la surprise d’avoir déjà dit, lu, écrit, pensé telle ou
telle chose.
Nécessaire et urgent (Annie Zadek)
Assez secouée par la lecture, in extenso, du livre d’Annie Zadek, Nécessaire et urgent. J’ai commencé, une
fois n’est pas coutume, par la fin, La
Condition des soies, texte dont l’entretien
publié hier sur Poezibao et mené par
Liliane Giraudon avec Annie Zadek m’avait appris que c’était une réédition. Un
texte étrange, une sorte d’adresse à un être un peu monstrueux, dont on ne sait
très bien qui il est pour la personne qui écrit et s’adresse à lui en le
tutoyant, sans doute le père, dont le souvenir est abordé par une suite
d’éclats, d’apostrophes, de souvenirs dont on se demande s’ils sont réels ou
inventés, telle cette expédition dans le très grand Nord. À la fois un
personnage très vivant, très présent, charnel même et une sorte de figuration
d’un surmoi écrasant. L’autre texte, plus récent, est une suite de questions, en cinq
séquences : 524 questions et uniquement ces questions, comme une sorte de
litanie, qui reprend le principe de l’adresse à, comme dans la litanie, sainte
marie mère de dieu, lalalalla, saint françois, lalalala, etc. sauf qu’ici ces
questions sont adressées à des disparus, à la fois multitude immense de
disparus et quelques disparus singuliers mais pourtant non personnifiés.
« Ce qui est nécessaire et urgent pour Annie Zadek, c’est d’évaluer la
contamination du présent par un traumatisme majeur (exil, perte, destruction).
Avec en arrière-plan principal la Shoah… (Annie Zadek depuis janvier 2013 est
en résidence à l’ancienne gare de déportation de Bobigny)
Annie Zadek, revenant sur son parcours d’écriture, écrit : un projet
d’écriture s’est imposé à moi : celui de ma judéité, cette judéité
tardive, paradoxale, qui ne m’a pas été léguée comme une culture, une langue,
un patrimoine, une terre, mais comme un silence, une rupture, une dissimulation
(-assimilation ?), un nonlegs [...].(source)
Tout est intéressant, mais rien n’est
nécessaire
Quel étrange écho que ce propos d’un
personnage d’Annie Zadek, qui sonne en écho avec le « tout est intéressant
mais rien n’est grave » relevé hier
chez Judith Schlanger !
Rédigé par Florence Trocmé le 23 avril 2013 à 11h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 22 avril 2013 à 20h55 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Conditionnés, banalisés (Judith Schlanger)
« L’école nous a conditionnés, banalisés. Avant toute expérience
intellectuelle, comme avant tout expérience affective, l’école nous a d’abord
rendus soucieux de nous exprimer dans ses termes. [...] on n’aura plus jamais l’acuité
du tout premier regard et de la toute première lecture, le choc de l’importance
vitale d’une idée. Une idée, pourtant, il y va de la vie quand on la voit à nu ;
mais nous avons été immergés dans un Styx protecteur qui fait qu’à nos yeux
tout est intéressant et rien n’est grave. La situation dangereuse de l’ingénuité
nous est devenue impossible. » (La
Lectrice est mortelle, p. 78)
→ Ce constat que l’on fait que l’enfant qui commence à apprendre à dessiner, ou
qui dessine dans un contexte où il est socialisé, perd sa spontanéité, sa créativité,
se banalise.
→ C’est sans doute aussi le drame de maints spécialistes qui perdent certes
leur naïveté (leur virginité ?), mais en même temps la possibilité d’éprouver
le choc et le plaisir des premières fois, du regard totalement neuf qui se
laisse surprendre.
→ Il nous faut désormais beaucoup de « dépaysement » mental pour retrouver
une forme de naïveté – lire une littérature qui nous est très étrangère par
exemple.
→ C’est aussi tout le paradoxe de l’apprentissage : il nous fait perdre
notre naïveté et porte donc en lui une potentialité de sclérose. Pour le
musicien, il faudra un très long chemin pour retrouver sinon la naïveté, en
tous cas quelque chose qui lui permettra de jouer l’œuvre à chaque fois comme si
elle était neuve, ou comme le dit Christian Zimerman, comme s’il la jouait pour
la raison pour laquelle elle a été créée.
→ il se pourrait que la poésie ait étroitement à voir avec la possibilité de
recréer (mais comment ?), de revivre, de vivre cette commotion de la
première fois. Voir à neuf, soudain, puis tenter de l’écrire ?
Intimité
naïve et dramatique (Judith Schlanger)
C’est ainsi en tous cas que Judith Schlanger décrit l’expérience du héros
de Robert Pirsig, dans Traité du zen et
de l’entretien des motocyclettes : « Découvrir des rudiments de
philosophie à l’âge adulte, prendre connaissance sérieusement et personnellement
d’Aristote et Platon, c’est entretenir avec eux une intimité naïve et
dramatique qui est le contraire de la familiarité scolaire que nous avons ».
(79)
Belle idée que celle de cette intimité
naïve et dramatique. Et je me demande si je ne l’éprouve pas très souvent. Les
études n'ont porté ni sur la littérature ni sur la musique. Il y a donc une
forme de naïveté (que j’ai vite fait d’interpréter comme de l'incompétence) ;
mais voilà que Judith Schlanger me fait comprendre que ce pourrait bien être
(aussi, parfois…ne nous réjouissons quand même pas trop vite) une chance !
Dérobade
Et si bien sûr l'intelligence explore et élabore, elle a aussi une fonction
de dérobade : cela je le sais très bien. Et peut-être que la poésie quand elle
est vraiment poésie ne se dérobe pas. Elle va vers la limite, celle dont la société bavarde des philosophes contourne le brasier (81) La rencontre
avec dieu ? Dont me parlait un ami l'autre jour (cela hors de toute référence
religieuse) ; et l'entendant j'avais pensé immédiatement au buisson ardent
et au désarroi de Moïse. Vanité humaine que de penser que tout est abordable et
peut se résoudre en mots ou équations.
« Les idées prises au sérieux déchaînent un drame intime absolu »,
poursuit Judith Schlanger en s’appuyant sur le livre de Pirsig. Elle dit d’ailleurs
en quatrième de couverture que les œuvres qu’elle a choisi de traverser dasn ce
livre ont quelque chose de l’excès des
fables.
Le
temps dans son existence non structurée (Morton Feldman)
Écoute en boucle de Morton Feldman, deux œuvres principalement le Piano and string Quartet
et Patterns in a chromatic field :
« Patterns in a chromatic field
(1981) appartient à cette série d'œuvres longues qui marquent la dernière
partie de la vie du compositeur. Ami de John
Cage, de beaucoup de peintres comme Marc Rothko, Jackson
Pollock, Feldman était aussi passionné par les tapis orientaux, leurs
motifs répétés, jamais tout à fait à l'identique. « Fais-le d'une manière et
puis d'une autre. Écris-le d'une manière et puis d'une autre.» écrit-il
significativement au sujet de sa musique. Feldman s'attaque ainsi au temps : «
Ce qui m'intéresse, c'est d'obtenir le temps dans son existence non structurée.
Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont cette bête sauvage vit dans la jungle
- non au zoo. Ce qui m'intéresse, c'est la manière dont le temps existe avant
que nous posions nos pattes sur lui - nos intelligences, nos imaginations, en
lui..» Au terme de "composition", qu'il trouve impropre, il préfère
substituer l'expression "toiles de temps". Il étend des toiles de
temps. » (source)
→ avant que nous posions nos pattes sur
lui
→ avant que l’école ne jette son voile gris sur nos perceptions.
Rédigé par Florence Trocmé le 22 avril 2013 à 20h53 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé par Florence Trocmé le 21 avril 2013 à 11h47 dans photomontages | Lien permanent | Commentaires (0)
Lectures
Toujours le formidable livre de Judith Schlanger, La Lectrice est mortelle, si original, si porteur et Taches de soleil, ou d’ombre de
Jaccottet.
Courbatures morales
Amusante et féconde idée de courbature
morale, trouvée chez Judith Schlanger ! J’avais appris il n’y a pas si
longtemps que les courbatures résultaient de mini-hématomes ; le cœur ou
l’esprit aussi, lorsqu’ils sont soumis à un trauma, tout petit ou très grand,
doivent secréter de mini-hématomes et il faut un peu de temps pour que cela ne
soit plus douloureux ! (24)
Question d’importance
… et au fond quelque peu iconoclaste, dans le chapitre suivant du livre de
Judith Schlanger, La liseuse est mortelle :
je la laisse la poser cette question : « Comment des livres faibles
et bourrés de clichés ont-ils eu le pouvoir d’aider à vivre et d’enseigner à
vivre. ». Elle évoque alors la lecture de L’Âme enchantée de Romain Rolland et ne se prive pas d’en citer, à
pleines brassées, des clichés : la
loi du travail, le monde du labeur obscur, la dureté de vivre… ajoutant de
façon cocasse que « ces choses sont dites avec des pincettes. Les clichés
sont des pincettes »... (25)
Une transmission qui se perd
… celle des volumes (si bien nommés, oui, j’en témoigne, ils prennent de la
place !), celle de la bibliothèque (et quel bonheur de penser à ce fonds Poezibao/Florence Trocmé qui se
constitue désormais au fil de mes dons à la bibliothèque Marguerite Audoux,
grâce à mon ami Mathieu Brosseau).
Judith Schlanger écrit : « je retrouve, dans mon exemplaire, des
notes écrites par mes parents. Des notes de lecture de mon père au début des
années 30 et plus d’un demi-siècle plus tard une note de ma mère, dans ses
derniers mois. » (30)
Émotion suscitée par ce discret souvenir personnel de l’auteur autour de ce
double palimpseste en quelque sorte des notes du père et de la mère.
→ Ce sera l’une des pertes du livre électronique, celle des traces de lecture
des autres, ces soulignés que l’on trouve parfois dans un livre emprunté dans
une bibliothèque et qui procure un sentiment d’inquiétante étrangeté, ces
autres marques laissées bien imprudemment (car elles en disent si long sur nous)
dans un livre prêté, les ex-libris, les « envois », etc.
Hiérarchies et censures
… mais d’abord l’évocation si juste des véritables sentiments suscités par
les personnages des livres. Judith Schlanger cite le Jean-Christophe de Romain
Rolland ou le Jacques des Thibault de
Roger Martin du Gard. Mes lectures à une décennie de distance ! J’ajouterai,
de plus modeste lignée, les héros de Mazo de la Roche, de Daphné du Maurier !
Réveiller ces souvenirs-là et le temps des lectures sans hiérarchie reconnue et
imposée : un des effets et
peut-être aussi le bienfait de ce chapitre.
→ Je me souviens de ces propos qui me
révoltaient tant à 14/15 ans, ceux de la dame bien et docte qui disait qu'on ne
devait pas lire Stendhal si tôt car on n'était pas capable d'en apprécier le
style.
En dehors du fait que l’accès au livre et la lecture devrait être totalement
libre et cela très tôt, c’est aussi faire fi d’une forme d’éducation par
l’imprégnation.
→ Souvenirs aussi d’autres remarques méprisantes plus tard sur le Club des cinq, à rapprocher de celui de
cette réprimande pour avoir cité Jules Verne dans devoir de français. Toute
cette ingérence des adultes supposés savoir qui d'un coup entachait le plaisir
de lecture, la capacité de choisir ou d'apprécier de bonnes lectures. La faux
du bien-pensant commençait ses sombres coupes. Or elle ne taillait pas que dans
la bibliothèque, elle attaquait aussi la confiance en soi.
Or oui il peut y avoir « une lecture affective, un peu somnambule ». (31)
Oui on peut s'éprendre durablement de figures de papier et en perdre le contact
avec le monde ambiant. Je l'atteste.
Oui on peut lire en même temps des livres que tout oppose ! Le Rouge et le Noir et Voyage au Centre de la terre. Peut-être
même faudrait-il ne pas oublier de lire, à toutes petites doses, ce qui se
publie aujourd’hui : je pense à deux expériences récentes, ma lecture du
livre de Bruno Le Maire sur le chef d’orchestre Karlos Kleiber et les dix
premières pages du livre de Jérôme Garcin, un roman autour de Jean de La Ville Mirmont : dans les deux cas,
l’accumulation de clichés est effarante, surtout sous la plume d’auteurs plutôt
cultivés !
Et pourtant. Judith Schlanger de poser cette question aussi difficile que drôle
et profonde à propos de ces livres-là, si méprisés : « pourquoi est-ce
aussi fort alors que c'est aussi faible ? » (32)
Elle ajoute un peu plus loin, ce qui est un commencement de réponse, que
« les romans postmodernes ne connaissent plus la naïveté de l'écriture, ne
tolèrent plus la naïveté de lecture. Ils s’apprécient à un tout autre niveau, à
partir d’un plaisir différent, plus élitiste, plus ingénieux, plus secondarisé »
(32)
→ Un tournant des années 60, qui a sans doute beaucoup nui à nombre de formes
d’expression, au profit de choses très savantes, très complexes, très élaborées
et souvent très ennuyeuses (vrai dans le domaine de la musique aussi souvent !).
Or dit Judith Schlanger et dans sa bouche à elle, talentueuse chercheuse dans
le domaine littéraire (La Mémoire des
œuvres, L’Invention intellectuelle, La Vocation, Présence des œuvres perdues, etc.), la citation vaut double :
« Qui serions-nous sans ces romans porteurs, et que serait l’adolescence,
privée de ces grandes fables et de ces cas sacrés ? ».
→ Toutefois, dans le sillage d’un bien intéressant article lu hier soir dans Le
supplément « Culture et Idées » du Monde, je me demande si aujourd’hui les fameuses séries TV (qui
empruntent parfois d’ailleurs leur trame à ces livres-là, Jalna par exemple)
n’ont pas remplacé les grandes sagas à la Romain Rolland, à la Martin du Gard…. :
« le genre a gagné ses lettres de noblesse grâce à des scénarios très
travaillés, en prise avec la société » (Nils C. Ahl, Le Monde, Culture et Idées, daté samedi 20 avril 2013)
Virginia Woolf
Judith Schlanger en vient ensuite à Virginia Woolf et s’arrête sur un
aspect très intéressant : la séparation des temps d’écriture chez l’auteur.
Le matin pour la fiction, l’après-midi pour la critique. Mais surtout elle
porte son regard sur l’approche critique, très libre de Virginia Woolf et c’est
à la fois passionnant et très porteur. Cette approche-là, on rêverait de la prendre
pour modèle ! « De la critique ? : [...] une immense méditation
narrative qui brasse des mises en scène, des souffles, des contacts de
sensibilité et des intimités de papier. »
(50) Le tout dans une grande liberté d’allure et de traitement, un espace
lyrique, inattendu et profond. »
Ensuite elle dresse une grande fresque de la littérature anglaise telle que l’a
sondée, aimée, vécue, subsumée en elle Virginia Woolf. (53) Et elle revient à
sa question, « Appelle-t-on cela de la critique ? C’est toujours autour
d’un cas qu’elle rêve. Elle borde le souffle d’une existence. Elle l’investit
de l’intérieur, retrouve, reconstitue, caractérise, raconte. »(53)
→ et cette dernière manière de faire, si bien expliquée ici, pourrait aussi
servir de modèle à l’enseignement des œuvres littéraires !
Fond d’orgue
Je rencontre le terme de fond d'orgue.
Utilisé non pas comme « un fond de musique d’orgue » mais véritablement
en allusion précise aux
jeux de fond d’un orgue.
Rare. Une compétence de Judith Schlanger ? (51)
Petit manuel de critique !
Judith Schlanger continue son analyse de la méthode de V. Woolf : elle
« retrouve et recrée les figures par un geste singulièrement intime qui
rejoint les secrets de l’œuvre aussi librement que les secrets de l’humeur. [...]
sa pointe est aiguë, légère, sondeuse : le poignet bouge ; et puis
elle tire soudain à elle une somptueuse aiguillée de prose ». (55)
L’odeur du temps
et la surprise de retrouver ici, quelques jours après l’avoir découverte
citée par Philippe Jaccottet, la citation de Maître Eckart autour du l’odeur du temps ! « Les
figures nous atteignent et le temps de la lecture quelque chose du passé est sauvé.
Le temps de notre lecture, l’ombre des choses temporelles nous gagne aussi, et
ce que Maître Eckhart nommait le goût et l’odeur du temps. » (56)
Cette lueur pure d’existence
Et voilà que Judith Schlanger convoque en quelque sorte tous « ces
gens assis en train d’écrire. [...] Et de proche en proche, ces figures
communiquent toutes entre elles, sous nos yeux. La médiatrice qui nous les
montre et en les montrant nous les donne, et qui leur donne par là cette lueur pure
d’existence qu’est le moment de notre attention, la médiatrice est une figure
qui s’ajoute elle aussi aux autres figures. Elle aussi a lu et écrit, comme à
présent nous la lisons. Elle se tient dans cette série impossible qui nous
englobe déjà en cet instant, elle, moi puis vous. [...] Une infinité de profils s’étagent en
arrière et ne font plus qu’un, cachés derrière elle, cachés derrière moi et
derrière tout lecteur [...] Nous sommes tous les fronts attentifs, toutes les
mains, la marée qui ourle les phrases et recommence. » (56)
→ Longue citation, avec une sorte de mise en abyme, où l’on se sent comme
englobé, il y a cette transmission de proche en proche, sans hiérarchie, vous,
moi, nous dit Judith Schlanger, tout comme Virginia Woolf et tous ceux dont
elles nous parlent, toutes les deux, elles dont moi je parle ici, et que je
contribue à empêcher de mourir, en un mouvement perpétuel comme celui de la
mer, la mer des lectures successives, toujours recommencées, toujours nouvelles.
On se sent ici appelée et acceptée parmi les médiatrices, sans idée de
hiérarchie.
Lectures vagabondes mais virtuoses
Vient ensuite un chapitre très virtuose qui confronte deux récits chinois
de deux époques différentes mais montre comment le second reprend tout le
dispositif narratif et surtout a-temporel du premier. Et comment les thèmes dans
les deux cas éludent la durée. Ce pourrait être aussi un chapitre à verser au
dossier des récits de témoignage et la manière d’aborder le témoignage, dans la
lignée des travaux de Claude Mouchard. (Les deux livres en question, Récits d’une vie fugitive, de Chen Fou,
écrit vraisemblablement vers 1815 et Mémoires
de l’école des cadres, de Yang Chiang, « envoyée aux champs, à l’école
des cadres », de 1970 à 1973) 72
Une expérience étrange autour de l’Enfant au toton
Je reprends le livre de Philippe Jaccottet. Et fais une expérience étrange.
Dans une note il évoque Jacques Borel et son livre L’Effacement : « Dans le chapitre “Je n’ai pas connu”, en
écho aux “je me souviens” de Perec, quand il pense à ce jouet qu’il n’a pas
connu, le toton, et du même coup, au merveilleux Chardin de L’Enfant au toton, la pensée de Mozart,
soudain, lui revient : comme ce rapprochement me semble juste ! »
(165)
→ Et que se passe-t-il alors ? Non seulement je vois parfaitement le
tableau en question, mais aussi la pochette d’un disque, sans doute de Mozart,
qu’il orne et que j’ai peut-être possédé jadis. Je me demande même s’il ne s’agissait
pas d’un 33 tours de format moyen. Et je me dis que se trouve là peut-être une
des sources du rapprochement (ce qui n’enlève rien à sa justesse ! deux
alors l’auraient fait…)
→ et il m’amuse de relater tout cela le jour du Disquaire Day, où l’on célèbre ce qu’on appelle aujourd’hui les
vinyles (c’est moche !), alias LP,
Schallplate, 33 tours, disques (encore
plus de mille ici, chez moi !)
Rédigé par Florence Trocmé le 21 avril 2013 à 11h27 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent | Commentaires (0)