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Rédigé par Florence Trocmé le 30 mai 2013 à 16h43 dans photomontages | Lien permanent
Représentation,
notation
Espinosa (L’Inexpressif musical) continue
à enfoncer le clou : « la musique, un univers sonore réticent à toute
représentation. » (111) et il aborde la question de la notation de la
musique faisant allusion par exemple aux partitions de Ligeti, dont bien
entendu je m’empresse de chercher des exemples en ligne !)
« Le musicien ne lit pas
littéralement un do ou un ré mais il joue ce do-ci et ce ré-ci dans cette partition particulière
en rapport avec le reste des notes qui les entoure et rehausse [...] leur
caractère absolument singulier qui s’inscrit dans une pièce également
singulière, dans une rhétorique déterminée, et qui fait qu’ils ne pourraient
être rien d’autre qu’eux-mêmes. » (113)
De l’oreille (musicienne-dilettante
et/ou experte)
« Avoir une oreille musicienne n'est pas comprendre ce qui est caché
entre les notes, mais avoir la capacité de porter sur celles-ci toute
l'attention afin d'en jouir davantage, d'être affecté par les surprises fournies
par les arrangements musicaux présentés par chaque œuvre. L’oreille experte
comprend effectivement comment est faite la musique et saisit ainsi une
certaine utilisation de la septième de dominante, un recours à la sensible, un
emploi particulier de la pédale qui échappent sans doute à l’oreille
dilettante. Autrement dit l’oreille musicale
comprend le sens musical, non les raisons pour lesquelles de tels emplois
produisent un effet quelconque sur nous, pourquoi
le corps ressent de telle ou telle manière un recours à la sensible. (122)
→ Raison pour laquelle on peut désirer vouloir mieux comprendre les grandes
caractéristiques de l’écriture musicale.
→ C’est au fond ce que je résume sous le nom d’expérience de Chartres. Soit deux visites de la cathédrale, la
première à la fin de mes études secondaires, la seconde deux ans plus tard, quelques
mois après la fin d’une étude approfondie, en histoire de l’art, des principes
de l’élévation dans une cathédrale gothique (arcades, triforium, etc.) Et le choc inouï lors de cette deuxième visite,
comme si quelque chose était devenu soudain lisible, visible. Expérience
fondatrice qui m’a fait comprendre l’importance de l’étude des choses, pas
seulement à fin de connaissance mais aussi de plaisir, de jouissance.
→ C’est aussi la justification d’une forme de formation auditive, même tardive,
afin de mieux entendre la musique. Et en plein accord avec ce qu’écrit Espinosa
à longueur de pages, l’entendre telle qu’elle est, en elle-même, sans aucune
référence oiseuse à quelque chose qui lui est extérieur. Simple capacité (pas
simple à acquérir, il s’en faut de beaucoup !) de comprendre plus finement
la musique afin de mieux entendre le jeu des voix, une modulation, un
changement de rythme.
Et au cas où
… nous n’aurions pas compris, encore une formulation nouvelle (Espinosa semble
jouer variations sur un thème…) :
« À l’égard du sens, il y a, d’un côté la pensée de la singularité – donc
du hasard - de l’autre, celle de l’idéalité, donc de la généralité et de la
rationalité. Pour notre part, ayant considéré la musique comme l’objet
singulier par excellence, nous ne saurons nous lasser d’en situer le sens en
elle-même, sa signification restant comme bouclée et défendant l’appel à toute
autre instance qu’elle-même. Le signe est ici à la fois, si l’on peut dire,
signifié et signifiant, objet présent et évoqué à la fois ; dans la
musique, tout objet énoncé coïncide avec son acte d’énonciation. L’objet
musical est son énonciation. « (124)
Double montage, Espinosa/Rigal & Ch’Vavar :
la brutale improviste beauté
et ce double rapprochement entre les propos d’Espinosa et ceux d’un Denis
Rigal et d’un Ivar Ch’Vavar
Denis Rigal :
« à force de n’espérer pas,
parfois rencontre
la brutale improviste beauté
des choses comme elles sont »
(Terrestres, p. 31)
Et d’Ivar Ch’Vavar, sur la grande question du réel, si difficile, mais
centrale, celle qui agite aussi tellement Espinosa, cette réponse passionnante à une question de Matthieu
Gosztola :
« Quand on est devant le réel on le sait. On n’a aucun doute. C’est
là, et du coup on est là, dedans.
Rien n’a bougé de place, ce n’est pas un autre monde qui se dévoile. Ce qui se
dévoile, c’est ce qui était déjà là, mais qu’on ne voyait pas, pas comme ça,
pas du tout comme ça. – Il y avait une sorte d’écran glaireux devant ce monde,
fait de nos façons de penser, idéologies, façons de rêver, fantasmagories (ça
revient au même).
Tout ça tombe, et on voit ce qui est là tel que c’est, et c’est infiniment plus
beau, plus complexe, plus profond… que tout ce que nous pouvons construire en
pensée ou en rêve. Et ça tient ensemble : il y a là une harmonie
sidérante de toutes les parties, une solidarité magique. C’est cela, surtout, qui
frappe. »
Ivar Ch’Vavar qui ajoute une sorte de mise en garde : « Ça vous tombe
dessus. Et si à ce moment-là vous ne lâchez pas prise, si vous essayez de
saisir dans son ensemble tout cela, ou même un morceau (mais il n’y a pas de
« morceau »), vous faites un pas en arrière, vous n’êtes plus dans ce
monde, mais seulement devant, et tout s’évanouit dans la seconde : dans
la seconde. »
Note de passage
La pensée est un flux en grande partie contraint, canalisé, endigué. Tenter
de créer des dérivations.
Rôle de l’art dans ce processus de dérivation ?
Rédigé par Florence Trocmé le 30 mai 2013 à 16h40 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 28 mai 2013 à 10h58 dans photomontages | Lien permanent
Jouer
les sons
Toujours Espinosa et l’Inexpressif
musical : « la seule expression musicale consiste à jouer
les sons - insignifiants en eux-mêmes - d'une manière telle que soient perçus à
la fois le caractère le plus propre de chacun et son rapport avec les autres. »
(99)
→ Mine de rien, c'est tout un cours d'interprétation qui est donné là. Je pense
aussi ici aux propos de Celibidache (mais je crois qu'il s'inspire de la
phénoménologie et il m'a semblé comprendre qu'Espinosa récusait aussi le point
de vie des phénoménologues.)
Le mot interprétation
« Le mot interprétation est ambigu en tant qu’il désigne
habituellement l’action d’expliquer ou de tirer une signification de quelque
chose. Or pour ce faire on suppose qu’il faut compter sur une entité extérieure,
comme dans la traduction, qui “rend” une chose pour une autre tandis que, dans
la musique, l’interprétation consiste à rehausser le caractère essentiellement
singulier des sons. » (100)
Et il enfonce le clou d’une façon qui me ravit : « ni le monde ni la
musique ne sont des textes (ni des représentations) et nous ne pouvons
nullement les analyser comme tels. » (106) et encore : « tendre
l'oreille à la musique n'est pas “comprendre”, c'est écouter et trouver
en cette seule écoute tout le sens et tout le plaisir avec la certitude que
rien n'y manque. » (106)
→ En fait il y a toute une dimension polémique dans ce livre que je ne relève
ni ne développe car mon propos n'est pas de faire de la philosophie mais
d'interroger la musique avec tous les moyens disponibles. Mais nombreux sont
les philosophes à en prendre pour leur grade! Mais pas Wittgenstein. Chez lui,
dit Espinosa, c'est la pensée de la
musique qui guide la réflexion philosophique : « la philosophie
de Wittgenstein offre un parfait contre-exemple de cette tentative d’écrire sur
la musique tout en parlant de tout sauf de la musique. » (108)
→ il reste à Espinosa, et j’espère qu’il le fera, à entrer plus avant dans le
vif du sujet, sur précisément le jeu et l’écoute de la musique. On continue à
tourner inlassablement sur la notion-clé d’inexpressivité de la musique mais on
voudrait aussi le lire sur ce que cela implique pour le musicien et le
mélomane.
Denis Rigal
Fortement poussée à cela par la note d’Henri
Droguet, j’ouvre Terrestres de Denis
Rigal. Et j’éprouve un vrai choc tant les premières pages sont somptueuses. Le
texte d’ouverture, titré Niemandszeit
(le temps de personne, où semble bien passer l’ombre de Paul Celan, il faudra
toutefois le confirmer) est une sorte de méditation quasi sonore sur les « galets
lancés par les vagues » (9). Et l’on comprend mieux d’emblée pourquoi
Droguet s’intéresse à Rigal.
« il en a presque fini avec la méta
-physique (-phore et –morphose aussi,
du même coup)
et serein serine
la sans foi dite litanie :
la vesce et le lin bleu, la bourrache et l’orchis,
le sceau de Salomon, le miroir de Vénus
et l’iris à venir au bienheureux bourbier. » (13)
→ Si je rangeais ma bibliothèque selon la loi du « bon voisinage » d’Aby
Warburg, je pense que j’installerais Droguet et Rigal côte à côte, afin qu’ils
puissent parler !
Des livres
Et dire la joie d’avoir entre les mains et sous les yeux de beaux livres
bien faits tels que celui d'Encre marine (Espinosa) et celui du Bruit du temps
(Rigal). Ces sensations tactiles, visuelles, olfactives, sonores même que
jamais ne donnera le livre électronique. Qui habille de même tout texte qu’il
accueille. Or cette sorte de personnalité qui vient au livre que nous lisons de
par son habit joue un rôle non négligeable dans la réception que nous en
faisons.
Du Cloud
Oui du cloud, en anglais et non
pas des nuages, qui furent dans un temps un peu lointain un grand thème du Flotoir.
Car hier dans son édition datée mardi 28 mai 2013, Le Monde a publié un passionnant supplément sur le cloud…(à titre d’exemple, cet
article). Il s’agit d’une nouvelle révolution, aux effets sans doute massifs, de l’internet.
Plus de matériel, de logiciels en local, au bureau (personnel ou professionnel)
mais une sorte de délocalisation massive de tous les outils et surtout de
toutes les données. On n’achète plus le logiciel de traitement de texte ou de
retouche photo, on s’y abonne. Et on loue de l’espace de stockage pour toutes
ces données. Quelque part. Ce qui implique d’énormes fermes de
serveurs, qui entre autres propriétés sont des gouffres à énergie. Une
ferme de serveurs de taille usuelle aujourd’hui consomme en électricité l’équivalent
de 20 000 foyers.
Il y a le pour bien sûr, allègement des structures informatiques dans les
entreprises, accessibilité des données à partir de n’importe quel appareil
(ordinateur, tablette, téléphone)… meilleur service offert aux clients qui ne
sont plus confrontés aux éternelles mises à jour de leurs logiciels…
Mais ce qui m’inquiète c’est l’énorme concentration que cela implique, laquelle
génère une vulnérabilité considérable. On nous explique que la « ceinture
rouge » (!) de Paris, alias 93, mieux dite Seine Saint Denis est en passe
de devenir une pépinière de fermes de serveurs, notamment parce que Paris étant un évier, ce coin-là est moins
vulnérable aux inondations. Mais que penser des hangars immenses, sans aucun
doute très sécurisés, mais si vulnérables par exemple au tir d’un drone en cas
de conflit majeur ? Ou même d’une attaque terroriste à grande échelle.
L’autre aspect est la question de la confidentialité des données : oh que
la Stasi aurait aimé vivre à notre époque !
Précision utile, je ne suis pas technophobe, plutôt même technophile mais j’essaie
aussi de réfléchir à ce que les grandes multinationales nous imposent (il
semblerait que l’Union Européenne veuille interdire toute plantation à partir
de semences auto-produites !) mais aussi aux risques inouïs qu’elles
prennent (cf le problème majeur du démantèlement des centrales nucléaires). Course
en avant grisante certes, mais qui ressemble parfois furieusement à une course
droit dans le mur.
Rédigé par Florence Trocmé le 28 mai 2013 à 10h51 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 27 mai 2013 à 17h30 dans photomontages | Lien permanent
Le
silence de la musique (S. Espinosa)
(Lecture poursuivie de L’Inexpressif
musical de Santiago Espinosa)
« La musique s'est défendue du logos ; elle est silencieuse, elle est le
silence même. » (98)
→ Une fois encore apparent paradoxe. Mais ce qu'il faut surtout retenir, c'est
qu'il ne faut pas appliquer un discours à la musique. Ce qui ne veut pas dire
ne pas tenter de progresser dans la connaissance que l'on peut en avoir. Ce
n'est pas avec des concepts que l'on peut l'approcher mais en cherchant comment
elle est faite, construite…
De la musique et des Français (G.
Forster, via W. Benjamin)
Dans une des lettres choisies par Walter Benjamin, in Allemands, celle de Georg Forster, où il dit des Français que
n'existent en eux que « l'enthousiasme des idées, mais non la sensibilité
aux choses. » (p. 31)
→ Ce qui expliquerait alors, si on se place dans la perspective d’Espinosa, le
manque de dispositions musicales de ces mêmes Français (et peut-être aussi notre manque de talent pour les langues ?). Et les carences de notre système éducatif
musical, à l’approche sans doute trop théorique et intellectuelle, surtout dans
les toutes premières années de l’apprentissage. Aurions-nous une trop forte appétence
pour les concepts ?
« Il existe parce qu’il le doit » (Lev
Lunts, via Carl Rakosi)
Lisant les propos qui suivent, dans le très beau dossier sur le poète américain Carl Rakosi qu’Auxeméry
vient de me donner pour Poezibao, j’ai
éprouvé le désir fort de les « monter » en regard de ce que dit Espinosa.
Carl Rakosi, en effet (voir l’ensemble consacré aux textes en prose), cite l’écrivain
juif russe Lev Lunts (1901-1924), qui déclarait dans son Serapion Manifesto : « L’art est réel au même titre que
la vie et, comme la vie, n’a pas de but ni de sens. Il existe parce qu’il le
doit. »
Un problème central ! (Carl Rakosi)
Et toujours dans ce même dossier, cela encore,
de Carl Rakosi lui-même cette fois : « Les émotions et l’intellect ne
s’associent que très peu. En fait, ils ne se fréquentent nullement. Leur
existence se situe sur des plans différents, et quand ils se rencontrent, leurs
tonalités jurent. Pour peu que tel ou tel éprouve ceci ou cela, aussitôt
l’esprit intervient : il regarde, décrit, interprète, dénature, absorbe,
contrôle, récapitule. Son intelligence et sa précision lui font prendre
confiance, si bien qu’il se met à penser qu’il a amélioré l’original, ou à la
rigueur, fait un échange équitable. Le problème est que lorsqu’il en a fini,
l’émotion a perdu toute présence, et se réduit à un ectoplasme.
C’est la difficulté qui fait le fond de toute écriture. Réflexion. »
Rédigé par Florence Trocmé le 27 mai 2013 à 17h27 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 26 mai 2013 à 17h04 dans photomontages | Lien permanent
De la méthode
(Montaigne)
Dans le livre des carnets de Fabienne Verdier, postface de Valérie Hayaert
qui cite Michel Jeanneret à propos de Montaigne : il faut « trouver la
méthode qui permette de concilier les deux versants de l'esprit, de sorte que
si la forme corrige l'informe, l'informe féconde aussi la forme. » (in Perpetuum mobile)
Fabienne Verdier
Je reprends donc pour le terminer le carnet flamand de Fabienne
Verdier : « Fabienne Verdier laisse voir le labeur qui précède son
œuvre de peintre », explique la préfacière Valérie Hayaert. Les carnets
exposent un travail préparatoire de rumination
intérieure. Elle parle d'une « connaissance par montages » à
partir de la « recherche-mémoire » qui tisse des correspondances. Et
d'un mouvement pendulaire de
l'esprit.
Espinosa sur Beckett
« Ramener le silence, c'est le rôle des objets ». (in Molloy de Beckett)
Dans le livre de Santiago Espinosa, L’Inexpressif
musical, de très belles pages sur Beckett. Petit florilège :
« La musique réussit à se dire tout en restant là où elle est, au moment
où elle est, sans parler »
« Le langage que cherche Beckett au moyen de l'innommable n'est rien d'autre
que le langage musical. »
« Ceux qui ont vu en Beckett un “nihiliste” n’ont pas vu que “l’absence de
signification” dont il parle porte sur cette
absence totale de lien entre les mots et la réalité : le langage comme la
musique parle de lui-même. » (pp. 52 à 54.)
Trois registres du silence
Et « cette parole muette de Beckett semble faire apparaître trois
registres de silence » : celui des choses, celui des mots, celui du
sens/non sens. (54)
→ et l’on comprend bien, surtout en relisant ces propos et en les recopiant,
pourquoi ce détour-là par Beckett dans cette approche philosophique de la
musique et l’on comprend bien aussi l’analogie que tente, de manière
convaincante, Espinosa entre le langage et la musique. En partant du constat
que le langage ne renvoie qu’à lui-même et pas du tout à la réalité, de même
que la musique ne renvoie qu’à elle-même et pas à un prétendu sens caché.
Écouter : « parce que écouter représente donner enfin lieu au singulier,
renoncer à l'expression, concept qui produit l'illusion que deux choses
différentes sont une seule, et à la fonction représentative du langage, selon
laquelle ce dernier peut prendre la place de ce qu'il représente. » (55)
Du silence, encore
« Le silence est ce à quoi revient toujours l'exercice de s'approcher
au plus près des choses »
→ ne l’éprouve-t-on pas aussi en photographiant, un peu intensément. Par
exemple l’intérieur de fleurs. On est confronté à la fois à une forme
d’évidence et de présence et en même temps à ce silence.
→ le silence serait donc l'horizon de la poésie (et de la pensée ?). Qui
doit toujours tenter de s'approcher au plus près des choses en pleine
connaissance du caractère trompeur du langage ce qui doit la conduire inévitablement
au silence : « je sais voué à l'échec ce que je fais et néanmoins
persiste » dit le narrateur de Compagnie,
cité par Espinosa. (56)
Dutilleux
Mort de Dutilleux, écoute de la symphonie n° 1 et de la N°2 « le
Double », le coffret de l’œuvre intégrale pour orchestre par Yan Pascal
Tortellier.
Et les deux Sonnets de Jean Cassou,
dont « il n’y avait que des troncs déchirés » que je reproduis
ici :
Il n’y avait que des
troncs déchirés,
que couronnaient des vols de corbeaux ivres,
et le château était de couleur de givre,
ce soir de fer où je m’y
présentai.
Je n’avais plus avec
moi ni mes livres,
ni ma compagne, l’âme, et ses péchés,
ni cette enfant qui rêvait de vivre
quand je l’avais sur
terre rencontrée.
Les murs étaient blanchis au lait de sphynge
et les dalles rougis au sang d’Orphée.
Des mains sans grâce avaient tendu des lignes
aux fenêtres borgnes comme des fées.
La scène était prête pour des acteurs
fous et cruels à force de bonheur.
Espinosa, Beckett, Pinget
Espinosa, dans L’Inexpressif musical,
continue sur Beckett. Qui aurait dit que « ne lui importait que la musique »
(56) ; « ce bourdonnement dont se constitue toute son œuvre est une
invention “de rythmes et de ponctuations.” » (57)
→ Puis il s'arrête sur l'œuvre de Pinget et si je trouve ces pages bien
intéressantes, je m'étonne aussi qu'il soit finalement constamment question de
littérature ici et pas de musique. Peu de musiciens cités jusque ici me
semble-t-il (à l’exception notable et fondatrice du propos de Stravinsky) alors
que se multiplient les noms d'écrivains ! « Littérature que l'on peut
appeler inexpressive dans la mesure où les mots, de même que les sons
dans la musique, au lieu d'être vicaires d'un autre monde, attirent toute
l'attention sur eux et exclusivement sur eux ; sur le ton, la rime, la mélodie,
la modulation et non sur l'histoire qu'ils sont réputés véhiculer. » (59)
→ Superbe cette expression : vicaires
d’un autre monde. D’autant que vicaire
se réfère notamment au monde ecclésial et que son usage montre ce qu’il peut y
avoir de métaphysique dans la thèse
que la musique renvoie à autre chose qu’elle-même !
→ et cela il me semble que l'on peut aussi le verser au dossier de la réflexion
sur la poésie
Manières de philosopher (Rosset)
Le livre d’Espinosa est aussi une réflexion sur la philosophie et les
philosophes. Qu’il attaque en général assez durement.
Et de citer Rosset proposant au moins trois formes de philosopher :
« Transcender le hasard en système, nier le hasard sans parvenir à
constituer un système, affirmer le hasard. Ou encore trois modes
d’expression : parler, bafouiller ou se taire. » (Clément Rosset, in Logique du pire, PUF, 1993, p. 54, cité
p. 64)
→ il est clair qu’Espinosa se réfère à la troisième manière de philosopher mais
en même temps il est en pleine contraction avec un livre de plus de 175 pages.
Car dans sa logique, il devrait se taire (heureusement il ne le fait pas, pas
plus que Pesquès confronté depuis trente ans à sa face Nord de Juliau !)
Deux branches de la philosophie (Rosset)
Et Espinosa poursuit : « Au fond, nous serions enclin à dire
qu’il n’y a que deux branches importantes dans la philosophie : d’une part
celle que Rosset appelle à l’instar de Nietzche tragique, qui garde le silence [...] philosophie qui pense
l’inexpressivité des choses, et celle, anti-tragique et par là à la fois
idéaliste et moraliste (métaphysique), qui identifie fâcheusement
l’organisation de la pensée et le hasard du réel, philosophie de l’expression
sous toutes ses formes possibles. » (65)
Et cela qui plairait sans doute à Yves Bonnefoy : il faudrait refuser d’
« imposer à la fragilité et la fluidité du monde la solidité et la raideur
des concepts » et plutôt « contaminer la pensée [...] de
l’impermanence de son objet. » (65)
→ Et en fait l'auteur est enfermé dans une sorte de paradoxe très explicite (66)
et cela serait source de mon impression de ressassement. Et pour cause
pourrait-on dire ! Mais cela le mène aussi à écrire : « c’est
aussi pourquoi la philosophie tragique dont nous nous recommandons a un art
privilégie : la musique, ou selon le mot de Rosset, l’art du silence. »
Mutation dans la poésie ?
Espinosa évoque Schopenhauer disant que « nous apprécions la poésie
dans la mesure où la langue devient justement musique : dès lors les sons
des mots commencent à exister par eux-mêmes et ne sont plus pris seulement dans
le véhicule d’un message quelconque. » (70) :
→ Question : n'y a-t-il pas eu une véritable mutation de la poésie a un moment
donné qui serait à déterminer ? Cherche-t-elle encore du côté son, ne l'a-t-elle
pas déserté pour se concentrer sur une forme de critique de la langue seule ?
Mais expression quand même !
« Il est impossible de se faire comprendre en une langue sans sa
musique particulière : vous aurez beau avoir tout le vocabulaire et la
grammaire nécessaires, vous parlerez – vous assurerez un “message” – de la même
manière qu’un ordinateur “jouerait” les notes du Trio à cordes de Mozart. C’est précisément en ceci que consiste ce
qu’on peut appeler expression en musique : en ce savoir qui fait que l’on joue des notes d’une certaine manière,
en prenant soin de relever les accents, les tons, les nuances, et non qu’on les
reproduit machinalement. Expression
inexpressive car elle ne fait que s’exprimer elle-même et ne dit rien d’autre
que ce qu’elle dit, mais expression sans laquelle ce qu’elle dit ne voudrait
rien dire. »
→ ce propos me parait important et énoncé pour la première fois aussi
clairement, en contrepoint de l’idée de l’inexpressif
musical : il y a bien une expression
musicale et Espinosa commence à la définir.
→ Il se trouve que cela me renvoie à la manière dont je travaille le piano
depuis quelques années avec S. Cette insistance sur la manière dont sont
construites les phrases, les points culminants, la nécessité de « reculer »
par moments pour réintroduire un crescendo, etc. « La musique est faite de
sons articulés, et c'est cette seule articulation qui rend possible le
sens musical. » (73)
Livres (Benjamin, Bergounioux)
Acheté Allemands de Walter Benjamin
et Géologies de Pierre Bergounioux.
Érudition brève et pensive
Walter Benjamin dans Allemands
propose un choix de lettres de différents écrivains du 19ème siècle
dont la note de présentation de l’éditeur précise qu'il les fait précéder d’“une
introduction à l'érudition brève et pensive”
→ Érudition brève et pensive : superbe
notion que j'aimerais me donner comme lointain, très lointain horizon. Si
souvent l’érudition, surtout quand elle émane d’auteurs universitaires, est
lourde, semble ne rien vouloir laisser de côté, ne pas savoir trier entre l’anecdotique
et l’essentiel… L’érudition brève, la
seule manière de la rendre aimable, peut-être : en fait ce serait comme le
précipité dense d’une érudition immense mais qui sait se concentrer en quelques
points majeurs. Et elle est en cela pensive,
elle rêve, pense son objet, avec une forme d’amour et de tendresse, elle montre
en quoi cet objet-là a quelque chose d’essentiel pour l’auteur, comment il l’aide
à penser, à écrire, à vivre, à avancer. Sans quoi elle est lettre morte !
→ Et cette manière de faire, choisir des lettres, les introduire de cette
manière, me renvoie aux propos de Liliane Giraudon m’expliquant que Benjamin
avait rêvé de faire un livre rien qu’avec des citations…
Vingt-cinq lettres donc (la première de Lichtenberg) couvrant un siècle entier,
entre 1783 et 1883. Mais « Benjamin ne donne pas de mode d'emploi:
“convaincre est infécond”–, préférant laisser parler d'eux-mêmes ces documents
disposés en constellation. » (p. 9, note de l’éditeur)
Rédigé par Florence Trocmé le 26 mai 2013 à 16h53 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 23 mai 2013 à 17h09 dans photomontages | Lien permanent
Lectures
Continué à feuilleter les carnets de Fabienne Verdier sans grande passion,
toujours un peu les mêmes reproches, ce sont au fond des cahiers de recherche mais
ils ne me semblent pas d’une portée universelle ! Avancé aussi Espinosa (L’inexpressif musical) qui n’est pas
sans susciter également quelques réticences, d’autant que j’ai écouté une de
ses interventions
sur France Culture, dans le Journal de la
philosophie de François Noudelmann et que j’ai trouvé qu’il ressassait
presqu’exclusivement une thèse, très répétitive : à savoir l’inexpressivité
constitutive de la musique. Mais lecture féconde toutefois, ne soyons pas trop
sévère. Et toujours, comme en « tâche de fond » Le traité du Zen et… de Robert Pirsig.
Peut-être la raison du ressassement :
Santiago Espinosa écrit : « Tout objet réel, et donc tout objet
artistique étant ainsi ininterprétable
– ne voulant dire rien d’autre que lui-même, étant par conséquent insignifiant -, toujours aux prises avec
la raison qui voudrait faire de lui un autre, il s’ensuit sans doute que nous n’en
disions plus rien hormis l’assertion qu’il est réel. » Le philosophe
doit-il alors se retirer, se taire ? Non, dit l’auteur car « la
réalité, musicale ou autre, ne cesse pas de susciter l’intérêt par le seul fait
de manquer de signification extérieure. » (33)
→ Il semble donc qu'ici Espinosa s'élève contre toutes les théories du signe et
contre tout ce que l'homme de façon artificielle plaque sur les choses ou fait
dire aux choses et singulièrement à la musique.
Une sorte de syllogisme amusant
et qui peut être bien utile dans l’analyse des comportements humains (et je
pense ici aux merveilleux dialogues de
Christine Jeanney !) : « ce sera le cas de tout grand négateur
que d’être en même temps un affirmateur tant qu’il continuera de proférer sa
négation et tant qu’il ne se sera pas tout à fait désolidarisé de l’existence. »
(35)
→ un petit côté La Bruyère là-dedans et pour moi, référence à maints grands
négateurs, dont la négativité parfois me pèse tant.
Un nécessaire apprentissage
Mais se confronter sans lunettes conceptuelles au réel ne va pas de soi et
se défaire des réflexes conditionnés d’interprétation du sens de la musique,
non plus : « On ne saurait aimer quelque objet que ce soit sans
accepter, sans approuver qu’il soit comme il est. Or cet amour s’apprend – et le fait que le réel soit
toujours mis en question ou en accusation montre bien qu’un tel apprentissage
ne va jamais de soi. Il en va de même de la musique : l’amour de la musique,
comme l’amour de toute chose, exige un apprentissage : tout objet réel est
insolite, étrange et c’est cette étrangeté qui cherche à être non pas “comprise”
(assimilée à quelque chose de déjà connue, mais accueillie en tant que telle. [...]
Jouir de la musique implique que nous restions dans son domaine sans regarder
ailleurs. » (36)
De ma méthode
Parfois je note et notant imagine la non pertinence de cette note, la
non-cohérence de cet intérêt avec le
reste. Ce dit reste pourtant s'impose
de plus en plus et à posteriori
souvent j’en découvre la place dans une sorte d’ensemble flou mais non
totalement hétérogène ou hétéroclite. Parfois je le nomme recherche. Sans bien savoir ce que je cherche, mais le cherchant !
Il me semble ainsi que je peux rapprocher ce que dit Robert Pirsig de ce
que dit Espinosa sur le réel : « Avant de percevoir pleinement un
objet, on en a certainement une sorte de conscience non intellectuelle [...] on
ne peut se rendre compte qu’on a vu un arbre qu’après l’avoir réellement vu et,
entre l’instant de la vision et l’instant de la conscience, il s’écoule un
certain laps de temps. On considère parfois que ce laps de temps n’a pas d’importance.
C’est à tort – et cette erreur est injustifiable. »
Et il poursuit par ce propos qui le rapproche en effet beaucoup de ceux d’Espinosa
sur le réel et sur la musique : « L’arbre dont on prend intellectuellement
conscience, à cause de ce bref laps de temps, est toujours situé dans le passé.
Il est donc toujours irréel. Tout
objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé. » (R. Pirsig,
Traité du Zen et de l’entretien des
motocyclettes, p. 266)
Mompou
Le jeu des hasards, échos et coïncidences : j’écoute l’émission
de France Culture, celle du philosophe François Noudelmann, qui reçoit Santiago
Espinosa que je suis en train de lire (L’inexpressif
musical) et ils citent Mompou, et sa musica
callada, musique du silence, musique tue, alors que Quobuz annonçait ce
matin la parution d’un disque du pianiste Arcadi Volodos entièrement consacré à
Mompou, que j’écoute en ce moment ! Et le recueil Musica Callada est bien présent dans ce disque et ces pièces sont
magnifiques et me font fortement penser à Morton Feldman. Une petite recherche
en ligne me permet de constater que cette idée n’est pas complètement infondée.
Il y est dit aussi que ces musiques font référence à Satie et Debussy….
Il y a en effet un traitement du silence qui est tout à fait extraordinaire.
Silence dont parle constamment Espinosa….
Rédigé par Florence Trocmé le 23 mai 2013 à 17h04 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent