Compter et "sans compter"
J’en termine avec La Dépensée de
Gisèle Berkman, mais je tiens à noter ce passage sur « compter et sans compter », toujours d’Hélène
Chaigneau : « Ce qui numère et énumère tend à fixer le souvenir,
tend à maîtriser les biens. C’est ainsi
qu’on procède et qu’on croit posséder. Et quand on dit “sans compter”, c’est
bien là qu’on témoigne de la non-maîtrise [...] Numérer n’est pas écrire. Il se
peut que dans les renoncements qu’implique l’écriture figure celui à numérer. Il
y aurait peut-être à faire le choix du “sans compter” ; réflexion qui
débouche pour Gisèle Berkman sur l'idée que notre empêchement actuel de penser
pourrait être lié à cette « puissance numéraire qui envahit tous les
secteurs du représentable et du pensable ». (216)
→ je pense notamment à cette manie, sur des sites américains intéressants comme
Flavorwire par exemple à vouloir
toujours établir des palmarès, des « charts », classements chiffrés
associés de préférence avec des superlatifs (par exemple, ici, ten essential Animal documentaries). Comme
si ce qui n’était pas chiffré n’existait pas, contenait comme dit encore Hélène
Chaigneau, une menace de néantisation.
Des langues (Georges Arthur Goldschmidt
Je lis La Traversée des fleuves,
l’autobiographie de Georges-Arthur Goldschmidt. Plongée de nouveau dans cet
univers de l’Allemagne dans les années 30, si magistralement évoqué aussi par Victor
Klemperer dans LTI. Comme une piqure
de rappel de la façon dont ça
commence puis se répand, irrésistiblement.
Chez Goldschmidt, c’est peut-être d’autant plus frappant et il y insiste
beaucoup, que sa famille avait poussé le désir d’intégration à l’Allemagne au
point de se convertir au protestantisme. Terrible de voir le destin d’un jeune
garçon qui certes a échappé à l’extermination mais qui a dû, comme des dizaines
de milliers d’autres, affronter à la fois la douleur des séparations, des
exils, de la perte de sa famille mais aussi la culpabilité d’en avoir réchappé,
lui. (Je pense en particulier à Raymond Federman)
Toute la première partie est une magnifique évocation de sa jeunesse, en
Allemagne du Nord, dans la propriété de ses parents (il est né en 1928). Puis
vient le temps du premier exil, dont l’enchantement n’est pas absent, à
Florence. Ce n’est que vers dix ans qu’il part avec son frère pour la France et
la région de Megève, où il va vivre dans un internat pendant une dizaine
d’années. Il s’aperçoit un jour qu’il comprend le français sans l’avoir appris
et écrit : « La compréhension d’une langue ne doit rien à la
traduction, on n’apprend jamais dans l’enfance une langue en la faisant passer
par l’autre, bien au contraire. Le français, d’emblée, a pris place en moi, et
aucune tournure, aucun mot jamais ne me parurent étrangers, ils m’étaient
familiers comme depuis toujours. (Georges-Arthur Goldschmidt, La Traversée des fleuves, Points, p. 175
→ voilà bien de quoi désespérer et encourager qui apprend une langue
tardivement. Désespérer et encourager car il y a là une sorte de graal à
atteindre, puisque ce n’est pas donné par un apprentissage très précoce (même
si dans mon cas la dite langue fut apprise une première fois vers l’âge de
10/11 ans…). Il faut viser la modification interne qui fait qu’un jour le
mécanisme de traduction et d’équivalence disparaît, pour que l’autre langue
devienne une entité qui se suffit à elle-même, qui (se) parle d’elle-même en
soi, sans le recours à la traduction.
Pour cela, l’imprégnation par tous les moyens est le chemin. Idéalement bien
sûr, vivre un peu longuement dans le pays concerné, mais quand ce n’est pas
possible, faire en sorte de baigner le plus souvent possible, par la lecture,
par l’écoute, par l’écriture dans la langue que l’on cherche à s’approprier, au
sens réel du terme, faire sienne.
Des langues françaises et allemandes (GA
Goldschmidt)
« C’est peut-être une des propriétés de la langue française de tout de
suite se situer dans l’intimité corporelle de celui qui la parle. Or ma langue
maternelle, l’allemand, que bien sûr je possède à l’égal du français et dans
laquelle j’écris aussi, ne m’a jamais, pas même dans l’enfance, donné cette
impression de fusion, comme si l’allemand faisait moins la part de chacun, mais
contraignait de toute façon à une participation sonore qui engage plus le corps
[...] il oblige l’âme davantage, en lui permettant moins d’échapper à une
armature linguistique plus contraignante. » (175)
De la liberté dans la langue
« Le français donne une impression d’indifférence, de distance, comme
si la langue vous laissait libre, comme si l’ensemble du vocabulaire et une
certaine confusion grammaticale laissait plus d’échappées et comme s’il était
plus facile qu’en allemand d’y prendre la clé des champs et d’y garder son
quant-à-soi [...] c’est une langue souple et rassurante, la langue de la
connivence, qui permet d’échanger bien des choses non dites cachées sous les
mots. »
Sentiment d’étrangeté
Soucieuse de ne pas trop « remplir » le flotoir, à une même date,
je reporte au jour suivant, dont j’inscris la date, certaines notes sur la fin
du livre de Gisèle Berkman. Petite irruption d’étrangeté à écrire cette date
d’un jour qui n’est pas encore (l’inscrire ici dans le flotoir n’a rien à voir avec inscrire des rendez-vous dans un
agenda, c’est une toute autre sorte d’anticipation…)
Schubert, Winterreise, 10, « Rast », « Repos »
Dans le lied précédent, le voyageur était seul au fond d’une combe, où il s’était
laissé entraîner par des feux follets, des lucioles. Le voici, dans ce poème en
quatre quatrains, au terme de cette journée qui compte pas moins de dix étapes
et qui cherche le repos.
Deux temps dans ce diptyque aux deux volets rigoureusement identiques, celui de
l’évocation de la marche, les deux premières strophes, avec des rimes sur Rast, répit, repos et Last, poids, charge…. c’est que la
marche tenait vif le voyageur, l’empêchant de s’appesantir et dans l’impossibilité
de s’arrêter en raison du froid. Voici maintenant le temps du repos « dans
l’étroite masure d’un charbonnier ». Mais en fait ni les membres usés par
la course ni le cœur blessé par la désillusion ne parviennent à s’apaiser et
bien au contraire, « si vaillant et
audacieux au combat et dans la tempête » « in Kampf und Sturm / so
wild und so verwegen », le voici, ce cœur, qui ressent « le serpent
et sa brûlante morsure ».
On remarque la puissance évocatrice des poèmes, campant chaque scène et jouant
sur les oppositions, le retour de certains mots. Puissance évocatrice de la
musique aussi. On est en do mineur (la première version fut écrite en ré
mineur), tonalité sombre donc de nouveau à deux temps, 2/4, tempo assez lent, mäßig, modéré. Un tout petit mouvement chromatique qui semble monter puis
s’affaisser, un léger accent sur le second temps, il y a une sorte de
balancement qui pourrait presque évoquer une berceuse. Et qui est aussi très
évocateur de ces mouvements contraires qui semblent agiter en permanence le voyageur.
Ce contraste on va le retrouver, presque spectaculaire sur la fin de la
deuxième strophe, puis plus tard à la fin de la quatrième strophe, c’est
presque un éclat de voix du Wanderer, qui alterne un leise (doux) presque
chuchoté et un stark (fort) véhément, le tout répété. Retour
du petit mouvement lancinant de l’accompagnement et seconde partie sur le même
schéma musical. Et une fois de plus un monde de contrastes et d’évocations en
deux pages et moins de trois minutes de musique (en fonction du tempo adopté
par chaque interprète).
On peut écouter Hans
Hotter avec Gérald Moore (et le texte allemand). Ou bien Güra et Berner. Voir la partition (Schubert, repos) avec quelques annotations. (Je tente le pari de faire parler les partitions même pour ceux qui ne lisent pas du tout la musique, en me basant sur le caractère souvent très visuel de l'écriture musicale. Les retours sur cette expérience seront appréciés !)