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Rédigé par Florence Trocmé le 30 juillet 2013 à 17h36 dans photomontages | Lien permanent
De la philosophie
Intéressée par cette citation de Pascal Engel que fait Isabelle Pariente
Butterlin dans son site, en tentant de définir ce qu’est la philosophie
analytique :
« Les “analytiques” s'intéressent à des problèmes philosophiques et cherchent à
les résoudre. Les “continentaux”, eux, ne s'intéressent aux problèmes que dans
la mesure où ils ont été étudiés, formulés et ont reçu une réponse chez les
philosophes du passé. Ils s'intéressent surtout à l'histoire de la philosophie
et ils sont plus concernés par les interprétations des textes que par la
résolution des problèmes, qui sont pour eux déjà résolus ou caducs. Ils visent
le plus souvent à produire des commentaires, des gloses, des exégèses, plutôt
qu'à poursuivre l'élaboration d'une thèse ou d'une théorie. C'est pourquoi ils
s'intéressent plus aux auteurs qu'aux problèmes, plus à l'histoire de la
philosophie qu'à la philosophie elle-même » [...] Mais il n'en demeure pas
moins que les auteurs de la tradition, ceux-là mêmes que commentent les
philosophes que les philosophes analytiques identifient comme des philosophes
continentaux, pensaient non pas seulement des gloses et des commentaires, mais
prétendaient penser le monde, tout comme les philosophes analytiques veulent le
faire. Si on repense le geste de Descartes, il pensait bien le monde. Et Kant
non plus n'était pas un commentateur des textes de ceux qui l'ont précédé. Il
faut donc, à mon avis, manipuler avec précaution l'opposition entre philosophie
continentale et philosophie analytique, dans la mesure où le geste fondateur
des auteurs de la tradition continentale fut, comme pour les philosophes
analytiques, de penser le monde. Je dirais que ce geste est le geste même de la
philosophie en ce qu'elle n'est pas seulement histoire de la philosophie. »
(source)
De la lecture (Avec Proust)
et en particulier de la lecture en voyage avec un bel article de Claire Placial (ici). Elle cite Proust :
« Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques
nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas
su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire
quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture
tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un
idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et
par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les
feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous
n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et
de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit. »
(Sur la lecture)
et aussi cela, si fort
« Il semble que le goût des livres
croisse avec l’intelligence, un peu au-dessous d’elle, mais sur la même tige,
comme toute passion s’accompagne d’une prédilection pour ce qui entoure son
objet, a du rapport avec lui, dans l’absence lui en parle encore. »
(Sur la lecture, p.42, Éd. Mille et une nuits, 1994)
Proust
Été proustien, en raison du centenaire du début de la publication de la Recherche, en 1913. J’écoute le cours
d’Antoine Compagnon (Proust,
mémoire de la littérature), podcaste des émissions de France Inter, Un Eté avec Proust
et j’entends et lis nombre de textes de Proust, avec toujours autant de
fascination.
De la coquille
Excellent papier
de Pierre Assouline sur la correction d’épreuves ! J’en extrais cette
anecdote : « Le galeriste Daniel-Henri Kahnweiler, marchand
historique des cubistes, avait monté une petite maison d’édition dans sa
galerie avant la première guerre mondiale. Il y publia les premiers textes de
Max Jacob, Apollinaire, Malraux… Des petits livres à la fabrication extrêmement
soignée. Lorsque vint le moment de définir les couvertures, il dessina deux
coquilles de coquillages : « Parce que tout bon livre en contient
au moins deux : alors autant les mettre tout de suite en couverture pour ne
plus y penser ! » disait-il.
Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une
introduction
Je ne veux pas faire un relevé systématique du livre de Marc Goldschmit. Je
veux le lire de façon relativement cursive, il est difficile pour moi, mais je
veux tenter de le traverser. J'ai besoin de me mettre un petit peu en vacances
de la « monstration » qui est souvent faite dans le flotoir public de mon travail d'analyse, de recherche, de lecture. Ce qui ne veut
pas dire que ce travail est en suspens.
Dans son premier chapitre, Marc Goldschmit analyse la reprise par Derrida de la
pensée de Platon : « Nos pensées, nos paroles, nos actions, nos
perceptions, nos affects proviennent en quelque sorte de cette matrice
textuelle sur-puissante qu'est le texte “Socrate-et-Platon”. Ce texte est en ce
sens comme le logiciel de nos vies et
de notre monde. Derrida fait apparaître comment ce texte programme la
conceptualité occidentale, et quelles contraintes structurent ce programme, il
introduit ainsi du jeu dans le programme, et donc la possibilité de sa
transformation.(38)
Du voile (Derria)
in Hélène Cixous, Jacques Derrida, Voiles :
j’aborde maintenant le texte de Derrida, plus difficile d’accès… où je note
la belle idée des diminutions comme
au tricot… il évoque ces femmes de son enfance qui sans lever la tête faisaient leurs diminutions, c’est aussi
pour moi un souvenir précis : tais-toi
je fais mes diminutions disait au robinet d’eau tiède que j’étais souvent
celle qui tricotait encore à l’époque, incroyablement vite et bien ; et je
mesure ce que la formule pouvait avoir d’étrange pour une enfant qui découvrait
les mots et le langage ! Il y a là un mélange de très abstrait et de très
concret qui ne peut que frapper et interroger.
Ce texte est un curieux dialogue, sans doute entre deux entités derridiennes et
pour l’instant il me reste assez obscur. On en vient à la question du voile et
du dévoilement, ce qui fait écho au texte de Cixous et à ce voilé levé du monde
après son opération de sa myopie.
Schubert, Winterreise, n° 12, Solitude,
Einsamkeit
Voici venue la fin du premier ensemble de 12 lieder du Voyage d’hiver. Avec pour ce douzième lied un titre si
significatif, Solitude, et toujours l’effet
de tension entre deux pôles, relevé dans pratiquement tous les lieder de ce
premier ensemble. Ce qui se trouve dissocié ici, en un poème un peu étrange, c’est
l’état intérieur du voyageur et l’état de la nature : celle-ci peut être
lumineuse, il est sombre et en revanche il a pu connaître de fortes tempêtes
pendant lesquelles il n’était pas si malheureux. Il y a comme une rupture d’harmonie.
Le voyageur s’identifie à un sombre nuage (trübe
Wolke) qui traverse un ciel serein et il oppose son pas lourd (mit trägem Fuß) à la vie claire et
joyeuse (helles frohes Leben) tandis
que lui est seul et ignoré (einsam und
ohne Gruß). Cela occupe les deux premières strophes.
Le lied est à deux temps (2/4) en si mineur (une première version en ré mineur), langsam, lent, avec de
nouveau deux séquences musicales très contrastées. La première, sur les deux
premières strophes, est portée par une sorte de balancement mélancolique,
induit par le mouvement à deux temps [(a) sur la partition] et une série d’accords
légèrement détachés. La voix du voyageur est dans un registre relativement
grave, peu étendu et il chante piano, voir pianissimo.
Puis avec la troisième strophe du poème, changement de ton, texte et musique. Texte
avec deux exclamations, que l'air est
tranquille, que le monde est lumineux avec sur daß die Luft (que l’air) et daß
die Welt (que le monde) une petite batterie de quadruples croches avec
effet sonore crescendo decrescendo [(b) sur la partition], un peu à la manière
d’un soupir désespéré, suivi d’une sorte de curieux suspens… mais vient
immédiatement l’évocation des tempêtes de jadis, avec un accompagnement
grondant, dans le grave, avec des triolets de doubles croches [(c), deuxième
page de la partition], serrés, tumultueux, impétueux. Schubert choisit de
reprendre deux fois cette dernière strophe. Et il termine cette première partie
sur le balancement mélancolique du début du lied.
→ écouter Güra et Berner
ou Hotter et Moore (avec
le texte allemand).
Rédigé par Florence Trocmé le 30 juillet 2013 à 17h29 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 27 juillet 2013 à 16h50 dans photomontages | Lien permanent
La contradiction performative
Je note cette notion de contradiction
performative car elle me semble un bon outil pour penser un certain nombre
de situations ou phénomènes et que par ailleurs j’en trouve une bonne
définition dans Jacques Derrida, une
introduction, de Marc Goldschmit qui écrit : « il y a donc
une “contradiction performative” (ce qui est dit fait le contraire de ce qui
est dit, ce qui est dit montre, à l’insu du texte que nous écrivons, le
contraire de ce qui est dit) entre l’impossibilité d’introduire à la pensée de
J. Derrida et la nécessité de le faire. Cette contradiction performative est
peut-être le principe et l’origine de tout commentaire, elle produit une
tension constitutive de toute lecture. » (10)
→ c’est comme voir cristalliser dans une expression toutes sortes de
sensations, impressions plus ou moins énoncées à soi-même aussi bien au cours
de la lecture qu’au cours de l’écriture.
→ ajouter que cette contradiction
performative me semble caractériser aussi tout le mouvement de la poésie
contemporaine.
De la « guerre des faces »
Commencé Voiles de Hélène Cixous
et Jacques Derrida et lu le texte d’H.C. Qui tourne autour du voir et du
non-voir et de l’expérience de sa myopie, très sévère et de la fin de sa
myopie, via une opération. Le texte m’a fait penser parfois à Michaux dans Bras cassé. Elle analyse un certain
nombre de phénomènes induits par sa vue extrêmement mauvaise puis
l’enchantement & la désillusion (élan
de descension) totalement mêlés lorsqu’elle « recouvre » la vue, avec
ce constat que « la mystérieuse toundra brumeuse de toujours était
effacée » (17)
Ce passage saisissant et de longue portée : « ne-pas-voir c’est
défaut pénurie assoiffement, mais ne-pas-se-voir-vue c’est virginité force
indépendance. Ne voyant pas elle ne se voyait pas vue, c’est ce qui lui avait
donné sa légèreté d’aveugle, la grande liberté de l’effacement de soi. Jamais
elle n’avait été jetée dans la guerre des faces. » (18)
→ il arrive parfois que dans un espace public, on soit soudain tellement
ailleurs dans ses pensées ou du fait d’une lecture, que l’on n’ait plus du tout
conscience de ce regard d’autrui ; lequel peut être profondément
destructeur pour certains, en particulier les très jeunes filles ou garçons.
Cela explique peut-être cette frénésie d’établir dans l’espace public, un autre face
à face, virtuel celui-là, avec ses proches, ses amis, via le téléphone
portable, afin de se soustraire à la guerre
des faces ? Recréer une bulle intime pour neutraliser les ondes
émanant de ceux que l’on croise et qui sont ressenties parfois comme agressives
ou négatives (que ce soit fondé ou pas, là n’est pas la question).
→ réfléchir à toute cette idée de ne-pas-se-voir-vu,
cette liberté que cela donne, que le simple port de lunettes de soleil qui
cachent le regard permet d’expérimenter en partie.
→ Et à ce fait que la déformation partielle des traits du visage de certains aveugles
viendrait de ce qu’ils sont exclus par la cécité du phénomène de mimétisme qui
ajuste nos visages les uns aux autres….
De la langue (Georges-Arthur
Goldschmidt)
Il peut sembler un peu injuste que je ne retienne ici de la lecture de
l’autobiographie de l’auteur (La
Traversée des fleuves) que ce qui a trait à son expérience des langues…
mais c’est un récit, qui me requiert beaucoup et qui ne se prête pas bien au
prélèvement citationnel.
« La langue française me fascinait, les phrases étaient toutes comme
transparentes et faciles à dominer du regard, elles étaient moins serrées,
moins touffues que les phrases allemandes. Les mots avaient un visage un peu
mystérieux, on ne les comprenait que par le contexte, ils n’étaient pas comme
la plupart des mots composés allemands, dont on saisissait le sens rien qu’à
les regarder et qui perdaient du coup toute poésie, ils n’avaient pas cet
aspect enveloppé, caché, des mots français. »
Les mots allemands, dit-il aussi « avaient tous un côté étrangement
technique et n’étaient poétiques et beaux qu’à condition de ne pas être
composés ou d’être faits des éléments de la nature » (206)
→ cette seule remarque pourrait faire l’objet de toute une thèse sur la poésie
allemande avec analyse de corpus ! Et bien entendu aussi serait à
confronter à l’écriture de Paul Celan. Alors que deux amis au moins me parlent
avec une certaine insistance du livre de John E. Jackson récemment paru : Paul Celan, Contre-parole et absolu poétique
(Corti)
Encore les mots français (Goldschmidt)
« Les mots français [...] m’impressionnaient, ils ressemblaient à ces
personnes d’un certain âge qui ont une longue expérience et ont vu beaucoup de
gens et bien des choses » (208)
De l’attention
Intéressant article sur les recherches de Matthew Crawford dans le Monde daté samedi 27 juillet 2013
(supplément « Culture et idées »). Cet auteur est chercheur en
philosophie à l'université de Virginie et mécanicien réparateur de motos, ce
qui n’est pas sans me faire penser à Robert Pirsig, l’auteur du Traité du zen et de l’entretien des
motocyclettes (livre en plan, à terminer !) qui curieusement n’est pas
cité dans cet article intitulé “Dans un espace public saturé de
technologies, l'attention s'épuise.” Un livre, L’Attention, un problème culturel doit paraître aux États-Unis
en 2014.
Sa réflexion porte sur l’attention (concept de l’économie politique de l’attention) et sur un minimum de quant à
soi et d’isolement indispensables à la poursuite de la réflexion. Ses propos
recoupent en partie ceux de Gisèle Berkman dont je viens de terminer La Dépensée : « L'économie
politique s'intéresse à la façon dont sont partagées et distribuées certaines
ressources. Or, l'attention est une ressource très importante, aussi
essentielle que le temps dont dispose chacun. L'attention est un bien, mais
celui-ci s'épuise dans un espace public saturé de technologies qui visent à la
capter. [...] l'environnement saturé en médias des espaces publics préempte
notre sociabilité, puisque nous sommes tous exposés à cette réalité fabriquée.
Dans ces conditions, tenir une conversation devient très difficile, et
construire un raisonnement complexe encore plus. Des produits de masse qui
affluent de toute part orientent le contenu de nos pensées.[...] Pour atteindre
une certaine originalité intellectuelle, il est indispensable de pousser un
raisonnement très loin. Et pour cela, il faut se protéger des stimulations
extérieures. »
→ Essentielle attention ! Parfois on s’étonne de tout ce que je parviens à
faire et plus encore de tout ce que je retiens. Je ne crois pas que ce soit
tant une affaire de mémoire que d’attention. J’ai la chance qu’elle me soit
quasi naturelle (liée à l’écoute ?) Et j’ai souvent constaté dans mon
entourage que chez les personnes avançant vers le grand âge, le déficit de
l’attention est un des premiers à se manifester. Déficit de l’attention et
restriction du champ de l’intérêt, ce qui est souvent ravageur en termes
de présence et même tout simplement de désir de vivre.
La langue allemande, du « wagnérien »
à Kafka (G.A. Goldschmidt)
Je suis impressionnée par ma lecture de La
Traversée des fleuves, cette autobiographie passionnante et sans
complaisances de Georges-Arthur Goldschmidt. M’ont frappée (et perturbée !)
ses propos sur la langue allemande, qui sont terribles. Et le tableau qu’il
fait de l’Allemagne des années 50 où il retourne à une ou deux reprises. Sa
sœur, de près de 20 ans son aînée, est restée là-bas, plus ou moins protégée
(comme V. Klemperer) par le statut de son mari, qui n’est pas juif, ainsi que
par une personne qui s’est bien servie sur le dos de la famille Goldschmidt,
notamment en rachetant dans des conditions très avantageuses la maison de la
famille… mais qui continue à lui servir de bienfaiteur… le beau-frère est un
philosophe connu, professeur à Kiel. Il avait été l’assistant de Husserl. Mais
tout ce monde est dans un farouche déni de tout ce qui est arrivé et considère
que le seul désastre est la défaite. Et les propos de Goldschmidt comparant la
France encore profondément marquée par les deux guerres et le rythme de
reconstruction effrénée qui s’empare de l’Allemagne à ce moment-là et qui a
surtout pour but d’effacer toute trace de ce qui s’est vraiment passé, sont
terribles.
Goldschmidt et Kafka
Dans ce contexte, la découverte qu’il fait de Kafka est essentielle : « lors
de mon séjour dans mon village natal, l’été 1949, j’avais beaucoup entendu parler
par Landgrebe [le beau-frère] de Kafka, qu’on venait de rééditer en allemand [...]
je ne lus Le Procès qu’un an plus
tard, en 1950, et cette fois dans un jardin aux environs de Kiel. Ce livre me foudroya
littéralement. Cette prose précise, d’une absolue limpidité, était sans
précédents. Ce récit, c’était l’aventure humaine qui déplace son trajet avec
elle-même, au fur et à mesure qu’elle avance et suscite des obstacles auxquels
elle se heurte. Tout n’apparaît que quand Joseph K. est là et n’existe pas en
dehors de lui. En ce temps-là, Kafka était si peu connu des germanistes qu’on
ne trouvait ses œuvres qu’à la “réserve” de la bibliothèque de la Sorbonne, une
petite salle qui donnait sur une cour. J’y lus, dans un état d’exaltation
permanent, l’ensemble de ses écrits et un grand apaisement me gagna, j’avais
retrouvé ma langue maternelle humaine, précise, ouverte, poignante et d’une
ironique rigueur, enfin libérée de ses wagnériennes lourdeurs. Tout se mit en
place n moi, tout se raccordait. » (351)
Schubert, Winterreise, 11, Frühlingstraum,
rêve de printemps.
[suite de l’écoute commentée du Voyage
d’hiver de Schubert.] C’est de nouveau ici à de très saisissants contrastes
que l’on assiste et comme toujours dans l’univers minuscule d’un seul lied de
quelques minutes qui parvient en toute unité à alterner, musicalement, des
éléments extrêmement différents.
Le voyageur a donc fait halte dans une pauvre maison et il dort. Voici qu’il rêve
(1ère strophe), et bien sûr de printemps, de fleurs (von bunten Blumen), de prairies vertes (von grünen Wiesen) et de joyeux cris d’oiseaux (von lustigem Vogelgeschrei). Et là, 2ème
strophe, fondu enchaîné textuel et musical, dont on remarquera aussi à quel
point il exprime quelque chose de la nature du rêve et de sa capacité à s’emparer
d’un élément du contexte extérieur pour l’incorporer au rêve : voici que
les coqs chantent et que le rêveur ouvre les yeux et constate à quel point il
fait froid et sombre (kalt und finster),
tandis que croassent les corbeaux sur le toit. Troisième temps et troisième
strophe, il s’interroge, qui a fait surgir ces images ? qui a peint ces
feuilles à la fenêtre ? (Wer malte
die Blätter da?). Cette structure en trois moments est ensuite
intégralement reprise pour les trois quatrains suivants d’un poème qui en
compte donc six en tout.
Elle est aussi épousée par la musique. Premier moment, la majeur, une
atmosphère joyeuse, légère, mesure à 6/8 avec rythme de sicilienne (croche
pointée – double croche – croche) associé à une danse, à la joie, au printemps.
De ce mouvement etwas bewegt, un peu agité, on passe, deuxième moment,
à schnell, rapide et l’accompagnement au piano change du tout au tout avec
beaucoup de dissonances et un triolet percutant de doubles croches avec
indication forte…. suivi d’un
grondement de doubles croches en octaves très graves à la main gauche sur l’évocation
du froid et de l’obscurité. Et de là, troisième temps, on plonge vers un langsam, lent, mesure à 2/4 avec des petits accords piqués à la main gauche,
pianissimo (pp), sentiment de
désolation, qui a peint ces fleurs aux
fenêtres ?, tandis que le rêveur suppose que l’on se moque de lui (Ihr lacht wohl über den Traümer)… Tout
cet enchaînement est repris une seconde fois intégralement et se termine sur le
rythme lent à 2/4 et par un accord de la mineur. Le chanteur est la plupart du
temps dans un registre mezzo voce, la voix du rêve… avec courtes transitions forte dans celle du cauchemar et du cri. On a beaucoup dit que les textes choisis par Schubert n’étaient pas de tout
premier ordre sur le plan poétique. Mais ils ont la vertu de laisser le génie
schubertien prendre la main, les transfigurant par le traitement musical qu’il
choisit et qui est pourtant au plus près du texte.
→ par ailleurs, il me faudra sans doute y revenir, ce travail d’écoute des
différents lieder composant le Voyage d’hiver de Schubert met quelque peu à mal
mon adhésion aux propos de Santiago Espinosa sur l’inexpressif musical. .
D. Fischer Dieskau
(avec la partition défilante).
Rédigé par Florence Trocmé le 27 juillet 2013 à 16h48 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 24 juillet 2013 à 17h50 dans photomontages | Lien permanent
Compter et "sans compter"
J’en termine avec La Dépensée de
Gisèle Berkman, mais je tiens à noter ce passage sur « compter et sans compter », toujours d’Hélène
Chaigneau : « Ce qui numère et énumère tend à fixer le souvenir,
tend à maîtriser les biens. C’est ainsi
qu’on procède et qu’on croit posséder. Et quand on dit “sans compter”, c’est
bien là qu’on témoigne de la non-maîtrise [...] Numérer n’est pas écrire. Il se
peut que dans les renoncements qu’implique l’écriture figure celui à numérer. Il
y aurait peut-être à faire le choix du “sans compter” ; réflexion qui
débouche pour Gisèle Berkman sur l'idée que notre empêchement actuel de penser
pourrait être lié à cette « puissance numéraire qui envahit tous les
secteurs du représentable et du pensable ». (216)
→ je pense notamment à cette manie, sur des sites américains intéressants comme
Flavorwire par exemple à vouloir
toujours établir des palmarès, des « charts », classements chiffrés
associés de préférence avec des superlatifs (par exemple, ici, ten essential Animal documentaries). Comme
si ce qui n’était pas chiffré n’existait pas, contenait comme dit encore Hélène
Chaigneau, une menace de néantisation.
Des langues (Georges Arthur Goldschmidt
Je lis La Traversée des fleuves,
l’autobiographie de Georges-Arthur Goldschmidt. Plongée de nouveau dans cet
univers de l’Allemagne dans les années 30, si magistralement évoqué aussi par Victor
Klemperer dans LTI. Comme une piqure
de rappel de la façon dont ça
commence puis se répand, irrésistiblement.
Chez Goldschmidt, c’est peut-être d’autant plus frappant et il y insiste
beaucoup, que sa famille avait poussé le désir d’intégration à l’Allemagne au
point de se convertir au protestantisme. Terrible de voir le destin d’un jeune
garçon qui certes a échappé à l’extermination mais qui a dû, comme des dizaines
de milliers d’autres, affronter à la fois la douleur des séparations, des
exils, de la perte de sa famille mais aussi la culpabilité d’en avoir réchappé,
lui. (Je pense en particulier à Raymond Federman)
Toute la première partie est une magnifique évocation de sa jeunesse, en
Allemagne du Nord, dans la propriété de ses parents (il est né en 1928). Puis
vient le temps du premier exil, dont l’enchantement n’est pas absent, à
Florence. Ce n’est que vers dix ans qu’il part avec son frère pour la France et
la région de Megève, où il va vivre dans un internat pendant une dizaine
d’années. Il s’aperçoit un jour qu’il comprend le français sans l’avoir appris
et écrit : « La compréhension d’une langue ne doit rien à la
traduction, on n’apprend jamais dans l’enfance une langue en la faisant passer
par l’autre, bien au contraire. Le français, d’emblée, a pris place en moi, et
aucune tournure, aucun mot jamais ne me parurent étrangers, ils m’étaient
familiers comme depuis toujours. (Georges-Arthur Goldschmidt, La Traversée des fleuves, Points, p. 175
→ voilà bien de quoi désespérer et encourager qui apprend une langue
tardivement. Désespérer et encourager car il y a là une sorte de graal à
atteindre, puisque ce n’est pas donné par un apprentissage très précoce (même
si dans mon cas la dite langue fut apprise une première fois vers l’âge de
10/11 ans…). Il faut viser la modification interne qui fait qu’un jour le
mécanisme de traduction et d’équivalence disparaît, pour que l’autre langue
devienne une entité qui se suffit à elle-même, qui (se) parle d’elle-même en
soi, sans le recours à la traduction.
Pour cela, l’imprégnation par tous les moyens est le chemin. Idéalement bien
sûr, vivre un peu longuement dans le pays concerné, mais quand ce n’est pas
possible, faire en sorte de baigner le plus souvent possible, par la lecture,
par l’écoute, par l’écriture dans la langue que l’on cherche à s’approprier, au
sens réel du terme, faire sienne.
Des langues françaises et allemandes (GA
Goldschmidt)
« C’est peut-être une des propriétés de la langue française de tout de
suite se situer dans l’intimité corporelle de celui qui la parle. Or ma langue
maternelle, l’allemand, que bien sûr je possède à l’égal du français et dans
laquelle j’écris aussi, ne m’a jamais, pas même dans l’enfance, donné cette
impression de fusion, comme si l’allemand faisait moins la part de chacun, mais
contraignait de toute façon à une participation sonore qui engage plus le corps
[...] il oblige l’âme davantage, en lui permettant moins d’échapper à une
armature linguistique plus contraignante. » (175)
De la liberté dans la langue
« Le français donne une impression d’indifférence, de distance, comme
si la langue vous laissait libre, comme si l’ensemble du vocabulaire et une
certaine confusion grammaticale laissait plus d’échappées et comme s’il était
plus facile qu’en allemand d’y prendre la clé des champs et d’y garder son
quant-à-soi [...] c’est une langue souple et rassurante, la langue de la
connivence, qui permet d’échanger bien des choses non dites cachées sous les
mots. »
Sentiment d’étrangeté
Soucieuse de ne pas trop « remplir » le flotoir, à une même date,
je reporte au jour suivant, dont j’inscris la date, certaines notes sur la fin
du livre de Gisèle Berkman. Petite irruption d’étrangeté à écrire cette date
d’un jour qui n’est pas encore (l’inscrire ici dans le flotoir n’a rien à voir avec inscrire des rendez-vous dans un
agenda, c’est une toute autre sorte d’anticipation…)
Schubert, Winterreise, 10, « Rast », « Repos »
Dans le lied précédent, le voyageur était seul au fond d’une combe, où il s’était
laissé entraîner par des feux follets, des lucioles. Le voici, dans ce poème en
quatre quatrains, au terme de cette journée qui compte pas moins de dix étapes
et qui cherche le repos.
Deux temps dans ce diptyque aux deux volets rigoureusement identiques, celui de
l’évocation de la marche, les deux premières strophes, avec des rimes sur Rast, répit, repos et Last, poids, charge…. c’est que la
marche tenait vif le voyageur, l’empêchant de s’appesantir et dans l’impossibilité
de s’arrêter en raison du froid. Voici maintenant le temps du repos « dans
l’étroite masure d’un charbonnier ». Mais en fait ni les membres usés par
la course ni le cœur blessé par la désillusion ne parviennent à s’apaiser et
bien au contraire, « si vaillant et
audacieux au combat et dans la tempête » « in Kampf und Sturm / so
wild und so verwegen », le voici, ce cœur, qui ressent « le serpent
et sa brûlante morsure ».
On remarque la puissance évocatrice des poèmes, campant chaque scène et jouant
sur les oppositions, le retour de certains mots. Puissance évocatrice de la
musique aussi. On est en do mineur (la première version fut écrite en ré
mineur), tonalité sombre donc de nouveau à deux temps, 2/4, tempo assez lent, mäßig, modéré. Un tout petit mouvement chromatique qui semble monter puis
s’affaisser, un léger accent sur le second temps, il y a une sorte de
balancement qui pourrait presque évoquer une berceuse. Et qui est aussi très
évocateur de ces mouvements contraires qui semblent agiter en permanence le voyageur.
Ce contraste on va le retrouver, presque spectaculaire sur la fin de la
deuxième strophe, puis plus tard à la fin de la quatrième strophe, c’est
presque un éclat de voix du Wanderer, qui alterne un leise (doux) presque
chuchoté et un stark (fort) véhément, le tout répété. Retour
du petit mouvement lancinant de l’accompagnement et seconde partie sur le même
schéma musical. Et une fois de plus un monde de contrastes et d’évocations en
deux pages et moins de trois minutes de musique (en fonction du tempo adopté
par chaque interprète).
On peut écouter Hans
Hotter avec Gérald Moore (et le texte allemand). Ou bien Güra et Berner. Voir la partition (Schubert, repos) avec quelques annotations. (Je tente le pari de faire parler les partitions même pour ceux qui ne lisent pas du tout la musique, en me basant sur le caractère souvent très visuel de l'écriture musicale. Les retours sur cette expérience seront appréciés !)
Rédigé par Florence Trocmé le 24 juillet 2013 à 17h38 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 23 juillet 2013 à 19h01 dans photomontages | Lien permanent
Derrida
et les Lumières (Gisèle Berkman)
Gisèle Berkman (in la Dépensée)
s'attaque à la question de Derrida et les Lumières : elle part du principe que
le travail de Derrida « témoigne à plus d'un titre de l'importance des Lumières
françaises et allemandes et de leur puissance de frayage au cœur du présent. »
(174)
Elle montre que « tout part de la pensée du temps » et que dès son
étude sur Rousseau (in De la
Grammatologie, 1967), Derrida pose le programme suivant : « il
s'agit non plus de penser le temps à partir du présent, mais bien de penser le
présent à partir du temps. »
Conséquence : « le champ phénoménologique de la conscience intime du
temps se trouve alors étendu à la pensée de l'histoire. » (175), Derrida « développant
alors ce qu'il propose de nommer une « hantologie » c'est-à-dire une
critique de l'ontologie reposant sur le constat d'un temps spectral, travaillé
par les doublures ou les fantômes de l'Histoire. » (176)
Avec et au-delà de Derrida, Gisèle Berkman propose de se demander « pourquoi
le geste critique et l'analyse qui en est indissociable sont frappés de discrédit
aujourd'hui – un discrédit qui frappe aussi bien la psychanalyse et que
l'analyse critique en général, à laquelle se voit préférer l'expertise.
L’analyse fait peur. Elle incarne la négativité dissolvante [...] (179)
Un double mouvement dans le geste
critique (Gisèle Berkman)
« Il y aurait un double motif : un motif archéologique ou anagogique
tel qu'il se marque dans le mouvement en ana, de remontée vers le
principiel et l'originaire, et un motif lythique,
de décomposition, déliaison, dissolution. [...] il faut alors penser la
superposition de trois strates successives : une tradition philosophique vouée
au principe de raison dans laquelle prend place le moment fondateur des Lumières,
le geste freudien et la déconstruction comme hyper-analyse. » (179)
Toutes ces pages sont difficiles, mais elles peuvent servir de base de départ
pour plusieurs cercles de réflexion et de pensées.
Des lumières pour le présent (Derrida, Berkman)
Il y a donc ces trois strates, Lumières, Freud, déconstruction. Et aussi, chez
Derrida « trois choses au moins : une analyse des résistances, une
intelligence du spectral, une conscience attentive à ce dont se tisse l'historicité
des reprises. » (181)
« Œuvrer pour les Lumières, en reprendre l’héritage, c’est aussi,
magnifique paradoxe, œuvrer dans la conscience de ce qui manque aux Lumières. : des Lumières pour le présent
seraient des Lumières attachées à l’idéal émancipateur, et attachées aussi,
d’un même mouvement, selon la loi de ce double
bind qui est le courage même de la déconstruction, à une certaine endurance
du négatif. » (182)
Du spectral (Derrida, Didi-Huberman)
→ la notion d’intelligence du
spectral me fait penser fortement à Georges Didi-Huberman ! Je me
demande aussi si cette intelligence du
spectral n’a pas été profondément marquée et ne s’est pas vertigineusement
agrandie à la suite de la Shoah, de ce massif et terrible engendrement de
spectral qui en a résulté et qui continuera, jusqu’à la fin de notre
civilisation, je le crois, a marqué spectralement nos consciences.
Des Schibboleths (G.Berkman)
« “humanisme”, “humanité” sont aujourd'hui des schibboleths, termes qui changent de sens, de régime, de valeur en
fonction du camp qui les invoque. Entre déploration élitaire et proclamation du
post-humain, on trouve une chimère, un hybride explicitement désigné comme tel,
cet humanisme numérique revendiqué
aussi bien par Milad Doueihi que par Bruno Latour. » (202)
→ Un peu de mal avec cette fin du livre de Gisèle Berkman. Curieusement, des
passages qui me paraissent faciles, limpides alternent avec des passages
difficiles, aux très nombreuses références philosophiques à des textes que je
n'ai hélas pas lus.
Petite recherche sur le schibboleth
qui me révèle à quel point son utilisation est associée à des massacres
effrayants… en fait un schibboleth est une phrase ou un mot qui ne peut être
utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d’une même communauté.
Il révèle l'appartenance d'une personne à un groupe : national, social,
professionnel ou autre. source
Autrement dit, un schibboleth représente un signe de reconnaissance verbal et
il a souvent été utilisé pour identifier ceux qui n’appartenaient pas à un
groupe donné, en particulier les membres d’une communauté à exterminer et repérés
par la mauvaise prononciation d’un mot donné. Il a, de ce fait, très souvent
été le dernier mot prononcé par une personne, juste avant d’être tuée. J’ai
ainsi découvert l’existence du Massacre du persil, une extermination de
20 000 Haïtiens clandestins venus travailler dans les plantations par des Dominicains,
dans les années 30.
Hélène Chaigneau (via Gisèle Berkman)
À la fin de son livre vers la page 206, Gisèle Berkman envisage la question
du trouble psychique et de « ce sujet littéralement abandonné qu'est
aujourd'hui le malade mental ». Elle veut rendre compte d'une pensée qui
l’a beaucoup retenue, celle de la psychiatre Hélène Chaigneau (1919 2010). Dont
elle dit que les livres et les entretiens constituent un « extraordinaire
laboratoire de pensée critique pour aujourd'hui ». Et qu'elle a l’a connue
par l’intermédiaire de Jean Louis Giovannoni qui fut son assistant social à
l'hôpital de Maison-Blanche. Elle parle d'une pensée tout à la fois « forgée
au contact le plus précis, le plus étroit, le plus concret, de ce qu'est un
collectif soignant, et dotée d'un empan suffisamment large pour toucher à
l'aventure singulière de tout un chacun aux prises avec le métier de vivre qui
est l'insensé par excellence. » (207)
« Une dialectique singulière est à l'œuvre, dans le travail d'Hélène
Chaigneau consistant à partir du très peu, du presque rien, de tout ce qui, à
première vue, ne saurait faire événement pour la pensée. » (209)
→ ce point de vue là m’intéresse aussi fortement et correspond à mon
expérience, que le tout petit peu, le presque rien, le je ne sais quoi sont
parfois extraordinairement parlant.
Du comprendre (avec H. Chaigneau, JF Billeter, G. Bekman)
Lisant ce que dit G. Berkman d’Hélène Chaigneau sur « la pensée au
pied du mur », je pense soudain à Jean-François Billeter et à cette citation
sur la façon dont nous abordons un livre. Un auteur. Avec des idées toutes
faites. Des préjugés : « c’est ainsi que nous lisons la plupart du
temps les auteurs : en y projetant des idées toutes faites. Nos préjugés
déterminent ce que nous y trouvons et constituent de puissantes défenses contre
les lectures nouvelles. »
→ Or je comprends soudain l'importance de ne
pas comprendre d'une part car trop souvent comprendre c'est rabattre sur du
déjà connu et d’autre part sur la nécessité d'être aussi neutre que possible
par rapport à ce qu'on va lire. Alors que trop souvent, par peur de ne pas
comprendre notamment dans le cadre de la lecture de poésie ou d'un essai
philosophique, on s'empresse de chercher des biais qui sont essentiellement des
identifications possibles. Au risque de passer à côté de ce que cette lecture
pourrait ouvrir de totalement nouveau pour nous mais il est vrai souvent au
prix d'une vraie déstabilisation.
De la capacité d’être analphabète (Hélène Chaigneau)
Dans la suite de ces notes à propos de « comprendre un livre »,
cette citation d’Hélène Chaigneau : « dans l'effort pour comprendre le
vouloir dire de l'autre, ce que je pense pèse peu, tant ce que l'autre, un
autre que j'ignore, même si je le vois, même si je l'entends, tant cet autre
est censé produire une pensée primordiale. (214)
Et elle ajoute cela qui est extraordinaire : « j'avais eu la capacité
d'être analphabète et je ne le savais pas, je l'avais oublié. Avec la patience,
cette douleur en marche qu'est l'éducation, avec la patience, j'avais, j'ai
constitué ce capital de multiples ignorances. (215)
→ « ce que je pense pèse peu », à l’encontre de toute tendance
naturelle à surévaluer sa pensée, à la fétichiser même parfois et surtout à s’en
servir comme une défense contre ce qui perturbe, dérange…
Quant aux propos sur l’éducation, ils sont extraordinaires et me rappellent
Michaux, montrant à quel point tout ce que nous avons acquis, plus ou moins
volontairement, est un empêchement à l’expression de quelque chose d’autre,
nouveau, personnel, comme nous sommes entravés par l’éducation Voir ainsice
qu’il a écrit sur les dessins d’enfants…dans Déplacements Dégagements : « spontanément, non comme une
recette d’atelier, les enfants traducteurs d’espaces, montrent ce qu’avec
bonheur on retrouve, la coexistence du vu
et du conçu, qui a lieu en tout cerveau qui évoque. » (Gallimard,
1985, coll. L’imaginaire, p. 73)
Du comprendre, encore.
Vouloir comprendre c’est trop souvent chercher le même, alors qu’il
faudrait essayer d’accepter l’altérité.
Puis larguer les amarres
dérive pensant pensive dépensée sans penser barque lestée de fantômes et
hantômes corps morts et bouées sifflantes le plus que vivant sans cesse
appelant ressassant au fond de la cale – oscillation temporelle vol au-dessus
des temps hantise de la chute dans le donné fini assigné – errance solitaire et
peuplée Wanderer voyageur d’hiver – double descente, par quartes successives, Feu follet, Irrlicht, Schubert.
Rédigé par Florence Trocmé le 23 juillet 2013 à 18h36 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 19 juillet 2013 à 18h52 dans photomontages | Lien permanent
Un état de guerre (Gisèle Berkman)
« Nous sommes en état de
guerre, poursuit Gisèle Berkman dans La
dépensée, une guerre de conquête, à armes inégales, dans laquelle les
pouvoirs médical, pharmaceutique, universitaire, et par conséquent les crédits
afférents, sont accaparés par les tenants des positivités nouvelles,
philosophie de l'esprit et neurosciences, dont on n'ignore pas les conflits
internes qui les opposent par ailleurs. » (157)
Et dans cette guerre, continue-t-elle, il importe de « faire lâcher
prise au prétendu “pouvoir psy”, accusé de tous les maux, de toutes les
dérives. » (158)
« C'est la grande question du rapatriement du psychique dans la sphère
cérébrale. » (159). Oui question centrale ! Et de démontrer en
analysant notamment les travaux de Catherine Malabou que le cerveau est
aujourd'hui considéré dans une curieuse perspective en double bind : « tout ensemble super sujet décodeur et support
des traces, le voici érigé en fétiche d'un néopositivisme qui, à s'amputer
volontairement de la dimension psychique, risque fort de s'empêtrer dans un
nouvel impensé. » (166)
→ Voici donc explorée une nouvelle menace contre la pensée, qui vient
paradoxalement du cerveau, et de ses explorateurs. Une sorte de matérialisme,
ou de matérialisation de la pensée, réduite à ses supports neuronaux,
chimiques, électriques. Et une nouvelle manifestation de la terrible résistance
à la psychanalyse, résistance qui existe depuis le début, tant l'inconscient
est au fond inadmissible. Résistance constitutive en somme !
La pensée critique (Gisèle Berkman)
Après les deux premières parties de son livre, qui finalement établissent
solidement des constats sur les troubles de la pensée ou les heurs et malheurs
du Cogito, la troisième partie s'intitule « Que faire ? », autrement
dit quelles pourraient être les conditions d'une relance de la pensée critique ?
(170). Car il faut que « le geste critique interroge à la fois ce qu'il a
hérité des Lumières et les difficultés de sa propre relance en nos temps de
positivités triomphantes où les “humanités numériques” prétendent supplanter la
pensée censément sclérosée des “modernes” ». (171)
→ le livre a le très grand mérite de poser des questions vraiment importantes,
comme celle-ci : « qu'est-ce qui sépare le fait de penser avec, dans l'exercice nécessaire et rigoureux de “l'amitié
de pensée” chère à Maurice Blanchot, et le mimétisme stérile qui réduit une
pensée à ses airs, ses tours et ses mimiques ? (171)
→ Essayer de penser avec, au risque du mimétisme stérile, c’est de
toute évidence une des grandes difficultés à laquelle se heurte ce flotoir,
qui tente de penser, en s’appuyant sur des livres (littérature et essais)
et sur la musique (très important la musique dans le travail de pensée !)
On se trouve facilement pris dans ce que Gisèle Berkman appelle un tourniquet !
Derrida et Berkman
Un tourniquet dont il faut sortir
en se posant cette question : que seraient de nouvelles Lumières critiques
pour notre présent ? Et elle annonce que c’est avec l’appui de Derrida qu’elle
va la développer, cette question, Derrida, « penseur des lumières
au double sens de ce génitif : quelqu’un qui a profondément médité,
scruté, ausculté, l’objet-Lumières [...] et qui a tenté, avec le concept de “politique
à venir”, d’en relancer l’effectivité au cœur de notre présent. » (172)
Schubert, Winterreise, 9, Irrlicht, le feu follet
Neuvième étape du voyage. Avec une attention aux mots en premier lieu, car
ce que nous nommons en français un feu
follet est en allemand, littéralement une lumière d’errance ou d’erreur. Le
verbe irren signifie faire erreur, faire fausse route mais aussi errer.
Irr, c’est fou. Le texte de Müller se fait ici bien plus philosophique que
jusqu’à présent et donne le sentiment qu’on change de registre, comme si on
quittait celui d’un chagrin d’amour pour aller vers quelque chose d’autre,
quoi, on ne sait pas encore. Le narrateur raconte comme il a été entraîné vers
une sorte de gorge profonde par un feu follet. Il parle de son habitude de l’errance
(Bin gewohnt das irre Gehen, mot à
mot suis habitué à la marche folle ou
errante). Pas de panique ici mais une conviction : tout chemin mène au
but et une autre, nos joies et nos peines sont comparables aux jeux du feu
follet. Il semblerait qu’il y ait une évolution chez le voyageur, plus de
nostalgie ici, plutôt une sorte de sentiment de fatalité, « chaque fleuve
gagne la mer / et chaque peine sa tombe », ainsi se clôt ce court poème de
trois quatrains.
La musique est complexe, sans rien ici du chant populaire. La tonalité est
celle de si mineur et les deux premières mesures sont occupées par quatre notes
seulement, en une succession de deux quartes, comme à nu, le si qui descend au
fa dièse, puis le mi qui descend au si. Cet intervalle de quarte descendante si
fa# est très présent dans le canevas de la musique. La mesure est à 6/8, et le
tempo lent. Ces deux premières mesures sonnent vraiment comme une descente. Complexe
aussi le rythme de la mélodie : ainsi dans le première mesure sur In die tiefsten Felsengründe, on a
successivement une double pointée, une triple, une croche pointée et une double
et significativement sur le mot Irrlicht,
un triolet de doubles croches, très évocateur du côté tremblant, intermittent,
irrégulier de la lumière du feu follet. Le lied se termine par deux mesures qui
sont la reprise à l’identique des mesures trois et quatre sur l’intervalle de
quatre fa # si, cette fois ascendant. On a quitté l’ambivalence entre nostalgie
et désir de fuite pour un registre plus philosophique, une forme de
résignation, qui n’exclut pas l’idée d’un possible apaisement, même si la
tonalité demeure désolée. (Fischer
Dieskau avec Barenboïm ou Herman Prey, pianiste
non précisé, plus tragique peut-être, plus lent, très beau aussi et enfin Güra/Berner, où on
admire notamment la diction de Werner Güra).
Rédigé par Florence Trocmé le 19 juillet 2013 à 18h49 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent